VIII

Le fait de n’avoir pas pu vivre une histoire avec Sonia m’avait propulsé dans l’idée que je pourrais à nouveau être avec une femme (chacun ses paradoxes). De cet échec naissait une aspiration positive. Il n’est pas rare de rater d’abord ce qu’on va réussir, et c’est souvent même le ratage initial qui permet ensuite la réussite. Ainsi, c’est de cette nuit avec Sonia qu’allait découler toute la suite de mon histoire sentimentale.

J’ai mis du temps à comprendre tout ça. Mais la prochaine fois que je rencontrerai quelqu’un, je serai prêt. Et tout recommencera. Qui sera cette femme ? Parmi les trois milliards, où pouvait-elle bien être ? Où était cette femme qui possède ce que j’aime : un roulement mi-russe mi-suisse des iris ? Et ce n’était certainement pas en restant chez moi toute la journée que je pouvais la rencontrer. À part peut-être ma voisine ? Mais elle avait trop de chats pour aimer les hommes. Alors comment ? Par les petites annonces ? Comme Paul et Virginie. Mais pour une rencontre miraculeuse, combien en ratons-nous avant ? Je n’avais pas envie de passer des heures dans des cafés à m’expliquer, à me résumer, à m’exciter sur l’éventualité d’un point commun. J’ai repensé souvent à Sonia pendant ce temps, et j’avais voulu la revoir. Mais il était trop tard. Elle avait rencontré quelqu’un. Ce quelqu’un qui vivait sous le soleil de mon refus. Qui devait son bonheur à mon incapacité à être heureux. Je pensais souvent aux histoires amoureuses, à l’idée que des détails ridicules pouvaient modifier des décennies. J’avais lu une phrase qui disait : « Il y a des personnes formidables qu’on rencontre au mauvais moment, et des personnes qui sont formidables parce qu’on les rencontre au bon moment. » Je pensais à ce bon moment, et je crois qu’enfin j’accédais au bon moment du bon moment. J’avais surtout renoué avec l’envie. Je passais du temps, assis à la terrasse d’un café, à regarder les femmes. Il y avait celle-là, et celle-là aussi, elle marchait avec beaucoup d’élégance, une vraie rhapsodie des rotules, mais problème : elle promenait un chien, et je n’aime pas trop les femmes qui ont des chiens. Je ne perdais pas espoir, et j’entendais déjà au loin les talons aiguilles d’une nouvelle inconnue. J’aimais ces moments de la recomposition du fantasme, temps minutieux où chaque particule féminine revenait à moi avec des propositions du peut-être.

*

Aby Warburg (1866-1923) : Historien de l’art qui a beaucoup étudié la Renaissance italienne et le rituel du serpent chez les Hopis d’Amérique. Personnage atypique (on dit qu’il parlait aux papillons), il a également été un très grand bibliothécaire. Accumuler des livres fut sa plus grande passion, et il ne cessa d’émettre des théories sur leur rangement. Parmi elles, on retrouve celle du « bon voisinage », selon laquelle le livre que l’on cherche n’est pas forcément celui que l’on veut lire.

*

C’est alors qu’il se passa quelque chose qui allait changer toute ma vie. Au tout départ, cela n’avait été qu’une histoire d’anniversaire. C’était celui de mon filleul à la fin de la semaine, et j’avais appelé Paul à cette occasion :

« Pour Gaspard au moins, tu acceptes de me voir ? avais-je demandé.

— Mais oui, bien sûr. Passe à la maison samedi.

— Tu m’as manqué, ai-je dit subitement.

— Tu m’as manqué aussi. Mais j’espère que tu as réfléchi à ce que je t’ai dit.

— Oui, j’ai réfléchi. J’ai beaucoup réfléchi.

— Tu n’as fait que réfléchir ?

— Oui, mais maintenant je réfléchis à la façon de passer à l’action. »

Cette phrase fit rire Paul, et ce rire me fit un bien fou. Il avait eu raison d’agir ainsi avec moi, mais je n’avais pas pu avancer plus vite. J’étais si heureux à la perspective de les revoir samedi. Du coup, la recherche du cadeau d’anniversaire prit une valeur vraiment particulière.

J’ai beaucoup marché, de magasin de jouets en magasin de jouets, regardant tout ce qui existait, testant certains jeux de construction devant des vendeuses qui me prenaient pour un grand enfant. Des femmes aussi me regardaient, sûrement des mères de famille, et j’ai compris qu’un magasin de jouets était le meilleur endroit pour faire des rencontres. Il était si facile d’engager la conversation, sur les âges, les expériences, les « ah bon, vous avez été déçue par ce jeu ? » et les « j’ai l’impression que pour les puzzles c’est comme les vêtements, il faut prendre pour plus grand ». J’ai passé une belle journée dans cet univers parallèle, et j’ai finalement trouvé mon bonheur. Un simple ours en peluche. J’avais vu toutes sortes de jeux d’éveil, de voitures ultraperformantes, mais rien ne m’avait davantage touché que ce petit ours tout rouge. Je trouvais que c’était un cadeau personnel, et peut-être serais-je toujours associé à cet ours dans l’esprit de Gaspard ?

Après avoir payé, j’ai demandé un paquet-cadeau, et l’on m’a indiqué une jeune femme qui s’occupait de les faire. J’ai marché lentement vers elle avec mon ours en peluche. J’ai été surpris de son accueil avec un grand sourire (ou alors, sou-riait-elle à l’ours ?). Je lui ai donné la peluche, en énonçant la phrase la plus évidente qui soit :

« C’est pour un paquet-cadeau.

— Oui, très bien. »

La jeune femme a pris une feuille, et j’ai découvert ses mains. Elle avait des doigts vraiment magnifiques. À cet instant, j’ai rêvé de lui toucher la main. J’ai rêvé de quelque chose de flou, mais j’ai su qu’elle me plaisait d’une manière très précise. Elle s’activait avec délicatesse, et cela me procurait davantage d’émotion. Le paquet était presque fini, et il fallait que je trouve quelque chose à dire, quelque chose de brillant qui puisse être développé, surtout pas quelque chose auquel on pourrait répondre par oui ou par non. J’ai balbutié :

« C’est pour mon filleul… c’est son anniversaire samedi.

— Ah bon, samedi ? a-t-elle dit. Comme moi. »

C’était incroyable. J’avais vraiment de quoi enchaîner. Et puis elle avait eu une façon de relever la tête pour me dire « comme moi »…, droit dans les yeux.

« Ah bon… c’est drôle… c’est votre anniversaire samedi ?

— Oui, c’est mon anniversaire samedi.

— Ce samedi-là ? ai-je demandé encore, pour être bien sûr.

— Oui, ce samedi-là. À 15 h 30 pour être précise.

— À 15 h 30, samedi. Très bien… »

Je suis parti, après avoir bafouillé quelques mots de remerciement. Je crois qu’elle avait décelé mon trouble. Je crois aussi qu’elle n’avait pas été insensible à la manifestation de ma maladresse. Une évidence absolue : j’allais revenir samedi à 15 h 30 lui souhaiter son anniversaire. Je devais maintenant, et c’était comme une étrange chaîne, partir à la recherche d’un cadeau pour la fille des paquets-cadeaux.

Il ne fallait pas acheter un cadeau trop impressionnant, pour ne pas lui faire peur. Un livre serait parfait, c’était un cadeau simple et rassurant, un cadeau qui mettait en confiance, un cadeau intime mais sans être trop intrusif. Je suis rentré dans une librairie, j’ai marché entre les rayons d’une manière flottante. Et c’est à cet instant précis que je suis tombé nez à nez avec : une photo. C’était un visage qui me disait vraiment quelque chose. Il ne me fallut pas bien longtemps pour me souvenir. C’était la fille de la dernière cravate. Elle avait publié son deuxième roman chez Stock, un éditeur qui met souvent la photo des auteurs sur le bandeau. Je suis resté figé un long moment devant l’ouvrage, dans l’incapacité totale de faire quoi que ce soit d’autre. J’ai découvert son nom : Iris Meurisse. Cela sonnait comme un pseudonyme. Je l’ai répété plusieurs fois dans ma tête. Le titre du roman était Nos séparations, et je me suis souvenu qu’elle m’avait bien dit qu’il s’agissait de l’histoire d’un couple qui se sépare plusieurs fois. J’ai pris alors le livre en main, sans savoir encore que, dans quelques secondes, il allait tomber de ces mêmes mains. Tomber, car j’allais lire la chose suivante, à la première page :

À l’homme qui ne vend qu’une seule cravate.

Ce fut un choc. J’ai acheté le livre, et suis rentré le lire. Je l’ai lu dans le salon, dans ma chambre, dans les toilettes ; je l’ai lu assis, debout, allongé. Je l’ai lu sans m’arrêter, et pourtant j’étais bien incapable de dire si je l’aimais ou non. Mon intérêt était peut-être lié à une excitation égocentrique ? On ne lit pas de la même façon un livre anodin et un livre qui vous est dédié. Je ne pouvais m’empêcher d’y chercher des signes, des codes, des allusions, et je ne trouvais finalement qu’une histoire triste. D’une tristesse banale. Enfin non, on ne pouvait pas dire ça. La fin était vraiment surprenante. En refermant le livre, j’ai écrit à l’auteur à l’adresse de son éditeur.