V

Le lendemain matin, j’ai téléphoné à Alice. Je voulais la retrouver pour déjeuner, lui dire que j’étais libre maintenant, que cela n’aurait aucune incidence sur notre histoire, mais je voulais qu’elle me révèle ses intentions. Allait-elle faire pareil ? Je dois dire qu’il n’y eut pas des heures d’explication, ce fut même simple, atrocement simple. À peine assise devant moi, elle me dit qu’elle ne quitterait pas son mari.

Je ne veux pas décortiquer son choix. Et je ne veux pas penser que notre passé ait eu une quelconque importance dans sa décision. Il me semble juste que c’était une question d’éducation. On ne se séparait pas quand on avait un enfant d’à peine dix ans. Alice avait toujours été rigide, et je comprenais maintenant qu’elle ne dérogerait pas à ce principe. Mais je me trompais en imaginant que c’était la raison principale. Quelques jours auparavant, elle avait eu une longue discussion avec son mari. Elle lui avait tout avoué, et il s’était alors approché d’elle, juste pour la serrer dans ses bras.

« Oui je sais, avait-il dit. Je sais. »

Alice l’avait regardé, et elle avait compris à quel point il avait dû souffrir. Pour ce silence, qui était une telle preuve d’amour, elle resterait avec lui. Par ce silence, ils allaient continuer leur histoire.

Nos retrouvailles allaient donc se terminer. Nous nous sommes vus pour déjeuner. Mais ni elle ni moi ne pouvions manger. Il était bien plus facile de boire, ce que nous avons fait, d’une manière excessive. Notre dernière rencontre allait tituber. En sortant, j’ai voulu aller au cimetière, voir la tombe de Lise. C’était comme une façon de faire une ronde de toute cette période. On se quitterait là-bas. Quand nous sommes arrivés sur place, Alice voulut boire un peu plus, pour se donner du courage. Il y avait un bar qui avait le mauvais goût de s’appeler « Le Terminus ». Le patron devait aimer l’humour noir. Nous nous sommes installés, parmi la faune des malheureux. C’était vraiment sinistre, et on était là, en train de rompre dans ce décor. Je ne sais plus lequel de nous a eu un fou rire en premier, mais la situation était tellement risible.

Nous sommes sortis en gloussant. Le gardien du cimetière nous a demandé d’être un peu plus discrets. Au milieu de l’allée, j’ai subitement pensé :

« Tu ne veux pas qu’on s’achète une concession ?

— Tu veux dire une tombe ?

— Oui. On n’arrive jamais à être ensemble dans la vie. Alors au moins, on pourrait passer l’éternité côte à côte.

— Pourquoi pas !

— Et ça serait économique aussi.

— Pourquoi tu dis ça ?

— Tu n’as pas remarqué : il y a toujours un supplément pour les single dans les hôtels. Alors si on prend pour deux, ça nous fera des économies.

— Tu as raison. Et puis c’est long l’éternité. Ça ferait vraiment une grosse économie. Tu es fort, Fritz ! À ta santé ! »

On avait emporté une petite bouteille de champagne pour boire avec Lise. Et c’est ce que nous avons fait. Nous avons disposé un verre sur la tombe, et au lieu d’arroser des fleurs, on versait un peu de champagne sur sa stèle. Alice riait, et Alice pleurait. Je riais, et je pleurais. Le temps présent allait finir, et on luttait pour se maintenir dans une bonne humeur factice. Et puis tout m’est apparu subitement comme une immense absurdité. S’il existe un endroit où l’on peut justement se dire : « la vie est trop courte », c’est bien dans un cimetière. C’était ridicule, alors j’ai attrapé le bras d’Alice, très fermement.

« Nous devons rester ensemble. Nous sommes les Beatles.

— Eh bien justement, ils se sont séparés.

— Oui, mais tous leurs fans étaient tristes. Nous devons rester ensemble pour nos fans. Nous sommes Alice et Fritz, je veux dire, ce n’est pas rien quand même. Nous avons une histoire de dents ensemble. Nous avons des rires au-dessus de nos têtes.

— Oui, mais ce n’est pas possible.

— Et si je te supplie ? Et si je m’allonge par terre, en t’implorant de rester près de moi.

— Arrête, Fritz. Tu as trop bu. Et j’ai trop bu aussi. »

C’était vrai que nous avions trop bu, mais il fallait fuir la lucidité. Prendre un visa pour le flou.

L’alcool faisait vraiment effet. Alice marchait à quatre pattes dans les allées du cimetière, et je n’arrivais même pas à la suivre. Je suis tombé nez à nez avec la tombe du peintre Bernard Réquichot, et c’était si étrange de voir son nom à ce moment-là. J’avais si souvent pensé à sa vie, à son suicide, à ses écrits, et il était encore là maintenant à regarder ce moment que je vivais. Comme le regard d’une postérité ratée posé sur moi. Alice m’appelait, et je tentais de la rejoindre. J’avais un joli point de vue sur ses fesses, et j’ai pensé que je ne toucherais plus jamais son cul. Pendant que je la suivais, de nombreuses images de notre histoire érotique parsemaient mes visions. Comme un mort qui voit défiler les instants de sa vie. Elle parcourait mon esprit dans toutes ses positions, sainte et excitée, et j’allais mourir de sa vie sensuelle.

Où allait-elle ? Nous étions comme des bêtes primaires. À se suivre à quatre pattes entre les cercueils. Au loin, il y avait un attroupement. Je n’ai pas vu qu’Alice s’était arrêtée, et je me suis encastré sur elle. Nous nous sommes relevés, nous appuyant l’un sur l’autre pour ne pas tomber, deux béquilles humaines. Nous avons décidé de rejoindre ces personnes réunies, bercés par l’oubli du lieu : nous ne savions plus où nous étions. Le soleil nous cognait dessus, et cela n’arrangeait rien à notre ivresse. C’était un soleil qui me faisait penser à celui du jour de notre mariage. J’ai arrêté Alice.

« Qu’est-ce que tu veux ? m’a-t-elle demandé.

— Je veux te dire oui. »

Elle m’a embrassé. Il fallait avancer, avancer vers la destination la plus visible, le rassemblement. Nous étions maintenant parmi des gens éplorés. Tout le monde s’est retourné vers nous, je voyais des femmes pleurer, et Alice aussi les voyait, mais je crois que tout cela était confus, si confus, de plus en plus en confus, et le noir pouvait très bien être du blanc, alors Alice a crié :

« Vive les mariés ! »

Et j’ai crié aussi :

« Vive les mariés ! »

Un homme s’est approché de nous, et s’est mis à nous pousser avec beaucoup de fermeté. Il semblait très fort, comme un géant presque, car il nous prenait chacun par une main.

« Que se passe-t-il ? » avons-nous demandé.

Il a juste dit que c’était un enterrement, et que nous devrions avoir honte. Alors Alice a crié :

« Vive les morts ! »

J’ai voulu faire de même, mais au moment où j’ai ouvert la bouche, j’ai senti un grand coup dans ma mâchoire. Je suis tombé à la renverse.

Complètement sonné, j’ai tout de même saisi que quelqu’un me transportait. Je suis revenu à moi une fois assis dans une camionnette de police. Alice était en face de moi. Nous étions deux délinquants, perdus dans un après-midi, en pleine école buissonnière. Au commissariat, nous avons été placés dans une cellule de dégrisement. Revenant à moi, j’ai exprimé :

« C’est vraiment pas bien ce que nous avons fait.

— Ah non, c’est pas bien du tout ! a-t-elle répondu en ne pouvant réfréner un rire.

— Je t’en prie Alice, ne me fais pas rire. J’ai très mal. »

Elle s’est alors approchée de mon visage pour constater les dégâts. J’avais du sang dans la bouche, et je me sentais terriblement enflé.

« Tu as une dent cassée, a dit Alice.

« Laquelle ? ai-je demandé aussitôt.

— La nôtre, Fritz. La troisième du haut. Oui, c’est celle qui s’est cassée. »

Nous sommes restés stupéfaits. Tout n’était encore qu’une histoire de dents.

On nous a laissés sortir en fin de journée. La nuit venait de tomber, en se faisant mal. Alice est partie loin de moi, quelque part par là-bas, où je ne vois plus son dos. Je suis rentré, et j’ai avalé deux somnifères. Le lendemain, je ne pouvais absolument pas travailler. Je suis sorti vers midi. C’est une fois dehors seulement que je me suis mis à pleurer. Pas longtemps. Juste quelques minutes, et cela m’a fait du bien. Je suis entré dans un magasin de jouets, puis dans une librairie, et finalement dans une boutique de DVD. J’ai vu le film d’Ettore Scola Nous nous sommes tant aimés, et j’ai pensé « Nous nous sommes tant séparés ». Je suis resté devant ce film pendant un long moment, à regarder ce titre, à regarder l’affiche, et j’ai voulu me réfugier là-dedans, dans un film italien des années soixante-dix.