III
Alice avait retrouvé ma trace dans l’annuaire, mais depuis nous avions échangé nos numéros de portable. Cela peut paraître anodin, mais c’était si étrange de savoir qu’elle était là, dans mon répertoire, et qu’il me suffisait d’appuyer sur une touche pour lui parler. Alice au bout de mes mains. Je ne savais pas si je devais lui envoyer un message. Et surtout : quelles étaient mes intentions. Je voulais la consoler, être près d’elle, lui tenir la main sûrement, et c’était bien autre chose que de l’amitié. Avais-je le droit de ressentir cela ? Que pen-sait-elle ? J’ai arrêté de réfléchir, et je lui ai proposé qu’on se voie. Elle m’a répondu très rapidement, un oui, mais pas n’importe quel oui, un oui en allemand.
Dès le lendemain, nous nous sommes retrouvés. Avec peu de mots. C’était comme une nécessité physique. Nous sommes entrés dans un hôtel, et nous avons fait l’amour, sûrement le plus beau moment de ma vie sensuelle. Alice pleurait, et elle éprouvait du plaisir en même temps. La mort de sa sœur la propulsait dans une énergie charnelle. Enfin, je pensais que c’était la mort qui l’avait poussée vers moi, mais au contraire, c’était la nécessité de la vie. Et ce qui se passa fut parfaitement étrange : nous avons basculé ainsi dans le bonheur. Quelque chose de presque extatique, de gloussant. Alice buvait, Alice était terriblement malheureuse, et elle renaissait par son corps. Je retrouvais lors de ces instants ce que j’aimais aussi chez elle, pas forcément le côté « petite chérie », mais la femme parfois caractérielle et boudeuse, capable de s’enfuir en courant dans la nuit. Dans ses rires, il y avait vraiment la tentative de survivre, dans ses excentricités subites aux rivages d’une certaine folie, il y avait l’idée de planter un couteau dans le présent pour le fixer.
Nous nous sommes beaucoup vus. En y repensant, je me dis que les choses se sont faites simplement. Un rendez-vous, puis un autre, et après chaque rendez-vous l’attente incessante de se revoir. Nous nous retrouvions à des moments identiques de nos vies. Ensemble nous étions à l’abri. Nous nous consolions de l’existence, dans ces quelques mètres carrés ridicules, quelques mètres volés à l’immensité du monde. J’avais fini par louer au mois notre petite chambre. C’était notre refuge, un espace qui était aussi celui de nos vingt ans. J’avais l’impression que mon cœur battait à nouveau, d’autant plus fort qu’il battait avec mon premier amour. Nos retrouvailles étaient plus physiques que nos amours de jeunesse. Il n’y avait plus la moindre retenue. Et je découvrais Alice bien plus que je ne la redécouvrais. Elle me surprenait, et j’étais vraiment ému par toutes ses attitudes. Pour tout dire, c’est vraiment ce que j’ai pensé profondément, mais je crois que tout cela était lié à la mort de Lise. Il n’est pas rare que ceux qui perdent un frère ou une sœur se sentent dans la nécessité absolue de vivre pour deux. Dans nos jeux érotiques, c’était une sensation si étrange, il me semblait ressentir le fantôme de Lise, comme une aspiration lumineuse vers la vie.
Nous ne nous étions pas parlé pendant dix ans. Il fallait rattraper ce temps, tout se raconter, échanger chaque impression. Le premier sujet fut bien sûr nos enfants, et nous eûmes la surprise de nous rendre compte qu’ils étaient nés à quelques jours d’intervalle.
« Nous avons deux scorpions alors, a dit Alice.
— Roman et Caroline les deux Scorpion… »
Ce ne fut que le début d’une étrange suite de coïncidences. En retraçant le parcours de nos vies respectives, nous nous sommes rendu compte de leurs similitudes. Nous avions par exemple rencontré nos conjoints au même moment. Et il y avait d’autres détails, encore plus troublants.
« Ne me dis pas que vous êtes allés en Croatie.
— Mais si, à Dubrovnik !
— Nous aussi ! »
Nous aurions pu nous croiser sur le port. Nous avons décidé alors de noter tous les voyages que nous avions effectués. L’année suivante, nous étions au même moment en Grèce. Comme Alice ne me croyait pas, je lui ai apporté des photos datées. Nous avions visité l’Acropole le même jour. À quelques heures près, nos deux familles s’étaient suivies. Nous nous sommes regardés, effrayés et extatiques à la fois, avec l’impression de n’avoir jamais été séparés (chacun ses vies parallèles).
Après quelques semaines dans la pénombre, nous avons décidé de sortir. On se promenait, on allait déjeuner, on allait au cinéma, on visitait des musées, on parlait de livres. J’avais l’impression de revivre la vie que j’avais vécue dix ans auparavant. Toutes ces scènes étaient comme une décalcomanie de ma jeunesse. Nous étions là, dans nos moments hors du temps, et il m’arrivait de croire que tout serait encore possible. Il m’arrivait de penser que rien n’avait existé, que j’avais rêvé les dix dernières années. Cela avait juste été un cauchemar un peu plus long que les autres. L’Alice de maintenant était l’Alice de toujours. Je retrouvais sa douceur, cette façon qu’elle avait d’écouter avec les yeux ouverts, des yeux pleins d’une telle attention. Elle était ma confidente, ma maîtresse, ma femme ratée et mon amie. Elle était érotique et prude. Elle me réveillait et m’endormait. Elle était définitivement celle du premier jour, et cela me rendait idiot. J’allais tout près de son oreille, et je lui disais : « Faisons l’amour comme si nous existions ! » Elle ne comprenait pas cette phrase, et ce n’était pas grave. Elle existait, avec la grâce de ce que Schopenhauer aurait appelé la tragédie de l’instant.
Un jour, alors que nous étions ensemble, mon téléphone sonna.
« Pourquoi ne décroches-tu pas ? me demanda Alice.
— C’est Paul. Je le rappellerai plus tard. Tu te souviens de lui ?
— Ah oui. Qu’est-il devenu ? »
Je lui racontai alors l’histoire de Paul. L’importance qu’il avait eue dans ma vie, notamment pendant les moments de crise. Je le voyais moins depuis quelque temps. Pourtant, je ne pouvais pas dire que les liens s’étaient défaits. Il était toujours dans ma vie, on se parlait une fois par mois, on se donnait des simples preuves de notre existence. Sur mon répondeur, il m’avait laissé un message étonnant. Je ne pus m’empêcher d’en rire. Alice me demanda ce qui se passait. Je lui rédigeai alors une notice.
*
Paul et Virginie (2001-) : Couple très uni, tout comme leurs illustres prédécesseurs. Ils se sont rencontrés sur un site Internet, mais ont préféré inventer une histoire plus romantique d’allergie au saumon. Selon tous les témoins, ce fut une union paisible, pour ne pas dire parfaite. Jamais un mot plus haut que l’autre ne fut prononcé. La naissance de Gaspard, bébé joyeux et rond, honoré d’un merveilleux parrain, fut le symbole de ce bonheur sans faille. Ils furent, comme tant d’autres, rattrapés par le sentiment de ne pas vivre une vie palpitante, et décidèrent de se séparer. Cela surprit beaucoup leur entourage, pour qui ils représentaient le couple rêvé, harmonieux et équilibré. C’est alors qu’il se produisit une chose étonnante. Pendant la procédure de divorce, ils furent tellement d’accord sur tous les points de leur séparation que tout cela leur parut bien ridicule. Ils décidèrent de se remettre ensemble.
*
Alice s’est mise à rire de cette histoire qu’elle trouvait « démente ». Oui, c’est le mot qu’elle a employé. « C’est dément. » Et moi aussi je trouvais cela dément. Nous étions d’accord sur le dément. Le message de Paul avait été si joyeux, après de longues semaines un peu tristes. Ils étaient à nouveau ensemble, et je ne pouvais m’empêcher d’y voir un signe. Comme une concordance. Je retrouvais Alice, et je voulais tant que nous recommencions. Mais je n’osais pas vraiment aborder le sujet. Je la savais dans la convalescence du deuil, dans ce moment de vie où le seul projet immédiat consiste à respirer. L’histoire de Paul et Virginie nous amusa encore un bon moment, et je profitai de cette euphorie pour jeter mon nez sous son aisselle. Cela la chatouilla tant qu’elle me repoussa.
« Oh s’il te plaît ! Laisse-moi sentir tes aisselles.
— Ah, ça faisait longtemps.
— Tu sais comme j’aime ça… c’est ma madeleine de Proust !
— Tu es un maniaque, Fritz.
— Non, je sens tes aisselles, et je revois les plus belles images de toi… »
Je me levai pour crier en sautant sur le lit :
« Vive tes aisselles !! Vive tes aisselles !! »
(À ce moment précis, la femme de ménage passa près de la porte en soupirant : « Ce sont vraiment des pervers ces deux-là. »)
Nous étions si heureux.
Notre histoire allait commencer encore.