XI

J’ai aimé être père. Pour la première fois, j’ai éprouvé concrètement cet enracinement que j’avais tant recherché. J’avais l’impression physique de cicatriser une souffrance ontologique. Le plus surprenant était de voir l’attitude de mes parents à l’égard de Roman. Ils en étaient fous, comme si le fait d’avoir épargné tant de leur amour avec moi leur offrait une réserve infinie d’attendrissement. Je ne les avais jamais tant vus. Voulaient-ils jouer mon rôle à ma place ? Il y avait de quoi être perturbé. Dans un premier temps, je n’arrivais pas à savoir si je devais me réjouir de cet envahissement, ou mépriser leur attitude, l’atroce spectacle qu’ils m’offraient : l’amour que je n’avais jamais reçu. Je crois simplement que la vieillesse les rattrapait, en les couvrant de ses vertus altruistes. Ils allaient mourir, je ne savais pas quand, sûrement dans longtemps, mais c’était vraiment cela que je voyais dans leur attitude : la conscience de la mort. Assez vite, je n’ai plus cherché à réfléchir, simplement à poser des limites. Je n’écoutais pas leurs conseils (car oui, ils osaient donner des conseils), et ma mère ne s’offusquait pas. Elle savait parfaitement que si elle s’aventurait par là, ses oreilles n’en finiraient plus d’entendre les reproches que j’avais toujours tus. Je n’aimais pas les conflits, et ils pouvaient se féliciter de cet aspect de ma personnalité. Ma mère se penchait sur le berceau de mon fils : « Oh comme il est mignon ! Et c’est drôle, il rote exactement de la même manière que toi, Fritz ! » Elle avait donc des souvenirs de mon enfance.

Avec nos emplois du temps souples, Iris et moi avons pu passer beaucoup de temps auprès de notre enfant. Et pour tout dire : notre union s’est exclusivement concentrée sur Roman. Il était notre couple. Le fruit de l’amour, dit-on souvent ; en oubliant que le fruit se mange au dessert, et qu’il est rare d’avoir encore faim après. Entre nous, les choses se sont dégradées. Certainement pas d’une manière hystérique. Ce fut calme, presque indolore, une lente succession d’anesthésies locales. Avec du recul, car j’ai du recul aujourd’hui, c’était bien idiot de penser que l’enfant était responsable de notre émiettement. Si je repense vraiment à mon attitude de l’époque, à ce que je voulais vivre, à ce que je voulais préserver de nous, il m’apparaît évident qu’Iris est la principale responsable de notre agonie. Oui, moi, je voulais tellement vivre en couple, créer les conditions d’une famille solide. « Tu veux une famille unie », voilà ce que je me répétais d’une manière incessante.

J’ai souffert. Je me suis accroché à quelque chose qui fuyait, dérapait sous mes baisers, ma tendresse, et mes tentatives de trouver le vrai. Il y a tant d’enfance dans nos amours : tant de notre enfance. Le mécanisme de mon cœur était parfois si simple, presque humiliant dans sa névrose translucide. Ma vie était, de ce point de vue, une machine à économiser des séances chez le psy. Car je voulais vivre enfin ce que je n’avais pas vécu. Mais comment le faire avec Iris ? Oui, elle était là, elle souriait, elle vivait, elle mangeait, elle dormait, elle m’écoutait, elle écoutait Roman, mais il y avait toujours une partie d’elle qui n’était pas avec nous, qui vivait là-haut dans les sphères du monde autonome qu’est la création. Parfois, elle nous épuisait de ses humeurs, et je la détestais de tout gâcher. J’ai souvent pensé : être écrivain, c’est juste un alibi pour faire chier tout le monde. Je respectais ses désirs, mais lentement, j’ai pris de la distance, de plus en plus de distance, et maintenant je regarde Iris avec la tendresse du passé, et la tristesse de l’échec progressif. Ces derniers temps, elle est revenue vers moi, en me disant : « J’ai tellement besoin de toi, Fritz, tellement besoin de ta stabilité. » Je l’ai regardée comme une étrangère, et c’est vrai qu’elle l’était devenue ; je ne me souvenais plus très bien de son corps. Il était comme une entité floue, un vestige, une photo ratée. En Bretagne, pendant notre premier été, Iris chuchotait : « Faisons encore l’amour, faisons encore l’amour comme si nous n’existions pas. » Je ne comprenais pas ce qu’elle voulait dire, mais il fallait croire que je savais le faire, car elle soupirait de plaisir. Je savais si bien ne pas exister. Il m’était arrivé de chuchoter son prénom pendant nos ébats, et elle m’avait repris avec vigueur :

« Ne dis jamais mon prénom quand nous faisons l’amour.

— Mais qui êtes-vous mademoiselle ? » avais-je répondu, car c’était le temps de notre amour où j’avais de l’humour.

Cette dégradation, j’avais voulu me battre contre elle. Il était hors de question d’abdiquer. J’avais peur d’un échec plus que tout. Plusieurs fois, j’avais tenté de mettre de la vie dans le sinistre qui nous gangrenait. Je mettais du paprika dans les pâtes, j’achetais des roses tous les jours, je riais d’une manière grossière, j’étais sûrement assez pathétique. Il faut beaucoup d’amour pour pouvoir endosser ce costume de super-héros moderne : celui qui tente de sauver du quotidien le battement du cœur. Mais le quotidien n’est pas seulement qu’une machine à tuer les minutes. Pourquoi n’arrivais-je plus à faire rire Iris ? Pourquoi me regardait-elle parfois avec un petit air de mépris, moi le petit employé de Larousse, pourquoi fallait-il que je sois le souffre-douleur d’une vie qu’elle estimait ratée ? Tant de pourquoi pour une telle évidence. Celle d’un décalage. Nous avions chacun notre pièce ; je passais des heures dans mon bureau devenu mon refuge. Et voilà, c’est là que le passé est venu me parler.

J’écoute sonner le téléphone, puis je décroche. J’entends la voix d’Alice, et je peux l’avouer maintenant : cela ne m’a presque pas surpris. J’ai toujours su que nous nous reparlerions un jour. Je suis resté suspendu à sa voix, sans pouvoir prononcer une parole, et elle a dû me redemander : « Tu es là, Fritz ? Tu es là ? » Et j’ai répondu : « Oui, je suis là. » Ce fut vraiment notre premier dialogue, après dix ans.

Nous étions là.

« J’ai besoin de te voir…, a-t-elle dit.

— Ça va ? Tu as une toute petite voix.

— Non, ça ne va pas. Non, ça ne va pas. Et il n’y a que toi que j’ai envie de voir. Il n’y a que toi.

— D’accord, Alice. Je suis là. On se voit quand ?

— Maintenant. Si tu peux, je veux te voir maintenant. »

J’ai repensé au mot maintenant.

Et j’ai compris que cela voulait dire maintenant.


1 Je sais, ce n’est pas facile, quand on est à ce stade de sa vie sentimentale, de se retrouver avec un duo si évocateur. Mais que voulez-vous ? On ne choisit pas le prénom de ses amis. Retour