VI

« CAR ILS POSSÉDERONT LA TERRE »

 

 

 

LE samedi 27 octobre, à quatre heures de l’après-midi, les passants de la place Vendôme virent une cinquantaine d’hommes et de femmes, jeunes pour la plupart, s’aligner sur plusieurs rangs devant le ministère de la Justice et déployer des banderoles :

NOUS PROTESTONS EN SILENCE CONTRE LES CAMPS DINTERNEMENT.

On désignait ainsi les lieux où le gouvernement emprisonnait aussi longtemps qu’il lui plaisait ceux qui ne lui plaisaient pas. Ils étaient alors peuplés de musulmans décrétés « suspects » sans qu’aucune enquête eût permis de l’établir.

Les passants regardaient donc avec une curiosité goguenarde ces fous tranquilles qui ressemblaient davantage à l’Armée du Salut qu’à des manifestants. La police n’eut pas à intervenir car ces silencieux n’entravaient pas la circulation et ne dérangeaient personne, hormis le ministre dont les banderoles ravivaient une plaie secrète.

On classa l’incident jusqu’au samedi suivant les mêmes fous se présentèrent au ministère de l’Intérieur pour solliciter leur internement dans les camps : « Nous aussi, nous sommes suspects… » Ils avaient respectueusement exposé leur point de vue dans une missive au ministre demeurée lettre morte ; ils venaient respectueusement demander réponse. Elle se présenta sous la forme d’une brigade d’agents qui, sans égards, leur enjoignit de se disperser ; alors, ils s’assirent par terre.

« Merde ! s’écria l’un des policiers : ce sont des non-violents. »

Ce gibier, qu’on ne pouvait pas lever, lui paraissait sans honneur. Il fallut amener des camions ; les Cinquante s’y laissèrent traîner par les épaules ou par les pieds. La foule observait l’opération d’un autre œil que la semaine précédente ; le silence l’avait gagnée. Seul, un petit garçon se mit à pouffer : « Ces grandes personnes qui faisaient l’enfant…

– Tais-toi, gronda sa mère, il n’y a pas de quoi rire. »

Comme un agent brutalisait l’un des mannequins, un passant lui cria :

« Il n’a rien fait. Pourquoi le maltraitez-vous ? » On emmena les Cinquante dans un dépôt où ils furent toisés, photographiés, fichés ; puis d’autres camions les transportèrent à quelques lieues de Paris avant de les déverser en plein champ, dans la bonne odeur de la terre endormie. Il était trois heures après minuit ; ils revinrent à pied en chantant ; et, le lendemain matin, les agents crurent devenir enragés en reconnaissant leurs moutons obstinés, debout, silencieux, devant le ministère… Ce jour-là, cinq attroupements semblables prirent place à la même heure devant la préfecture de chacun des départements qui abritaient un camp.

Roland l’apprit par ses compagnons d’atelier, car les nouvelles du dehors traversaient les murs épais de la prison aussi aisément que des fantômes. Il ferma les yeux pour mieux revoir le visage de son visiteur et pensa : « Merci, Jacques Lemire ! » Il se sentait relayé et, cependant, plus responsable encore.

Le dimanche suivant, à l’heure même où, dans la chapelle que leurs prédécesseurs avaient naïvement bariolée, les détenus retrouvaient leur esprit d’enfance, un millier de personnes, mystérieusement prévenues, se rassemblaient devant le camp d’internement le plus proche de Paris. Ces Mille étaient de tous les âges, de tous les quartiers, de toutes les origines ; des ouvriers, des professeurs, des religieux. Banderoles et tracts réclamaient pour eux le droit de souffrir le même sort que les musulmans internés, car c’est un grand honneur que de partager avec un innocent le poids de l’injustice : c’est l’honneur de Simon de Cyrène.

Les autorités hésitèrent à incarcérer un Prix Nobel, un membre de l’Institut et plusieurs dominicains ; d’ailleurs, le camp était déjà plein. On se contenta donc de les traîner à terre et de les balancer dans des camions à destination d’un dépôt où ils eurent le loisir, vingt-quatre heures durant, d’approfondir entre eux les fondements de la non-violence, de concerter une campagne de propagande, de dresser des listes de sympathisants – bref, de poursuivre à mille, en une nuit, la besogne que Roland avait élaborée seul durant tant de veilles.

Surpris et humiliés qu’un tel rassemblement, et d’une telle qualité, ait pu s’apprêter à leur insu, la plupart des journaux le couvrirent de sarcasmes. Le courrier des lecteurs les en blâma si promptement que la non-violence s’en trouva promue à la dignité de rubrique : comme il y avait les Chiens écrasés, il y eut les « Hommes assis ». Il fallut même, cette semaine-là, publier en bonne place la lettre que Jacques Lemire et quelques autres adressèrent au Président de la République : « Après tant d’années de répression et de terrorisme, il n’est plus permis d’espérer que les combats militaires… » La réponse à cette lettre devait leur être portée par des gendarmes ; en temps de crise, ce sont les facteurs préférés du Pouvoir.

Lorsque, au parloir suivant, Mme Guérin commença de lui lire cette lettre qu’elle avait découpée à son intention, elle s’aperçut en levant les yeux, que les lèvres de Roland récitaient le texte en même temps qu’elle. Elle arrêta sa lecture et le dévisagea ; il rougit, se sentant deviné.

« Je comprends, dit-elle en pliant la coupure. Une fois de plus, j’aurai été la dernière informée de ce qui te concerne…

– Maman, je vous demande pardon. Je ne voulais pas vous inquiéter de nouveau, vous donner à penser.

– Tu ne voulais pas me « donner à penser » ? répéta-t-elle lentement. Cela s’appelle voler dans la main du pauvre, mon chéri.

– Je ne vous cacherai plus jamais rien ! »

Elle joignit ses mains, se pencha en avant :

« Alors, j’attends.

– Quoi donc ?

– Elle.

– Mais…

– Tu aimes de toute ton âme, pour la première fois de ta vie, reprit Mme Guérin avec une ombre de dureté. Serai-je la dernière à l’apprendre ?

– Comment l’avez-vous deviné ? »

Elle rougit vivement, puis ses yeux se remplirent de larmes :

« À ta joie… et à ma peine, murmura-t-elle honteusement. À mon tour, je t’en demande pardon. Maintenant, je sais que je l’aimerai. Qui est-elle ? »

Il prit les deux mains blanches entre les siennes, ferma les yeux en souriant et raconta le Fennec.

À Jacques Lemire et à ses compagnons se joignirent des volontaires, et la petite troupe aux mains nues installa son premier chantier à Sagny, non loin de Paris. Là, s’élevait une ancienne Cité d’urgence que cinq ou six hivers avaient démantelée et que ses propres habitants surnommaient « la petite Hiroshima »… Des seize volontaires, la municipalité prétendit d’abord faire des cantonniers bénévoles. Mais la main de Jacques Lemire ne tremblait plus guère et sa voix non plus, lorsqu’il s’agissait de tenir tête et d’expliquer inlassablement aux Autorités, aux habitants et aux Nord-Africains, le but des Seize.

Les pauvres furent les premiers à les comprendre et à les recevoir chez eux avec des honneurs qui serraient le cœur. Les pauvres détestaient la guerre d’Algérie, comme toutes les guerres, mais ils ne s’imaginaient pas qu’on pût s’y opposer autrement que par des affiches politiques.

Le jeudi, les enfants envahissaient le chantier « afin d’aider les volontaires » ; quelques minutes leur suffisaient pour transformer l’entreprise en un western au milieu d’un marécage. Jacques Lemire se nomma shérif, distribua des surnoms et des missions de confiance et parvint à limiter les dégâts du jeudi. Au sortir de l’usine, des ouvriers passaient donner un coup de main. Le soir venu, Jacques Lemire comptait les outils, calculait l’avancement des travaux et remerciait le Ciel qu’aucun uniforme noir ne fût encore venu obscurcir l’horizon des Seize. Chaque dimanche, l’un d’eux se rendait à la prison de M. rendre compte à Roland Guérin de l’entreprise ; et celui-ci s’obligeait à garder toujours un pas d’avance sur ses compagnons afin de les préparer à l’inévitable.

L’inévitable survint le lendemain du jour où Jacques Lemire fut appelé sous les drapeaux. Deux gendarmes se présentèrent sur le chantier pour arrêter cet étrange déserteur qui leur avait notifié son adresse.

« Lequel d’entre vous est Jacques Lemire ? »

Alors, se produisit ce que Roland avait prévu et prescrit dès le premier jour ; les Seize s’avancèrent vers les gendarmes et déclarèrent : « Nous sommes tous Jacques Lemire. » C’était la logique même. Comment des hommes qui, dix fois, s’étaient proposés à partager le sort des musulmans arbitrairement internés et qui, depuis des semaines, partageaient, corps et âme, celui de Jacques Lemire se seraient-ils désolidarisés de lui au moment où la poigne s’abattait ? La logique même ; mais le manuel du gradé de gendarmerie ne prévoit nulle part l’éventualité de seize suspects se disant tous Un tel. Les uniformes commencèrent donc par rire, puis se mirent en colère, prévinrent leurs supérieurs, revinrent en nombre et embarquèrent tout le monde. En voyant le chantier désert, les habitants accourus mesurèrent à la fois la besogne accomplie par les Seize et l’amitié qui les liait à eux. Il s’en fallut de peu qu’ils ne fassent un mauvais parti aux gendarmes lesquels, nés pauvres, sont cependant les ennemis des pauvres, comme le chien de garde l’est du chien errant. Jacques Lemire parcourut les rangs pour calmer les habitants de Sagny ; cela le dénonça.

« Vous ne seriez pas le chef de la bande ? demanda l’homme d’armes.

– Il n’y a ici ni bande ni chef. » C’est aussi ce qu’il tenta d’expliquer à l’officier de gendarmerie mais celui-ci, qui possédait sa fiche, l’identifia sans peine et le remit à l’autorité militaire. Décapités, les Quinze furent transférés à la police qui les relâcha après un jour et deux nuits d’internement dans un centre. Jamais on n’y avait entendu chanter de cette façon ! Et les agents, qui les avaient baptisés « Compagnons de la Chanson », firent aux Quinze un adieu presque fraternel.

« Oh ! non, répondirent-ils, ce n’est qu’un au-revoir… »

En effet, le soir même du jugement qui condamnait Jacques Lemire à la prison, on les retrouva debout devant le ministère de la Justice. Ils étaient vingt-trois et leurs pancartes proclamaient à leur place : NOUS SOMMES TOUS JACQUES LEMIRE. INCARCÉREZ-NOUS. Mais cette fois, afin de symboliser leur solidarité, ils s’étaient enchaînés entre eux et enchaînés aux grilles qui protègent la colonne Vendôme. Des tracts, que des passants bénévoles distribuaient parmi la foule, expliquaient sans outrance en quoi consistaient la non-violence et les Chantiers de Service civique. À l’arrivée des policiers, cette foule prétendit, en silence, faire barrage entre eux et les hommes enchaînés. Les agents étaient les seuls à s’agiter et à vociférer ; jusqu’au moment où tous les assistants commencèrent à scander sous les fenêtres mêmes du ministre : « Li-bé-rez Le-mire ! Li-bé-rez Le-mire !… »

Ce cri décida sans doute de l’incarcération des vingt-trois faux Lemire. Accusés de « vagabondage » puis de « participation à l’organisation de manifestation non déclarée », ils passèrent du Dépôt à la Santé où le juge d’instruction, exaspéré, commit la bévue d’inculper chacun d’eux comme « X se disant Jacques Lemire ». Molière, en France, a toujours son mot à dire, et les Vingt-trois eurent beau jeu désormais.

« Nous sommes tous Jacques Lemire. Ce n’est plus nous qui le prétendons, mais M. le juge qui l’affirme. Regardez ! C’est inscrit au dossier… »

Le gouvernement modifia par ordonnance certains articles du Code pénal afin de pouvoir réprimer les attroupements non armés. Désormais, un homme silencieux insultait le Pouvoir, un homme enchaîné troublait l’ordre. Au fond de leurs cellules, les non-violents ressentirent l’honneur qui leur était fait.

Lorsqu’ils sortirent de la Santé, Roland leur demanda d’essaimer : les uns retourneraient à Sagny ; certains partiraient fonder d’autres chantiers ; enfin, plusieurs iraient vivre parmi les musulmans, car les brutalités policières redoublaient contre les bidonvilles.

Ainsi, après avoir tenté de vivre toutes les autres, les Compagnons de non-violence se trouvaient-ils promus à la dernière des Béatitudes : « Bienheureux ceux qui sont persécutés pour la Justice… »

Ceux du bidonville de Nanterre déblayèrent, afin de s’y tenir, un dépôt d’ordures situé au cœur même de la cité branlante. Peu après survint un car de police ; mais les gars avaient pris l’habitude du tissu bleu nuit et du parler bourru.

« Qu’est-ce que vous faites là ?

– Vous voyez, on dégage un peu avant d’enterrer toutes ces ordures.

– Vous n’en avez pas le droit : c’est un terrain privé.

– Même un terrain privé ne doit pas être couvert d’ordures. C’est l’intérêt de tout le monde, non ?

– Vos papiers ! »

Le gradé les examina, hocha la tête, retourna vers la voiture et demanda des ordres par radio :

« Nous avons ici trois non-violents. Qu’est-ce qu’on en fait ?

– Cassez-leur la gueule ! » Proclama le haut-parleur.

Les habitants du bidonville, que la grosse bête bleue avait d’abord chassés, revenaient un à un ; leurs regards sombres allaient de ces hommes gros à ces hommes maigres qui, d’instant en instant, devenaient leurs frères.

« Eh bien, fit doucement le chef des Compagnons, qu’est-ce que vous attendez pour nous casser la gueule ? »

Les autres se détournèrent, gênés ; mais presque aussitôt, le gradé reprit pied :

« Dites donc, vous n’avez pas de domicile fixe ? Vous savez comment ça s’appelle, hein ? – Allez, embarquez-moi ces trois-là pour vagabondage !

– On nous a déjà fait le coup plusieurs fois, remarqua le garçon, mais nous sommes à votre disposition. Venez, vous autres ! »

Un musulman osa demander :

« Vous reviendrez ?

– Ne t’inquiète pas, répondit un agent : ces copains-là, c’est le genre obstiné ! »

Le poste de radio éleva de nouveau sa voix de crécelle et de grenaille ; tout le monde s’immobilisa.

« Ordre de la Préfecture. Pas d’arrestation de non-violents. Laissez-les travailler dans les bidonvilles. Seulement des petits travaux. Terminé. »

Les agents s’en retournèrent sans un mot ; mais, en passant près d’un Algérien, l’un d’eux grogna :

« Feignant, tu ne pourrais pas prendre une pelle et les aider ? »

L’un des Trois tendit une pioche au policier :

« Mais vous aussi, si le cœur vous en dit !

– Tu n’aurais pas dû, observa son chef après que le car eut disparu : l’insolence n’est pas notre manière.

– Bah ! On n’est pas plus saint que Jeanne d’Arc ! Et puis, il faut bien mettre un peu de vinaigre dans sa salade… »

Lorsque les inspecteurs revinrent – et ce fut le surlendemain – personne n’eut envie d’ajouter du vinaigre à la salade. Ils portaient une veste bleue de travail sur leur costume civil et, à la main, plusieurs outils de cambrioleur. Méthodiquement, obstinément, ils enfoncèrent les portes des gourbis, disjoignirent les planches, soulevèrent les parquets. Les meubles furent éventrés et leurs tristes trésors étalés sur le sol. Rencognés au plus obscur, les enfants ne quittaient pas du regard ces inconnus qui cassaient tout à la maison, fouillaient maman et emmenaient papa, lequel ne reviendrait que dans trois jours, avec des taches bleues sous les yeux. En attendant de réparer les dégâts avec des outils de fortune, les trois compagnons essayaient en vain, naïvement, de se faire arrêter, eux aussi.

« Laissez donc, leur dit un vieil Arabe avec un très noble mépris, ils font leur métier… »

Lui-même faisait le sien, le plus répandu de la terre : celui de pauvre.

Un soir, poussés en avant par des meneurs qui, eux, étaient armés, des milliers de musulmans de Nanterre et d’ailleurs, las d’être maltraités, marchèrent sur la capitale. Le peuple de Paris en resta pétrifié de surprise. Depuis des siècles, il avait pris l’habitude d’investir lui-même les palais ou les quartiers riches afin de défendre sa liberté ou de protester contre sa misère. Mais il avait oublié qu’on est toujours le nanti, le repu de quelqu’un, et qu’à sa porte habitaient des milliers d’hommes auxquels ses taudis eussent paru des châteaux et dont l’habit était moins décent que ses bleus d’usine.

Ils marchaient vers Paris sans une parole, hommes, femmes, enfants, s’abritant de la pluie sous des capuches de papier journal. Ils ne venaient point crier ceci ou réclamer cela, mais seulement montrer qu’ils existaient et qu’à vingt minutes de la célèbre cathédrale, des enfants de Dieu vivaient et mouraient dans un amas poreux et pourri de tôles et de planches.

Et surtout ils étaient, à leur insu, les ambassadeurs taciturnes de cette moitié du monde qui croupit ou se dessèche à une nuit de vol de la nôtre. Hommes dont chacun posait un problème à la dimension de la terre, hommes dont le silence même exprimait un désespoir universel et des reproches séculaires, ils s’avançaient vers Paris, ses restaurants aux mille plats, ses enseignes lumineuses, ses banques endormies. Les Parisiens qui assistèrent à ce défilé muet ressentirent une peur inconnue. Le souffle d’un siècle qui ne sera pas celui des planètes nouvelles mais bien celui des peuples méprisés leur parvenait enfin au visage ; et son représentant n’était pas quelque martien imaginaire mais un homme décharné, sans voix, dont les yeux étincelaient – et son nom était Légion.

Là où des incidents éclatèrent, là où la violence reprenait son règne rassurant, quel soulagement ! Allons, ce n’était donc qu’une manifestation comme les autres… Mais la police n’aime pas avoir peur sans raison ; et puis la malheureuse avait trop de morts à venger : ces musulmans désarmés paieraient pour les tueurs du F. L. N. Elle se livra donc, ce soir-là et les jours suivants, à des brutalités qu’elle n’avoua jamais, pour la raison qu’elles étaient inavouables.

Des Algériens aux mains nues qui débouchaient d’une sortie de métro furent indistinctement assommés ; quatre d’entre eux restèrent sur le trottoir dont le gris se macula de rouge. Voyant qu’aucune ambulance ne survenait, plusieurs passants voulurent, à la fin, leur porter secours ; un piquet d’agents, matraque au poing, leur interdit, l’approche. C’est alors qu’une douzaine de non-violents parvinrent sur ces lieux où régnait un singulier silence. Spontanément, ils se mirent en rang par quatre (comme lorsqu’ils défilaient devant le ministère), et le premier rang s’avança vers les hommes inertes.

« Arrêtez ! Commanda un agent. Personne ne doit…

– Il faut soigner ces hommes, dit l’un des Compagnons. Indiquez-nous où nous devons les transporter.

– De quoi je me mêle ?

– Est-ce que vous avez demandé une ambulance ?

– Elles ont autre chose à foutre, et nous aussi. Circulez, nom de Dieu ! »

Ce fut précisément au nom de Dieu que, sans se concerter, les quatre s’avancèrent.

« Allez-y ! »

Les matraques s’abattirent presque ensemble et les quatre hommes tombèrent. La foule fit « Ah ! » mais recula d’un pas.

Il y eut un instant d’hésitation, puis le second rang s’ébranla. Les matraques se levèrent de nouveau. « Arrêtez donc ! » s’écria quelqu’un dans la foule ; mais les Compagnons avançaient toujours. Alors, les agents baissèrent les bras, sans frapper.

« Emportez-les, en vitesse ! » dit leur chef d’une voix très sourde.

Les huit hommes valides chargèrent chacun leur blessé et s’éloignèrent lentement ; des passants les aidaient avec empressement. Le destin de la non-violence venait, sans doute, de se décider.

Poursuivi par un agent moins leste que lui, un reporter s’enfuyait avec les précieuses photographies qu’il venait de prendre de l’incident.

« Pleine page, pensait-il en courant, en tournant la rue, en sautant dans un taxi. Non, double page. Et je titrerai : « ALORS, LE SECOND RANG SÉBRANLA… »

« C’est la première vraie victoire de la non-violence, monsieur Lecœur !

– Mais tes chantiers…

– Chacun d’eux se termine encore par l’arrivée des gendarmes. Tandis qu’ici, pour la première fois, en prenant sur nous une souffrance injuste, nous avons convaincu l’adversaire de son tort. Ce sont de bien grands mots pour un petit incident, mais les graines sont toujours minuscules, monsieur Lecœur.

– Et maintenant, Fils ?

– Maintenant, il faudrait parler, parler, braquer le projecteur… Maintenant, reprit Roland d’un ton altéré, il faudrait vraiment que je sorte d’ici.

– C’est-cela que je suis venu t’annoncer, si tu me laissais seulement placer un mot !

– Monsieur Lecœur !

– J’ai fait au ministre la grande tirade que tu connais : Quousque tandem, Catilina… « Jusqu’à « quand vas-tu garder en prison un non-violent « alors que tu n’es pas capable d’y fourrer les « tueurs ? »

– C’était injuste.

– Mais efficace ! Il a signé ta remise de peine devant moi : trois ans au lieu de cinq. Rassure-toi ! Noté comme tu l’es, ce n’est pas un passe-droit. Mais il était temps ! J’ai eu chaud en lisant, hier soir, ce reportage…

– Lequel ?

– « JAI ÉTÉ NON-VIOLENT… » Un type qui, depuis deux mois, s’est mêlé à tes bonshommes pour tout observer et tout raconter à sa manière.

– Nous n’avons rien à cacher.

– Sauf que tu es le patron de l’histoire.

– Qu’est-ce que ça change ?

– Inutile de se faire des ennemis en ce moment ! »

M. Lecœur disait vrai : les attentats avaient redoublé, et le terrorisme montrait, jusque dans Paris, ses deux profils aveugles. Après tant de haine pétrifiée, le dégel était survenu, dégel de sang, tandis qu’une hébétude de spectateurs insensibilisait la France entière ; car, à la condition de devenir quotidienne, l’horreur engendre une accoutumance égoïste.

« Des ennemis ? Bah ! dit Roland, dans ce siècle-ci, le destin des non-violents est encore de tomber sous les coups des violents. Le meurtre de Gandhi n’est pas un fait divers mais un symbole.

– Tais : toi ! ordonna le vieil homme d’un ton si douloureux que l’un et l’autre comprirent enfin qu’ils s’aimaient comme un père et son fils.

– Monsieur Lecœur, reprit Roland après un long silence, avant-hier sur l’un de nos chantiers, les gendarmes sont venus arrêter un déserteur.

– Un déserteur ?

– Vous savez bien qu’il y en a des milliers ; mais celui-là avait traversé de nouveau la frontière en apprenant notre entreprise. Or, hier, sur ce même chantier, un autre déserteur est venu prendre sa place. Ils reviennent, monsieur Lecœur ! Si le gouvernement le voulait, une solution honorable est à portée de main…

– Pourtant, il les fait arrêter.

– C’est peut-être encore son devoir. Mais, le lendemain du « Cessez-le-feu » en Algérie, son devoir sera d’instaurer le Service civique et de reconnaître un Statut des non-violents comme l’ont fait les autres démocraties. Ce sera la première étape… Pourquoi souriez-vous ?

– Parce que je suis une vieille bête, toujours prête à me faire tuer au son d’une musique militaire et à penser que…

– Trop « vieux » et pas assez « bête » pour croire encore qu’un régime politique suffise à transformer le monde. Ils se valent presque tous : c’est l’homme qu’il faut transformer. Et seule, la non-violence…

– Un pas à la fois me suffit ! Tu seras libre la semaine prochaine, voilà l’essentiel.

– Monsieur Lecœur, pourriez-vous en prévenir ma mère ?

– Déjà fait.

– Et me rendre un service : télégraphier la nouvelle à mademoiselle…

– A-dri-enne Le-nor-mand ? C’est la première personne que ta mère a prévenue.

– Monsieur Lecœur, dit lentement Roland, je crois que jamais de ma vie, je n’ai été aussi heureux. »

EN passant devant le corps de garde, en entendant claquer derrière lui l’énorme clef dans la serrure, Roland comprit que la seule chose à laquelle il n’avait pu s’habituer depuis trois ans était le clac qui, chaque soir, l’enfermait dans sa cellule. Mais, aujourd’hui, ce même bruit signifiait la liberté.

Il s’avança vers la seconde grille avec précaution ; il allait d’un pas de convalescent et son costume retrouvé lui faisait l’effet d’un déguisement flottant.

L’odeur d’encaustique vint à sa rencontre ; il songea à l’appartement qui l’attendait, aux fleurs dans sa chambre, au geste de déplier sa serviette – à cet océan du bonheur fait de milliers de gouttes indiscernables. Il pensa aussi au Fennec dont le train roulait vers Paris en ce moment même ; et son cœur se mit à battre si brutalement qu’il dut s’arrêter, poser son sac, et respirer à longs traits comme boivent les chevaux.

Le directeur l’attendait au bas de l’escalier afin de lui serrer la main,

« Et ne m’envoyez pas trop de monde, monsieur le professeur !

– Pourquoi ? demanda l’autre en souriant. J’ai passé ici les mois les plus enrichissants de ma vie.

– Oubliez-les tout de même… Bonne chance ! Non, bon courage ! »

L’immense porte s’entrouvrit ; une clameur s’éleva et Roland, interdit, vit une centaine d’inconnus massés devant la prison malgré l’averse : une centaine de sourires, des mains qui s’agitaient en un geste enfantin de bienvenue. Une jeune fille lui tendit un bouquet.

Roland eut la sensation d’étouffer ; la petite foule se resserrait sur lui. « Maman, pensa-t-il, où est maman ? »

Il l’aperçut, debout, très pâle, à côté de M. Le-cœur dont les cheveux blancs frémissaient au vent de septembre avec les feuilles des peupliers. Roland leur fit un signe et les deux visages s’éclairèrent ; puis il tendit les mains vers tous ces inconnus comme pour leur dire à la fois « Merci » mais « Laissez-moi passer »…

C’est alors que l’objet vola par-dessus les têtes pour s’abattre aux pieds de Roland.

Lui seul devina aussitôt. « Dans ce siècle-ci, le destin des non-violents… » Les autres continuaient de sourire et ceux des premiers rangs ne comprirent pas pourquoi Roland Guérin pâlissait brusquement. Ils virent ses lèvres remuer ; plusieurs crurent l’entendre prononcer : « Gandhi… » Mais le vieux visage n’était pas le seul à lui sourire étrangement ; un autre, auquel il n’avait guère pensé depuis le service militaire, venait de lui apparaître, si vivant soudain, si vivant…

Les gens des premiers rangs virent Roland Guérin se jeter à terre, à plat ventre ; et lorsque la grenade explosa sous lui, ils tombèrent à la renverse, comme les centurions de garde au Sépulcre, le matin de Pâques.

Trois hommes s’enfuient sur les pavés luisants ; on tire en vain sur eux du haut d’un mirador ; des portières claquent ; une voiture noire vire en crissant de tous ses pneus, traverse le pont, fonce hors de la ville.

Au dernier rang de la foule qui s’affole, une femme en deuil s’est affaissée. Un vieil homme essaie de la soutenir avec son seul bras, et il pleure.

 

ADIEU DONC, ENFANTS DE MON CŒUR. Avril 1962.

1 Notamment Nous avons pacifié Tazalt de Jean-Yves Alquier, lequel devait être arrêté par la suite, et Saint Michel et le Dragon de Pierre Leulliette, livre qui, pour des raisons tout opposées, fut saisi. Puisque j’en suis aux dettes de gratitude, je veux citer aussi l’admirable ouvrage du père Régamey : Non-violence et conscience chrétienne.