I

UN COURAGE DE FEU

 

 

 

Sous un drap, le cadavre bafoué reprit un aspect honorable. Quatre hommes au garde-à-vous le veillèrent et les officiers se relayèrent en silence. Adrienne Lenormand demeura longtemps agenouillée au pied du fantôme terrassé, y poursuivant une prière commencée dès le départ du capitaine.

Lorsqu’elle remonta au bureau de la S. A. S., Roland y était assis, les poings aux tempes, le regard fixe. Elle devina de quelles images ces yeux ne pouvaient se défaire et, de ses deux mains, fit de loin le geste naïf d’effacer un tableau noir. Puis elle s’avança vers le lieutenant Guérin :

« À présent, dit-elle, si vous ne croyez pas en son âme, en son âme intacte vivante, quelle insulte !

– Je n’ai pas le cœur à discuter, Fennec.

– Allons, vous ne faites que cela depuis deux heures, mais seul, avec vous-même, et vous tournez en rond ; et vous voici au bord du désespoir.

– Eh bien, c’est justice ? (Il parlait brièvement ; il se savait à la merci d’une parole, d’une image.) Laissez-moi, Fennec !

– Non. »

Elle ne le quitta pas des yeux tandis qu’elle prenait place en face de lui, et il tressaillit comme s’il ne la reconnaissait pas.

« Est-ce que vous croyez vraiment qu’il est tout entier sous ce drap ? Immontrable ?

– Non, cria Roland. Taisez-vous !

– On ne peut pas se taire. C’est trop cruel, trop laid ; il faut bien qu’il y ait un sens à tout cela.

– Aucun, Fennec. L’absurdité, le hasard…

– Vous le pensez vraiment ? » Elle se tut, puis reprit à voix basse : « Pourtant, c’est vous qui les aviez prononcés, pas lui.

– Prononcé quoi ?

– Ces mots : la Communion des saints.

– Qu’est-ce que cela veut dire ? » demanda-t-il machinalement.

Elle ne répondit rien ; elle savait qu’il ne l’entendrait plus : qu’il n’était soudain devenu attentif qu’à cette brèche en lui, à cet incendie aveugle.

Hier matin… Quoi ! N’était-ce qu’hier matin ? « Que les uns paient pour les autres, même sans le savoir », Roland avait donné cette définition de la Communion des saints ; et Georges l’avait repris : « Non. Que les uns rachètent les autres, et même à l’insu de ceux-ci. C’est tout différent. » Il revit le visage de Georges tandis qu’il prononçait ces mots ; et aussi celui de l’homme qu’on torturait, ses yeux de nuit, sa bouche bâillonnée… Oui, tout devenait évident ; le monde entier prenait enfin figure. Toute la Joie et toute la Douleur de l’univers sur les deux plateaux d’une immense balance, et l’équilibre dépendait de chacun de nous. Le lien mystérieux entre ces milliards d’inconnus, vivants et morts, depuis l’origine du monde, était donc cet amour silencieux. « Et même à l’insu de ceux-ci… » Et la figure du Christ surgissait à la charnière des Temps, pareille au fléau de la balance. Oui, ce mystère, soudain, lui semblait fulgurant, merveilleusement inexplicable : semblable aux rêves dont l’évidence court plus vite que notre esprit. Et, face à ce mystère, que pesait son petit confort intellectuel ? Une maison de papier au cœur d’un cyclone !… La révision, la conversion absolue de son univers, voilà ce qu’imposait cette découverte – mais le professeur Guérin ne put s’y résoudre.

« C’est-cela, dit-il sourdement et sans lever les yeux sur la jeune fille, exactement cela que je déteste dans votre christianisme : qu’il est à l’affût de toutes nos faiblesses pour en prendre avantage. Il a partie liée avec la mort ? Quand une douleur nous laisse sans défense, il survient en habits noirs et tente de nous entraîner.

– Le fer aussi doit penser de l’aimant : « C’est sa faute ! »

– La voilà bien la lâcheté, poursuivit-il avec une sorte de joie. (Et il songeait à Mme Guérin : « Je suis lâche parce qu’elle m’a élevé chrétiennement. ») Cette absolution me dégoûte… Non, non, Georges mérite une autre fidélité. »

Il se leva.

« Où allez-vous ?… Mais où allez-vous ? » Répéta-t-elle d’une voix angoissée ; et comme il marchait vers la porte sans répondre :

« Ne vous trompez pas de fidélité ! lui cria-t-elle, ne vous trompez pas de courage ! »

Roland frappa et, l’oreille contre l’huis, le cœur battant, espéra follement entendre la voix familière… – Mais ce fut un ordre glacé :

« Entrez… Ah ! C’est vous, Guérin. »

Fontville se tenait debout derrière la table de travail du capitaine ; il n’avait pas osé s’y asseoir et regardait de haut ces papiers qui, désormais, lui incombaient.

« Fontville, vous commandez, à présent. Je viens vous demander une faveur. »

Le bleu de ce regard le blessait, lui paraissait faux. Il revit les deux trous béants, pleurant l’écarlate : ce qu’on avait fait du regard de Georges – et Fontville ne comprit pas pourquoi il serrait les poings à en trembler.

« Une faveur ?

– C’est-cette nuit qu’il faut les poursuivre, cette nuit même.

– Ils doivent être loin.

– Non, Fontville. Ils nous croient occupés à rendre les honneurs ; ils sont ivres d’orgueil : ils se montreront imprudents.

– Je le pense aussi ; et je crois même qu’ils vont risquer une incursion jusqu’ici : attaquer le poste, incendier l’école ou la mairie.

– Peut-être. Alors, prenons toutes nos chances ! Gardez un peloton sur pied le reste de la nuit et toute la journée ; avec un bon réseau de guetteurs, cela vous suffira. Et donnez-moi les deux autres. »

Fontville le regarda, hésita, dit enfin avec une singulière douceur :

« Si j’adoptais ce plan, Guérin – et je crois bien que je vais le faire – ce n’est pas à vous que je confierais le détachement. Arnoux et Delarue sont plus anciens et plus manœuvriers.

– C’est vrai, fit Roland d’une voix rauque, mais Georges était mon ami.

– Bien, dit sèchement « Monseigneur » après un long silence, expliquez-moi votre manœuvre. »

Roland murmura « merci » assez bas pour que l’autre puisse feindre ne pas l’avoir entendu ; puis il le conduisit devant cette carte murale où Georges, le premier jour, lui avait « appris le pays ».

« Il est quatre heures dix. Je pars, à la demie, avec un seul peloton, droit sur l’oued. Il est bas ; je peux traverser à Belaïd. J’amorce un mouvement tournant en évitant les mechtas de la rive droite et je me trouve – tenez ! Ici, à dix kilomètres au nord de Saada, avant six heures. Arnoux et le second peloton quittent le poste trois quarts d’heure après moi et bifurquent vers l’ouest, là, quatre kilomètres avant Kechera. À six heures dix… »

Adrienne Lenormand n’avait pas changé de position ; mais le petit fennec, surpris d’une aussi longue veillée, était venu dormir en rond sur ses genoux. Pressentir sans comprendre est le bonheur inquiet des enfants et des bêtes.

« Vous partez en opérations cette nuit même ? (C’était à peine une question.)

– Dans vingt minutes. Les ordres sont donnés.

– Pour venger votre ami ?

– Pour essayer de faire justice aux assassins du capitaine.

– Alors, le châtiment et non pas la vengeance ! » dit-elle d’une voix forte.

Elle vit ses lèvres répéter sans un son : « Le châtiment et non pas la vengeance », puis il acquiesça d’un lent mouvement de tête. Elle parut se détendre, se permit l’ombre d’un sourire.

« Je poursuis la leçon de christianisme – et tant pis si vous « détestez » cela ! Il faut prier pour les victimes, les bourreaux et les instruments, lieutenant ; peu importe l’ordre.

– Bien, fit-il avec irritation. Maintenant, au travail : il me faut un résumé du fichier de toute cette zone. (D’un doigt impatient, il la dessina sur la carte.) Il me faut aussi… Entrez ! »

Le vieux Si Larbi apparut dans l’encadrement de la porte, le visage labouré de griffes, les yeux pleins de larmes.

« Mon lieutenant, nous sommes déshonorés.

– Non, dit doucement Roland, nous sommes seulement très malheureux. Cesse de te déchirer le visage. Tu ne m’as pas trompé, Si Larbi ; sans quoi tu aurais trouvé le moyen de t’enfuir en profitant de notre désarroi. Tu as été trompé, voilà tout.

– Oui, trompé, mon lieutenant, et par celui-ci ! »

Il se retourna et, des ténèbres du couloir, ramena non sans mal une petite bête sauvage qui s’agrippait au chambranle, des pieds, des mains, et cessa tout d’un coup de se débattre quand elle eut aperçu les autres.

« Saïd ! »

Oreilles au grand large et toison hérissée, le petit fennec considéra l’enfant et, d’un bond, s’enfuit.

« C’est lui, reprit Si Larbi. Il m’a fait transmettre ce message, mais l’embuscade était préparée.

– On s’est donc servi de lui », dit la jeune fille d’une voix sans timbre.

Le vieux eut une sorte de sanglot à la fois pathétique et ridicule.

« Non. C’est lui qui a eu l’idée de tout.

– Saïd, cria Roland, toi !… Mais pourquoi ? Pourquoi ?

– Pour faire son important, mon lieutenant. Et puis parce qu’il voulait « voir un grand combat »…

– Réponds toi-même, Saïd !

– Tu n’en tireras pas un mot, mon lieutenant.

– Si, dit Roland, un seul. »

Il saisit l’enfant par le poignet et l’entraîna irrésistiblement vers la chapelle ardente. Dans le couloir, il aperçut contre le mur une forme voilée : Djemilah, la mère de Saïd, qui détournait son visage. Arrivés sur le seuil, le lieutenant prit la main du petit.

« Pas un geste devant les autres, Saïd ! »

Il le tourna de force vers le gisant de neige ; les quatre sentinelles les dévisagèrent, et Saïd cessa de résister.

« Et maintenant, souffla Roland à son oreille, demande pardon… Pas à haute voix ! Mais assez fort pour que je l’entende.

– Et lui ?

– Lui ? murmura Roland, la gorge serrée. Il attend, il t’écoute.

– Est-ce qu’il sait que c’est moi ?

– Il sait que c’est toi.

– Mais où est-il ? fit la petite voix rauque.

– Quelque part près de nous. Vivant. »

Saïd se laissa tomber par terre et se coucha devant le corps, chien de tombeau.

« Oh ! Pardon, sanglotait-il, oh ! Pardon, pardon…

– Debout, maintenant. »

En passant dans le corridor, il donna l’ordre à la sombre statue : « Entre, Djemilah ! » Puis il ferma la porte et, s’adossant à elle :

« Voilà, nous sommes cinq à connaître la vérité. Je ne compte ni Smaïl ni Herzalah, car je vais les mettre hors d’état de nuire… Cinq – mais aucun de nous, jamais, ne révélera à quiconque ce qui s’est passé. Le capitaine a été attiré dans un guet-apens par ses ennemis qui l’ont assassiné lâchement. Un point c’est tout.

– Mon lieutenant, dit Si Larbi, tu ne peux pas empêcher que nous soyons déshonorés.

– Ce que je veux empêcher, ce sont justement les grands mots et les malédictions. Djemilah, je n’admettrai pas que la vie entière de ton fils puisse se trouver gâchée d’avance parce qu’à un âge où on ne réfléchit guère, il a… il a fait cela. Vous allez donc me jurer le silence, tous les deux.

– Mon lieutenant…

– ME LE JURER ! Dépêchez-vous : je pars dans dix minutes et j’ai besoin d’avoir l’esprit en repos… – Bien. Merci. Tu garderas ton fils, Djemilah. Dis aux voisins qu’il est malade et ne voyez personne pendant quelque temps. Si Larbi, demeure avec nous jusqu’à mon retour.

. – Mais, mon lieutenant, je dois…

– C’est moi qui te le demande, mon ami. »

Vingt heures de suite ils battirent le pays. L’espoir de surprendre la bande aux environs mêmes de Kechera s’évanouit dès l’aurore. Arnoux s’en montra découragé ; mais Guérin, qui semblait maigrir d’heure en heure, brûlait d’un tel feu que les hommes et leurs chefs en furent subjugués. On le vit bien, le lendemain matin, lorsqu’il donna, contre toute attente, l’ordre de poursuivre. Comme il allait en fournir le pourquoi et le comment :

« On n’a pas besoin d’explications, mon lieutenant, dit un sergent à la voix enrouée, on vous suit. » v

Le sous-officier se demanda pourquoi l’autre le regardait avec des yeux soudain si brillants. C’est que, d’un coup, Roland découvrait la volupté de commander et pressentait celle d’obéir – ces deux ivresses qui perpétuent les guerres. « Je deviens chasseur, moi aussi… » Durant ces deux nuits sans sommeil et cette interminable journée, il éprouva la griserie de la chasse jusqu’à en oublier, par instants, le but de l’entreprise. Tout ce dont il avait souffert pendant le mois d’opérations, il en retrouvait la menace ; mais, aujourd’hui, il savait où il allait et c’était lui qui menait. « La guerre ne peut donc s’arrêter que par la mutinerie ? pensa-t-il. Tant que les officiers sauront se faire aimer de leurs hommes, elle durera donc ? » La veille encore, cette constatation l’eût désespéré ; elle lui parut honorable. Il souhaita même devoir repartir en opérations : « Je tiendrai mieux, cette fois… » Il avait oublié sa peur et sa fatigue ; ou plutôt il en tirait déjà un souvenir flatteur. Une revanche à prendre… Il était entré dans le cycle du lieutenant Mansart.

De mechta en mechta, ils suivirent les traces invisibles des rebelles dont ils flairaient le passage à la seule attitude des habitants, à leurs yeux baissés, à l’envol méfiant des enfants. Partout on connaissait la mort du capitaine quand même on feignait de l’ignorer.

« Les autres ont déjà fait leur tournée d’information, dit Arnoux. Si nous ne reprenons pas en main toute cette population…

– Demain, nous ferons la nôtre, Arnoux.

– Vous êtes bien confiant !

– Oui, parce que ceux-là sont surpris de nous voir et que personne ne nous attendait. Où qu’ils soient, les autres non plus ne nous attendent pas.

– Et le téléphone arabe !

– Pas un seul feu sur une crête ! Nous allons les surprendre, Arnoux. »

Ils les surprirent la nuit même. Des femmes qui, au crépuscule, s’en revenaient de laver leur linge dans l’oued, les avertirent qu’au gué supérieur les rebelles avaient posté des guetteurs et plusieurs armes automatiques. Arnoux proposa de les encercler pour les détruire.

« Sûrement pas ! Nous ne les poursuivrons qu’après avoir réglé leur compte aux autres. D’ici là, le silence est notre meilleur allié.) >

Deux autres alliés leur advinrent : une tempête de vent suivie d’une averse impitoyable. Les hommes, transpercés, commencèrent à grogner.

« Vos gueules ! C’est une chance inespérée, expliqua un vieux sergent-chef dont le crâne même était cousu de cicatrices : on va pouvoir s’approcher sans être vus ni entendus. »

Tout laissait supposer que la bande et leurs chefs passeraient la nuit à Chelia, une mechta très isolée où demeurait la belle-sœur de Smaïl. Mais l’oued, nourri de pluie, grossissait d’instant en instant. On abandonna donc les véhicules sur cette rive et on le traversa : de l’eau jusqu’à mi-cuisses, et glacée comme si l’hiver remontait à l’attaque ; mais Roland retrouva sans déplaisir ce froid qui l’avait supplicié. Passé l’oued, on fragmenta le groupe et chaque détachement reçut son axe et son horaire de progression ; il s’agissait d’enserrer la mechta dans un filet aux mailles strictes. Guérin prit douze hommes avec lui et suivit un chemin que l’averse et la nuit rendaient de plus en plus hasardeux. Le petit Achour, qui les guidait, devait parfois flairer le sol tel un chien pour ne pas perdre la piste. Le long d’un profond ravin, il fallut se tenir par la main, comme dans les rondes enfantines. Le ciel criblait de ses flèches glacées la file indienne, et le vent modulait son chant de guerre.

Soudain Achour, qui marchait près du lieutenant, l’arrêta d’une poigne dure : sur la crête se profilait une arme luisante de pluie derrière laquelle une forme paraissait affalée.

« Un guetteur, souffla Roland. Ils ne sont plus bien loin…

– Mais gardés tout autour, mon lieutenant.

– Commençons par neutraliser celui-là.

– Il s’est abrité de la pluie, dit Achour. J’y monte ! »

Mais, à son tour, le lieutenant le retint d’une main impérieuse, puis s’avança seul, en rampant. Il ne quittait pas des yeux la forme immobile, ce tas d’étoffes détrempées où veillait sa mort ; il était persuadé qu’il dépendait de la tension de son regard que cet inconnu bougeât ou non, et il le fascinait. Son allié le vent, son alliée la pluie continuaient de le camoufler et, dans son dos, douze hommes attentifs le protégeaient à force d’anxiété. Un seul instant, à quelques pas du fusil, il ressentit l’horreur de sa situation. Que l’homme perçût un son, et il lui suffisait d’ajuster son arme pour abattre Roland… Celui-ci eut alors une pensée tout involontaire qu’il ne devait jamais avouer, jamais comprendre tout à fait : « Je marche vers Dieu », se dit-il – et il continua d’avancer avec tranquillité, une tranquillité de spectateur. « Avoir peur mais aimer ça » : il incarnait, à ce moment, la définition du courage que le lieutenant Mansart lui avait jetée au visage, mais il ne s’en souciait guère. Un mystérieux engin en lui, plus calme que son cœur, comptait chaque mètre et chaque seconde. Il avançait, et personne, pas même lui, ne sut qu’alors il souriait…

« Mince ! murmura un des hommes, il est gonflé, le lieutenant…

– J’aurais pas cru », fit son voisin.

Ils le virent empoigner soudain l’arme par son canon et, la faisant tournoyer, porter un coup de crosse au servant qui, avant de s’écrouler sans un cri, eut seulement le temps de croire qu’au milieu de la tempête, la foudre venait de l’atteindre. Les gars rejoignirent et achevèrent l’homme en silence ; leurs souffles, seuls…

« Le moindre bruit, un cri d’alerte, un coup de feu et c’est la boucherie, prévint Roland.

– Faut faire le tour des guetteurs, dit le sergent-chef ; mais pour les cravater proprement, faudrait savoir où ils se trouvent.

– En voici un », murmura l’un des douze en s’aplatissant.

Oui, cet arbre, à droite, assez loin, venait de marcher ; et sa branche était un fusil.

« Cette fois, laisse-moi faire, mon lieutenant », dit Achour.

Il retira son casque, enfila une djellaba (le commando en emportait toujours), et sortit son poignard. D’arbre en arbre – à son tour, il se confondait avec eux – on le vit s’approcher de l’homme puis, brusquement, il se colla contre lui, le poignard entre les côtes, l’autre main servant de bâillon. La troupe le rejoignit en quelques bonds. Un jeu de fauves, cruel, souple, silencieux.

« Il va nous dire où se trouvent les autres guetteurs, dit Achour à peine essoufflé, et il nous montrera le gourbi des chefs. Tu peux compter sur lui, mon lieutenant : c’est mon cousin ; il sait que je ne le raterais pas… »

On neutralisa sans histoires quatre ou cinq sentinelles ; mais les dernières étaient trop éloignées : « Bah ! Arnoux s’en occupera ! » Car dans la tempête et les ténèbres, l’autre détachement s’avançait aussi afin de cerner la position. Toujours éperonné au poignard, le cousin d’Achour indiqua un gourbi à l’écart :

« Mais tu diras que tu l’as trouvé tout seul, hein ? recommanda-t-il en arabe.

– À qui ? répondit superbement Achour. Ils vont tous y passer ! »

Le lieutenant Guérin disposa l’embuscade. » Vous trois, vous accourez au premier feu. Vous autres, restez à l’entrée de la forêt. Le reste surveille les autres gourbis… Et maintenant, attendons encore : tout a marché si vite ; le lieutenant Arnoux n’est peut-être pas encore en place. »

Ces minutes furent les plus pénibles ; le contretemps énervait les courages. « Si je tarde encore, l’un d’eux va faire une bêtise ; et si je n’attends pas Arnoux, c’est moi qui en fais une… » Un chien aboya ; tous retinrent leur souffle, mais le vent redoubla de violence très opportunément. Aucun regard ne quittait ce rai de lumière si paisible qui passait sous une porte à quelques mètres d’eux. « Ils sont là-dedans, pensait Roland. Oh ! Georges… » – Et il étouffait de haine.

Bien avant les cinq minutes qu’il s’était assignées, il n’y put tenir.

« Allons-y ! décida-t-il. Non, Achour, derrière moi !

– Mon lieutenant, dit le petit homme, tu penses au capitaine, mais moi je pense à Benismah. »

Ils s’avancèrent donc ensemble. Une branche craqua sous le pied du lieutenant et ils s’immobilisèrent, le doigt sur la détente, statues aux yeux exorbités. Le vent emporta leur angoisse ; rien n’avait bougé ; aucun guetteur n’apparut, ne cria. Ils repartirent au même instant, sans se concerter et, parvenus à la porte du gourbi, l’encadrèrent. Ils devinaient, plus qu’ils ne les discernaient, les onze tapis dans l’ombre, prêts à bondir. Allons, le piège était bien disposé…

Roland donna dans la porte un furieux coup de pied ; elle n’eut pas le temps de s’ouvrir tout à fait que déjà la lumière s’était éteinte. Mais le foyer central dispersait sur les murs des ombres gigantesques d’hommes armés gesticulant. Une rafale éclata ; plaqués de chaque côté de la porte, Achour et Roland en sentirent passer le souffle. À leur tour, ils arrosèrent l’intérieur à l’aveuglette. Une silhouette fila entre eux ; un coup de feu la fit vaciller, un second l’abattit. Roland se glissa dans ce gourbi qui puait, s’accroupit et tira dans toutes les directions. Un chargeur entier s’écrasa au-dessus de lui ; mais, pendant ce temps, il avait changé le sien. Ça tirait de partout, crépitant comme un feu de bois vert. Deux autres types essayèrent de s’échapper ; Achour les aligna posément. Il se produisit alors un moment d’accalmie qui parut interminable. On se mouvait dans l’ombre. Roland campa jusqu’au-dehors, vérifia qu’Achour s’y trouvait toujours et jeta deux grenades dans le gourbi dont le toit prit feu aussitôt. Plusieurs hommes s’en échappèrent en tiraillant au hasard. Derrière eux, dans les flammes, des munitions explosaient ; malgré la clarté brutale, Achour manqua deux des fuyards mais des gars les cueillirent en lisière de forêt. On entendit au loin des tiraillades : « Les autres guetteurs, pensa Roland. Ils s’arrangeront avec Arnoux… »

Peu après, tout bruit cessa. L’opération avait duré… – qui aurait su dire combien de temps ? Pris entre le vent qui l’attisait et l’averse qui le noyait, l’incendie entrait en agonie. Des décombres on tira un cadavre tout noir qu’on allongea auprès des autres ; on examina les blessés ; on compta les prisonniers. Arnoux, qui venait de nettoyer les alentours, en ramenait de nouveaux et les six compagnons du capitaine, intacts.

« Bien joué, Guérin ! »

Mais celui-ci braquait sa torche sur les visages des vaincus, un à un.

((Herzalah !

– Moi ? Non. Je suis son frère.

– Bien sûr !… Et Smaïl… – il n’hésita qu’un instant entre deux rebelles – c’est toi !… Achour, fais fouiller les décombres et la forêt : il y a sûrement des serviettes de documents.

– En voici une, mon lieutenant.

– Cherchez encore. Combien d’armes ?

– Des armes, des munitions, des jumelles, cria Arnoux, j’en fais le compte ; la récolte est bonne. »

Roland se tourna vers les deux chefs et, d’une voix dont il eût souhaité qu’elle ne tremblât point, il demanda :

« Lequel de vous a égorgé le capitaine ?

– Je ne comprends pas », fit Herzalah.

Roland le gifla à toute volée.

« Je me plaindrai au…

– Au juge ? D’accord. Je répète : lequel de vous deux… ?

– On ne se salit pas les mains », répondit Smaïl avec un mépris royal ; mais Roland s’aperçut que ces mains-là tremblaient et une grande joie de revanche l’envahit.

« Vous assistiez seulement ? Alors, qui était l’exécuteur ? »

Le rebelle promena un regard souverain sur l’étalage de cadavres :

« Celui-ci. »

Ce mort prit, d’un seul coup, visage parmi tous les autres ; un visage très laid mais parfaitement paisible. « Ce n’est pas juste, pensa Roland. Bah ! Il s’expliquera Ailleurs… »

« Sortez celui-ci, ordonna-t-il, et dressez-le contre l’arbre. » Puis il demanda au lieutenant Arnoux la permission de rassembler tous les hommes.

« Voici l’assassin de votre capitaine, leur dit-il. N’oubliez jamais son visage !

– Mon lieutenant, murmura Achour, laisse-moi lui arracher le cœur.

– Tiens-toi tranquille ! »

Et il se rappela l’étrange parole du Fennec : « Il faut prier pour les victimes, les bourreaux et les instruments ; peu importe l’ordre. » Le ciel pâlissait déjà.

« Arnoux, c’est-ce matin que nous devons faire la tournée des douars avec nos prisonniers, ce matin même !

– Faites-la seul, Guérin : c’est vraiment à vous qu’ils appartiennent. Moi, je rentre.

– Alors, demandez à Reuilly des hélicoptères pour la fin de la matinée. Je suis sûr que le commandant viendra en personne prendre livraison des bonshommes et des documents… »

La corde au cou, encadrés d’hommes en armes qui, d’eux-mêmes, rectifiaient leur tenue et adoptaient un maintien grave et silencieux, les deux chefs rebelles traversèrent Kechera, Saada, et M’Terdin. Roland redoutait qu’on les y lapidât ; mais, du moins, attendait-il autre chose que ce mutisme et ces regards obstinément baissés.

« Levez donc les yeux ! cria-t-il exaspéré à ceux de Smendou. Voici les meurtriers du capitaine. La Justice française est passée : vous allez pouvoir vivre en paix !

– Tu perds ton temps, lui dit Smaïl. (Ligotées, les deux mains d’Herzalah paraissaient prier ; mais l’autre serrait les poings et semblait menacer encore.) Tu perds ton temps : ils savent que toi, tu partiras mais que d’autres viendront après nous.

– D’autres assassins ! »

Smaïl haussa les épaules :

« D’autres hommes de leur race. »

Posés à l’entrée d’Ain-Tsimra de part et d’autre de la piste, pareils à deux monstrueux insectes, les hélicoptères veillaient. Fontville avait rassemblé la population sur la place du marché et il leur parlait de la Paix française. On fit monter les deux prisonniers sur l’estrade de pierre : voilà qui en disait plus long sur la Paix française que tous les discours ! Cependant, les spectateurs qui, un instant plus tôt, applaudissaient si fort, se turent et ne huèrent les captifs que lorsque ceux-ci eurent tourné le dos. Guérin fit signe à Fontville qu’il renonçait à prendre sa part du triomphe et il se dirigea vers son bureau. Le harassement de ces deux nuits et de cette journée lui pesait soudain aux épaules comme une triple houppelande, et la sentinelle ne comprit pas pourquoi il avait l’air si triste.

Sur sa table, il trouva un avis du juge qui relaxait Djeddih « faute de preuves matérielles » ; et aussi une lettre de menaces du F. L. N. avec le cachet vert.