I

SUR UNE AUTRE PLANÈTE

 

 

 

ROLAND s’immobilisa sur le quai, sa valise à la main, les sourcils froncés, l’air attentif.

« Tu as oublié quelque chose ! demanda Mme Guérin qui l’accompagnait. Que regardes-tu ?

– Rien. Tout le monde. »

Dans le tourbillon de la gare, les visages des voyageurs lui étaient devenus transparents. Il lisait dans leurs yeux hagards s’ils partaient au loin ou tout près, pour quelques jours ou à jamais. Il croyait discerner ceux qu’une joie et ceux qu’un souci appelait ; et, le temps d’un regard, il ne pouvait s’empêcher de partager leur bonheur ou leur désarroi. Cela ne dura qu’un instant, cela qui s’appelle l’Amour, mais il gardait la nostalgie de cette minute de grâce…

« Tu viens, mon chéri ? s’inquiéta Mme Guérin qui l’observait. Il est presque l’heure. »

Oui, presque l’heure ; et ce retard était intentionnel : l’un et l’autre, en secret, préféraient la petite anxiété de l’horloge à la médiocrité angoissée des adieux trop longs, des conseils rabâchés : « Couvre-toi bien ; il paraît que là-bas, les nuits sont froides… Écris-moi chaque semaine… »

Ces phrases-là dataient d’hier. Hier, Mme Guérin avait fait et refait les valises, et demandé d’un ton faussement moqueur :

« Est-ce que tu emportes ton cache-col gris ?

– Bien sûr. Vous savez bien que je ne peux pas m’en passer. »

Roland s’était approché d’elle en souriant – en souriant ? – et l’avait baisée à la tendre frontière de la joue et du cou. Cette peau si jeune, ce parfum… Il avait entendu comme un sanglot très bref et la voix qui murmurait :

« Roland, oh ! Roland, pourquoi ?

– Chut… »

« Oui, pourquoi s’était-il engagé dans cette guerre pourrissante ? Et sans consulter personne ? Du moins sans la consulter… Officier en Algérie, lui qui ne pouvait souffrir « le monde des hommes » ! Lui qui avait publié – elle ne l’ignorait plus – des articles dont certains avaient révolté l’armée. Pourquoi ? »

Un soir, en rentrant du lycée, Roland avait trouvé sa mère debout dans l’antichambre ; il avait su, aussitôt, que l’heure était venue de rendre des comptes.

« Mon petit, j’ai à te parler.

– Je sais. »

Elle avait ouvert la porte du salon ; Roland ne l’y avait pas suivie : c’était lui, à présent, qui se tenait droit, immobile dans le vestibule, avec son « sourire d’étranger ».

« Vous alliez me parler de Fabrice, maman ; c’est une histoire morte. Si elle vous a blessée… » Il reprit plus tendrement : « Si elle vous a blessée, je vous en demande pardon. Voici autre chose qui, cette fois, vous fera plaisir : je viens de m’engager pour l’Algérie. Pour la guerre d’Algérie, reprit-il devant ces yeux vides et cette bouche entrouverte qui paraissaient ne pas comprendre.

– Me fera plaisir ? »

Les bras noirs retombèrent le long du corps, comme privés de vie.

« Me fera plaisir, répéta Mme Guérin d’une voix tremblante.

– Je veux dire, balbutia Roland (mais il avait parlé sincèrement), je pensais que vous seriez fière de moi. Après tout – il marcha rapidement vers elle car il la voyait défaillir – le commandant… le général Guérin y serait en ce moment même ! C’est noire place, maman… »

Il arriva juste à temps pour la soutenir ; elle se refusa la douceur de pleurer, pas celle de s’abandonner entre les bras de cet étranger si cruel.

C’était douze jours plus tôt. Depuis, jusqu’à cette minute de faiblesse, elle n’avait jamais demandé « pourquoi ? » Cependant, il lui semblait un peu trop simple que le lieutenant Guérin prétendît effacer Fabrice. D’ailleurs, Roland ne continuait-il pas à publier, dans ce journal, des textes qu’il signait désormais de son nom ? Alors ? Elle sentait bien qu’une donnée du problème lui échappait, l’essentielle, et que Roland ne la lui livrerait point ; et elle en souffrait presque autant que de ce départ même : l’un était le corps, l’autre l’âme de sa peine. Comment eût-elle deviné – mais comment le lui révéler – qu’un nom : Mansart, et trois mots avaient suffi à décider de tout ? Prononcés par une voix qui ne ressemblait à aucune autre, ces trois mots : « Un peu lâche. »

Le soir du meeting… Trois semaines de cela ; vingt et un jours, vingt nuits dont pas une seule passée en compagnie de Sandrine qui, elle-même, n’avait jamais demandé « pourquoi ? »

« Tes derniers numéros sont, de loin, nos meilleurs depuis des années. »

Ce compliment de Simone Ardant, Sandrine l’avait reçu comme une gifle. Elle savait que l’autre, en parlant, l’observait ; et aussi qu’elle allait insister.

« Mais tu nous donnes mauvaise conscience : tu travailles trop, mon petit !

– Personne ne s’en plaint, n’est-ce pas ? » Dit sèchement Sandrine.

Elle aurait voulu crier. Ce soir encore, Roland ne viendrait pas : trop de travail, ou sa mère souffrante, ou quoi encore ? Ne viendrait plus ! Mais, du moins par sa propre faute – voilà ce qui la consolait, car les vrais orgueilleux ne le sont jamais qu’à leurs dépens. Ce soir encore, Sandrine resterait tard au bureau, inventerait du travail et fumerait cigarette après cigarette. « Personne ne s’en plaint, n’est-ce pas ? »

Si, Roland. Roland qui, le lendemain, se promène avec elle sous les arbres de Versailles. Alignés, tels des courtisans à l’heure des placets, vieillis dans l’attente d’un roi qui ne viendra plus, les tilleuls regardent de haut ces singuliers amoureux qui n’osent plus se tenir par la main alors que tout en eux – leur démarche, l’harmonie des gestes et jusqu’à leurs silences – atteste une longue entente. Deux corps vraiment mariés en gardent, dans leurs attitudes les plus pures, un accord évident.

Tenir Sandrine par le bras à travers cette grosse étoffe d’automne troublait autant Roland que si elle eût été nue. Quelque soin qu’il prît, durant leurs promenades, d’éviter un contact dont l’innocence même exaspérait ses regrets, Roland, ce matin-là, effleura les cheveux de Sandrine. Au parfum de ses nuits perdues se mêlait une senteur masculine qui, cependant, – il ne s’y trompa point – signifiait l’absence d’un homme.

« Tu fumes trop, Sandrine ! »

Elle se retint de répondre la moindre parole qui puisse amener au sujet qu’ils évitaient si laborieusement, le seul pourtant qui les intéressât. Roland regrettait déjà sa remarque ; ils poursuivirent, sans un mot de plus, mais le silence entre eux avait changé de densité.

Vingt et un jours, durant lesquels Sandrine a retenu toutes ses questions et Roland ciselé, en vain, des réponses plus sincères à mesure qu’il espère ne pas devoir s’en servir. Sa décision puis ses démarches, il ne les a révélées à Sandrine qu’au journal (afin de bannir tout attendrissement) et du ton dont un reporter aurait annoncé : « Je pars pour Téhéran. » Il paraît que, sur l’instant, le choc d’une balle heurte plus que sa pénétration. Sandrine avait donc moins souffert de la décision de Roland que de l’apprendre ainsi, en public…

« Tu nous enverras des papiers passionnants, s’obligea-t-elle à dire.

– Mais oui. C’est le but de la manœuvre ! »

En trois répliques, le malentendu s’était installé entre eux ; en trois sursauts d’orgueil blessé. De cet instant, Sandrine l’avait traité comme un garçon qui vient d’avouer sa vocation religieuse à une famille peu croyante : avec un respect irrité. Et d’abord, cette chasteté qui ne faisait que les assurer davantage de leur amour… Ce départ, entre eux, telle une épée nue… Et puis la naïve certitude, que chacun éprouvait, de souffrir plus que l’autre…

De grandes fureurs d’homme, quelquefois, saisissaient Sandrine. Par exemple, après une nuit d’insomnie, de fumée, de coup d’œil à la montre sourde. Oh ! Tout ce temps, tout cet amour perdu. Assouvie de sommeil, de rêves, de plaisirs, la ville s’éveillait à la fenêtre pâle ; mais Sandrine arpentait encore sa chambre, leur chambre veuve. Elle ne savait plus discerner, dans son mal, l’appel brut du corps et le déchirement de ce qu’il lui fallait bien nommer son cœur : discerner sa faim de sa soif. Cent fois elle avait prévu cette séparation ; mais n’avait jamais imaginé que celle-ci pût la trouver aussi infirme. Elle était de la race orgueilleuse et fragile qui prétend que l’esprit domine sur le cœur ; elle préférait les canaux aux fleuves : l’amour n’était à ses yeux qu’un débordement qui pouvait bien laisser quelque heureuse alluvion mais n’entamait jamais la rive. Pauvre Sandrine ! Et puis cette rupture » (comme on lit dans les faits divers), elle n’avait jamais laissé l’autre en prendre l’initiative ; si bien que, là encore, elle était impuissante à faire le départ entre son amour et son amour-propre. Pour un esprit lucide, quelle humiliation !

Sans réfléchir, sans même regarder l’heure (Roland était, depuis longtemps, parti pour le lycée), elle l’appela chez lui et, pour la première fois, entendit la voix de Mme Guérin. Elle la reconnut, sans hésiter, à je ne sais quoi d’angoissé, d’enfantin, de contradictoire aussi : une tristesse rieuse, une fragile fermeté qui appartenaient à Roland. Elle eut l’esprit d’inventer une fable afin de prolonger cet entretien sans issue qui la déchirait et la charmait tout ensemble. Il lui semblait insolite mais très doux d’entendre ainsi lui parler la mère de son amour.

« Si je l’avais connue, rien ne serait arrivé ! pensait-elle sans raison ; puis : Mais non ! Elle m’eût détestée… »

Ce fut seulement après avoir raccroché qu’elle songea, non sans remords, que cette voix, que ce fantôme noir devait, chaque jour, chaque nuit, souffrir autant qu’elle.

« Je t’accompagnerai à la gare, dit Sandrine.

– Mais…

– Bien sûr, ta maman sera là et tu ne t’occuperas que d’elle. Mais tu me verras et je te verrai, c’est assez. »

Dans ses mains depuis si longtemps pures d’elle, il prit très doucement ce visage qui se détournait. Le temps, très long, d’un baiser, tout lui parut absurde : sa décision, leur chasteté, la guerre. Oui, une seule chose importait vraiment : l’amour d’un être pour un autre. C’était la seule justification de toutes les entreprises des hommes ; et cependant celles-ci aboutissaient presque toujours à l’écraser.

« Sandrine, murmura-t-il (mais il ne s’adressait qu’à lui-même), c’est pourtant cela que je devais faire ? Pour moi, pour nous… Tu le sais bien, Sandrine ? »

Elle gardait son visage enfoui au creux de cette chaleur, de ce parfum de verveine qu’elle aimait : qui, pour elle, étaient devenus le contraire de la mort. Le visage enfoui et, comme elle avait conservé ses lunettes, celles-ci meurtrissaient la joue de Roland. « Peut-être leur trace me fera-t-elle encore mal ce soir », espérait-il. Mais une fureur d’écolier le saisit brusquement. « Comment Sandrine accepte-t-elle cette absurdité ? Et ma mère elle-même ? Pas un mot, l’une ou l’autre, pour me dissuader ! Si elles tenaient vraiment à moi… » Il s’irritait, comme un enfant irresponsable contre des grandes personnes dont tout dépend, « Si je meurs là-bas, tant pis pour elles ! » Il aurait bien aimé pleurer – mais sur quelle épaule ? Il comprit alors que, par sa décision, il avait, à son insu, tranché son enfance à jamais.

Tandis que Roland achevait de disposer ses bagages, Mme Guérin s’assit sur la banquette afin de se donner l’illusion qu’elle partait aussi.

« J’aurais dû t’accompagner…

– Jusqu’où, maman ? »

C’était la seule réponse, et elle était une question. Mme Guérin se releva très lourdement. Roland remarqua qu’elle s’était vêtue de gris clair, c’est-à-dire « gaiement », sans doute afin de ne pas paraître en deuil d’avance. Il lui en fut reconnaissant mais, de cet instant précis, la peur – pour la première fois depuis le meeting – la peur retrouva en lui sa place. Mourir, la peur de mourir…

Ce fut en redescendant sur le quai où s’affolaient des retardataires qu’il aperçut Sandrine, immobile, toute en regard. Il entrouvrit la bouche, comme pour parler ; elle aussi. Il serra soudain très fort la main de sa mère, mais sans quitter Sandrine des yeux. Elle-même essaya de sourire mais avec une telle contrainte qu’elle en devenait presque laide ; jamais il ne l’avait aimée à ce point. Alors, elle eut un geste surprenant : retira ses lunettes, comme si, de loin, il l’en avait priée – ce qu’il faisait souvent, mais elle jouait à le contrarier. Sandrine retira ses lunettes, se privant de voir Roland alors que les minutes – non ! Les secondes, à présent – étaient comptées, afin de lui laisser, de son visage, l’image qu’il préférait.

« Quai numéro 16, nasillèrent les haut-parleurs, train direct pour Lyon, Valence, Avignon, Marseille, fermez les portières, s’il vous plaît. Attention au départ. »

Sandrine fit un pas en avant.

« Monte vite, mon petit, dit Mme Guérin mais, des deux mains, elle s’agrippait à lui, le retenait.

– Maman ! »

Le train glissait déjà avec une lenteur de paquebot. Sur l’horloge lunaire, les aiguilles marquaient l’heure dite. Cette heure qui hantait les nuits de Mme Guérin, eh bien, elle était donc venue ; et déjà les aiguilles progressaient, indifférentes, vers quelque nouvelle figure que d’autres redoutaient d’avance. Roland courut à son compartiment, baissa la vitre. Il vit sa mère, la main blanche de sa mère, tendue comme pour le retenir encore ou le bénir. Et, derrière elle, Sandrine qui venait d’effleurer ses lèvres du bout de ses doigts et lui faisait signe. Oh ! Ses lèvres… ses doigts… Et, parmi toutes ces statues, quelqu’un qui courait, tête nue, agitant la main :

« Au revoir, Fils !… Bon courage ! Bon courage ! »

Les poches bourrées de copies à corriger, la manche folle, le regard bleu éclairant tout ce gris : M. Lecœur. « Courage » fut le dernier mot que Roland entendit.

La jeep cahotait bravement avec de brefs ressauts, ceux d’un petit bateau sur une mer grondeuse. Le lieutenant Guérin se pencha : à vingt mètres en contrebas de la piste, l’oued coulait entre deux barrières de roche aride. « J’ai horreur de ce pays », pensa Roland et il songea aux arbres de Versailles, aux arbres de Sandrine. Le gars conduisait vite, trop vite. « Mais on fait tout un peu trop, à l’armée : manger, boire, fumer, crier… » Il venait de passer un mois dans un camp d’instruction ; de renouer avec le temps perdu, le réveil avant l’aube, les poêles éteints, l’odeur des hommes. En quittant Marseille, son navire avait croisé, tel un funiculaire, un autre transport chargé de cercueils et drapé de tricolore.

« Reuilly », annonça le soldat ; et il ralentit pour traverser une petite ville que Roland trouva fort laide. Bien vivante, mais sans âme : des maisons juxtaposées, des humains côte à côte, européens et musulmans. « Pourquoi faisons-nous la guerre ? se demanda Roland. Pour gagner ceux-ci ? Ou convaincre ceux-là qu’on ne les abandonnera pas ? Mais quand une guerre est commencée, qui s’interroge encore sur ses buts ? Elle fonctionne seule, telle une pompe amorcée… »

Un troupeau déboucha d’une ruelle et se répandit sur la place, barrant le chemin. Le soldat injuria sans conviction le vieux berger qui ne répondit rien ; il montrait le même regard que ses moutons.

On retrouva la piste caillouteuse et le tangage bref. Roland observa cette petite voiture qui, depuis douze ans, ne sillonnait que des champs de bataille sur toute la surface de la terre ; ce jouet d’enfant qui resterait le symbole de la plus meurtrière des guerres. Il songea qu’un jour proche, elle serait aussi démodée qu’un taxi de la Marne, et il se mit à rire. L’autre lui jeta un coup d’œil vif, fouilla dans sa poche, en sortit un paquet fripé :

« Cigarette, mon lieutenant ?

– Non merci. »

« Il ne devrait sûrement pas fumer en conduisant, pensa Roland. Est-ce que je saurai me faire obéir ? » – Mais cette fois, il n’essaya point.

Le gars cueillit une cigarette, du bout des lèvres, alluma son briquet d’une main, sans quitter des yeux la forêt de chênes-lièges où la piste semblait se perdre ; puis il se pencha en avant, accéléra :

« Mauvais coin, par ici, mon lieutenant ! »

Roland sentit la bête remuer dans son ventre ; elle ne le quittait plus depuis qu’il avait revêtu l’uniforme, mais il avait appris, tout seul, quelques moyens de la mater. Par exemple, contrarier son corps, lui imposer l’inverse même de ce que l’instinct lui dictait. C’est pourquoi il s’assit de biais, négligemment, sur le siège dur, étirant sa jambe droite jusqu’à poser le pied sur le garde-boue.

« Décontracté, le lieutenant ! » pensa le gars, et il fonça dans le bois.

La traversée dura le temps d’une vingtaine de battements de cœur ; puis l’on retrouva le paysage rocheux. Il fallut se rabattre pour laisser passer, à le frôler, un autocar coiffé de caisses, rempli de femmes, de vieux au regard fixe et de gosses. Roland eut le temps de sentir leur odeur poivrée, à la fois attirante et nauséeuse.

La jeep peina longtemps entre deux parois escarpées couleur de vieux sang, puis parut déboucher en plein ciel.

« Les vaches ! fit le gars, c’est drôlement beau… »

À perte de vue, des croupes couvertes d’une obscure toison, des gorges tourmentées, des pitons, survivants aveugles qui, depuis des siècles, tenaient tête au vent de sable ; une sorte de naufrage pétrifié, d’immobilité sous-marine : royaume du silence où le Temps s’était arrêté. Un aigle blanc s’éleva pesamment d’une crevasse qui ressemblait à une blessure, vira, les ailes vastes, se posa au plus aigu d’un éperon et, de là, observa son domaine hanté. « Oui pensa Roland, c’est très beau ; mais je déteste » – et il ordonna :

« Dépêchons-nous. Le commandant m’attend avant neuf heures.

– Le capitaine, rectifia l’autre : le commandant a été rappelé mardi à l’état-major du secteur. »

Il jeta sa cigarette, se leva à demi de son siège et pointa un doigt incrusté de cambouis vers une bourgade grisâtre qu’un tournant venait de révéler parmi d’autres hameaux tout blancs, pareille à un chien qui aurait laissé son troupeau s’égailler.

« Ain-Tsimra, annonça-t-il. Dans dix minutes, on y est. » Et à mi-voix, il ajouta sans raison : « Les vaches ! »

Roland sauta à bas de la jeep et toisa, un à un, les bâtiments alentour : l’école, la poste, la mosquée, le marché… Il lui parut dérisoire que le décor de son destin ressemble à un jeu de construction, et plus amer encore qu’il l’ait choisi lui-même. Il prit donc ce sourire singulier qu’il interposait entre la réalité et lui lorsque celle-ci devenait trop triviale. Le chauffeur, qui l’observait en mâchant de la gomme, pensa : « Celui-là, c’est une vache ! » Il plissa le front sous l’effort : « Vache, ou fausse vache ? » Son univers tenait en un catalogue assez étroit.

« Merci », cria Roland.

L’autre démarra trop fort, tourna sur place, usant pour rien les pneus, l’essence : usant sans compter, ce qui est le pauvre luxe des militaires.

On avait réquisitionné un hôtel et les demeures voisines pour y installer le poste ; des barbelés, un drapeau et la peinture rugueuse des casernes le désignaient aussitôt. Roland rendit à la sentinelle son salut n° 1. Car il s’en était fabriqué deux : l’un, fort appliqué, à l’usage des inférieurs ; et l’autre, assez désinvolte, destiné aux plus gradés que lui. Dans le vestibule, une grande glace fendue lui offrit l’image d’un lieutenant trop maigre, encore surpris de son uniforme, et que cette brisure paraissait foudroyer ; et il ressentit de nouveau la vanité de sa décision et de sa présence ici. Sur les murs, on avait placardé des circulaires où Roland reconnut de loin la docile écriture militaire et la constellation des tampons violets. Dans le hall du lycée, pareillement, de grands tableaux couverts d’avis… « À cette heure-ci, le vendredi : latin-français », se rappela le professeur Guérin et son cœur se serra. Le visage de ses élèves, lorsqu’il leur avait annoncé son départ, ce silence, leurs regards devenus étroits d’anxiété… Plusieurs lui avaient écrit timidement depuis un mois ; et il espérait bien que l’un d’eux apprendrait la nouvelle à Mansart.

Roland vérifia sa tenue dans la glace, monta l’escalier, chercha la bonne porte et frappa. « … trez !)) Le capitaine regardait par la fenêtre ; Roland, déconcerté, les talons joints, restait figé dans son salut (n° 2). Il lui parut évident que l’autre faisait exprès de ne pas se retourner. « C’est à cause de Fabrice, pensa-t-il. Cela commence déjà ! »

« Mes respects, mon cap… »

L’officier fit enfin volte-face en éclatant de rire.

« Georges !

– Repos, lieutenant Guérin ! Viens m’embrasser. »

Roland le fit, sourire aux lèvres, larmes aux yeux ; il se sentait pareil à l’homme qui aborde en tremblant sur une terre inconnue et voici que c’était la sienne.

« Georges, ce n’est pas par hasard que…

– Oh ! Non, j’ai dû intriguer jusqu’à Alger pour te faire affecter ici comme officier de renseignement de mon unité et chef de la S. A. S.

– Mais… la place était donc libre ?

– Oui, dit Georges en détournant un peu la tête, la place était libre. Et puis… – il le secoua rudement par l’épaule – je ne pouvais pas te laisser atterrir n’importe où, espèce d’imbécile, après les articles que tu as écrits sur l’armée. Quel gâchis ! »

Roland se redressa :

« Mais je…

– Tu ne « renies » rien, bien sûr ! Tu les écrirais encore aujourd’hui, la main sur le cœur, brave Fabrice ! Seulement, tu ne peux pas espérer qu’ils attendrissent des gens dont certains sont en guerre depuis vingt ans ! »

Il se mit à arpenter la pièce en longeant les murs, sans regarder Roland.

« Risquer sa vie pendant que vos compatriotes se plaignent de l’encombrement des autoroutes le dimanche ou de faire la queue au cinéma, être payés dix fois moins qu’un barman – passe encore ! Mais se faire traiter de tueurs et mettre en accusation par le barman et tous les autres, ça non !

– Mais, Georges…

– Alors, ta venue parmi nous ressemble un peu à une provocation, comprends-tu ? »

Son œil gauche – dont le regard avait toujours été plus aigu – était devenu presque insoutenable.

« Pourquoi es-tu venu, Roland ? » reprit-il d’une voix anxieuse.

Le vertige de dire la vérité, Roland en éprouva la tentation. Georges, maigri, marqué, ce Georges-là était devenu son aîné : ce frère, sage et fort comme un père, dont rêvent les fils de veuves. Pourquoi ne pas tout confesser ?

Mais en baissant les yeux pour éviter son regard exigeant, Roland aperçut les mains aux doigts carrés, aux ongles ras : des mains ennemies de celles de sa mère. « Il est un fils d’homme, pensa. t-il, moi un fils de femme. » Il se redressa :

« Je suis venu voir l’envers de cette guerre. (C’était Fabrice qui venait de parler en lui.)

– Mais c’est l’endroit, Roland ! L’envers, tu l’as vu dans vos ministères et dans vos journaux. »

Il eut un geste brusque qui balayait l’échiquier.

« Et puis « tu as été à l’honneur, il est juste que tu sois à la peine… » D’ailleurs, cela me plaît que tu sois ici ; car la Marseillaise des intellectuels de Paris, c’est plutôt : « Allez, enfants de la « Patrie !… » Mais (il redevint grave), jure-moi seulement que tu n’es pas venu pour noircir du papier.

– Sûrement pas, fit l’autre amèrement car il songeait à Sandrine, Fabrice est bien mort.

– Te voici donc ici pour une raison secrète, et aucun de nous ne s’en mêlera. Dans une armée en guerre, chacun respecte l’humeur de l’autre ; c’est le bienfait des sociétés sans femmes.

– Je n’aime pas l’armée, dit Roland.

– Moi je l’aime. Et c’est dommage, car je n’ai plus aucune chance d’y faire carrière ; trop docile et trop lucide : je perds sur tous les tableaux. D’ailleurs, à présent, ceux qui aiment l’armée la quittent ou se font tuer. Pas d’avenir !… On nous envoie quelque part ; le temps de commencer à aimer le pays, on nous expédie ailleurs !

– Tu aimes ce pays-ci, Georges ?

– Un peu plus chaque jour ; et bien davantage que ne le font tes amis du Voltaire, crois-moi !

– Il ne s’agit pas d’aimer plus, mais d’aimer mieux », dit Roland assez sèchement.

Avec lenteur, Georges s’approcha de lui à le toucher. Il avait conservé cette dent cassée en couperet de guillotine, et aussi cette brosse de cheveux qui avançait naïvement sur le front en forme de cœur ; le Temps et le tragique avaient respecté son visage d’enfant comme un incendie montre parfois des ménagements inattendus.

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« Il s’agit seulement de savoir pour quoi on est prêt ou non à crever, fit-il très calmement. Je ne connais pas d’autre définition de l’amour – et toi ?

– Moi ? Oh ! Moi, je suis comme deux milliards d’imbéciles sur la terre : je crois que la vie est meilleure que la mort, et la paix meilleure que la guerre. Alors, qu’est-ce que je fais ici, n’est-ce pas ?… – Autre chose encore, Georges : chaque civilisation a son odeur ; eh bien, depuis que j’ai débarqué, celle-ci me donne envie de vomir. Est-ce clair ? »

Il voulut regarder Georges bien en face ; mais il s’aperçut que l’autre ne quittait pas des yeux sa main et que celle-ci s’était mise à trembler.

< (J’étais comme toi, mon petit vieux, dit le capitaine avec une sorte de tendresse. Et puis, nausée ou pas, je sais que tu feras ton travail. Il serait temps que je te l’explique, d’ailleurs. Viens par ici… »

Il cueillit une règle sur son bureau et entraîna Roland devant une carte rudimentaire, écartelée sur l’un des murs entre une photo de Leclerc et un fanion troué.

« Ain-Tsimra, à peine mille habitants, la « capitale » de notre sous-quartier. Autrefois, six mille âmes et le marché central de toute la région. Tout autour, le douar Saada, le douar Smendou, le douar Kechera, le douar M’Terdin… (La règle, à chaque nom, frappait la carte d’un coup sec.) Tu sais ce qu’est un douar, bien sûr. Un gros bourg dont dépendent des hameaux, des mechtas. Cinq, six mille habitants ; leurs caïds, leurs ouakafs, leurs gardes champêtres, leurs anciens combattants-Bon. Il y a trois ans, tout ce monde-là vit pauvre mais tranquille. Pourtant, les notables entendent dire que des bandes de rebelles montent du sud et coupent les routes… – C’est-cela que signifie « fellaghas » : coupeurs de routes. Les notables s’adressent à M. l’administrateur : « Envoyez-nous des soldats ! – Impossible. – Alors, donnez-nous au moins des armes pour nous défendre ! – On verra… »

« Ce qu’ils voient, quelques mois plus tard, les habitants de cette mechta, c’est surgir quinze inconnus avec des fusils de chasse : Nous sommes l’avant-garde de l’Armée de la Libération. La France va être chassée d’ici avec l’aide des autres pays arabes. La flotte égyptienne appareille déjà. Mais tous les habitants de ce douar doivent participer à la lutte, s’armer, rompre le contact avec les autorités françaises ! » Les quinze révoquent les notables, en nomment d’autres qui doivent accepter sous peine d’être égorgés. On le prouve sur-le-champ, à titre d’exemple. Bon. Désormais, traîtres et mouchards seront pareillement massacrés ; et ceux qui s’enfuiront exposeront leurs familles aux mêmes représailles. Interdiction de quitter la mechta, dont les chiens sont abattus afin qu’ils ne donnent pas l’éveil. À présent, on distribue les rôles aux hommes du village : guides, hébergeurs, ravitailleurs, agents de liaison de la bande… Ceux qui savent lire et écrire seront ses collecteurs de fonds : tant par famille et par mois, sans parler des amendes. Les enfants et les vieux serviront de guetteurs. Car dorénavant, à l’approche des unités françaises, toute la population, même les malades, même les vieilles, devra se cacher dans la forêt voisine. C’est la « loi de fuite » ; et celui qui ne la respectera pas, son cadavre pourrira longtemps sur la pente du ravin… Sur ce, on distribue des armes, ou même une simple poignée de cartouches – c’est assez : les voici compromis. Suffit de leur faire croire que l’armée française – mais que fait-elle durant ce temps ? – que l’armée française torture et exécute sans jugement tous ceux qui ont, une seule fois, eu contact avec les rebelles… Pour plus de sûreté, on déchire tous les papiers d’identité. Pourquoi ? – Mais voyons, tout le monde sait que les Français abattent sur place ceux qui ne peuvent pas présenter de pièces d’identité ! On déchire aussi les mandats : plus de liens avec la métropole, ni de démarches à la poste, ni de visites médicales. Les céréales et le bétail doivent être livrés aux « libérateurs »… « Mais qu’est-ce que nous allons manger ? – Des galettes de farine de glands. Il faut bien lutter contre ces oppresseurs de Français, ces affameurs !… » Cette mise en place a réclamé trois jours ; après quoi, les quinze hommes au fusil de chasse poussent faire la même démonstration dans les mechtas du voisinage, non sans jalonner leur chemin de cadavres égorgés, à titre de pense-bête. Voilà comment tout a commencé.

– Je ne crois pas, dit Roland doucement. Tout a commencé un peu avant, avec un certain nombre de répressions qui, je le crains, s’inspiraient des mêmes méthodes – en moins artisanal, naturellement. Tout a commencé, encore avant, avec des promesses non tenues par la France ; et, encore avant, pendant plus d’un siècle, par l’exploitation et le mépris…

– Les « grands colons » ont bon dos !

– Pas seulement. Ici, le plus médiocre des Européens a toujours, à cent pics sous lui, quelqu’un à mépriser…

– Ou à aimer !

– Comme on aime son chien, oui ! le propre du racisme étant de ne jamais se reconnaître au miroir. Enfin quoi, Georges ! Pour nous tous, les Algériens étaient à jamais un peuple de laveurs de voiture et de marchands de cacahuètes ; nous trouvions cela naturel. Ce genre d’alliance n’a qu’un temps. Et les guerres mondiales font beaucoup trop de bruit pour ne pas réveiller les peuples les plus endormis. Regarde la carte du monde : on s’est battu cinq ans pour rectifier quelques frontières en Europe ; mais, sur des continents entiers, à l’autre bout de l’univers, la couleur même des cartes a changé. Les républiques ont perdu leur empire ; c’est justice, non ?

– Tu es bien éloquent, « Fabrice » ! C’est donc ainsi que tu vois les choses ?

– Non, reprit fermement Roland, c’est ainsi qu’elles se sont passées. Mais, selon que tu montes dans le train à tel ou tel point du trajet, le paysage est différent, n’est-ce pas ?

– Ce qui veut dire ?

– Selon que tu fais remonter ici ou là l’origine des événements, tu ne vois plus, en toute bonne foi, que ceci ou cela. Quand on l’a compris, on ne discute plus, on ne se met plus en colère : on est malheureux et on se tait.

– Et tu n’as pas l’impression que ceux qui sont sur place, depuis des générations…

– En savent plus long que nous sur le problème ? Sûrement pas. Ils sont engoncés dans leurs intérêts, leurs partis pris, leurs humeurs. Plus tous ceux qu’ils ont hérités, les pauvres ! Règle générale : les écouter, ne pas les suivre ; ce sont des témoins irremplaçables, jamais des experts. Les problèmes graves ne peuvent être résolus équitablement et durablement que par ceux qui leur sont le plus étrangers.

– En Algérie, l’armée, par exemple ?

– J’ai dit « durablement »… Non, ce n’est pas son métier.

– Et ce n’est plus le tien de discuter, fit Georges en saisissant son képi. Je ne sais pas à quel moment du problème algérien on m’a jeté, il y a deux ans, mais il m’a paru très clair : une centaine de types rançonnant et terrorisant vingt-cinq mille habitants dont je ne savais même pas s’ils désiraient ou non « passer de l’autre côté » puisque, sur ordre, ils s’enfuyaient à notre approche. Il s’agissait donc – avec cent bonshommes, moi aussi – de les reprendre en main. On ne pouvait même plus sortir sans se faire accrocher. Retourner la situation est une affaire de patrouilles et de bouclages, bien sûr ; mais d’abord de renseignement, de contact, de persuasion – et voilà ton travail. Il est largement entamé, rassure-toi ! (Il retourna devant la carte.) Le douar Saada est bien en main, le douar M’Terdin grenouille encore un peu, mais enfin… Tandis que, sur les deux autres, nous n’avons aucun contrôle physique. Alors, on continue patiemment ; on bat le djebel, on essaie d’accrocher des bandes ou de cravater les types, isolément. C’est du gagne-petit, mon vieux, je te préviens ! »

À son tour, Roland s’approcha de lui, lentement.

« Tu as parlé de « renseignement », fit-il d’une voix sourde ; je te préviens, à mon tour, que jamais je n’accepterai de l’obtenir par la… par certaines méthodes. »

Le poing s’abattit sur la table, entre eux, comme une pierre.

« Alors, tu le crois vraiment ? Tu crois vraiment qu’un type comme moi est capable de torturer ou de laisser torturer ? Moi, Georges ! Toi, Roland ?

– Non, bien sûr, dit l’autre assez lâchement ; mais tu sais aussi bien que moi que cela existe. Vieillevigne a démissionné.

– Il faudra que je voie cela pour le croire. Parce que, ce jour-là… »

Roland le vit soudain si désemparé qu’il se contraignit à plaisanter :

« Tu es comme saint Thomas !

– Pour croire au diable, oui. »

D’un geste sûr, Georges coiffa son képi ; il lui allait bien, il faisait partie de lui – et Roland se sentit déguisé.

« Tu as photographié la carte ? Bon. Je vais t’apprendre le terrain maintenant. »

Il ouvrit la porte, passa le premier, descendit l’escalier sans se soucier d’être suivi. « Je suis un second, pensa Roland sans déplaisir, un cadet sans aîné… » Il se sentait exactement à sa place derrière cette silhouette massive et sûre.

« Achour !… Benismah !… (Deux soldats musulmans apparurent presque aussitôt.) Voici le lieutenant Guérin. Il remplace le lieutenant de Morambert, ajouta-t-il très vite puis, se tournant vers Roland : Ce sont tes hommes à toi, enfin les deux principaux. »

Ils montraient les mêmes yeux, calmes et sombres, mais qui éclairaient, ici, une face aussi ravinée que le paysage, là un visage enfantin.

« Bonjour, mon lieutenant, dit Benismah.

– Comment vas-tu ? » Murmura Achour en tendant la main.

« Tsst ! tsst ! » réprimanda le premier en raidissant son garde-à-vous. Mais Roland serra cette main puis tendit la sienne au grand moghazni.

« Bien ! fit Georges en riant. Nous partons faire un tour, tous les quatre. Sortez la jeep, les enfants ! »

Le car de Reuilly venait d’arriver. Devant la mosquée, une patrouille en casque fouillait les voyageurs et vérifiait leur identité. Roland fut soulagé d’apercevoir un musulman plus épais qu’une barrique : il lui semblait, depuis hier, que seuls les militaires fussent bien nourris.

Georges conduisait d’une main, le dos rond, tel un cavalier.

« Et Mme Guérin ? demanda-t-il doucement après un long silence.

– Maman va bien.

– Je veux dire : comment a-t-elle accepté ta décision ?

– Comme la veuve du commandant Guérin. »

De sa main libre, Georges frappa familièrement le genou de Roland, sans le regarder. Cette main était gantée. « J’avais oublié cela, pensa l’autre sans amitié : toujours des gants ! L’Officier, c’est l’homme aux gants de cuir… » Il n’en avait jamais porté de sa vie. Il se retourna et vit les deux moghaznis, la main sur la détente de leur pistolet-mitrailleur, qui observaient le pays alentour sans ciller des paupières.

« Eh bien, moi, je n’ai pas vu maman depuis dix-sept mois, reprit Georges. Papa m’écrit qu’elle vieillit ; mais il le fait d’une écriture qui vieillit, elle aussi… »

Il secoua la tête, se mit à siffler doucement un air qui parut à Roland quelque refrain de leur enfance ; lui-même ne trouvait rien à dire.

« Où m’emmènes-tu, Georges ? »

L’autre parut se réveiller.

« Au pays de la Peur, monsieur le professeur ! Passé ce rocher noir que tu vois là-bas, nous sommes chez eux ou ils sont chez nous – cela dépend des nuits… Qu’est-ce qu’on fait à cette heure-ci à Paris ? demanda-t-il brusquement.

– On sort de son travail, répondit Roland, la gorge sèche. Il fait beau. On se dit : « Cette fois, c’est bien l’automne » ; on fait des projets pour dimanche ; on est heureux…

– Chouf, mon capitaine, à droite, le groupe d’arbres ! » cria l’un des moghaznis.

Georges freina brutalement puis, après un instant :

« Non, Benismah. Ici, vois-tu, reprit-il en se tournant vers Roland, on flaire la mort partout. S’agit de tuer avant d’être tué – c’est un sport complet… »

Mais son compagnon ne l’entendait plus : il ne quittait pas des yeux ce groupe d’arbres. C’était donc cela, la mort ? Un bois ou un rocher pareil aux autres ; un étranger invisible qui vous observe et ajuste lentement son arme. Il ne saura jamais qui il tue ; il ne connaîtra de vous qu’un masque sans vie. Et sait-il même pourquoi il tire ? Pour de grands mots qu’il comprend mal ; ou parce que son ami a été tué par un inconnu de l’autre camp ; ou seulement parce qu’il aime la chasse… C’est donc cela la mort. Pourquoi avoir étudié durant tant d’années ? Un si long apprentissage pour buter contre un rocher ou un bois sur une terre étrangère !… Un œil, une ligne de mire, un uniforme ; le métal inerte, la détonation stupide, l’étoffe maculée. Où est l’Honneur ?

Roland ne quitte pas des yeux ce groupe d’arbres, et son corps n’est plus qu’une cloche vide où bat son cœur.