IV
UN MATIN D’HIVER
ON avait placé côte à côte les deux cercueils recouverts d’un drap tricolore. Un aumônier de parachutistes était venu de Reuilly ; on apercevait un peu de tenue léopard sous son aube, et il allait lentement de l’épître à l’évangile sur des petites bottes de saut. Roland considérait avec antipathie cet homme déguisé, sans comprendre qu’il portait son vrai déguisement sous la chasuble.
Une cérémonie avait déjà eu lieu à la mosquée ; et la seconde prenait place dans la cour même du poste, entre le mât et l’arbre de Noël veuf de ses ornements. On envoya les couleurs aux accents de cette musique si fruste qui gardait cependant le pouvoir de faire frissonner Roland, de pétrifier les hommes au garde-à-vous et d’allumer dans leurs yeux la flamme des volontaires ; on hissa les couleurs et le mât prit visage. « Ce n’est que du tissu bleu, du blanc et du rouge cousus ensemble, pensait Roland de toutes-ses forces. Certains drapeaux nous semblent ridicules ; certains hymnes ne sont que des polkas et le pape lui-même en possède un ; mais il se trouvera toujours des types pour se faire Hier à cette vue ou à cet appel ! »
Il ne voyait plus le drap tricolore ni la médaille épinglée au cercueil ; latine ou française, il n’écoutait aucune parole ; il ne songeait qu’à Benismah vivant, au sourire de Benismah, à ses yeux qui naufrageaient pendant les parties de rire avec les autres moghaznis… Et cette manière à lui de prononcer : mon n’ieutenant… « Je ne lui ai jamais parlé de son enfance, demandé qui il avait aimé ; maintenant, je ne le saurai jamais. Il y aura un discours ; on y prétendra « qu’il nous a donné le ((meilleur de lui-même » ; mais c’est précisément le meilleur de lui-même que nous n’aurons jamais connu et que nous lui avons peut-être fait oublier… »
L’aumônier prit la parole. Il parla du « Dieu des Armées » ; Roland cessa aussitôt d’écouter. « C’est donc toujours le Gott mit uns des Allemands de 14-18 ? J’espère bien qu’il ne s’agit que d’un jeu de mots ! Je demanderai au Fennec : elle doit être chrétienne… Et pourquoi le serait-elle ? » La pensée qu’ils fussent différents le blessait.
La messe achevée, Georges, face aux cercueils, parla aux survivants. Les deux allongés n’étaient, pour lui, que des cautions bâillonnées. On fait aisément acquiescer les morts ; pourtant, si l’on soulevait la planche, quelle hauteur, quel refus éternel !
« À nous, conclut le capitaine, de faire en sorte que nos camarades ne soient pas morts pour rien ! » Puis il demanda une minute de silence.
Comme ils rentraient du cimetière avec ce lâche soulagement et l’ignoble joie de survivre qui marque la fin des funérailles, Roland saisit le bras de son ami. Il était exaspéré ; il ne pouvait chasser l’image de Benismah déjeté sur la neige, ridiculisé par la mort.
« Qu’est-ce que ça veut dire « ne pas être morts pour rien » ?
– Quelque chose de bien précis : si nous en sortons vainqueurs, Benismah et…
– Vainqueurs ?
– Ne crie pas si fort !
– Alors, suivant les hasards de la guerre ou de la politique, leur mort changerait de valeur ? Alors, tous les morts des pays vaincus – c’est-à-dire la moitié des tués – seraient « morts pour rien » ?
– Il ne s’agit pas seulement de succès militaire.
– Bon. Tant que les musulmans ne seront pas éduqués, logés, soignés comme nous autres ; tant qu’ils n’auront pas des chances strictement égales aux nôtres, ce sera donc une « défaite » pour la France ?
– Oui.
– Mais qu’y peux-tu ? Et Benismah, qu’y pouvait-il ?
– Laisse triompher ceux qui l’ont tué, dit Georges amèrement, je te prédis des hôpitaux modèles, des écoles dans chaque douar et la justice égale pour tous !
– Bien sûr que non. Ils changeront seulement d’abus et d’injustices, comme nous autres en 89… Changer de position n’a jamais guéri un malade, mais cela le soulage.
– Un chaos enveloppé de discours, voilà ce qui suivrait notre départ.
– C’est la définition de toutes les révolutions, Georges. »
Ils étaient parvenus devant le poste ; déjà la sentinelle rectifiait la position.
« Marchons encore, mendia Roland, juste un moment… »
Ils allèrent, en silence, du même pas ; la neige crissait sous leurs brodequins. À Roland cela rappelait des Noëls, des sports d’hiver : des souvenirs qui, ce matin, devenaient amers ou dérisoires.
« C’est la première fois qu’un des tiens est tué, dit Georges avec douceur. Je comprends que tu…
– Non, cria l’autre que cet apitoiement irritait, ce n’est pas la première fois. (Il pensait à l’homme à la grenade.) Mais cette nuit absurde m’a ouvert les yeux.
– Absurde ?
– Oui, cette prestidigitation, cette imposture ! Ils se déguisent en kaki et nous en djellaba. Chacun fait croire qu’il sait tout, qu’il voit tout, qu’il est présent partout… Eh bien, j’en ai assez de jouer au grand sorcier : de les apprivoiser, de les faire rire en évitant de leur parler de l’essentiel…
– C’est tout ? demanda Georges.
– Non, repartit Roland plus sèchement encore. J’en ai assez de singer Dieu le Père : d’accorder le pardon, à condition que… Assez de faire d’eux un peuple de mendiants dociles et délateurs ! Assez de promettre !… La semaine dernière, quand Abbane a été égorgé, une nuit, parce qu’il avait accepté de devenir notre chef de chantier, qu’as-tu promis à sa femme ?
– Je ne sais plus.
– Tu ne sais plus ! Tu lui as dit : « Désormais, « c’est moi le père de tes six enfants »… De combien d’orphelins seras-tu le père à la fin de cette guerre ? – Mais, poursuivit Roland avec un rire que l’autre détesta, y aura-t-il jamais une fin ? Oui, quand et pourquoi finirait-elle, la guerre des Danaïdes ?… Le matin, les yeux fermés, je tends l’oreille et je dénombre, à sa rumeur, la foule qui fait queue devant l’arrêt du car et dans la cour du poste. Leur afflux, c’est le baromètre de la pacification. Beau fixe lorsqu’ils viennent en masse demander des laissez-passer pour s’éloigner d’ici ! Ou réclamer des pensions de veuves, des secours, des retraites, des indemnités de sinistres… Si c’est-cela, la pacification, à quelle paix conduit-elle ? À la paix des clochards ? Quand on ouvre un chantier, il faudrait escorter tous les ouvriers pour pouvoir les protéger ; il faudrait les héberger au poste, eux et leur famille. Une partie de l’armée reconstruit « en dur » les maisons qu’une autre a détruites pendant ses opérations. Quel cauchemar !
– Cela prouve seulement que tu n’es pas fait pour ce métier.
– Un métier ? Un jeu d’enfants irresponsables <t turbulents ! »
Il sentit une poigne enserrer son bras.
« Et ton métier à toi, professeur Guérin, tu n’y loues pas à Dieu le Père ? Ni au grand sorcier, ni l’oiseleur ? Tu ne « paternalises » pas à longueur de trimestre, peut-être ? Et ce n’est pas non plus une besogne de Danaïdes, sans cesse à reprendre ?… Je ne te pensais pas si naïf. Rester enfant ou devenir adulte, tu t’imagines donc que c’est une question d’âge ? Allons ! Il y a des classes sociales, des peuples entiers qui demeurent des enfants…
« Bon, il est de droite et moi de gauche », pensa Roland en un éclair – mais il sentait bien que ce n’était qu’une fausse frontière.
« Ceux-là, on a donc le droit de les dominer ? demanda-t-il.
– On en a le devoir, mais à la condition de les aimer.
– Et si on leur demandait leur avis ?
– Tu le demandes à tes élèves ?
– Le monde entier n’est pas une classe, commença Roland avec humeur, mais il s’arrêta. C’était une phrase de Sandrine : « On dirait que, pour toi, le monde entier est une classe ! » Sandrine… Quel impitoyable Journal Fabrice ne tiendrait-il pas ici ! En un seul instant, Roland en éprouva la nostalgie, puis la tentation, puis la honte.
« Benismah était ton ami et il est mort, reprit Georges à voix très basse, voilà l’essentiel. Maintenant, rentrons travailler ! »
Ils firent le reste du chemin en silence. Mais, un peu avant d’arriver au poste, le capitaine, sans regarder son compagnon, dit avec une sorte d’amertume résignée :
« Continue de promettre, mon vieux, et ne t’inquiète pas : c’est moi qui tiendrai. »
Roland aperçut, debout derrière la croisée du bureau, Adrienne Lenormand qui tenait serré contre elle le petit renard des sables ; et il éprouva brusquement une telle sensation de sécurité qu’il oublia un instant Georges, Benismah, l’Algérie – tout ce qui n’était pas un certain silence heureux dans la tiédeur d’une pièce au plafond bas. Il pensa à Sandrine ; son corps entier pensa à Sandrine et ressentit la panique du temps perdu.
Il vit aussi Saïd qui traversait la cour à pas comptés en admirant la fumée qui sortait de sa propre bouche. « J’en faisais autant à son âge, se rappela Roland ; mais lui n’a jamais vu de locomotive… » La poule noire suivait Saïd avec circonspection, levant trop haut chaque patte, tel un cheval de haute école.
Le toubib sortit du bâtiment, dévisagea Roland comme il l’avait fait, en secret, durant les funérailles et lui donna sur l’épaule une tape un peu trop forte.
« Alors, Guérin, c’est moi qui dois faire votre travail à présent ? (Resté seul officier, l’autre nuit, il avait poursuivi l’enquête sur l’explosion du cinéma et fait arrêter un suspect.) Dépêchez-vous d’interroger mon type.
– Quelles nouvelles des gosses, toubib ?
– Bonnes, sauf… sauf pour le vôtre.
– On ne va pas lui couper le bras, dites ?
– Je ne suis pas le Bon Dieu, Guérin, fit l’autre avec la brutalité des médecins sensibles. Le chirurgien de Reuilly sait ce qu’il a à faire. »
Roland se dirigea vers son bureau en courant presque.
« Du calme ! cria le toubib. Ce n’est pas une raison pour commettre une erreur judiciaire ! »
Mlle Lenormand attendait devant la porte, la petite bête nichée au creux de ses bras.
« Lieutenant, la mère de Benismah est ici.
– Oh ! Fennec, Fennec, murmura Roland. (Comme à l’appel de son nom, le renard tourna vers lui son sourire un peu cruel, ses yeux presque clos de bonheur.) Mais je dois d’abord interroger le…
– Bien sûr. »
L’homme se tenait debout, menottes aux poignets, entre deux moghaznis. Il avait le visage suspect de tous ceux qu’encadrent des gardes et il dévisagea Roland avec une sorte de familiarité que les autres prirent pour de l’effronterie. Ils le rudoyèrent.
« Dis à tes mercenaires de ne pas me brutaliser, Guérin.
– Qu’est-ce qui vous autorise à me parler sur ce ton ? » Demanda Roland sèchement.
Pour toute réponse, le prisonnier se mit à psalmodier en souriant :
« Berthomieux… Lefeuvre… Darnezac… »
C’étaient les noms de ses maîtres en Sorbonne ; et soudain Roland reconnut l’homme : Djeddih, licence de lettres, années 47 et 48 ; mais il demeura impassible.
((Je vois que tu m’as reconnu, Guérin. Alors, fais sortir tes sbires et discutons.
– Je suis ici pour vous interroger, absolument pas pour discuter.
– Peur ? Murmura l’autre en souriant. (Et ses yeux se faisaient perçants comme, si en les clignant, il les « mettait au point ».) Aux temps de la Sorbonne, tu n’avais pas peur… »
C’était faux : bien plus lâche encore, en ce temps-là ! Pourtant, comme tous les hommes, Roland tomba dans le piège de la provocation flatteuse.
« Sortez ! Commanda-t-il aux moghaznis.
– Mais, mon lieutenant…
– Allez ! »
Ils sortirent à regret. Roland devina qu’ils resteraient tout contre l’huis, le doigt sur la détente ; cela le rassura.
« Alors, Guérin, quoi de neuf ?
– J’ai horreur de ce ton et horreur de ce tutoiement.
– Bien, fit l’autre, mais quand je dirai « vous », cela signifiera : « Vous les Français. » Tant pis pour toi ! »
Puis, d’une voix docile et détestable, il débita :
« Nom : Djeddih Houssine, âge : trente-trois ans, lieu de naissance : Oran, profession…
– Profession : tueur ! Coupa Roland. Voici la seule question qui m’importe et la première que je pose : Avez-vous, oui ou non, jeté avant-hier (es deux bombes dans le hangar du cinéma ? »
L’autre hésita imperceptiblement.
« Oui, mais personne ne le saura.
– Comment ! Vous venez d’avouer…
– Sans témoins ; cela ne compte pas. J’ai aussi fait mon droit, Guérin, ou plutôt votre droit. Je nierai à mort.
– C’est ignoble.
– Ce qui est ignoble, ce sont les procédés qu’on emploiera pour tenter de me faire avouer.
– Ce qui l’est plus encore, c’est de jeter des bombes, à l’aveuglette, parmi des gosses.
– Des enfants de mon pays, Guérin.
– Justement.
– Allons bon ! Les musulmans ont plus de valeur à vos yeux que des Européens, maintenant ?
– Aux vôtres, en tout cas.
– Laissez-moi, fit Djeddih d’une voix très sourde. Je sais pourquoi je fais la guerre, pas vous.
– Vous appelez cela faire la guerre ?
– Allez-vous promener du côté de Tichtine ou d’Ain Ergal : vous verrez ce que vos unités appellent « faire la guerre » ! Mais vous, Guérin, vous et vos semblables, vous ne faites pas la guerre.
. – En effet, c’est la paix que nous faisons ici.
– Vous la contrefaites. La paix, ça ne s’impose pas : ça se fait tout seul ! Vous connaissez la dernière trouvaille de vos généraux ? Les « regroupements » de populations dans de faux villages, entourés ou non de barbelés, afin de les reprendre en main… (Son visage eut une expression carnassière.) « Reprendre en main », un terme de cavalier : quand vous parlez de nous, c’est toujours avec un vocabulaire animal… Mais ces « parcages » faciliteront seulement notre propagande.
– Vraiment ? Vous trouvez que la contagion est plus aisée dans un hôpital ?
– Lorsqu’il n’y a pas d’infirmières, oui. À moins que vous ne vous transformiez aussi en infirmières. Vous jouez déjà les dames d’œuvres ; les musulmans sont devenus « vos pauvres »… Vous rappelez-vous ce livre que l’on étudiait en Sorbonne, Guérin : Le Mendiant ingrat ?
– Ces regroupements n’ont qu’un but et vous le savez bien : protéger vos concitoyens contre vous-mêmes.
– « Que Dieu me protège de mes amis ; mes ennemis, je m’en charge »…
– Nous ne sommes plus en Sorbonne, dit Roland sèchement. De combien de morts êtes-vous déjà responsable ?
– La comptabilité des cadavres est un luxe occidental… Donnez-moi une cigarette !
– Non.
– Vous autres d’Occident, vous commettez vos crimes par personnes interposées, comme tous les riches. « Je ne veux pas le savoir » n’est pas une phrase d’adjudant mais de général, de ministre. Moins un peuple craint la mort, Guérin, plus il est religieux donc civilisé.
– Votre « civilisation », pour l’instant, c’est un petit garçon dont il va falloir couper le bras !
– Il vaut mieux entrer manchot dans la Liberté que de demeurer intact en servitude. Il y a une parole de ce genre dans votre évangile…
– Vous prétendez sauver les vôtres malgré eux, en les traitant impitoyablement. Il y a quarante ans que les communistes agissent ainsi : écrasent des générations pour préparer le chemin de celles qui viendront. Vous aussi, vous préférez des fantômes dociles à des hommes vivants.
– C’est exactement ce que je vous reproche ! » Et Djeddih répéta lentement : « Préférer des fantômes dociles à des hommes vivants.
– -Taisez-vous donc ! Les gens de ce pays nous sont attachés ; c’est même pour cela que vous les égorgez.
– Ce que vous prenez pour de l’attachement, Guérin, n’est qu’une immense, une pathétique résignation au pire. C’est-ce fatalisme sur lequel vous jouez depuis plus d’un siècle et dont ils sont en train de se réveiller.
– Dont vous les réveillez, le couteau à la main. C’est la Liberté ou la Mort. Belle devise pour un assassin !
– N’était-ce pas celle de votre fameuse Révolution ? Je sais bien qu’elle n’est plus à la mode chez-vous. Il n’y a guère que les étrangers qui la citent encore, et vous prenez alors un air gêné… »
Roland chercha un dossier, ouvrit son stylo, commença d’écrire.
« Je ne suis pas ici pour discuter avec vous, fit-il en changeant de ton, mais pour établir le dossier destiné au juge. Je devrais, d’ailleurs, vous passer immédiatement par les armes. C’est-ce que vous feriez à ma place, n’est-ce pas ?
– Oui, dit l’autre après un instant. (Il souriait, mais ses maxillaires tremblaient.) Vos pareils nous ont donné l’exemple. La corvée de bois, vous savez ? Il suffirait de prétendre que j’ai tenté de fuir… Mais pas vous, Guérin ! Justement pas vous.
– Je suis le lieutenant Guérin, fit Roland d’une voix rauque, et je vais vous faire exécuter. »
Il s’était levé ; ses mains tremblaient, il était blanc. L’autre aussi ; mais son visage, en un instant, parut se revêtir d’un grand calme très méprisant. Ses lèvres prirent le pli de celles qui vont cracher.
« Vous n’avez jamais été le lieutenant Guérin ; sinon, vous auriez déjà disparu.
– Comme mon prédécesseur ?
– Exactement.
– Supprimer les meilleurs, hein ? Quel aveu de défaite !
– « Supprimer les meilleurs ? » Mais c’est la définition même de la guerre. Et quant à notre « défaite », écoutez-moi bien : cette guerre, nous l’avons déjà gagnée.
– Vraiment ! Vous croyez que l’Armée française…
– Cinq cent mille hommes, je sais ! Un soldat pour deux Européens. Mais justement, la guerre des effectifs est condamnée. C’est-celle des missiles, à présent, et les nations géantes vous y écraseront, ou celle des embuscades, et les nains comme nous vous y dépassent. Napoléon est mort, Guérin !
– Nous sommes devenus la meilleure armée de guérilla du monde.
– C’est vrai. Vous vous êtes approprié avec une sorte d’ivresse la tactique de ce Mao Tsé-toung qui vous a vaincus. Seulement, nous autres, n’avons pas besoin de lire Clausewitz, Lénine ou Mao : notre guerre est révolutionnaire par nature. Le 1er novembre 1954, nous étions cinq cents, armés de fusils de chasse. Vous débarquiez vos blindés ; inutile ! Nous étions déjà vainqueurs, par définition. »
Roland posa ses deux mains à plat sur la table.
« Maintenant, taisez-vous, ordonna-t-il.
– Je n’ai plus rien à dire, en effet, et plus rien à faire. Aucun enfant musulman ne viendra plus jamais à vos séances. (« Si ! pensa Roland, mais ils seront mieux gardés… ») Plus aucune femme à vos ouvroirs ; bientôt plus un seul ouvrier sur vos chantiers.
– Nous reprendrons l’interrogatoire cet après-midi. Je vous confronterai aux habitants d’ici et à ceux des autres douars. J’irai jusqu’au bout, Djeddih, je vous en préviens.
– Aucun ne me reconnaîtra ; ils garderont les yeux baissés. Même prisonniers, même torturés, nous sommes les vainqueurs ; eux ne s’y trompent pas.
– En tout cas, je vous remercie, dit Roland d’une voix blanche : à présent je sais pourquoi je fais la guerre. »
La haine l’habitait tout entier ; il rappela les moghaznis :
« Emmenez-le et gardez-le à vue ! » Mais en donnant cet ordre, il n’humiliait que lui.
Lorsque les trois hommes furent sortis il marcha jusqu’à la fenêtre et l’ouvrit toute grande. Un air glacé mais pur prit possession de la pièce, en chassa les odeurs, les haleines, les paroles mêmes. Agrippé aux montants de la croisée, Roland respirait avec application, à la manière des grands malades, et sentait monter en lui, avec la très sûre lenteur des marées, la paix désespérée de l’hiver. Quand le froid l’eut tout à fait investi, presque mis à nu, il ferma la fenêtre à regret.
Dans le couloir, il se heurta à une vieille femme : la mère de Benismah qu’il avait oubliée.
Sans un mot, il la fit entrer et s’asseoir ; il ne voyait d’elle qu’une masse d’étoffes sombre, deux mains lasses et, comme elle était voilée, un regard d’argent cerné de plomb. Lui-même s’assit en face d’elle, non pas derrière cette table dont les dossiers lui paraissaient soudain si futiles, mais sur la chaise même qu’occupait Djeddih – s’assit en face d’elle et se tut. C’était la mère de Benismah et Benismah était mort. Ces mains avaient donc tenu, soutenu, retenu le petit enfant Benismah. Tant de soins inutiles ! Inutiles comme elles-mêmes désormais, mains veuves de tout geste. Dans un bourg de la Vendée ou de l’Aveyron, une mère française qui a reçu l’avis de la mairie « Mort pour la France », pose pareillement sur ses genoux noirs ses mains immobiles, inutiles ; mais elle ne peut, comme celle-ci, voiler son visage boursouflé, salpêtré de larmes. Cette femme sans âge, sans plainte, il lui parut soudain qu’elle était l’Algérie elle-même : « Une pathétique résignation au pire… » – Et il lui en voulut de cette acceptation si docile. « Ma mère, à sa place… » – Eh bien, mais son père n’était-il pas mort, précisément, des suites d’une guerre dont personne ne se souvenait ? Dans un territoire sur lequel la France n’avait plus aucun droit ? Cette résignation dont les hommes font une vertu si commode, n’était-elle pas une lâcheté : celle des victimes, plus grave, plus coupable que celle des bourreaux ?… Benismah tué – par qui ? Par son cousin peut-être. Que pouvait y comprendre cette vieille femme ? Et le petit garçon Saïd, qu’y pouvait-il comprendre ? Et Djeddih le tueur ne s’en sentait aucunement coupable ; et le lieutenant Guérin non plus, jusqu’à cet instant, jusqu’à cette confrontation silencieuse avec une vieille femme dont les yeux gris ne cillaient point. Si seulement elle avait pleuré, les paroles fussent venues toutes seules… Elle ne pleurait pas ; mais un tel silence s’était établi entre eux que Roland perçut distinctement le grignotement d’une pendulette sur son bureau. Le temps ne s’était arrêté que pour Benismah.
Il se pencha brusquement vers la vieille femme, lui saisit la main et la baisa. (Cette odeur terreuse et musquée.) Les yeux gris s’agrandirent d’étonnement. La mère de Benismah se leva, murmura une parole que Roland ne pouvait comprendre ; il répondit d’un mot qu’elle non plus n’aurait su traduire ; puis elle sortit très vite. Roland se rappela le petit blessé du cinéma, son langage inconnu ; et il se demanda si, dans cet enfer absurde, les seuls qui, sans contrainte ni discussion, auraient pu s’aimer tout à fait, n’étaient pas condamnés à ne point se comprendre.
Il se sentait absolument désemparé. D’instinct, comme il avait ouvert la croisée tout à l’heure, il poussa la porte du bureau voisin, se laissa tomber sur la chaise dure.
« Fennec, fit-il d’une voix qu’elle reconnut à peine, tout cela est stupide et désespéré…
– Les situations ne sont désespérées que quand les hommes le deviennent. »
Il soupira, crut sourire et dit machinalement :
« Je dois manquer de courage…
– Certainement. »
Roland se leva d’un bond. (Sandrine… L’escalier… « Je crois que tu es lâche… »)
« Qu’est-ce que vous venez de dire ? »
Elle hésita. Ses joues, si semblables à des carènes, parurent se creuser encore. Elle ferma ses paupières, les garda longtemps baissées, commença même de parler avant de les relever.
« Je crois, fit-elle très lentement, que vous ne possédez pas ce qu’ils appellent le courage. C’est tout. »
Il dut se rasseoir. Elle vit un sourire triste et provocant se dessiner sur ce visage soudain si pâle, le sourire des inculpés.
« Et vous me méprisez ?
– Vous me méprisez d’être blonde ?
– Comment ?
– On est courageux ou… le contraire, comme on est roux ou châtain : c’est physique.
– Il faut au moins avoir la fierté de… de se teindre !
– Mettons la politesse. Vous l’avez eue, puisque vous vous êtes engagé.
– Il y a donc de la politesse dans la bravoure !
– Et du respect humain, et surtout du manque d’imagination ; presque rien d’autre. Malheureusement, vous avez beaucoup d’imagination et une compassion plus forte que vous-même.
– Je vous remercie pour toutes ces consolations, dit Roland assez sèchement ; mais, à votre place, je mépriserais assez le lieutenant Guérin.
– Ceux qui se méprisent, murmura-t-elle sans le regarder, il ne faut pas les mépriser mais, au contraire, les aimer deux fois plus : pour soi et pour eux.
– Vous êtes chrétienne ? J’en étais sûr.
– Merci.
– Ce n’est pas un compliment ! Ma mère, qui l’est aussi, m’a élevé dans cette « compassion » qui…
– Elle vous a donc façonné une âme au-dessus de vos moyens.
– C’est le corps qui façonne le caractère.
– Ce serait un bel alibi ! Mais non, l’âme se sert du corps ; et celui-ci la trahit parfois. Écoutez-moi, reprit-elle d’une voix altérée parce qu’il venait de hausser les épaules : ce qui tremble le plus, ce n’est pas l’aiguille de la boussole, mais la main qui la tient. Ce n’est pas l’âme qui bronche, mais le corps. »
Il lui saisit le poignet presque brutalement.
« À votre tour, écoutez-moi. Le capitaine est mon ami d’enfance ; et, depuis l’enfance, il me désespère : plus grand que moi pour tout ce qui compte à mes yeux.
– C’est l’inverse ! Ne compte à vos yeux que ce en quoi il est plus grand que vous… D’ailleurs, vous vous trompez encore : les autres ne sont ni plus ni moins purs, généreux ou lâches que nous ; ils le sont ailleurs, à d’autres moments. Leurs anges et leurs démons leur donnent d’autres rendez-vous que les nôtres…
– Vous avez des explications pour tout, voilà le travers des chrétiens. Mais ce ne sont que des paroles. Moi, je sais ce que je suis venu faire ici – et ce n’est pas la guerre pour ceci ou pour cela. Je me moque pas mal de l’Algérie… Enfin, reprit-il plus bas, je m’en moquais jusqu’à… jusqu’à ces jours-ci. Ce n’est pas la guerre que je fais, c’est un duel que je poursuis.
– Tous les hommes en sont là », dit-elle en détournant la tête.
Elle croisa ses bras sur la table, y posa doucement son visage navré, ferma les yeux. Roland la regarda : ces paupières plus claires que le reste du visage, ces tempes presque transparentes où courait un fil bleu. Il les vit battre imperceptiblement. Le cœur secret, du fond de ses grottes, envoyait ses vagues impatientes mourir sur cette plage. Si fragile, si précieuse – si menacée… « Je voudrais la connaître, se dit-il. Son âme, je voudrais connaître son âme. » Presque aussitôt cette pensée lui parut absurde ; il y tenait pourtant. Il avança sa main, hésita, retira sa main.
« Fennec, dit-il très doucement, il faudrait que je m’endurcisse. Mais je n’y tiens pas, voilà le pire… (Elle ne bougeait point.) Fennec, qu’est-ce qu’on peut faire ?
– Quoi ! demanda-t-elle sans relever la tête, vous voulez un conseil, une de ces « paroles », encore ? » Comme il ne répondait pas, elle se redressa lentement, les yeux grands ouverts :
« Alors, retenez celle-ci à tout hasard : « Qui veut sauver sa vie la perdra. »