II
LA PEUR EST MON PAYS
COMME ils atteignaient les premières maisons du douar M’Terdin, un vol de gosses s’abattit sur la jeep et s’y accrocha de toutes parts. Très lentement, Georges conduisit jusqu’au marabout sa cargaison de cris, arrêta la voiture, sortit de ses poches des bonbons et les distribua tandis que les deux moghaznis grondaient en vain.
« Bonjour, mon commandant, fit un vieillard qui en précédait cérémonieusement plusieurs autres et s’appuyait sur un bâton épineux.
– Salut Hadj Abdallah… Salut Si Saadi… Salut Boutencha Brahim, et toi aussi Benkabrane. Voici le lieutenant Guérin qui remplacera votre ami Morambert. (Deux vieux levèrent les mains au ciel.)
– Bonjour, mon capitaine, fit le patriarche en s’inclinant devant Roland. J’ai des affaires pour toi : mes trois petits-fils veulent un laissez-passer pour Reuilly ; la veuve de Mendjoul n’a pas reçu sa pension ; le frère de Boutaleb… »
Georges l’arrêta, en riant :
« Doucement ! Dans trois jours, le peloton fera une grande visite d’amitié à M’Terdin. Le lieutenant sera là : tu pourras lui envoyer tes délégués présenter les affaires.
– Et le toubib aussi sera là ? demanda l’un des vieux d’une voix très creuse.
– Bien sûr.
– Alors, reprit « le Président », le comité préparera un méchoui pour tes soldats, mon commandant. Et, si tu veux, je me ferai photographier à côté de toi ; mais apporte un drapeau : il faut que les jeunes le voient. »
Avec un grand respect, Georges le prit par le bras pour le reconduire jusqu’à sa maison. De nombreux hommes les y attendaient en silence. Un à un, ils voulurent serrer la main de Roland ; mais la plupart gardaient les yeux baissés. « Ils ont l’air triste, pensa-t-il ; non, résigné… » Seuls les enfants poursuivaient, à travers cette forêt de jambes, leurs courses heureuses. Des femmes les dispersèrent, à grands voiles, comme on chasse des mouches. Une odeur forte et douce, une senteur d’épice flottait dans la pièce sombre ; le parfum du thé à la menthe s’y mêla insidieusement.
« Hadj Abdallah, dit le capitaine, il s’agit d’en finir à présent. Tu sais que je suis votre ami ; il faut que vous deveniez les nôtres.
– Mais nous sommes tes amis, mon commandant !
– Pas tous. Il y a des hommes de ce douar qui se cachent lorsque nous arrivons. Seulement moi, je vois tout, tu le sais !
– Je te jure, mon capitaine, fit un des jeunes en s’avançant, la main haute, je te jure que tous les hommes d’ici… »
Du bout de son bras maigre, le patriarche brandit son bâton et lui tapa sur la tête.
« Tais-toi, Benhadoum !… Mon commandant, tu as raison : il y a des hommes dans les mechtas qui ne sont pas venus te voir. Que veux-tu, « les Sauvages » les ont obligés à travailler pour eux ; maintenant ils ont peur.
– Peur de moi ? fit Georges en se levant.
– Ne t’offense pas ! On leur a dit que…
–… Que si « les forces du Mal » mettaient la main sur eux, ils seraient égorgés. Mais qui égorge ici, demanda l’officier avec un regard circulaire (et, un à un, les hommes baissèrent les yeux), moi ou les fellaghas ? »
Un vieux qui était borgne et tenait sa tête renversée en arrière tel un chameau offensé, éleva la voix dans le silence :
« Ici, ce sont eux, dit-il doucement. Oui, ici ce sont eux. »
Tous les regards se firent sombres pour se tourner vers lui, puis vers le capitaine, puis vers le sol.
« Que veux-tu dire, Si Saadi, « ici, ce sont eux » ?
– Mon capitaine, ne m’oblige pas à parler… (Il cacha, d’une main, son seul œil vivant avant de poursuivre.) Si tu sais tout, tu sais bien qu’ailleurs ce sont tes soldats qui font le mal, qui pillent et qui fusillent et qui mettent le feu… Le frère de ma femme était à Azmour et deux petits cousins à Aïn-Baïda. Je te demande pardon, mon capitaine, ajouta-t-il.
– Tu me l’as raconté, fit le Président d’une voix criarde d’impatience ; et qu’est-ce que je t’ai répondu ? Dis au commandant ce que je t’ai répondu !
– Il m’a répondu que ceux qui avaient fait cela n’avaient sûrement pas le même drapeau que toi, mon capitaine. »
Georges sortit son mouchoir pour essuyer son front. « Il n’y a rien à répondre, pensa Roland qui souffrait. Rien à répondre… Comment puis-je l’aider ? »
« Envoie-moi tes cousins et le frère de ta femme, dit enfin Georges. Je les écouterai ; je ferai mon enquête ; et je te promets que…
– Mes cousins ont été éventrés par les soldats, mon capitaine ; et l’autre ne viendra pas non plus : il a peur.
– La peur ! La peur !… C’est elle qui fait commettre toutes les bêtises, tous les crimes ! Les soldats dont tu parles, Si Saadi, ont dû avoir peur, eux aussi : peur d’être trahis… Écoutez, reprit-il, lequel d’entre vous peut répondre entièrement de tous les membres de sa famille ? Lequel, hein ? – Eh bien, moi non plus !… Mais ici, il n’y a que vous et moi ; nous nous connaissons bien, nous sommes des amis ; vous savez que jamais…
– Mon capitaine, dit un autre jeune sans élever la voix, maintenant tu es ici et nous sommes tranquilles. Mais, cette nuit, tu seras dans ton poste avec tes soldats ; et nous, nous serons seuls et nous aurons peur… Et puis, si tes chefs t’envoient autre part, qui viendra à ta place ? Nous autres, nous sommes attachés ici ; mais toi, fit-il en baissant la voix, ce n’est pas ton pays : tes parents sont ailleurs.
– Oui, dit Georges, ailleurs et ils y vieillissent seuls. Et moi je ne suis pas près d’eux afin de rester avec vous. Que voulez-vous de plus ? »
Il y eut un long silence ; les hommes hochaient la tête ; le patriarche frappa la terre avec son bâton.
« Tu as raison, mon commandant. Ils sont fous de ne pas venir à toi. Je vais leur parler et, demain…
– Non, je veux qu’ils réfléchissent. Dans trois jours, je reviens ; s’ils sont là, avec une arme ou des renseignements pour me prouver la sincérité de leur ralliement, je leur donnerai le pardon. Dis-le-leur, Hadj Abdallah.
– Bois ton thé, mon commandant. Et toi aussi, mon capitaine. »
Mais le « capitaine » Guérin était incapable du moindre geste. « Je leur donnerai le pardon… » – Comment Georges avait-il pu prononcer une telle phrase ? Et n’était-ce pas ce langage que lui-même devrait leur tenir dès demain ?
« Nous partons, dit le capitaine en se levant (et tous en firent autant), Hadj Abdallah, tes petits-fils demandent des laissez-passer pour Reuilly, et beaucoup d’hommes de M’Terdin ou de Saada veulent partir travailler à Alger ou en métropole.
– C’est parce qu’ils ont peur des Sauvages, mon commandant.
– Je le sais bien ; mais si tout le monde quitte le pays, qui le fera vivre ?
– Ils enverront de l’argent.
– Ce n’est pas l’argent qui fait vivre, ce sont les troupeaux, la terre ; qui la cultivera ?
– Nous t’achèterons la viande et la semoule, mon commandant.
– Mais qui la fera pousser ?
– Alors il faut donc rester et mourir, dit l’un des jeunes, et c’était à peine une question qu’il posait. Ton neveu est en prison, Si Saada, continua-t-il en s’adressant au borgne ; il dit qu’il est malheureux ; moi je trouve qu’il est bien tranquille.
– Mourir ou aller en prison ? Et si on choisissait plutôt de vivre heureux et en paix, tous ensemble ? proposa Georges – mais Roland trouva que sa gaieté sonnait le creux. Dans trois jours, nous revenons vous voir. Allons ! »
Les gosses attendaient à la porte ; Hadj Abdallah les écarta rudement à coups de canne qu’ils esquivaient en riant.
« Je voudrais rendre visite à la mère et à la femme de Kadour, murmura Georges dans la vieille oreille ; mais sans témoins, comprends-tu ? »
La petite maison se dressait à l’écart des autres, derrière le cimetière, pareille à un grand tombeau blanc. Georges entra, présenta Roland aux deux femmes et garda longtemps le silence. À aucun moment la jeune n’avait montré son regard ; Roland s’aperçut que la vieille pleurait mais sans que remuât son visage.
« Zachia, lui dit enfin le capitaine, je devine tes sentiments et j’ai du chagrin avec toi. Mais il faut que la vie continue pour Djemilah et pour son petit. Où est-il donc ? S’étonna-t-il.
– Ici », dit une voix très haute, et un petit garçon s’avança dans la lumière.
Roland ne vit d’abord que ses yeux, immobiles et apeurés comme ceux d’une bête.
« Viens me serrer la main, Saïd », fit Georges en tendant la sienne.
Mais il demeura, le geste suspendu, car le petit garçon, sans un bruit, venait de se fondre dans les ténèbres. On entendit seulement, au-dehors, une galopade légère.
« Il faut lui pardonner, mon capitaine, dit Djemilah d’une voix qui ressemblait à celle de Saïd : il a peur de tout, maintenant.
– Zachia, reprit l’officier, si ton fils Kadour revient…
– Il ne reviendra plus, cria la vieille ; ou mes yeux ne le verront pas !
– Il faut qu’il revienne, et il faut que tu lui pardonnes. Slimane était mon ami, tu le sais. Je suis sûr que Slimane a pardonné à son fils ; toi, sa mère, tu dois…
– Les morts peuvent pardonner, les vivants n’en ont pas le droit.
– Alors, ce ne sera jamais la paix dans ce pays, jamais plus !
– Peut-être », dit la vieille.
Georges se leva, Roland, qui l’observait, lui trouva les épaules basses, la nuque accablée.
« Je reviens dans trois jours, Zachia. Je prendrai le café chez toi – le café au poivre, comme l’aimait Slimane. D’ici là, réfléchis encore, je te le demande… Accompagne-moi, Djemilah. »
Quand ils se furent éloignés du seuil, Georges se tourna brusquement vers la jeune femme :
« Kadour est revenu, la nuit. Je le sais, ajouta-t-il très vite. Dis-lui, Djemilah, dis-lui que je comprends, que je lui ai pardonné, qu’il doit venir à moi.
– Les autres nous tueront, mon capitaine.
– Pas s’il leur rend son fusil. Et puis, s’il le désire, je vous prendrai tous à Ain-Tsimra, avec moi.
– Mais le troupeau ?
– Vous amènerez tout. Saïd ira à l’école. Kadour sera mon garde du corps : tu vois que j’ai confiance en lui ! Dis-le-lui lorsqu’il reviendra. »
Roland vit une petite ombre mobile qui s’écartait de celle, tortueuse, d’un olivier ; puis un visage étroit qui risquait un œil immense dans leur direction.
« Saïd, cria soudain Roland, je reviens dans trois jours. Je t’apporterai quelque chose, pour toi seul ! »
Georges le considéra avec surprise.
« Bien, lieutenant Guérin !… Allons-y. Prends le volant, Benismah ! » Ils s’assirent à l’arrière.
« Qui est Kadour ? demanda Roland à mi-voix.
– Le fils de ce Slimane qui a fait toute la campagne d’Italie avec l’armée française. Il était ouakaf de Mr Terdin, et il avait refusé d’adresser la parole aux fellaghas. Un soir, une bande entière est survenue ; ils ont mis une corde au cou de Slimane et de son fils et les ont emmenés jusqu’à l’oued. Là, ils ont mis un couteau dans la main de Kadour et lui ont appuyé contre le dos le canon d’un fusil : trois minutes pour égorger son père ! Sinon, il serait abattu ; et son père aussi, mais par leurs soins. À la troisième minute, Kadour a tué son père. Ils l’ont emmené : ils pouvaient désormais compter sur lui… En passant, ils ont prévenu la vieille qu’elle revienne chercher le cadavre – mais pas avant cinq jours, afin qu’il serve d’exemple. Zachia ne pardonnera jamais à son fils.
– Elle aurait préféré perdre les deux ?
– Oui, et je crois qu’elle a raison, répondit Georges tout bas.
– Non, fit Roland d’une voix un peu rauque, chaque vie compte. Et puis, il y a sa belle-fille et le petit Saïd.
– Ce sont les vieux qui mènent ici ; et une vie n’y compte pas autant qu’ailleurs.
– C’étaient les vieux qui menaient, rectifia Roland ; et si, depuis un siècle, on s’était persuadé que, non seulement la mort d’un homme, mais d’abord sa vie valent autant que la nôtre…
– Et si eux-mêmes ne le pensent pas ?
– Alors, de quel droit les dominer si nous nous alignons sur eux chaque fois que cela nous est commode ? De quel droit jouer à Dieu le Père et leur « accorder le pardon » ?
– Bien ! fit Georges en regardant devant lui, l’œil dur, traite-les en égaux, en intellectuels, et tu verras quels désastres…
– Quels désastres ? Pire que l’actuel ?
– Parle plus bas, commanda Georges. Et cesse de me rendre responsable des événements. Moi, j’ai ordre de les rallier à mon pays ; et cette mission me plaît parce que j’aime mon pays. Et, pour la remplir, j’emploie les moyens et le langage qui sont efficaces. C’est tout.
– Les rebelles, eux, emploient un autre langage et d’autres moyens qui doivent être diablement « efficaces » puisqu’une partie de l’armée les imite. Tu transpirais quand le vieux borgne a parlé ; moi aussi.
– Je ne peux pas tout porter sur mes épaules, dit Georges d’un ton très las : l’armée française tout entière, plus un million d’Européens, plus un siècle de colonisation. J’ai des ordres et je les accomplis en risquant ma vie chaque jour.
– Ce n’est pas une justification suffisante.
– Risque-la d’abord ; ensuite, on verra. »
M. Lecœur… Roland songea brusquement à lui. « Ce terrible piège de la loyauté, pensa-t-il. Le devoir d’État, le devoir accompli… C’est sans issue ! Quoi de plus dangereux que les héros ? Et pourtant comment vivre sans eux ? » Il regarda Georges : ces yeux fixes, ce visage de bronze sillonné de rides blanches – allons, c’étaient ceux du lieutenant Mansart.
« Des anges, murmura-t-il, des anges de proie…
– Qu’est-ce que tu viens de dire ?
– Rien.
– Benisinah, tu prendras à gauche après l’oued !
– Vers Smendou, mon capitaine ? demanda le soldat avec un étonnement craintif.
– Jusqu’à la piste de l’Ait-Taza ; nous monterons à pied. Achour, ouvre l’œil !… – Tout paraît si simple avec eux, reprit Georges comme s’il parlait à lui-même. Seul compte l’essentiel : le lait, les semences, le toubib…
– Comme chaque fois qu’on touche le fond, mauvais signe !
– Ils vivent entre trois divinités en À : Allah, les Paras et les Fellaghas, qu’ils implorent ou maudissent tour à tour… Notre sécurité repose sur leur amitié, et celle-ci sur leur sécurité.
– C’est un cercle vicieux.
– La force et la ruse y échouent très vite, tu verras. Reste la patience, l’apprivoisement.
– Un immense filet de compromission et de représailles : voilà ce que les fellaghas et l’armée ont jeté sur le pays… Pour te prouver leur amitié, il faut qu’ils trahissent les leurs.
– Qui sont « les leurs » ?
– C’est toute la question.
– Écoute, fit Georges en baissant la voix, après une opération nos propres harkis, nos soldats musulmans, laissent une poignée de cartouches dans les creux de rochers, pour les autres !
– Mais…
– Et, là où il existe des groupes d’auto-défense, les habitants eux-mêmes envoient leurs femmes porter des provisions aux rebelles dans la montagne… Aux familles des fellaghas, je fournis, comme aux autres, des vêtements et de la nourriture ; on leur verse leurs allocations ; mais les gars reviennent la nuit, comme Kadour, demander des renseignements à leurs femmes, coucher avec elles, ou les rosser… « Au fond, ils sont heureux, les fellaghas ! Ils courent le djebel, ils ont autant de femmes qu’ils en veulent, ils mangent mieux que les autres. Pour beaucoup, c’est ça, « l’Indépendance » !
– Pour beaucoup, c’est ça, la guerre.
– Tu demandais : « Qui sont les leurs ? » Je te réponds : « les vainqueurs. » C’est pourquoi il s’agit de l’être ; c’est tout simple.
– Tu trouves ? Tout le monde trahit tout le monde, et c’est le pays de la peur… Vainqueurs ? Il n’y a qu’à regarder le paysage pour comprendre que personne ne le sera jamais.
– Bah ! il suffit de le faire croire jusqu’à ce qu’on le devienne. C’est-cela, la guerre, à présent !
– Non, dit Roland, c’est seulement la propagande. »
Benismah arrêta la jeep et saisit son arme.
« Mon capitaine, on t’accompagne.
– Non, vous deux, restez-là. Mais donne-nous les pistolets-mitrailleurs qui sont sous le siège… Merci. Tiens, vieux ! »
Roland prit avec désinvolture l’arme froide. En un éclair de mémoire, il revit le petit garçon si heureux, si rassuré de se barder d’armes de bois… « Je ne lui demanderai pas où il me conduit », décida-t-il. Mais son ventre frémissait de peur et ses oreilles bourdonnaient.
« L’Ait-Taza, le plus haut point de la région – Allons-y ! »
Ils montèrent en silence, parmi les oliviers, puis les lauriers-roses, puis des buissons épineux. Un avion s’annonça dans le désert du ciel, aperçut les deux hommes, descendit, reconnut les siens et battit des ailes pour les saluer. Roland, stupidement, s’en sentit raffermi. Presque heureux de se trouver avec Georges en pleine aventure, de ne plus se soucier du jour ni de l’heure…
Son compagnon s’écarta de la piste, contourna un rocher rouge. « Viens voir ! »… Dans le creux de la pierre, Roland aperçut une musette et une culotte de cheval.
« Leur propriétaire est en train de garder innocemment les chèvres, quelque part en contrebas, avec un fusil caché sous sa djellaba. Et peut-être nous a-t-il salués quand nous sommes passés devant lui… Nous voici au sommet. Regarde ! Cent kilomètres carrés de bled, notre royaume… Mais quel terrain de guérilla ! Toutes ces crêtes paisibles sont des observatoires ; et ces forêts, essaie de les compter, Roland ! Impossible de les surveiller d’avion ; impossible d’y poursuivre les bonshommes ! Les routes et les pistes, toutes encaissées : le paradis des embuscades ; et les mechtas, tellement dispersées qu’on ne peut ni contrôler ni protéger les populations…
– On n’en sortira jamais, dit Roland que cet azur aveuglait.
– C’est-ce qu’on dit les premiers jours ; et puis… – Prends mes jumelles, vite ! Là, regarde, le douar Smendou… Notre arrivée y a été annoncée – par le berger, peut-être – et tous les habitants sont en train de fuir vers la forêt. »
Roland vit, en effet, des centaines d’insectes blancs que la panique chassait en désordre vers la sombre tanière. Bientôt le douar parut une termitière morte. « C’est le jeu de la jungle, pensa Roland. Mais quand les grandes personnes reviennent aux jeux d’enfants, elles apportent la mort avec elles. »
« Ceux de M’Terdin aussi s’enfuyaient à notre approche, il y a seulement six mois ; et tu as vu leur accueil ce matin. Alors, il ne faut pas dire : « On n’en sortira jamais… » Retournons, à présent, commanda Georges, plus vite, mon vieux !… Surveille notre gauche, et regarde derrière toi de temps à autre ! »
Ils couraient presque. « Bon, il joue à m’effrayer », se dit Roland qui décida, comme autrefois, de devenir de bois. Georges remarqua son sourire singulier et pensa à son tour : « Il tient mieux le coup que je ne l’aurais cru. C’est donc un type complet ? » Et il s’en réjouit car, comme tous les cœurs bien nés, il aimait admirer.
« Tu as été long, mon capitaine ! » dit Achour, et Benismah lui-même, le sévère Benismah, se mit à rire de satisfaction.
« On rentre, mes enfants, le plus vite possible.
– Par la piste de Ouarzazat, mon capitaine ?
– Bien sûr. » Mais il se ravisa brusquement : « Non ! Par le gué de Sidi-Aïoun… J’ai peur d’une embuscade, expliqua-t-il tout bas à Roland. Ici, on vit de pressentiments… »
Ils n’échangèrent plus une parole jusqu’à la stèle romaine et la fontaine qui marquaient l’entrée d’Ain-Tsimra.
« Bon. Tu connais maintenant le but de ton travail ici, lieutenant Guérin. Les méthodes, tu les choisiras ; la routine, on te l’expliquera ; mais l’essentiel, tu l’as appris ce matin : ce pays et ses gens. Tu ne les aimes pas.
– Mais…
– Tu ne les aimes pas encore. Si tu n’y parviens pas, tant pis pour nous : non seulement tu rateras, mais nous raterons tous. Si tu y parviens… Si tu y parviens, reprit-il très bas, alors tant pis pour toi, car tu en souffriras, un jour ou l’autre. Tu es à la fois mon officier de renseignements et le chef de la S. A. S. ; cela facilite la besogne, mais la complique aussi car tu as quatre patrons.
– Quatre ? »
Georges compta sur ses doigts de cuir :
« Le sous-préfet, l’administrateur, l’officier des Affaires algériennes et moi – moi qui tâcherai d’arrondir les angles. Tu as aussi quatre collaborateurs : le toubib, le comptable, l’attaché musulman et ton assistant, qui d’ailleurs est une femme : Adrienne Lenormand. Et j’oubliais tes moghaznis, huit dont Achour et Benismah.
– Gardes du corps ?
– Gardes du corps, agents de renseignements, diplomates, chauffeurs – bref, plus utiles parfois que les quatre premiers réunis !
– Mais les autres officiers ?
– Le toubib, déjà nommé. Un révolté du genre taciturne et fronceur de sourcils, sauf avec les enfants – un grand-père-né ! Et puis les trois chefs de pelotons. Delarue, un réserviste comme toi : ingénieur, ne croit qu’en la guerre atomique et en l’armée presse-bouton ; nous trouve moyenâgeux avec nos guérillas ; mais parce qu’il est ancien scout, il crapahute comme un lion… Arnoux, deux ans de prison viet : s’est flanqué une indigestion de Mao Tsé-toung et nous en vomit encore de temps en temps… Enfin Fontville, pardon ! « Monseigneur de Fontville »… Pour les catholiques, comme pour les carburants, il existe sans doute du super et de l’ordinaire. Fontville, le comte Borderin de Caumont de Fontville, c’est la qualité extra-supérieure. La plus brave des trois, d’ailleurs, mais par provocation.
– Et c’est ton préféré, dit Roland qui détestait d’avance ce Fontville.
– Les professeurs ont des « chouchous », monsieur Guérin, pas nous. Pourtant, à la condition que tu acceptes de jouer le jeu, il y a quinze ans que tu es mon préféré, imbécile !
– Dix-huit, Georges : rappelle-toi la partie de cerf.
– La partie de cerf… »
Il hocha la tête en souriant et Roland vit, sur ce visage, remonter son expression d’enfance.
« Je me demande… commença Georges à mi-voix.
– Tu te demandes ?
– Rien. C’était une phrase pour Fabrice !
– Je peux encore comprendre, peut-être…
– Je me demande si la vie entière n’est pas seulement une partie de cerf.
– Alors, quel rôle choisis-tu, demanda brutalement Roland : cerf ou chien ?
– On choisit pour nous, répondit Georges sans le regarder. Descendons. »
La mosquée, la poste, l’école ; la sentinelle, le vestibule, la glace fendue – Roland se sentit heureux de les retrouver. « Un rien suffit à me rassurer ! Mais c’est aussi qu’un rien suffit à m’effrayer… »
Tout à l’heure, tandis que Georges lui décrivait les autres officiers, il s’amusait à les imaginer et, lorsqu’il pénétra dans le mess, ce fut un nouveau jeu de les identifier. Delarue, l’homme de la guerre technique, c’était le myope roux qui postillonnait en parlant. Arnoux, l’officier d’Indochine, portait le collier de barbe et fumait sa pipe en fermant à demi les yeux. Et le grand au teint d’ivoire, aux lèvres minces, aux cheveux ras, était « Monseigneur de Fontville ». Le toubib grogna un bonjour bourru mais, dès que Roland se fut détourné, il l’observa, les sourcils en tempête.
« Ta S. A. S. occupe tout le rez-de-chaussée. Fais-y un tour et, dans cinq minutes, ici, le verre de bienvenue ! »
Les pancartes qui désignaient les portes déplurent aussitôt à Roland ; il en trouva la raison. « Les mêmes caractères que BUREAU DE M. LE CENSEUR… Je ferai changer tout cela ! Tiens, il faudra aussi que je demande ce qu’est devenu le lieutenant de Morambert. » Le nom de son prédécesseur, il venait de le lire sur la porte de son bureau. Il la poussa doucement mais s’arrêta, interdit, sur le seuil : au milieu du décor attendu – table maculée, téléphone, machine à écrire d’un modèle ancien, au mur une carte à l’oreille tombante – il venait d’apercevoir un animal. Oui, sur cette chaise qui serait la sienne, un renard des sables, ramassé, tendu, prêt à fuir, le guettait et le tenait à distance de ses yeux fixes, pareils à ceux d’une bête empaillée. La grâce même, mais sauvage et pire qu’hostile : étrangère.
Depuis l’enfance, les bêtes trop vives terrorisaient Roland. Les épaisses, les lentes, il parvenait à s’y apprivoiser ; mais celles qui sont plus rapides que l’homme et dont le regard un peu fou brille de décisions inconnues, celles dont on ne sait jamais si, l’instant suivant, elles vont vous attaquer ou fuir, lui causaient une peur insurmontable. Depuis six semaines, depuis sa décision, il s’était laborieusement entraîné au courage, et les premières leçons portaient sur les animaux. Le professeur Guérin se contraignant en secret à caresser un chat inconnu, à emprisonner dans ses mains quelque papillon de nuit pour le libérer par la croisée ouverte… Qu’auraient pensé ses élèves, ou Mme Guérin ? Lui-même se prit à rougir en s’en souvenant.
Il demeurait là, immobile, à trois pas de la bête immobile. Alors il lui apparut que ce décor si médiocre, le sien désormais, l’observait, tribunal impassible, et qu’il lui fallait exorciser sa peur avant d’y pénétrer ; que la présence de ce renard des sables était un signe, l’une de ces épreuves apparemment futiles que les Chevaliers devaient affronter – bref que, de son premier geste, dépendait tout son comportement à venir. Ni un officier ni un professeur : un enfant en face d’un petit animal, et leurs deux cœurs allaient trop vite…
Il s’obligea d’avancer avec lenteur, la main tendue, en parlant à mi-voix :
« Pourquoi aurais-je peur de toi, petit fennec ? Ce sont les humains qui sont effrayants, eux seuls-Mais n’aie pas peur de moi non plus, je t’en supplie ! »
Les oreilles de velours beige, vastes comme des ailes, battirent craintivement ; les moustaches frémirent et la minuscule truffe noire se fronça pour mieux renifler l’inconnu, puis se tendit très dignement vers lui. Aussi lentement, Roland continua d’allonger une main qui ne tremblait plus. Alors, le corps entier de la bête se lova en forme de caresse et les doigts de Roland perçurent, en lissant enfin la toison douce et vibrante, le plaisir qu’ils lui procuraient. La main et la fourrure, les yeux rieurs et les yeux fixes poursuivirent longtemps ce silencieux dialogue.
Et, soudain, le petit animal s’évada prestement de sa prison de mains. Roland déconcerté le suivit du regard et s’aperçut seulement qu’on avait, sans bruit, ouvert l’autre porte et que quelqu’un était entré : une jeune femme, de taille petite, et qui l’observait en souriant. Un visage triangulaire dont la pointe s’achevait en un menton félin ; des joues dont les méplats allaient s’élargissant jusqu’aux tempes très pâles que des mèches blondes semblaient tirer en arrière comme si un poing invisible, crispé sur cette chevelure, tendait à l’extrême ce visage fragile et cependant implacable. À qui ressemblait-elle ? – Mais, bien sûr, au fennec qui venait, de se blottir contre sa poitrine et qu’elle caressait d’une main familière mais distraite.
« Lieutenant Guérin ?… Je suis Adrienne Lenormand. »
Elle l’observait toujours en souriant, étonnée de le voir étonné, ravie de le trouver apparemment si désarmé, ce Fabrice dont tant d’officiers se faisaient un épouvantail.
Roland inclina gauchement la tête, sans battre des paupières. Il venait de s’aviser qu’il n’avait pas regardé, peut-être même pas vu un seul visage féminin depuis un mois. Mais, depuis un instant ; il remontait à la surface, il retrouvait l’air libre. Car jamais il n’avait souffert de la peur à cause d’une femme ; les hommes, les hommes seuls terrifiaient et terrorisaient ; les hommes seuls rendaient la terre irrespirable.