V

PORTRAIT D’UN HÉROS

 

 

 

ROLAND entendit l’horloge sonner l’heure à deux pièces de là et il sut que Mme Guérin allait venir. Ce tintement si grêle, cette attente, l’imperceptible grincement d’une porte qu’on entrouvrait : tout cela, dans la nuit, donnait à l’appartement une soudaine profondeur. « Et une consistance à notre bonheur », songea-t-il. Ce mot l’irritait ; un mot de femme…

« Le vrai bonheur est à trois dimensions », prononça-t-il à voix basse, sans même y réfléchir, et il se demanda pourquoi cette pensée mystérieuse comblait son esprit en même temps qu’elle le désolait. Il répondit : « Entrez, maman » presque avant que le grattement se soit fait entendre. Une douceur aussi sensible mais imperceptible que le brouillard pénétra dans la chambre avec Mme Guérin. Son visage entier souriait, hormis ses lèvres.

« Maman, pourquoi avez-vous changé de coiffure ?

– Moi ? »

Il éclata de rire.

« C’était une plaisanterie, maman : la seule capable de vous faire sursauter.

– Tu es…

– « Absurde », c’est votre mot cette année, fit-il en se levant pour l’embrasser mais elle feignit de refuser. Non, non, pas absurde : beaucoup trop intelligent au contraire ; c’est la seule tare que je vous doive. Maman, votre coiffure…

– Quoi, tu ne l’aimes pas ? »

Elle venait de parler avec une sorte de coquetterie intimidée ; Roland se retint d’en sourire.

« Bien sûr que je l’aime ; mais comment savoir si je la préfère ? N’avez-vous jamais songé à en changer ?

– Si, mon chéri. Une fois j’ai projeté de me faire couper les cheveux.

– Oh !

– Tu vois, dit-elle en souriant sans joie. Oui, une seule fois dans ma vie, j’ai eu envie de pouvoir secouer la tête librement, connaître les tornades du vent ; et aussi ressembler aux autres femmes.

– Surtout pas ! Quel est l’intérêt de… ?

– Se sentir vivante comme elles, répondit Mme Guérin d’une voix altérée, et elle baissa les yeux car elle savait que Roland allait lever les siens vers elle. – Tu étais tout petit à cette époque.

– Et maintenant, vous n’aimeriez plus… ?

– Maintenant ! »

Cette fois, elle le regarda longtemps sans répondre, avec un sourire qu’elle croyait fier et qui était désespéré. Ce désarroi, Roland le ressentit aussi, mais pour lui-même. « Maintenant »… Sa propre existence n’était-elle pas, elle aussi, engagée tout entière sans sursauts, sans retours possibles ? Sans troisième dimension ? S’il n’avait vraiment recherché que sa sécurité sous le couvert d’une vocation si honorable, il en paierait ainsi le juste prix. De quoi se plaindrait-il ? Donnant donnant – c’est la maxime de la terre.

Assise non loin de sa table, à la frontière de la lampe et de l’ombre, Mme Guérin tricotait. Depuis qu’elle était entrée, le silence avait changé de densité : il ronronnait doucement comme le sang dans les artères ; c’était le silence des corps bien portants. Mais Roland se méfiait de son bonheur même.

« Qu’est-ce que tu fais, mon chéri ?

– Je corrige un devoir de français. Voilà, reprit-il en posant son stylo et en écartant sa chaise avec impatience. Il y a quelques années, vous me posiez la même question, vers la même heure, et je vous répondais…

– Je fais un devoir. » Un seul mot différent et tout est changé !

– Tout est changé ? J’ai l’impression que rien, jamais ne changera, au contraire.

– Ce serait trop beau », murmura Mme Guérin.

« Voilà justement ce que les femmes appellent le Bonheur ! pensa Roland, que rien ne change. Mais toi-même ? »

– Maman, depuis quand ai-je parlé d’entrer dans l’enseignement ?

– Depuis que tu es devenu un bon élève. »

Elle ne comprit pas pourquoi cette réponse paraissait tant le contrarier.

« Mais je l’ai toujours été, fit-il avec dépit.

– Allons donc, tu ne pensais qu’à te battre !

– Me battre, moi ?

– Tu te promenais bardé « d’armes » : deux épées de bois, une lance, un arc, des poignards un peu partout… (« Parce que j’avais horreur de me battre, justement ! ») Ton père te regardait en souriant », ajouta-t-elle en souriant aussi mais sans le regarder.

Il éprouva un vide brutal : l’irrémédiable regret de n’avoir jamais vu le regard de son père posé sur lui.

« Ce sont les bons élèves qui se font professeurs et les mauvais qui gagnent de l’argent, reprit-il avec amertume.

– Roland !

– Je n’ai pas dit de gros mots !

– Si, « argent ». Tu n’y as pas pensé en choisissant cette carrière ; pourquoi en parler maintenant ? Ton père non plus n’a jamais gagné d’argent, affirma-t-elle presque fièrement.

– Mon père a rencontré une femme pour qui cela ne comptait pas non plus. C’est assez rare. »

Ils se turent ; chacun pensait à l’inconnue dont l’arrivée altérerait tout ici. Ensemble, presque du même geste, l’un et l’autre retournèrent à leur ouvrage en soupirant.

D’instinct, Roland repoussait sous les autres copies celles dont l’écriture l’attirait ; comme tous les consciencieux, il mangeait son pain noir d’abord. Ce soir, il abattrait son travail tel un bûcheron scrupuleux, s’accordant seulement, entre chaque devoir corrigé, de respirer plus longuement, parfois de s’étirer. Portrait d’un Héros… Le Cid… Ruy Blas… Cyrano de Bergerac… « M. Lecœur avait raison… Attention à mes corrections : c’est le père qui les relira ! » Rivier a choisi pour héros un célèbre coureur automobile. Taffin-le-bellâtre a-t-il osé préférer Don Juan ? – Non, Polyeucte, l’hypocrite !

Onze heures. Roland aborde les copies « sympathiques^ », celles qu’il a gardées pour la fin. « Quand tu étais petit, dirait Mme Guérin, tu mangeais la pâte de la tarte et, seulement ensuite, les fraises… »

Il a posé le stylo rouge ; car ces devoirs-ci, il les lit d’égal à égal, avec des hochements de tête et des remarques qui lui échappent à mi-voix : « Oui… oui… Mais non, voyons !… » Il se donne la peine d’inscrire en marge le plan idéal, de récrire des phrases entières, de pasticher l’élève pour doter son devoir d’une conclusion.

Alertée par une série de « Non… mais non-sûrement pas ! » Mme Guérin rompt son silence respectueux et demande : ((Mauvais élève ?

– Au contraire ! Mansart…

– Ton cher Mansart ! Et vous n’êtes pas d’accord ? Sur quel sujet ?

– Le… (Il hésite. Pourquoi n’avoir jamais parlé de ce devoir-ci à sa mère ?) Le portrait d’un héros.

– Quel beau thème ! »

« Elle pense au commandant Guérin », se dit Roland et il ajoute :

« Héros au sens large du mot, bien entendu. Pas forcément militaire.

– Bien entendu, fait Mme Guérin en baissant les yeux. Et… qu’a choisi Mansart ?

– Un para.

– Un parachutiste ? C’est assez normal.

– Normal ? Écoutez !… « Il s’élance du ciel, tel un archange ; mais dans sa tenue bariolée d’homme-léopard, il règne aussi sur la jungle. C’est donc à la fois la légende dorée et la sorcellerie primitive qu’évoque ce guerrier dont les « exploits… »

– C’est bien écrit.

– Vous trouvez ? Ce style d’épopée pour…

– Quel âge a le petit Mansart ?

– Je ne sais pas. (Il est furieux.) Seize ans peut-être.

– Quel était ton héros à seize ans ? » Et, comme il ne répond rien : « Toi-même ? » Ajoute-t-elle à mi-voix.

C’était sans doute la première parole cruelle qu’elle lui adressait de sa vie. Il en fut déchiré, mais sut qu’il ne devait rien en laisser paraître. Il feignit donc n’avoir pas entendu et s’absorba dans sa recherche.

– Je ne sais pas, dit-il enfin. Jaurès… Gandhi… »

C’était faux ; mais il avait cherché un nom qui fût l’antidote du para, un héros que le commandant Guérin eût méprisé.

À son tour, sa mère fit semblant de ne pas comprendre et laissa retomber entre eux le silence. Elle dut dénouer plusieurs rangées de mailles qu’elle venait de manquer, et les manqua de nouveau. Elle ne pouvait comprendre comment elle avait pu exprimer une pensée aussi venimeuse ou même seulement la concevoir. Qui cherchait-elle donc à défendre en attaquant si vivement ? Ce qui la troublait le plus n’était pas cette question, mais la réponse qu’elle y faisait aussitôt et ne parvenait pas à chasser. « Je n’ai vraiment aimé que deux êtres, et pourquoi s’opposent-ils ? J’aurai été le seul point commun entre eux ; c’est donc ma faute… » Elle essayait de se persuader que, si son mari avait vécu…

« Si mon père vivait encore, pensait Roland, nous nous heurterions sans égards ; ce serait l’enfer. À moins que… – Mais bien sûr ! Il m’aurait élevé tout autrement ; je serais moi-même officier – officier de paras… » Il se sentait au bord des larmes : rage, honte, regret ? Il n’en savait rien lui-même. La copie de Mansart fit les frais de ce trouble.

Vous me décevez, écrivit furieusement l’encre rouge. Je vous demandais le portrait d’un héros ; vous me faites avec complaisance celui d’une brute… 4 sur 20.

On vit sortir l’élève porte-dictionnaire puis l’élève porte-cartable, puis M. Lecœur, souverain débonnaire suivi de ses naïfs courtisans. L’un d’eux avait respectueusement rentré la manche vide dans la poche gauche de sa veste ; mais elle s’en échappa, tel un oiseau pesant, à la vue de Roland Guérin.

« Tout à l’heure, mes enfants ! » ordonna le vieux maître en dispersant ses familiers.

Roland s’approcha de lui avec ce sourire filial que Mme Guérin elle-même ne connaissait pas.

« Quoi de nouveau, Fils ? (Il passa, dans l’écume de ses cheveux, une main qui ne fit qu’aviver leur désordre.) Et ton « héros » ?

– Vous aviez raison : une armée de Cid escortée de quelques Leclerc…

– Et pas un poilu de Verdun ?

– Pas un.

– Les ingrats ! Ils préfèrent Superman à leur grand-père.

– Oui, dit Roland, même les meilleurs d’entre eux. Tenez… » Il venait d’apercevoir Mansart, mains aux poches, front orageux, rasant les murs du réfectoire. Il appela :

« Mansart ! »

L’autre tressaillit mais poursuivit son chemin à peine plus vite, avec un naturel contrefait qui était plus comique qu’irritant. « Sa note l’a vexé, songea Roland avec une ombre de remords. Vais-je le rappeler ? – Non. » En vérité, il craignait que le vieil arbitre, à son côté, lui donnât tort.

« Et ce fameux Mansart, « le préféré de M. Guérin », quel héros a-t-il choisi ? demanda justement M. Lecœur.

– Je ne me rappelle plus », répondit Roland en détournant les yeux.

Ce fut encore Mansart qu’il aperçut, se glissant le long du Luxembourg, au moment où lui-même sortait du lycée et pénétrait dans ce tiède printemps comme dans une mer immobile. Mansart tout zébré par l’ombre des grilles, Mansart le montrant du doigt – mais à qui ? – et s’enfuyant. De nouveau, il eut la tentation de l’appeler, tant il se sentait mal à l’aise. « Pour lui, me voici désormais le prof – tout ce que je déteste… »

Si contrarié par cette pensée qu’il n’aperçut pas aussitôt le personnage. Il fallut que, s’écartant de l’ombre tigrée des platanes, l’autre apparaisse en plein soleil, panthère lui-même. Roland sursauta et cette image lui remit aussitôt en mémoire « l’homme-léopard régnant sur la jungle… » Un officier de parachutistes, en tenue camouflée de combat, le béret vert juste un peu trop étroit et très incliné sur l’oreille, s’avançait vers lui. Roland s’écarta ; l’inconnu en fit autant comme pour lui barrer le chemin.

« Monsieur Guérin ? demanda-t-il d’une voix que pourtant Roland crut reconnaître.

– C’est moi.

– Lieutenant Mansart, du 1er régiment étranger de parachutistes.

– Mansart ? répéta faiblement le professeur.

– Le frère aîné de votre élève, oui. »

Ce n’était pas l’aigu de ses yeux gris qui les rendait insupportables, mais leur fixité. Comme aimanté par ce regard, le visage tanné de soleil et sillonné de rides blanches paraissait entièrement contracté. Roland sentit une peur monstrueuse le gagner, et cette peur le démantelait : le cœur battait fou, les jambes le trahissaient ; mais il tentait de maintenir droit son esprit, tel un navire dans la tempête.

« Eh bien, demanda-t-il d’une voix rude (comme pour en imposer à ce corps si lâche), que me voulez-vous ?

– Vous parler un moment, répondit l’autre sans desserrer son regard. Allons boire un verre n’importe où !

– Je déteste les endroits où l’on boit.

– Bien sûr. »

« Il va me casser la gueule, pensait Roland. Et puis après ?… Mais loin du lycée, surtout ! Loin du lycée… » Pourtant, il savait que ses jambes se déroberaient sous peu. Il retrouva un souhait ignoble et vain qui l’avait tenté au seuil du service militaire : ((Si j’étais mutilé, je serais bien tranquille : on ne provoque pas un infirme… »

« Alors, s’impatienta l’autre, où pouvons-nous… ?

– Mais dans cette rue, dans ce jardin.

– Allons-y. »

Sa démarche était souple, allongée ; d’instinct, il avait pris un pas d’avance ; et Roland se sentait ridiculement étriqué. « Le chien et le loup… Et Mansart qui nous observe peut-être de je ne sais où (il se redressa) comme s’il s’agissait d’un jeu !… Jamais je ne lui pardonnerai ce guet-apens… »

Qui était-ce après tout ? – Un homme déguisé dont le métier consistait à tuer des inconnus en pays lointain ; et cependant le professeur Guérin, à quelques pas de son domaine, se sentait l’étranger, l’inutile. « J’ai raison, se répétait-il au rythme d’un cœur affolé. Oui, c’est moi qui ai raison… » Il avait raison mais peur, donc tort. Comment le pardonner au petit Mansart ?

Ils avançaient, sans une parole, à travers ce jardin nonchalant et remontaient en brise-lames un flot de promeneurs indifférents ; mais ce silence ne semblait peser qu’à Roland, silence de l’accusé que le juge vient de confondre. Cela tenait du cauchemar ; il sentit qu’il allait commettre un acte stupide : crier, ou s’enfuir. Il ordonna donc d’une voix blanche : « Asseyons-nous ici ! » et se laissa tomber sur n’importe quel siège. L’officier en empoigné un autre et le fit tournoyer pour l’enfourcher comme un cheval. Il s’était placé face à Roland, le tenant sous l’aimant de son regard et tournant le dos à la pelouse, aux fleurs.

« Alors, monsieur Guérin, vous n’aimez pas les parachutistes ?

– Je n’aime pas qu’on fasse des héros de n’importe qui.

– Nous non plus, par exemple ! Mais justement les paras ne sont pas « n’importe qui ».

– D’ailleurs, poursuivit Roland, la gorge serrée, je ne crois pas à l’héroïsme uniforme, par unités constituées.

– Pourquoi pas, lorsqu’elles sont constituées de volontaires ? Mon père est notaire, monsieur Guérin. Qu’est-ce qui, d’après vous, m’a conduit à la Légion ?

– -L’esprit de contradiction. »

Roland vit le visage se serrer en même temps que les poings et s’aperçut qu’à cet instant précis, il lui serait indifférent de recevoir des coups ; les rendre eût constitué le seul problème. Mais l’autre se contraignit au sourire.

« L’esprit de contradiction ? Peut-être bien. Quand je regarde tous ces passants avec leur air de spectateurs… Quoi de plus lâche qu’un spectateur ? » Demanda-t-il soudain.

Roland le dévisagea : le masque même du mépris.

« Je vous répondrai deux choses, fit-il très calmement (mais il se demandait comment l’autre n’entendait pas son cœur battre). La première c’est que sans spectacle il n’y aurait pas de spectateurs.

– Et le spectacle, c’est nous autres ?

– Oui, un super-western, et peut-être le seul rôle que vous soyez capable de jouer… »

Cette fois, il attendait la gifle, tout heureux d’avoir pris sur lui de la mériter enfin ; mais l’officier éclata de rire.

« Vous avez raison. Oui, c’est tout ce que nous savons faire et tout ce que nous aimons : nous battre… Et votre second argument en faveur des « spectateurs » ?

– C’est qu’ils ont payé leur place ; c’est qu’ils la paient chaque jour en travaillant, se levant tôt, prenant le métro, lavant la vaisselle – en acceptant tout ce que vous refusez.

– Alors nous sommes quittes, dit l’autre sèchement. Mais je ne vois pas pourquoi j’encourrais la critique ou la pitié de gens que je considère comme médiocres.

– Et pourquoi n’auraient-ils pas le droit de vous juger, eux aussi ? Donnant donnant ! »

L’officier rapprocha son visage de cuivre de celui, si pâle, de Roland. Il lui parut très beau ; il lui faisait horreur.

« Vous avez dit le mot : « donnant donnant. » C’est la clef de votre monde, c’est-cela même que je lis sur tous ces visages. Alors vous comprendrez que l’envie nous prenne de donner gratuitement, sans retour, non ? C’est peut-être cela que vous appelez héroïsme ou Courage : donner pour rien ?

– Non, dit Roland en détournant les yeux, ce que j’appelle courage, c’est tout bonnement ne pas avoir peur.

– Vous n’y connaissez rien ! C’est avoir peur mais aimer ça. »

Le professeur demeura un moment sans paroles, sans défense. Cette définition lui barrait tout espoir. Il murmura machinalement :

« Alors, si vous aimez cela…

– Où est le « mérite », n’est-ce pas ? Ah ! Vous n’êtes pas prof pour rien ! Et vous croyez que la vie est ainsi faite : des bons élèves, des mauvais et des profs.

– Finalement, oui.

– Inexact. Dans votre monde à vous, il n’y a « finalement » que ceux qui gagnent de l’argent, et les autres – et c’est irrespirable.

– Tandis que dans le vôtre ? »

Le lieutenant le considéra avant de répondre lentement :

« Ceux qui peuvent se regarder en face, et les autres. »

« J’espère que je ne regarderai plus jamais mon visage. Plus jamais sans honte en tout cas… » Roland Guérin se rappela ces dernières phrases d’une lettre qu’il avait déchirée mais dont chaque ligne restait marquée en lui comme une cicatrice. Il reprit pourtant :

« Allons donc, vous vous payez aussi : en galons, en décorations…

– Je ne porte même pas les miennes ! C’est seulement face à vous autres que nous avons besoin de ces preuves stupides : pour vous faire taire. »

Il avait parlé avec une telle hargne que Roland n’y tint plus :

« Et aussi face aux femmes que tous les clinquants éblouissent ! « Bellâtre » vient…

De bellum, belli : guerre – j’ai tout de même retenu cela. Mais vous vous trompez encore : les femmes ne nous sont qu’un passe-temps. On rencontre un copain avec une fille jolie ; il vous l’offre, comme une cigarette.

– Je me demande ce que vous ne méprisez pas !

– La mort. Celle des camarades, naturellement ; car la sienne, personne n’y croit.

– Invulnérable ?

– To-ta-le-ment. »

Il avait parlé à la façon de M. Lecœur. Roland se demanda si, aux temps de Verdun, son vieil ami aurait affiché un tel orgueil, un tel cynisme… Cette évocation le ragaillardit.

« Écoutez, fit-il en se redressant, je connais le genre d’entraînement auquel on vous soumet, et aussi l’espèce de gars que vous commandez. Je sais très bien que vous vous battez contre des bandes de partisans menées par des sous-officiers de chez-vous qui ont déserté. Tout ça… »

Il allait dire : « Tout ça, c’est la même graine », mais une serre d’oiseau de proie sur son poignet lui coupa la parole.

« Ah ! Non ! Ne touchez pas à mes hommes ! Si cela vous plaît d’humilier vos élèves, si vous pensez que c’est là votre métier, qu’y puis-je ? Mais le mien est de guider, de protéger et… oui ! D’aimer mes hommes. Alors, bas les pattes !… Sans patrie ? ajouta-t-il comme s’il ne parlait qu’à lui-même – C’est bien possible. Mais quoi ! Ils meurent pour la vôtre, et mieux que vous ne sauriez le faire. De quoi vous plaignez-vous ?

– Je ne pensais pas que vous étiez homme à vous payer de mots », dit Roland froidement.

Lui seul savait combien toutes ces paroles venaient de l’humilier et il ne cherchait plus qu’à blesser l’autre, advienne que pourra ! Pourtant, cette fois encore, l’officier se calma aussitôt.

« Vous avez raison : nous sommes au-dessus des mots, et même au dessus de vos principes. Au fond, mes gars sont sans désir, sans amour – sans patrie. Je suis sûr qu’ils estiment davantage leurs adversaires que vous autres.

– Se faire tuer pour défendre des gens qu’on méprise, c’est singulier.

– Pas plus que de mépriser ceux qui se font tuer pour vous !

– Vous tenez vraiment à vous sentir quitte avec…

– Avec vous, oui ! Vous êtes de la race qui m’est la plus étrangère.

– Les intellectuels ?

– Non, fit l’officier très lentement, les lâches. Ce n’est pas forcément synonyme.

– Je ne vous permets pas…

– Et la preuve, poursuivit l’autre avec une bonhomie exaspérante, c’est que justement vous me le permettez. Vous n’avez même pas songé à me gifler… Non ! Fit-il en arrêtant la main au vol, trop tard ! On ne gifle pas, « toute réflexion faite »… Je crois bien que je me serais laissé corriger sans réagir ; mais à présent, si vous bougiez, je vous écraserais… Vous connaissez la devise des paras ? ajouta-t-il en se levant. Elle peut vous être utile : « Qui « ose gagne. »

Roland voulut se lever à son tour ; il sentit à temps que ses jambes céderaient. Il feignit donc l’indifférence :

« Je sais qu’entre élèves-paras vous vous provoquez en combat singulier, pour le seul plaisir de vous battre. Ce n’est pas ma manière.

– Ce n’est plus la mienne. Pourtant j’étais venu avec cette intention ; mais j’ai vite compris qu’il vous fallait votre petite dose de dialectique : que vous ne vous sentiriez battu que sur votre propre terrain. Vous allez passer la nuit à trouver des tas de raisons qui me donnent tort ; mais votre gueule en ce moment suffit à me donner raison, monsieur Guérin. »

Il avança de quelques pas ; Roland demeurait sur place, foudroyé. Jamais il n’avait ni ne s’était détesté à ce point. S’il avait possédé une arme… ((Allons donc ! je ne le tuerais même pas : je me suiciderais… »

L’autre se retourna vers lui :

« Moi, je ne vous donne pas 4 sur 20, mais zéro… il ne vous reste plus qu’à souhaiter que je disparaisse. Alors, rassurez-vous : je suis un mort en sursis, et la guerre n’est pas finie.

– Là ou ailleurs elle ne finira jamais ! Et par la faute d’hommes comme vous, je viens de le comprendre ! » Cria le professeur.

Il se leva enfin. L’autre allumait une cigarette en dissimulant la flamme dans la conque de ses mains brunes.

« Je vous souhaite pourtant d’en revenir », ajouta brusquement Roland sans savoir si la générosité ou la perfidie lui dictait ces paroles.

L’officier leva sur lui des yeux presque étonnés, des yeux d’enfant. « Mansart ! pensa Roland, le cœur serré. Mon Dieu, quel gâchis… » La flamme de l’allumette éclairait encore le haut de la face immobile, comme une veilleuse le visage d’un mort.

« Il faut bien en revenir pour pouvoir y retourner », dit enfin le para en souriant et, de la main, il fit à Roland un geste presque amical, un geste d’homme.