VI

UNE NUIT DE PRINTEMPS

 

 

 

LE lieutenant Guérin précéda le gros du détachement et rejoignit Ain-Tsimra dans la matinée. Comme il se trouvait seul dans une jeep, il poursuivit son entraînement : conduire trop vite, se mettre aveuglément à la merci de la machine et de la piste et, le pied collé au plancher, se donner peur mais n’en pas tenir compte. Il ne s’accorda de répit qu’à la vue du minaret naïf qui dominait le bourg et s’avisa seulement alors qu’il était couvert de sueur. « Moins que le mois dernier, se dit-il, et mon cœur (il le vérifia) bat normalement. Donc, on s’y habitue. Donc, ce n’est pas des machines que j’ai peur, mais des hommes… Pas de la mort, mais de souffrir… Bon. » Et il ajouta en pensée : « Il faudra que j’en discute avec le Fennec », comme on dit : « J’en parlerai au docteur… »

En dépassant la stèle-fontaine, il s’en voulut du plaisir qu’il éprouvait à retrouver ce maigre décor que le printemps lui-même ne parvenait pas à guérir de sa pelade. Un voyageur pauvre et qui avait dû y coucher cette nuit sortit en s’étirant de la mosquée ; les deux taxis attendaient d’improbables clients et leurs chauffeurs buvaient au café maure ; au fronton buté de la mairie, le pan rouge du drapeau s’était, dans quelque tornade de poussière, empalé sur la pointe de la hampe. Rien n’avait changé.

La sentinelle, en présentant les armes, se permit un sourire joyeux et Roland ressentit une fois encore la grande fraternité militaire, cette complicité silencieuse dont les femmes sont jalouses. La poule noire, sans son maître, picorait dans la cour ; des nourritures invisibles. Roland gravit quelques marches vers l’étage du capitaine, mais se ravisa, courut à son propre bureau qu’il traversa sans y jeter un regard et poussa l’autre porte. Assise derrière sa table, Adrienne Lenormand leva vivement la tête comme quelqu’un qui, depuis des heures, répète ce geste de plus en plus impatiemment. Son visage s’éclaira d’une flamme de joie qu’elle rabattit presque aussitôt ; elle se mit debout moins lentement qu’elle n’eût voulu, et lui-même retint sa main plus longtemps qu’il n’eût dû.

« Alors ? demanda-t-elle à mi-voix.

– J’ai beaucoup à vous dire, beaucoup… Et ici ?

– Du bon et du mauvais.

– Je monte rendre compte au capitaine et je reviens. »

Sur le pas de la porte, il se retourna, ses yeux se fendirent :

« Où donc est le petit fennec ? C’est lui seul que je passais voir !

– Bien sûr. Il dort ; dois-je le réveiller ? »

Ils rirent ensemble ; chacun devina que l’autre n’avait pas ri une fois durant leur séparation, et chacun s’en réjouit.

« Content de te voir, lieutenant Guérin ! (Georges l’embrassa.) Et content qu’il ne te soit rien arrivé, ajouta-t-il à voix basse. C’était dur, hein ?

– Bah ! » Commença Roland ; mais cette hâblerie lui parut indigne d’eux. « Très dur, Georges. »

Le regard aigu se planta dans le sien :

« Tu as bien tenu le coup, je le sais déjà.

– Et tu en es tout soulagé !

– Pourquoi dis-tu cela ? fit l’autre vivement. Allons, viens m’expliquer les opérations. »

Il se dirigeait vers la carte murale ; Roland le retint par le bras presque brutalement :

« Non, c’est sans importance. Mais écoute-moi. »

Il entreprit de lui raconter sa dernière nuit : la torture, la gifle, la lutte… Le regard bleu ne le quittait pas ; il le sentait fixé sur lui tandis que, les yeux au sol, à petits coups, avec une douloureuse minutie d’artisan, il disait tout.

À la fin du récit, Roland étonné de ne rien entendre releva lentement la tête et vit son ami qui se balançait d’arrière en avant comme un petit enfant qui va perdre l’équilibre.

« Georges ! »

Il courut à lui, si pâle, et le contraignit à s’asseoir.

– Écoute-moi encore, lui dit-il. En opérations, à force de fatigue, de peur, d’abêtissement, on devient peu à peu insensible, cruel. On tolère, et puis on exécute soi-même toutes sortes de brutalités arbitraires. (Il en raconta.) C’est là que le mal commence, Georges. À froid, loin du risque, il devient sans excuses ; mais c’est le même mal. »

Rien. Statue d’albâtre, Georges ne faisait, ne répondait rien.

« Je crois, poursuivit Roland qui ne pouvait supporter ce silence, que notre sang charrie sans cesse la violence ; et peut-être le courage n’est-il que de la violence domptée… Et peut-être aussi cette violence nous est-elle nécessaire pour vivre, pour survivre… Que deviendrions-nous si les cellules de notre corps ne se reproduisaient pas ? Mais parfois elles se dérèglent, elles prolifèrent, et c’est le cancer. Notre violence aussi peut se pervertir et devenir cruauté. Tu ne crois pas, Georges ? »

Mais le capitaine n’avait sans doute rien entendu ; et à qui s’adressait-il lorsqu’il murmura :

« Ce ne sont pas les mêmes. Non, pas les mêmes. Aucun de nous…

– Que veux-tu dire ?

– Ils sont quelques-uns, pas des officiers comme nous autres.

– Si, fit Roland non sans cruauté, exactement comme nous. »

Son amertume s’irritait soudain contre cet ami envers lequel, un instant plus tôt, il usait de tant de ménagement. Un médecin, dont le patient s’aveugle, s’énerve parfois.

« C’est trop facile, Georges, de tout rejeter sur les autres.

– Encore plus facile de généraliser !

– Je refuse de faire de ce salaud un bouc émissaire. Si, demain, les circonstances l’y poussaient, chacun de nous…

– Non, cria Georges en abattant son poing sur la table.

– Allons donc ! Pour obtenir des renseignements grâce auxquels tu espérerais épargner tes hommes, ou capturer Smaïl et Herzalah ! (C’étaient les chefs rebelles de la région.)

– Non, répéta Georges plus faiblement.

– Surtout si d’autres se chargent de la besogne ! Et crois-tu que la police fasse autre chose, chaque jour et depuis toujours ?

– Elle a affaire à des assassins.

– À des suspects, le plus souvent ; et nous aussi. Les fellaghas, dès le début, ont agi en assassins : parce qu’ils n’ont pas les mêmes définitions morales que nous, et aussi parce que nos répressions leur en avaient donné l’exemple. Leur justification, comme la nôtre, est de clamer : « Ce sont eux qui ont commencé ! » Un argument de gosses qui se bagarrent… Tout cela est déshonorant, Georges. Le seul parti honorable serait d’arrêter les premiers, pas d’avoir commencé les seconds !

– Les lois de la guerre…

– Non, pas ça ! « La guerre est un acte de violence et il est impossible d’imposer des limites à la violence. » Arnoux la cite assez souvent, cette parole de Clausewitz ; et son cher Mao a dû énoncer aussi quelque chose d’analogue.

– Arnoux n’approuve sûrement pas ce… ces procédés.

– Ils (s’appellent torture, cria Roland. Et j’avais bien raison de la comparer au cancer : on n’ose pas non plus en prononcer le nom !

– Ni Arnoux ni aucun de nous…

– Encore ! Mais la fameuse « unité de l’armée », qu’est-ce que tu en fais ?

– Et que ferions-nous sans elle, Roland ? Que serions-nous ? Un agrégat de « Grandes Compagnies » !

– C’est justement ce que vous êtes en train de devenir. Partout l’opposition ou la rivalité : entre Active et Réserve, entre Avant et Arrière – et pourtant, on est toujours à l’arrière de quelqu’un !… Entre les Armes, ou suivant la couleur du béret, ou même selon le chef… Tous ces territoires, toutes ces entreprises dont un colonel est roi… « L’unité de l’armée », mais c’est seulement la guerre !

– Si tu étais d’Église, dit Georges avec une sorte de noblesse, tu sentirais, malgré ses divisions et ses partages, ce qui fait l’unité de l’Église. Et tu comprendrais pourquoi, en raison même de ses dissensions, l’obéissance doit y être absolue, comme le respect, même dans ses « marques extérieures… » C’est pareil pour nous autres, et Vigny s’est trompé : nos servitudes sont aussi nos grandeurs. »

Roland sentit se réveiller il ne savait quelle fierté :

« Je suis assez « d’Église » pour savoir que l’essentiel ne réside pas dans la tenue, la hiérarchie et les cérémonies, lesquelles vous sont communes, mais plutôt – sans parler de Dieu – dans l’engagement total des prêtres et leur célibat. Vous n’en êtes pas là !

– Vraiment ? fit le capitaine à mi-voix. La femme de Fontville demande le divorce ; il a reçu la lettre hier.

– La comtesse de…

– Neuf ans qu’elle n’a presque pas vu son mari. Et les enfants du toubib grandissent sans père tandis qu’il soigne ici les gosses des musulmans.

– J’ai tort, reprit Roland. Pour l’Église l’essentiel réside ailleurs : dans ce mystère, la Communion des saints.

– Tu n’as pas oublié ton catéchisme, c’est bien !

– Ce sont les mystères qu’on oublie le moins. Et celui-là m’a toujours fasciné : que les uns paient pour les autres, même sans le savoir…

– Non, dit Georges : que les uns rachètent les autres, et même à l’insu de ceux-ci. C’est tout différent.

– Si tu veux, consentit Roland que soudain l’œil bleu intimidait ; eh bien, cela n’existe pas chez-vous, tout de même ! »

Georges ne répondit pas. Mais son visage parut reprendre enfin couleur et vie, et il respira profondément comme un homme qui remonte de plongée.

Une mitraillade éclata. Roland se jeta contre le plancher ; il avait déjà sorti son pistolet et rampait vers la fenêtre.

« Bon réflexe, lieutenant Guérin ! fit Georges qui n’avait pas bougé. Tu n’en aurais pas fait autant le mois dernier. Mais ce sont seulement les hommes du poste qui fêtent à leur manière le retour de ton détachement. »

De la fenêtre, ils virent les camions poudreux, les gars en dégringoler, les copains les accueillir à grandes accolades. Georges retrouva les mots de leur enfance :

« C’est chouette, non, vieux frère ?

– Oui, dit tout bas Roland, furieux que les larmes lui montent aux yeux, mais le dernier camion n’arrive que demain… »

En ce moment, le dernier camion roulait à petite allure, entre Tichtet et Biar Tigzourt, portant trois cercueils de bois blanc : un gradé et deux hommes tués en opérations.

Le lieutenant Guérin descendit dans son bureau et, de la porte, aperçut le renard des sables qui rôdait précautionneusement sur sa table, reniflant les papiers d’un museau délicat.

((Indiscret ! »

La petite bête se contracta tout entière, battit des oreilles puis, reconnaissant un ami, ramena ses yeux à deux fentes presque indiscernables et sa gueule se fendit sur un sourire cruel.

Roland s’approcha, le caressa, reconnut parmi le courrier l’écriture ailée de M. Lecœur. « Il m’y parle du lycée… » Cela lui paraissait à la fois dérisoire et désespéré. La classe, la cour, l’horaire… Une autre planète.

« Lieutenant, appela doucement Mlle Lenormand, j’ai toutes sortes de choses à vous annoncer. Les bonnes ou les mauvaises, d’abord ?

– Les bonnes.

– Ah ! (Elle le dévisagea avec un sourire inquiet.) Vous êtes donc bien déprimé… Alors voici : le douar Smendou s’est rallié à nous.

– Tout entier ?

– Tout entier. Le colonel lui-même est venu « accorder le pardon ».

– Quelle comédie ! Heureusement, j’étais loin.

– Non, c’est injuste : ce ralliement était votre victoire. »

Il haussa les épaules :

« Les mauvaises nouvelles, à présent.

– On a retrouvé le vieil Hadj Abdallah égorgé près du gué de M’Fersada. »

Roland avait fermé les yeux et son visage montrait une sorte de grimace tremblante, pareil à ceux qui, lorsqu’ils pleurent, ont l’air de rire.

« Le capitaine ?

– Le capitaine l’a fait enterrer près d’ici avec, pour linceul, le drapeau de la photo.

– Ils profaneront la tombe.

– Elle est gardée.

– On ne peut pas employer l’armée française à monter la garde auprès des tombes, dit Roland sans relever les paupières. Quoi d’autre ?

– Un envoyé du juge est venu enquêter ici ; il a confronté Djeddih avec les habitants ; personne ne l’a reconnu.

– Les yeux baissés, sans même le regarder, n’est-ce pas ?

– Oui. C’est-ce que le juge appelle : « Aucun commencement de preuve. »

– Il va le relâcher, et Djeddih recommencera. Mais si jamais… » Il se tut.

« Si jamais vous le reprenez, vous ne le livrerez plus au juge. C’est-cela ?

– Oui, fit-il après un instant.

– C’est un mauvais chemin, lieutenant.

– Quoi d’autre, Fennec ? »

Elle attendit, à son tour ; puis, d’une voix altérée :

« Ils ont enlevé Saïd.

– Quoi ? »

Les yeux grands ouverts, la bouche aussi ; la gorge serrée.

« Le petit Saïd ! Quand ? Comment ?

– La nuit, chez sa mère, avec un mot de votre part : « Vous étiez rentré, vous aviez besoin de le voir sur-le-champ… »

– Et elle l’a laissé partir seul !

– Ils portaient l’uniforme des harkis, et l’un d’eux était le cousin d’Achour.

– Mais pourquoi, Fennec, pourquoi ?

– Pour obliger son père à se rallier à eux, je pense. Le capitaine a battu la région tout entière. Rien. »

Il cacha son visage dans ses paumes ; il avait l’air d’un orphelin déguisé. Mlle Lenormand s’aperçut juste à temps qu’elle tendait sa main vers lui pour caresser ses cheveux. « Comme on console un enfant », se dit-elle sans y croire.

Brusquement, il se leva et se mit à marcher en évitant de la regarder.

« J’en ai assez, Fennec ! Je ne peux plus les voir… Leur code d’honneur, leurs trophées, leur vocabulaire, tout me fait horreur. « Crapahuter » : cela sent le bahut et les bizutages, tout ce que je déteste !… Et ce décor militaire : lit de camp, poêle éteint, des bougies, des mégots – j’en vomirais, Fennec ! Cette race à la nuque raide qui, de promotion en promotion, se repasse aveuglément les consignes ! Au garde-à-vous, avec leur gueule de portes fermées ! Leur fonction leur tient lieu de visage…

– Vous mettez tous les officiers dans le même sac, remarqua-t-elle froidement. C’est donc cela aussi « l’unité de l’armée » : ce front de hargne qu’elle suscite !

– L’unité de l’armée ? Asseyez-vous et écoutez. »

Il lui rapporta son entretien avec Georges : la Communion des saints, l’unité, la torture. Elle pâlit aux mêmes passages que le capitaine et dit seulement :

« Je le savais. Mais vous aussi ; sans quoi vous ne seriez pas ici, rappelez-vous… Eh bien, poursuivit-elle avec ce faux entrain sans lequel on n’ose aborder les sujets délicats, vous vous êtes bien comporté en opérations. Vous voyez bien que le courage…

– Aucun, Fennec ! Aucun courage. Simplement, à la fin, une certaine assurance. Même pas ! Mais vous aviez raison : de la « politesse ».

– Le désir d’être en bons termes avec tout le monde nous induit en veulerie. Il y a donc une politesse qui mène à la lâcheté et une autre à la bravoure… Vous êtes en train de changer de politesse, lieutenant !

– C’est moins simple. (Il se rappela son entraînement en jeep.) Je crois que je n’ai plus peur de mourir, mais seulement de ne pas bien me tenir.

– Peur d’avoir peur ?

– Oui. Est-ce le bon chemin, Fennec ?

– Pourquoi me demandez-vous conseil, à moi ?

– À qui d’autre, ici ? Ils me sont complètement étrangers : ce sont des héros !

– Pas du tout, l’héroïsme peut consister à se faire tuer pour certains principes, pas à s’entretuer en leur nom.

– Voilà pourquoi je vous demande conseil, Fennec, dit Roland doucement : parce que vous êtes le contraire même d’un partisan. Ici, en Algérie, tout le monde a raison ; écoutez-les cinq minutes et ils vous convaincront. Cela me déprime.

– Si tout le monde a raison et que le sang coule, c’est que tout le monde a tort. »

Roland se leva, gagna son bureau à pas lents. Du professeur Guérin il conservait l’habitude de ne faire, aucun bruit en marchant et celle de garder la tête baissée. Elle ne put s’empêcher de sourire en l’observant si semblable au personnage qu’elle se remémorait anxieusement durant son absence. Il se retourna vivement.

« Et les autres, Fennec ? Ce n’est pas supportable non plus, ces vieillards, ces enfants qui n’ont qu’un seul regard : la peur. Et ces vieilles qui nous maudissent au passage. L’homme qui reste le seul de sa famille et la vie de cinquante personnes repose sur lui. Et ce sont les mêmes paysans que les rebelles obligent, la nuit, à couper les poteaux télégraphiques et à creuser des fossés dans les pistes et que nous contraignons, le lendemain, à tout remettre en état – les mêmes, Fennec ! Cette race qui subit sans choisir, sans comprendre… À seize ans, je divisais le monde en « bourreaux » et en « victimes » ; c’était donc vrai !

– À cela près que les bourreaux sont les plus à plaindre.

– Bien sûr, fit-il avec une sorte de dépit, j’oubliais votre christianisme. Mais, sur le plan de l’efficacité, on ne peut pas avoir en même temps pitié des bourreaux et des victimes.

– Vous avez encore le cœur de parler « d’efficacité » après ce que vous avez vu l’autre nuit ? »

Il baissa la tête, sourit tristement :

« Je deviens donc chasseur comme les autres… Mais vous, reprit-il avec violence, qu’êtes-vous venue faire ici ? Rien ne vous y forçait ! Pourquoi ?

– Vous venez de le dire : parce que je suis chrétienne.

– Quel rapport ?

– Vous connaissez le proverbe espagnol qui dit que « le pire n’est pas toujours sûr ». Eh bien, pour nous autres, c’est le contraire : il n’y a guère de lieu plus sûr à l’âme que le pire. »

Ils se regardèrent en silence.

« Mettons-nous au travail », commanda-t-il assez sèchement.

Au mess, durant le repas de midi, Georges mangea peu et ne prononça presque aucune parole. La question la plus simple, sur le sel ou le pain, paraissait le hisser hors d’un abîme. Il se leva avant la fin :

« Le lieutenant Guérin a un récit à vous faire. Mot pour mot, Roland ! ordonna-t-il en se tournant vers lui. Je ne désire pas le réentendre ; mais ensuite, chacun de vous montera m’en parler. Merci. »

Après qu’il fut sorti, Roland les regarda tous : si anxieux, mais chacun à sa manière, attentive ou provocante. « Race à la nuque raide… » Il avait honte de ces paroles ; honte aussi de devoir blesser ses camarades. Il croisa les bras, fixa un point dont il ne détacherait plus son regard, et commença : « Dans la nuit du 7 au 8 avril, comme je regagnais notre cantonnement… »

L’après-midi, le lieutenant Guérin, accompagné de deux moghaznis, fit une visite d’amitié au douar Smendou que, hormis la nuit de Noël, il n’avait jamais vu que désert ou peuplé de pygmées dans le cercle irréel de ses jumelles. La confiance des habitants lui rendit la sienne ; le souvenir des opérations s’estompait déjà. « Quelle étendue de ce pays est pacifiée comme notre zone, et quelle autre ressemble à l’enfer d’où je viens ? se demandait-il. Non, pourtant. Le vrai problème se pose en nombre d’habitants, pas en kilomètres carrés. Combien d’entre eux pensent ceci, et combien cela ? Voilà la question. Mais qui, « en haut lieu », connaît la réponse ? Et qui, parmi les chefs rebelles ?… Et de tous ces braves types qui boivent avec moi le thé à la menthe en me souriant des yeux, lequel sait ce qu’il pense vraiment, et surtout ce qu’il pensera demain ? Selon le jour et l’interlocuteur, le mot « ils » qu’ils emploient avec une crainte animale ou une confiance enfantine, désigne des troupes différentes… Et cependant, le monde entier s’ameute autour de ce drame qu’il prétend réduire à un problème ; chacun invoque l’Histoire à l’appui de sa thèse ; les uns annexent le passé et les autres l’avenir. Quelle confusion ! On ne peut plus se raccrocher qu’aux basses branches : accomplir, jour après jour, la petite tâche qui vous est attribuée. Que c’est donc rassurant, un emploi du temps, un plan de travail, une hiérarchie ! À chacun, l’échelon supérieur tient lieu d’intelligence… »

« Pourquoi tu ne bois pas avec nous, mon lieutenant ? » dit un vieux.

Il faisait déjà nuit quand l’homme arriva. Il demandait à parler au capitaine. « Occupé. – J’attendrai. – Mais le lieutenant de la S. A. S… » – Non, c’était le capitaine lui-même qu’il voulait voir et, comme on montre un passeport, il écarta sa djellaba sur une croix de guerre et une médaille militaire.

Peu après, le capitaine convoqua Guérin et les autres lieutenants :

« Cet homme est de Kechera. (C’était le dernier douar à ne s’être point rallié.) Il dit s’appeler Si Larbi et se prétend chargé d’un message de Saïd. Oui, du petit Saïd, répéta Georges d’une voix altérée. Guérin, tu vas l’interroger, vérifier ses tenants et aboutissants ; et si tout colle, je me chargerai moi-même de la manœuvre.

– Quelle manœuvre, mon capitaine ? demanda Fontville.

– Saïd aurait été enlevé par Smaïl ; il me fait savoir que Smaïl et son principal collecteur de fonds doivent rencontrer Herzalah (l’autre chef rebelle) au marabout de Kechera, cette nuit même. Saïd l’a entendu dire plusieurs fois, et il chargé le frère de son grand-père…

– C’est moi, dit le vieux, mais eux ne savent pas qui je suis.

De venir jusqu’ici m’en prévenir. »

Delarue, qui essuyait ses lunettes, bredouilla sans lever la tête :

« Si c’est confirmé, je vous demande la permission d’y aller à votre place, mon capitaine.

– Non, moi, fit Roland avec effort et presque contre son gré : je connais les lieux mieux que vous tous. »

Le capitaine se tourna vers eux :

« Ce n’est pas toujours aux mêmes de jouer. Il y a des mois que je n’ai pas fait de coup amusant. Et puis j’ai un compte personnel à régler avec Smaïl. »

Arnoux retira la pipe de sa bouche, le temps de dire :

« Laissez-moi, du moins, vous accompagner, mon capitaine.

– Sûrement pas. Six hommes et un seul officier auront déjà du mal à ne pas alerter les guetteurs. Saïd est formel : en face, ils ne seront que cinq – et nous aurons l’avantage de la surprise. Au travail, Roland ! »

Le « travail » dura plus d’une heure. On confessa le vieil homme, on lui posa cent questions, on lui tendit vingt pièges, on confronta toutes les fiches. Mais surtout la mère de Saïd le reconnut formellement : oui, c’était bien le vieux Si Larbi, l’oncle de son mari, un ancien combattant de 14-18. Enfin lui-même proposa de demeurer au poste, en otage, jusqu’au retour du capitaine.

((Alors, vieux frère ?

– Alors… tout paraît correct. Mais n’y va pas, Georges !

– Pourquoi ?

– Laisse-moi retrouver ce gosse à ma manière, en accumulant les renseignements.

– Trop long.

– Mais Saïd ne court aucun danger !

– Nous en courons si ces types continuent à nous narguer. Smaïl et Herzalah faits prisonniers cette nuit et promenés la corde au cou, c’est Kechera rallié demain. Je n’aurais plus qu’à te renvoyer dans tes foyers, lieutenant Guérin : mission accomplie !

– Pourquoi plaisantes-tu ? demanda Roland qui l’observait. Tu n’en as aucune envie.

– Aucune.

– Je regrette de te dire ceci, Georges, mais tu n’as pas le droit d’aller faire le boy-scout ce soir.

– Vraiment ?

– Absolument pas le droit de « faire plus que ton devoir », comme disent les citations.

– C’est une phrase absurde. Ceux qui font « plus que leur devoir », c’est que leur devoir était de faire plus.

– Aller t’exposer sous prétexte…

– Mon petit père, on risque moins en s’exposant qu’en se terrant ; la mort frappe dans le dos. Et les types sont pareils aux chiens : ils n’ont vraiment peur que de ceux qui ne les craignent pas… Mais qu’est-ce qui te prend ? »

Roland venait de se jeter sur lui, poings en avant, comme un enfant contre une porte close.

« Tu nous emmerdes, Georges ! Vous nous emmerdez tous avec votre courage !… Tu sais très bien que, pour Saïd, j’arriverais au même résultat avec des paperasses et de la patience ; mais vous ne pouvez pas attendre, vous autres. Cinéma permanent ! Les types du djebel avec leurs chapeaux, toi et ton équipe nocturne, c’est du western ! Et si les gars qui t’accompagnent sont bousillés, qu’est-ce que ça peut faire ? Tu seras « le père de leurs enfants », c’est déjà promis !

– Ta gueule, dit Georges posément. Tu es en colère et moi pas ; j’ai donc probablement raison… La lâcheté n’est pas mon fort, c’est vrai. Seulement Saïd délivré et les deux autres faits prisonniers dès cette nuit, ce n’est pas une question de courage, mais de promesses tenues ou non.

– Promesses faites à toi-même ! En quoi cela nous concerne-t-il ?

– Cela s’appelle l’honneur ; si tu es mon ami, mon honneur te concerne. Et l’Algérie, pour moi, n’est pas une histoire de colons, de pétrole ni même de stratégie, mais une question de promesses tenues ou non.

– Tu n’avais pas à promettre au-delà de… »

Georges l’interrompit d’une main qu’il garda levée comme s’il prêtait serment.

« Des mots !… Le matin où j’ai quitté l’Indochine avec mon unité, des centaines d’hommes, de femmes, d’enfants avaient envahi les quais puis, comme on les refoulait, toutes les plages. Ils brandissaient les derniers drapeaux et, quand le bateau s’est éloigné, certains se sont jetés à l’eau pour nous suivre ou nous retenir, est-ce que je sais ? La sirène empêchait de comprendre leurs cris. Il y en a qui se sont noyés, Roland. Ce garçon qui coulait, remontait, ne voyait pas la bouée que nous lui avions jetée – et la barque allait arriver trop tard… Ce garçon en rade d’Hanoï, qui se noyait en s’agrippant à un drapeau français, toi non plus tu ne pourrais jamais oublier son regard !

– Quel rapport ? demanda Roland, la gorge sèche.

– Avec l’Algérie et mes promesses ? – Évident. Avec l’expédition de cette nuit ? – À toi de me l’expliquer : tu es plus intelligent que moi. Mais tu sens très bien que tout est lié.

– Bon, dit Roland calmement, on y crèvera tous, voilà ce que je sens. C’est la seule issue logique, la seule qui en impose à tout le monde. Vous vous entretuez puis vous vous rendez les honneurs ; vous ne vous respectez que morts.

– Tu ne comprends pas.

– J’ai très bien compris : ce que vous appelez l’honneur et le courage, c’est seulement la mort, tôt ou tard ! »

Georges posa une main sur son épaule et crut sourire.

« Bah ! Qui veut sauver sa vie la perdra, Roland.

– Quelqu’un m’a déjà cité cette parole au moment où j’allais partir en opérations.

– Elle me portera donc bonheur, à moi aussi… Allez, nous n’avons plus qu’une demi-heure pour préparer l’itinéraire ; je te rejoins dans ton bureau. »

Il est onze heures moins sept lorsque le capitaine donne l’ordre de départ. Les deux jeeps ont tourné l’angle de la mosquée et disparu ; pourtant Roland demeure encore un peu devant la grille, dans cette nuit paisible et presque tiède. Il songe à sa mère, à sa chambre, au printemps de Paris ; il calcule, pour la première fois, combien de jours l’en séparent – non plus depuis son arrivée ici, mais jusqu’à son retour.

En passant devant le poste de garde, il y aperçoit le vieux Si Larbi et la maman de Saïd avec Achour et les trois autres, immobiles, veillant. Sous la lune impassible, la nuit tout entière n’est qu’attente. Roland pousse la porte du mess.

« Partis ?

– Partis. »

Pour le questionner, Arnoux n’a ni ôté la pipe de sa bouche ni même soulevé ses paupières. On dirait qu’il fume l’opium ; Arnoux est une maison fermée dont sa pipe figure la cheminée. L’odeur sucrée de son tabac, Roland sait déjà que, sa vie durant, elle suffira à évoquer pour lui le mess d’Ain-Tsimra.

Delarue lit une revue scientifique en se balançant sur deux pieds de sa chaise. Chaque fois qu’il comprend mal, sa main fourrage ses cheveux et le voici déjà hirsute. Assis trop droit devant la table, Monseigneur de Fontville rédige une lettre. – « À la Comtesse ? se demande Roland, ou déjà à son avoué ? » Il sait que Georges a contraint son lieutenant à partir en permission après-demain « afin d’essayer de sauver son bonheur ». Mais où Font-ville place-t-il son bonheur ?

Au mur, le Trophée attend, cette nuit, deux pièces maîtresses : le fanion de Smaïl et le poignard d’Herzalah… Cette panoplie dépareillée, ses objets déjà poussiéreux ou rouillés représentent la mort de dizaines d’hommes. Dans leur maison en deuil, leurs objets familiers suspendus aux murs forment, sans doute, un second trophée, aussi enfantin, plus pathétique que celui-ci…

« Guérin, à quelle heure arriveront-ils là-bas d’après vous ? demande Fontville sans détourner la tête. (Il peut donc songer à la fois à sa femme et à son chef…)

– Minuit vingt, au plus tard.

– Quand je pense, explose Delarue en rejetant sa brochure, qu’à notre époque un capitaine de l’armée française s’apprête à jouer aux Indiens avec une dague dans sa botte pour surprendre des types armés de fusils de chasse…

– Et alors ?

– Au temps de la bombe atomique !

– Vielle histoire, Delarue ! À Crécy, les chevaliers ne voulaient pas utiliser les archers : ils trouvaient cela vulgaire et démodé. »

Arnoux retire sa pipe de sa bouche : Arnoux, Clausewitz, Mao Tsé-toung vont parler.

« On connaît votre refrain, mon petit vieux : la piétaille est morte, vivent les technocrates ! Le règne du « presse-bouton »… Seulement c’est archi-faux. Vous attendez l’Apocalypse, la guerre mondiale, la « troisième dernière » ; elle n’aura jamais lieu. Plus que des guérillas locales, mais dans les cinq parties du monde. C’est le retour à l’arme blanche et aux ruses de Sioux. Tant pis pour les grosses têtes de votre espèce ! »

Fontville se tourne vers lui :

« (Vous vous trompez aussi. La Troisième Guerre mondiale est commencée, ici même : la grande croisade contre le désordre et la subversion. (« Contre le marxisme, traduit Roland. Jésus-Christ en bottes de saut et le pistolet-mitrailleur à la main, c’est exaltant ! ») Mais Delarue n’a pas tort : jusqu’à présent, nous nous faisions tuer ; désormais, on sera tué – voilà le progrès… Nous sommes une armée héroïque mais démodée, une usine à « demi-soldes »…

– Non ! (C’est le toubib qui vient d’entrer.)

Les « demi-soldes », du moins, étaient d’accord entre eux sur « Vive l’empereur ! » ; tandis que notre armée meurt divisée.

– Et comment ne le serait-elle pas ? Cinq cent mille hommes, dont le dixième seulement se trouve engagé, et le centième à peine, constamment sur la brèche ! Les uns mènent une vie de gardiens de square et les autres de baroudeurs…

– Ou de policiers.

– Ou de dames patronnesses.

– Écoutez n’importe quelle discussion de mess ! reprend Delarue. D’un côté, les vieux Africains, ceux du « Vous n’y connaissez rien », qui haussent les épaules quand on parle de guerre révolutionnaire ; de l’autre, les anciens d’Indochine qui flairent partout le marxisme et s’imaginent que les Arabes ont le caractère asiatique. Tous croient que leur recette est la seule bonne…

– Comme si la même pouvait servir deux fois ! Comme si l’on faisait deux fois la même guerre !

– Ce ne sont pas les divisions de l’armée qui m’inquiètent, dit Fontville après un silence, mais ses failles. Quand on commence à refuser le service inutile, à passer les ordres au crible de la « Morale », à discuter le bien-fondé de la hiérarchie…

– Soyez moins solennel, mon petit vieux ! L’Armée est une belle machine un peu ancienne mais bien huilée : comme les chemins de fer, comme les postes. Si vous cessez d’entretenir tel ou tel rouage sous prétexte qu’il vous semble périmé, c’est la panne. Voilà la vérité et, comme toujours, elle est assez triviale.

– Non, toubib, le mal est plus étendu. Et les divisions de l’armée ne sont que le reflet de celles dont crèvera la bourgeoisie.

– De profundis !

– Mais l’armée, elle, ne « crèvera » pas, comme vous dites ; parce qu’elle n’est pas une classe, mais une caste. »

Du plat de sa main d’ivoire, Fontville frappe la table.

« Encore ce bobard !

– Soixante-dix fils de généraux sont tombés en Indochine et en Algérie, Fontville. D’ailleurs, l’un d’entre vous l’a écrit : « Une armée qui « n’est plus une caste est amère. »

– On croit que nous sommes des hobereaux, reprend l’autre, mais nous ne sommes que des prolétaires ; émigrant, comme eux, d’un lieu de travail à un autre ; hantés, nous aussi, par des problèmes de logement, d’éducation des enfants…

– Des prolétaires qu’on neutralise plus facilement que les autres avec des sanctions…

– Et des honneurs, soyez juste ! »

C’est Roland qui vient de parler ; et n’a-t-il pas dit la même chose au lieutenant Mansart, deux ans plus tôt ? « Allons, vous vous payez aussi ! En galons, en décorations… »

« Des honneurs ? Même pas. Nous sommes seulement des chevaux qu’on attelle à quatre guides : la solde, l’avancement, les citations et la retraite.

– Des exilés », dit Arnoux à voix basse.

Fontville a reçu le mot de plein fouet. Il dévisage son compagnon avec une stupeur un peu hautaine et répète très haut :

« Des exilés, oui. C’est-cela qui nous voue aux opinions simplistes, aux positions extrêmes. Et comment n’aurions-nous pas une autre vision du monde et de l’histoire que la nation ? Nous ne connaissons plus la métropole.

« C’est à son épouse qu’il songe, se dit Roland, à elle seule ! » Et il prend compassion de cet homme impassible. « S’il savait que je le plains, il me haïrait… »

– Dites, nous existons aussi, hasarde Delarue.

– Qui, vous ?

– Le contingent.

– Non, mon petit vieux ; même s’il reste deux ans sous les drapeaux, le contingent ne fait jamais partie de la famille.

– Une main-d’œuvre saisonnière !

– Vous n’êtes pas un trait d’union suffisant avec un pays qui se moque de sa politique militaire et considère son armée comme une boîte de soldats de plomb qu’on ouvre deux fois l’an, le 14 Juillet et le 11 Novembre…

– Et dont, le reste du temps, on trouve seulement qu’elle coûte bien cher.

– Mais aussi, quelle rage avons-nous d’être aimés ? »

Fontville vient de parler d’une voix si sourde que les autres lèvent les yeux sur lui. Il plie hâtivement la lettre qu’il achevait et la glisse dans son enveloppe. Cette lettre… « Quelle rage avons-nous d’être aimés ? »…

« Il n’y a pourtant que cela qui compte, dit doucement Roland, se faire aimer ou pas. Et c’est-ce qui décidera finalement de la victoire ou de la défaite en Algérie. »

Quel blasphème ou quel sortilège n’a-t-il pas prononcé ! L’Algérie ? Allons donc, vous n’y entendez rien… L’Algérie ? Question de technique… – Non, Delarue, de politique… – Mais non, Arnoux ! De stratégie…

Chacun, sans écouter l’autre, parle devant lui ; ou plutôt vomit ce qu’il a grappillé çà et là, digéré tant bien que mal, et ruminé au service de ses hargnes, de ses instincts ou de ses intérêts.

Depuis combien de temps ces sourds discutent-ils ainsi, oubliant l’heure et le lieu, lorsque la porte s’ouvre brusquement ? « Fennec ! »

La veille et l’anxiété tirent son visage encore plus que de coutume ; elle ne s’excuse même pas d’interrompre l’entretien et crie presque : « Il est deux heures cinq ! » Chacun vérifie l’heure à son poignet : deux heures cinq. Le capitaine devrait être rentré depuis longtemps. Ils se lèvent tous.

« Je pars à sa rencontre », décide Fontville à qui la honte donne quelque couleur. Mais Arnoux l’arrête par le bras : « Non, mon vieux. C’est vous qui commandez en second. – Et alors ?

– Alors… non », répète Arnoux, et tous les deux baissent les yeux.

« Encore une fois, c’est moi qui connais le mieux le terrain, dit Roland qui sent monter en lui une nausée faite d’angoisse et de remords. Je vais prendre six hommes et…

– Douze, prescrit Arnoux, en cas d’embuscade.

– Mais s’ils tendaient une embuscade, cela voudrait dire… »

De lui-même, il s’interrompt ; et le silence paraît soudain si lourd que le toubib croit devoir plaisanter :

« Mon vieux Guérin, vous allez-vous faire sonner les cloches par votre capitaine qui vous dira qu’à son âge, il n’a pas besoin de nourrice !

– Vraiment ? dit Roland d’une voix qui tremble. Alors, pourquoi m’accompagnez-vous, toubib ? »

À chaque tournant de la piste, le lieutenant Guérin espère apercevoir le convoi descendant et, à chaque déception, il accélère. Ce n’est plus de « l’entraînement », et lui-même est surpris d’entendre le toubib protester :

« Ne nous tuez pas, Guérin ! Ça n’a jamais été une solution…

– Pardon », dit Roland sans ralentir.

M’Fersada, Tadjnoun, Biar Chelia – c’est ici que le capitaine a dû mettre pied à terre et progresser en silence, déployant sa petite troupe tel un filet qu’on jette. En effet, voici les jeeps sous un couvert d’oliviers, comme des bêtes qui se sont abritées pour dormir.

Roland, stupidement, reprend espoir : le capitaine n’a-t-il pas poussé jusqu’à l’autre rive de l’oued, pour y montrer les deux fauves réduits à l’impuissance ?

« Nous poursuivons en voiture », commande-t-il.

À quoi bon prendre des précautions ? Il fonce, plus vite encore. Un rayon de lune éclaire, à son côté, les mains du toubib. Elles ont cessé de tambouriner d’énervement ; mais leur maître les lisse posément, doigt après doigt, bons outils impatients de se rendre utiles.

Cependant, voici Kechera, plus que désert : déserté ; voici le cimetière, une rangée d’eucalyptus pareils à des pleureuses ; voici le marabout, et là…

Ils l’ont mis à nu, ils ont tailladé son corps au poignard, ils lui ont crevé les yeux. Ils ont épinglé, à la place du cœur, à même la peau, un papier : FLN, avec le cachet vert. Ils l’ont égorgé et le sang, comme une toge écarlate, drape ce corps depuis le cou béant jusqu’à la blessure immonde, jusqu’à cette grotte violette entre les jambes. Et c’est Georges. Et c’est Georges, Roland !… Et tu voudrais crier ce nom comme on rappelle quelqu’un qui s’éloigne, mais tu ne peux pas crier. Et c’est trop tard : il ne reste ici que l’effigie grotesque de Georges, que son mannequin déguisé de sang et dressé sur un panneau de bois. Les bras en croix, comme pour accueillir ses compagnons, ou leur barrer l’accès de ce marabout qui pue encore la sueur et les chèvres. Les bras en croix. Pourquoi Roland songe-t-il à l’homme muet qu’on suppliciait l’autre nuit ?… Il est tombé à genoux sans s’en apercevoir ; il détourne la tête et vomit.

« Viens donc m’aider », crie le toubib.

Au corps nu, les bourreaux n’ont laissé que ses chaussures, comme aux lapins écorchés à l’étalage des boucheries on conserve seulement leurs bottes de fourrure. Il faut toucher cette chair froide et flasque ; ce cadavre hideux qui ferait horreur à Georges, il faut le cacher dans une toile de tente, l’enfouir au tombeau d’une voiture, sans un mot. Des six compagnons de Georges, aucune trace : on les a emmenés, morts ou vivants ; on a refusé au capitaine sa garde d’honneur de cadavres.

L’un des soldats s’est assis par terre et pleure.

« Allons, debout et en route, commande Roland d’une voix qu’il ne se connaissait pas. Beraud, Ternier, vous conduirez chacun l’une des jeeps restées sous les oliviers. »

Lui-même met le moteur en marche mais, à l’instant de partir :

« Toubib, supplie-t-il, prenez le volant. Moi je… »

Il n’a que le temps de descendre. La nausée, de nouveau… Cette fois, son corps se vide entièrement ; il rejoint la voiture en titubant.

« Est-ce que vous croyez qu’il a souffert longtemps ?

– Oui, répond l’autre sans ménagement. C’était le but de la manœuvre, Guérin. Partons d’ici ! »

Il allume les phares.

« Attention, toubib ! »

Dans le chemin de lumière s’avance une silhouette pitoyable : ébloui et sanglotant, un somnambule de dix ans.

« Saïd ! » Roland court à lui, l’emporte dans ses bras. « Mais ne me résiste donc pas !… Ils t’ont libéré, pourquoi ?

– Je ne sais pas », murmure le petit. Il se rencogne sur le siège entre ces deux grandes statues de drap kaki et ferme les yeux.

« Dis-moi », commence Roland au bout d’un instant, mais il n’achève point. Ce souffle régulier, un peu rauque… « Pauvre gosse ! »

Le toubib^ se penche à son tour, écoute, observe et dit assez sèchement :

« Il ne dort pas, Guérin. »