II

PREMIER SANG

 

 

 

COMME on se tient à distance de chaîne d’un chien hargneux, ils firent un vaste détour avant d’entrer dans les jardins du Luxembourg. Les marronniers, grillés par l’été, ressemblaient à ces vieillards qui se teignent en roux ; mais les autres arbres se résignaient noblement à l’automne si proche. Propriétaires inquiets gonflant leur gilet bleu, les pigeons arpentaient gravement leur domaine de gazon, feignant de n’y pas voir les moineaux maraudeurs. Devant les parterres éclatants, des sièges vides racontaient encore les idylles de dimanche dernier. Escadron de lanciers, l’arme au pied, des kilomètres de grilles protégeaient ce paradis de la ville aveugle qui l’assiégeait.

Roland et Sylvie demeurèrent là, presque sans paroles, la main dans la main. Il croyait que les pensées de la jeune fille suivaient le même cours que les siennes ; à quoi bon parler ? Et parce qu’elle savait que non, elle se taisait comme lui. Pourtant elle était heureuse, heureuse au présent ; Roland aussi, mais au futur – ce qui, sans doute, est le contraire du bonheur. Le dialogue des oiseaux qui se répondaient, d’orme à platane, attendant poliment que l’autre ait achevé, le monologue sans fin de la fontaine Médicis – tout conspirait à abolir le temps.

Soudain, les oiseaux s’envolèrent tous ensemble, se réfugièrent dans les arbres et s’y turent. Ils avaient, avant les humains, perçu le tumulte qui déjà remplaçait leurs chants.

« Ce sont eux, pensa Roland aussitôt, ils nous poursuivent donc ! » Il se sentait coupable, coupable de bonheur.

« Ce sont eux », dit Sylvie en lui retirant sa main et elle se leva.

Ce fut elle qui l’entraîna vers les grilles ; ils y parvinrent en même temps que les manifestants mais, cette fois, pas un uniforme ! Séparément pourchassés par la police, les deux clans d’étudiants (ceux qui diffamaient le nouveau maître et ceux qui le défendaient) se trouvaient affrontés : la guerre civile remplaçait la guerre. Ils demeuraient face à face, les mains nues, hésitant à s’engager, conscients, pour une seconde, de l’absurdité de la situation, mais rassurés par leur nombre. Ne sachant que faire, les uns entonnèrent la Marseillaise, enrôlant pêle-mêle sous leur étendard douteux cent cinquante années d’héroïsme. La réplique des autres ne tarda pas à éclater : la Marseillaise.

Refrain seulement, bien sûr, car personne n’en connaît les couplets, hormis les paroles qui prêtent à rire ; les hymnes vieillissent mal.

« … Abreuve nos sillons ! » À ces mots, ils se ruèrent les uns contre les autres au nom d’un égal amour pour une patrie qui n’était évidemment pas la même. « Prêts à se faire tuer, pensa Roland, ou plus volontiers à tuer, chacun pour sa France à lui, la seule, la vraie… Ils n’ont donc jamais visité le musée Grévin ! »

Lequel d’entre eux, à ce moment, se souvenait encore du professeur dont ils hurlaient le nom ? Même âge, même vocation, mêmes amours – mais comme ils se détestaient bien ! Ils tapaient de meilleur cœur sur leurs jumeaux qu’ils ne l’eussent fait sur des étrangers. Hier encore, ils se pressaient aux mêmes devantures et partageaient la même nourriture au son des mêmes disques ; demain ils recommenceraient ; mais aujourd’hui c’était dimanche pour la hargne et le sang. « Le jour de gloire est arrivé… La gloire de prouver qu’on a raison parce qu’on a des poings plus gros, parce qu’on fait plus mal ! »

Ses mains agrippées aux barbeaux de la grille, prisonnier de la paix, Roland contemplait sans ciller le combat de ses camarades. Parfois, il reconnaissait un visage dans l’un ou l’autre camp, ou plutôt ne le reconnaissait point tant la violence le défigurait. Un nom, un prénom lui venait aux lèvres ; et il se sentait aussi malheureux de voir ses amis s’abandonner à la haine que de se trouver loin d’eux. Il avait tout à fait oublié Sylvie, et il fut étonné, presque choqué, de l’entendre crier pour percer le tumulte.

« Georges, criait-elle, Georges, sur le terre-plein ! »

C’était bien lui, la veste en lambeaux, une joue tuméfiée. Roland vit ses yeux durs fureter à la recherche de nouveaux adversaires et, pour ne pas risquer de croiser son regard, il baissa le sien. « J’ai honte pour lui et honte de moi. C’est à n’y rien comprendre ! » Pourtant il comprenait fort bien.

Alors les agents apparurent. La vieille tactique policière l’emportait enfin : le dogue avait, en les coursant, rassemblé les deux chats ennemis ; il s’apprêtait à les croquer l’un et l’autre mais s’offrait d’abord l’ignoble jouissance de les laisser s’entre-tuer. Car le but n’était pas de séparer les combattants, mais de les coffrer tous ; placidement, sur ordres, la police assistait donc à cette effusion d’un sang trop jeune. Massés à l’entrée de chaque avenue, les agents fermaient toutes les issues excepté celle qui donnait sur les jardins du Luxembourg ; mais les gardes venaient de s’en aviser et repoussaient les grilles précipitamment.

Roland les regarda puis observa Sylvie : « Pourvu qu’elle ne s’en aperçoive pas ! »

« On ferme les grilles, dit-elle.

– Oui. Nous allons être coincés à l’intérieur. »

Il avait parlé sans hâte, sans anxiété ; elle cria « non ! » et détala sans même se soucier d’être suivie. Roland demeura un instant, la main tendue pour retenir Sylvie, puis courut la rejoindre. Comme ils se glissaient au-dehors :

« Vous y tenez vraiment ? » fit le garde en haussant les épaules.

Derrière eux, les verrous claquèrent. D’un coup, ils se trouvèrent parmi les halètements, les joues en feu, les regards fous. Une étrange odeur, qui n’était pas seulement celle de la sueur – une odeur chaude… La mêlée les plaqua contre la murette au pied des grilles. Certains manifestants s’étaient juchés dessus afin d’échapper aux coups ; pourtant ce n’était pas à « chat perché » qu’on jouait ici ! Roland avait enroulé deux fois son écharpe grise autour de son cou et il allongeait ses bras pour protéger Sylvie qui fixait bravement la mêlée ; elle était myope. Il entendit plusieurs coups de sifflet, devina aussitôt ce qui allait advenir et prit peur, car son imagination était sa pire ennemie. Les agents avançaient paisiblement dans cet océan furieux ; à la fois pêcheurs et filets, ils remplissaient méthodiquement leurs grands cars bleus. Quelques petits poissons leur échappaient bien çà et là, mais le gros de la troupe se trouva pris sans bien comprendre comment. Pareil à une boule de neige que la main pétrit, le reste sembla durcir en se fondant et les combats devinrent très vifs.

« Sylvie, murmura Roland, en nous glissant le long des grilles nous pourrions peut-être… »

Mais elle ne répondit rien ; narines pincées, bouche ouverte et les yeux agrandis, elle paraissait fascinée.

Soudain, Georges se trouva seul sur son terre-plein. Comme s’ils eussent été aimantés, trois agents se jetèrent aussitôt sur lui. « Trois contre un… »

Sylvie et Roland le virent se débattre, et le sang apparut. Cette tache rouge à sa tempe… Roland se rappela une certaine toile de Corot : dans un coin du paysage paisible, le peintre avait posé une touche écarlate ; une fois aperçue, on ne voyait plus qu’elle. Ici, ce soir, sur cette grande place, malgré les cris et la bousculade il n’y avait plus que cela qui comptait : cette tache vermeille, vivante, à la tempe de Georges ; et Roland demeurait figé par une douleur incompréhensible, comme si ce fût son propre sang qui coulait là-bas.

Sylvie poussa un cri et se précipita, les mains en avant, telle une aveugle. Roland courut sur ses traces : « Si je n’arrive pas avant elle, je suis déshonoré », pensait-il. Ce mot absurde lui donna des ailes : il se sentit doué soudain d’une force irrésistible ; il ignorait que l’humiliation vous arme mieux encore que la colère. Ce qu’il éprouvait ? – À la fois un grand vide, un tremblement intérieur et une sorte de jubilation. Il allait se jeter, poings serrés, sur les agents qui maîtrisaient Georges lorsqu’il vit celui-ci tomber, les masses bleues se pencher sur lui, Sylvie s’interposer, les autres reculer embarrassés.

« Allez, emportez-le ! » dit une voix bourrue.

Roland empoigna son ami à bras-le-corps, le jeta sur son épaule comme une besace et courut le long des grilles. Il ne comprit jamais comment ce fardeau lui parut léger ; c’est que Georges était moins lourd à porter que son humiliation, l’instant précédent.

Des agents barraient la sortie, boulevard Saint-Michel. » Je vais leur casser la gueule ! » Décida Roland, indomptable et dérisoire. Mais ils s’écartèrent et deux d’entre eux s’affairèrent à grande cape pour l’aider à porter le blessé. « Attendez ici ! »

Un troisième courut, siffla un taxi, parlementa violemment avec le chauffeur, puis fit signe : « Approchez ! »

« Il ne voulait pas vous charger. Vous vous rendez compte ? »

Sylvie monta la première, puis Georges qui reprenait ses sens, puis Roland.

« Alors, où est-ce qu’on va ? demanda l’homme. – Loin d’ici pour commencer, vite ! » Puis, se penchant vers son ami dont la tête ballottait d’une épaule sur l’autre. « Georges, mon vieux, où habites-tu… ? Où habites-tu… ? Georges… »

Le blessé répondit enfin d’une voix d’enfant. Dolent et doux, à demi allongé entre Sylvie et Roland dont chacun lui tenait une main, il avait l’air, en effet, d’être leur enfant. Le chauffeur n’en finissait pas de se justifier :

« Quand on a trop bon cœur, ça vous retombe dessus. L’autre soir, je charge un Américain à Pigalle. Il avait l’air malade. Je t’en fiche ! Soûl perdu… Il a vomi partout sur mes coussins ; j’ai dû rentrer nettoyer la voiture. Et pendant ce temps-là, je ne travaille pas. Alors, vous comprenez… »

Il mendiait le moindre « bien sûr » ; Roland finit par le lui jeter pour avoir la paix. Mais l’autre repartit dans ses jérémiades, pareil au chien qu’on a commis l’imprudence de caresser, et comment s’en débarrasser ?

Quand on fut arrivé, le chauffeur fit prestement le tour de la voiture pour ouvrir la portière d’un air si veule que Roland regretta presque d’avoir maintenu son mouchoir contre les coussins afin d’épargner au dossier toute tache de sang. L’autre s’en assura d’un coup d’œil et, pour dissimuler sa satisfaction, contrista davantage encore son visage. « Que c’est ignoble, la lâcheté ! » pensa Roland.

Le chauffeur prétendit aider au transport de Georges mais celui-ci, écartant son monde assez brutalement, traversa seul le trottoir, la tête haute – ce qui attendrit la jeune fille et agaça beaucoup Roland. Gravir l’escalier fut une expédition d’alpiniste : de plus en plus épuisante à mesure. À la fin, on progressait marche à marche ; Georges n’eut pas la force de tourner la clef dans la serrure, à peine celle de marcher jusqu’au lit où les deux autres l’étendirent. Il ferma les yeux et devint blanc.

« Il s’est évanoui, s’écria Sylvie.

– Non, murmura un fantôme de voix. Dormir… »

La pièce sentait le cuir et le tabac froid. Pas un seul objet qui n’y fît horreur à Roland : une collection de pipes et une autre de cendriers, un pied de cerf, des cartouches éparses, aucun livre ou presque. Roland songea avec gratitude à sa pièce à lui dont sa mère disait : « Ta chambre de jeune fille… » – À cause des fleurs ? Mais ici, elles mourraient aussitôt !

Tout cela fut pensé en un éclair. Il se demanda si la jeune fille ressentait également la rudesse et la stérilité de ce décor, s’il lui manquait aussi cette…

« Il n’y a rien ici pour le soigner », dit Sylvie.

Elle avait déjà tout visité en maîtresse de maison ; Roland en ressentit une vague jalousie : jaloux que tant de précision et d’efficacité ne se dépensent pas à son profit. Sylvie s’appliquait à établir toute une liste : ouate, gaze, alcool…

« Je descends en chercher », dit Roland ; et, deux marches par deux marches, il dégringola cet escalier obscur presque inconnu.

En allant à la pharmacie, en revenant, il courait comme pour rattraper son retard à porter secours à Georges durant la bagarre. Il acheta trop de tout et remonta en s’essoufflant, heureux d’avoir mal aux jambes, mal au côté : « Il y a combien de temps que nous nous retrouvions dans ce café ? » se de-manda-t-il entre deux étages. Mais les calculs, mais la montre ne signifiaient rien : cet après-midi, le Temps avait changé de monture. Il revit la petite prostituée, la fille abandonnée. « Ce monde imbécile, ce monde de violence dont les femmes sont toujours les victimes…

Il avait laissé la porte entrouverte afin d’épargner à Georges le moindre bruit. « Peut-être s’est-il endormi… » Il s’avança donc sur la pointe des pieds, un sourire aux lèvres, car c’était bon de se sentir loin du tumulte, trois vrais amis, même dans cette odeur garçonnière-

Mais il s’immobilisa sur le seuil, les bras chargés de paquets, stupide. Georges dormait ; et Sylvie, penchée à son chevet, avait pris sa main dans les siennes et elle baisait cette main inerte.

Roland voulut s’avancer ; quelques phrases très nobles lui venaient à l’esprit mais ses jambes lui refusèrent ce service. Et presque aussitôt il sut qu’il devait partir sur-le-champ, sinon il allait pleurer. Il posa ses paquets dans l’entrée et quitta ces lieux irrespirables. « Je paie, pensait-il malgré lui, oui je paie… » En descendant l’escalier, il manqua une marche parce qu’il y voyait mal : les larmes affleuraient à ses yeux ; manqua une marche et cela le fit pleurer tout à fait. En hiver, une brise imperceptible et c’est le dégel… Il en fut profondément humilié ; il se tenait immobile dans les ténèbres de cette maison hostile, redoutant un pas, une présence ; partagé entre sa hâte de la quitter et la honte de paraître dans la rue avec des yeux rougis. Comme tous les jeunes gens il croyait que le monde entier le regardait mais, à la différence des autres, il n’en tirait que de la gêne.

« Adieu, l’amour et l’amitié… » Cette réplique déchirante d’une comédie de Musset tournait dans sa tête, car il était déjà de ceux qui possèdent une citation pour chaque circonstance. Il crut s’en débarrasser en la prononçant à voix haute ; au contraire, cela acheva de le persuader qu’en effet il venait de perdre à la fois son ami et sa fiancée. Il aurait pu se plaider l’innocence de l’un, la simple compassion de l’autre, mais il préférait de beaucoup savourer son désespoir tout neuf.

Comme il mettait le pied dehors, il lui vint une idée qui, l’espace d’un instant, lui parut l’héroïsme même ; une idée de grand seigneur qui, d’un coup, le laverait de tout ce qu’il se reprochait confusément. « Je vais, jusqu’à la maison, adopter une allure et je n’en changerai pas. » Oui, sans égard aux feux verts ou rouges, sans souci des voitures, il marcherait du même pas et advienne que devra ! Cela lui paraissait aussi courageux que cette « roulette russe » qu’il décriait tout haut mais admirait en secret, et il se jura de tenir ce pari-suicide sans tricher. En choisissant son pas il eut l’impression de choisir son destin.

À la première rue traversée, il tremblait un peu. Alors, il se mit à penser à Sylvie, aux cheveux, à l’odeur, aux lèvres de Sylvie et à ses expressions les plus singulières ; il se donnait le cinéma du désespoir… « Si je suis écrasé, ce sera en pensant à elle » – et il imaginait le chagrin, le remords de la jeune fille devant un tel trépas. « Elle en détestera Georges ! » Ces pensées enfantines soutenaient son-courage et, pour ne pas faillir, il fermait les yeux en traversant chaque avenue.

Tout alla bien jusqu’à proximité de chez lui et il lui sembla qu’il en recevait une sorte d’absolution. Sans doute s’en réjouit-il trop vite car, comme il franchissait en aveugle le dernier boulevard, il entendit une tempête d’avertisseurs, de jurons et le crissement d’une armée de pneus freinant sur place. Une voiture se cabra ; une autre percuta contre elle ; une troisième… « NE PAS OUVRIR LES YEUX ! » Il les ouvrit, vit le monstre sur lui, se jeta en avant sur des jambes de coton, et disparut de l’horizon des furieux avant même qu’ils aient eu le temps de descendre constater les dégâts. Il croisa des témoins affairés puis un agent très lent ; leurs regards, tendus vers l’attroupement, le négligèrent et il ne s’arrêta que dans l’entrée de son immeuble, haletant, dos au mur.

Quand son cœur eut cessé d’ameuter son corps entier, il rejeta sa mèche, renoua l’écharpe grise qui pendait en berne et monta lentement chez lui en évitant le miroir de chaque palier ; ouvrit la porte, traversa l’appartement et pénétra dans sa chambre avec des précautions de voleur.

Comme toujours elle sentait la verveine mais, pour la première fois, son parfum préféré lui parut écœurant. Il regarda autour de lui d’un œil que la honte et l’amertume rendaient impitoyable. Ces objets délicats, ces livres, cette méticuleuse mise en scène, tout ici s’opposait à la chambre de Georges mais ce contraste même la lui rappelait. Il revit la scène et, de nouveau, fut sur le point de pleurer ; il s’aperçut à temps que ce serait sur lui-même et que la trahison de Sylvie n’y prendrait que bien peu de part. Instinctivement, pour se dispenser d’analyser ce désarroi, il retint ses larmes.

Peu à peu, une paix insidieuse prit possession de lui avec le silence. Il regardait ses livres alignés contre le mur ; de loin, à sa couleur, à sa forme, il reconnaissait chacun d’eux ; ils étaient ses amis, ils lui suffisaient. « Tout le reste est tumulte », pensa-t-il et il prononça à mi-voix : « Tout le reste est tumulte. » Mais le visage de Georges aux yeux clos et celui de Sylvie le hantaient encore. « Bah ! Je suis plus intelligent qu’eux… » Cette pensée presque involontaire lui parut si ignoble que la tristesse tomba sur lui d’un seul coup, comme fait le soir en novembre. Il apprit ainsi qu’il n’était si désespéré que parce qu’il ne s’aimait plus.

À présent il faisait presque nuit, mais Roland hésitait à allumer ; il se sentait à la fois plus seul et moins seul dans cette pénombre. Quelque chose, dans cette pièce – mais quoi ? – lui tenait tête, s’opposait au retour de sa paix. Il se leva, fit du regard et de la main l’inventaire : les livres… la guitare… la reproduction de Vermeer… Mais non ! C’était, sur la cheminée, la photographie du commandant Guérin qui, pareille à la taie de l’aveugle, luisait de tout le blanc de son drap mortuaire. Roland la retourna, face au miroir. Bien pis ! Ainsi reflétée elle devenait inconnue, redoutable. Alors il la rabattit à plat sur la cheminée, marbre contre marbre.

La lumière éclaira la pièce si brusquement que le garçon fit une volte-face : sa mère, sur le seuil, la main encore posée sur le commutateur… Le visage blanc exprima en un moment l’angoisse, puis le rassurement, puis le reproche.

« Tu étais rentré, mon chéri !

– À l’instant, mentit Roland.

– Tu aurais dû m’en prévenir aussitôt. J’étais inquiète à cause de ces manifestations…

– Manifestations d’imbécillité, tout au plus !

– Mais les poings d’un imbécile frappent aussi fort que ceux des…

– Plus fort, dit Roland en essayant de sourire. Oh ! Maman. »

Il se jeta contre elle avec une espèce de fureur : furieux de sa propre faiblesse, regrettant ce geste mais incapable de le retenir. Comme il était plus grand que sa mère, il dut, pour se blottir contre l’épaule noire, baisser la tête tel un coupable. Dans le fleuve étroit de sa nuque, se coulait depuis l’enfance une petite pointe de cheveux, et Mme Guérin la considéra – si naïve, si fragile – avec un sourire grave.

« Mon chéri, mon petit chéri, qu’est-ce qu’il y a donc ?

– Rien, maman. Je vous aime, c’est tout.

– Tu m’aimes… ou bien tu ne t’aimes pas ? »

Il leva les yeux, mais ceux de sa mère, volontairement, évitaient les siens.

« Qu’est-ce que ça veut dire, maman ? »

Elle sourit (et ses yeux fendaient comme ceux de Roland).

« À mon tour de répondre : « Rien ! »… Allons, reprit-elle d’une voix plus inquiète que grondeuse, à ton âge on ne joue plus à cache-cache avec sa mère !

– Asseyez-vous », ordonna le garçon.

Il éteignit le plafonnier, alluma sur la table de travail la petite lampe, sa compagne, puis il se rassit et croisa les jambes à sa manière, en liseron-nant l’une autour de l’autre. Mme Guérin se tenait très droite, attentive, le buste penché. (« Jusqu’à vingt ans, ta grand-mère ne m’a jamais permis de m’appuyer contre le dossier de mon siège. Et, quand elle est morte, j’en avais perdu le désir… »)

Roland se sentait bien et ne parlait pas. Ce fut elle qui rompit ce silence heureux.

« Alors ? Ces manifestations ? »

Les yeux se fendirent et, pour la première fois depuis des heures, un sourire un peu méchant quoique désarmé parut sur les lèvres minces :

« Maman, vous n’avez pas prononcé trois paroles de tout l’après-midi, j’en suis sûr ; et cependant vous parlez d’une voix fatiguée, comme si…

– Je parlais peut-être à quelqu’un d’autre », dit-elle de cette même voix lasse.

« Le commandant Guérin, pensa Roland. Décidément, non, je ne l’aime pas. » Et il enchaîna très vite :

((Bon. Alors. Les manifestations ? Oui ; il y a eu des manifestations. Oui, je m’y trouvais avec Georges, qui s’est battu comme un lion ; moi pas. Il a été blessé ; moi pas. Nous l’avons… je l’ai transporté chez lui et j’en reviens. Voilà.

– Tu l’as laissé seul !

– Ne vous inquiétez pas : on s’occupe de lui. »

Il parlait très vite, avec une sorte de méchanceté qui ne le délivrait point, au contraire.

« Eh bien, je sais tout, fit Mme Guérin en se levant, car ce ton la mettait mal à l’aise.

– Restez, maman ! »

Ce cri l’arrêta.

((Alors, approche ta chaise, s’il n’est pas sacrilège de déranger l’ordonnance de…

– De ma chambre de jeune fille ?

– De la chambre de mon fils Roland », reprit-elle avec une espèce de fierté grave.

Il sourit amèrement :

« Roland », pourquoi m’avez-vous donné ce nom de preux ?

– C’est ton père qui l’a choisi. Il souffrait, lui, de s’appeler Émile.

– Moi, je n’en souffrirais pas du tout. »

Il mentait. Pour rien au monde il n’eût changé de prénom ; il aurait seulement voulu l’incarner.

« Pourquoi est-ce que je ressemble si peu à mon père ? reprit-il à mi-voix.

– Toi ? Tu es son portrait ! »

Elle ferma les yeux en souriant ; Roland devina qu’elle revoyait cet inconnu et il se sentit très seul.

« Non, dit-il froidement. Mon père était courageux, lui : un héros, et il en est mort.

– Tais-toi !

– Pourquoi me faire taire, poursuivit-il, et des larmes lui montèrent aux yeux, puisque c’est pour cela que vous l’aimiez ?

– Non, Roland. C’était pour… comment dis-tu ? (Les deux mains blanches esquissèrent le geste tournant.) Pour « tout un ensemble… » Que tu es jeune ! reprit-elle. On n’aime pas pour ceci, ou pour cela ; c’est beaucoup plus subtil.

– Mais vous, les femmes, vous savez bien détester ou mépriser pour ceci ou pour cela ! »

« Nous y sommes donc ! pensa Mme Guérin. Mon pauvre chéri… » La veille encore, elle l’eût repris pour ce « vous, les femmes » qui l’eût offensée ; elle s’aperçut que, ce soir, il la flattait presque, et se tut.

« Quoi ! Repartit Roland comme si elle venait de protester, ne me dites pas que vous ne seriez pas fière de moi si j’étais aussi brave que mon père !… Et pourtant vous vous inquiétez parce que je rentre en retard et qu’il s’est produit quelques bagarres au Quartier latin. Il faut choisir, maman !

– Ce n’est plus à moi de choisir.

– Mais vous m’avez élevé comme une poule mouillée. Toutes vos lettres se terminaient par « Garde-toi bien »… On ne peut pas à la fois se garder et se donner !

– Je t’ai élevé comme un enfant unique », dit-elle à voix basse.

Roland ne put supporter cette mine si humble qui l’humiliait.

« Maman, je vous demande pardon ! » s’écria-t-il presque malgré lui, et il pensa aussitôt : « Mais de quoi ? »

« De quoi ? demanda-t-elle en se levant. Peut-être même est-ce moi qui devrais te demander… »

Il ne la laissa point prononcer le mot.

« Maman, restez donc !… On est bien, tous les deux, n’est-ce pas ? »

Il s’était agenouillé devant elle, la tête posée à plat sur ses genoux. Comme il craignait de s’attendrir, il psalmodia : « Cher petit oreiller, doux et chaud sous ma tête… » et devina que sa mère souriait.

« C’est vrai, maman : nous sommes bien, nous n’avons besoin de personne ! »

Elle caressa ses cheveux sans répondre. Caressa ses cheveux comme le faisait Sylvie ; le cœur de Roland se serra.

« De personne, répéta-t-il méchamment.

– Chut », fit Mme Guérin.

Après un très long temps elle se leva, l’embrassa en silence et se dirigea vers la porte. Au moment de sortir, elle aperçut la photographie, sur la cheminée, bâillonnée de marbre. Sans un mot d’étonnement, elle la redressa et disparut.

Roland demeura encore quelques instants agenouillé auprès du fauteuil vide. Puis il se leva, alluma son électrophone, se choisit un « disque à pleurer », et pleura.