IV
UN COURAGE DE PAPIER
MADAME GUÉRIN eut la loyauté de tout relater à Roland le jour même. C’était pendant le dîner – étrange dîner dont personne ne put avaler une bouchée ! « Non merci, Thérèse… Non merci, Thérèse… » Thérèse remportait les plats intacts ; et Roland, retrouvant un œil enfantin pour observer les rites des grandes personnes, jugeait soudain dérisoire cette habitude de s’asseoir à heures fixes pour mâcher en commun des animaux morts.
Mme Guérin, les yeux baissés, répéta les paroles de Vieillevigne, fronçant les sourcils afin de mieux retrouver les termes exacts, s’arrêtant parfois et respirant profondément comme pour conjurer une nausée instante. Mais cette nausée, Roland l’éprouvait deux fois : pour sa mère et pour lui. Ce n’était pas des récits de torture qu’il souffrait le plus, mais de la souffrance même de Mme Guérin. Ses narines pincées, ces plis amers au coin des lèvres, son visage soudain si long, si pâle et sans regard, oblitéraient les images horribles qu’elle s’astreignait à lui répéter. Il détestait de nouveau. Détestait ces militaires qui, à distance, torturaient ainsi sa mère ; ces journalistes et partisans pour lesquels l’horreur constituait d’abord un bon sujet, une arme inespérée. Un instant, il détesta même Sandrine, simplement parce que sa mère avait mal tandis qu’elle ne souffrait pas. « Cette fois, je quitte Le Voltaire ! » se promit-il sans y croire. Il se rappela soudain que, l’an passé, il n’avait jamais écrit l’éditorial sur la cloche et le radeau… Quel rapport entre les deux problèmes ? – Inexplicable mais aveuglant, ce soir.
En se levant de table, Mme Guérin trébucha ; elle se rattrapa au dossier de sa chaise d’un geste maladroit de convalescente, et Roland fut heureux de pouvoir, en la soutenant, la serrer dans ses bras un peu trop longtemps.
« Allez-vous coucher, maman chérie », lui mur-mura-t-il.
Il croyait que sa mère possédait, elle aussi, le pouvoir de tout effacer en fermant les paupières ; mais le sommeil ne voudrait pas d’elle et Mme Guérin le savait. Elle fut pourtant heureuse d’obéir à ce grand garçon qui avait eu la délicatesse de ne pas prononcer une seule parole à l’issue de son récit. Sur le seuil, elle se retourna et dit encore avec une fierté singulière :
« Ton père aurait démissionné, lui aussi. » « Je suis sûr, pensa Roland froidement, que, ce soir, cette pensée la console un peu de sa mort…
Mais qu’ont-ils donc, tous, à préférer les idées aux êtres ? »
Peu après, une étrange chaleur lui monta au visage, et son cœur se mit à battre très fort ; ou plutôt il l’entendit battre. Il se précipita dans sa chambre, ouvrit la fenêtre, respira anxieusement. Une flottille de nuages noirs appareillait dans un ciel démonté. Roland les suivit longtemps des yeux puis, s’asseyant à sa table, il écrivit d’un trait le texte qui, trois jours plus tard, allait devenir célèbre, le plus implacable réquisitoire contre la torture : « TOUT EST SAUVÉ FORS L’HONNEUR… »
Puis, comme la nuit du lieutenant Mansart, il s’allongea tout habillé – mais, cette fois, le fit exprès, par romantisme.
Lorsqu’il relut son éditorial, le lendemain matin, Roland le trouva supérieur à tout ce qu’il avait écrit jusqu’alors. Semblable à ces journalistes qu’il détestait si fort la veille, il en oubliait presque le sujet, attentif seulement au parti qu’il en avait tiré.
« Ce sera donc mon chant du cygne, décida-t-il très fermement, je n’écrirai plus dans aucun journal… » À cette mesure, il donnait toutes sortes de raisons nobles et sentimentales. Ne pas déchoir, demeurer l’Alexandre du journalisme : une carrière brève mais fulgurante ! Ne pas risquer de devenir l’un de ces donneurs de leçons hebdomadaires lesquels sont les pharisiens de la presse. « Et surtout ne jamais me trouver de nouveau dans le camp de ceux qui blessent ma mère… » Ainsi prenait-il grand soin de camoufler à ses propres yeux le vrai mobile de sa décision : la lâcheté. Un farouche sursaut de lâcheté au moment de se trouver engagé par la violence même de son attaque et la gravité du problème. S’il ne coupait pas les amarres maintenant, ce serait, d’ici peu, l’abordage, à visage découvert ; et sous la défroque de Fabrice, Roland tremblait.
Lorsqu’elle lut son texte, Sandrine, sans un mot, s’approcha de lui, et l’embrassa longuement. ((Si nous étions dans sa chambre et non dans le bureau… » Cette pensée le mit mal à l’aise.
Le titre de l’article, Paris le répéta en ricanant ou en serrant les poings. Il fallut réimprimer en hâte ; le journal battit ses records de vente et, pour cette raison, de Simone Ardant aux cyclistes, tout le monde but le Champagne. « Pourquoi ? » se demandait Roland. Parce qu’il avait, avec talent, fustigé des officiers coupables, non sans éclabousser l’armée entière. Il était au supplice, aurait voulu crier, et cependant s’entendait remercier très aimablement ses complimenteurs. Devant tant d’admiration, comment rendre sa plume à Simone Ardant ? D’ailleurs, hostile ou enthousiaste, le courrier des lecteurs le contraignit d’écrire un second article presque aussi étincelant.
« Le ministère des Armées engage des poursuites contre nous, annonça Simone Ardant le lendemain. C’est inespéré !
– Contre… moi ? »
Il dut pâlir, car elle le dévisagea d’un air moqueur.
« Contre le journal, pour l’instant ! Rassurez-vous, mon petit Roland, nous avons les épaules larges.
– C’était à cause du lycée…
– Le lycée ?… Ah ! Oui ! (Elle avait complètement oublié cette attache un peu ridicule.) Autre chose : nous avons des demandes de reproduction de la part de sept pays.
– Reproduction de quoi ?
– De votre texte, bien sûr. Angleterre, Italie, Allemagne…
– Allemagne !
– Oui, tout ce qui touche à l’Algérie les passionne.
– Et vous avez… accepté ?
– Évidemment. »
C’était l’instant, l’occasion de rompre. Roland le sentit ; elle aussi, sans bien le comprendre. Il y eut un silence de plomb et, comme au premier jour, Simone Ardant en imposa au jeune homme. Ou plutôt la lâcheté de l’instant l’emporta sur la lâcheté raisonnante, la peur sur la prudence. Roland ne répondit rien, promit son article suivant pour le surlendemain et s’en alla furieux contre lui-même, c’est-à-dire contre l’univers entier.
En fin de journée, Sandrine rappela :
« Un groupe d’intellectuels a décidé de rédiger un manifeste contre la torture. Réunion de travail, ce soir…
– Je n’ai rien à y voir, Sandrine.
– Comment ? Mais c’est ton texte qui sert de base. Leur pétition s’appelle « Pour sauver l’honneur ».
– Je ne pourrai pas la signer ! Fabrice, cela ne voudrait rien dire.
– Et « Roland Guérin, professeur » ?
– Rien non plus, fit-il hâtivement : qu’est-ce que je représente pour eux ?
– Justement ! Je crois que le moment est venu, jamais l’occasion ne sera meilleure : tu vas, d’un coup, devenir ce que tu es. »
Dans cette fierté même, un autre n’aurait peut-être vu que de l’amour. Roland y sentit l’issue d’un marché : Sandrine avait misé sur lui ; elle gagnait ; il fallait payer.
» Je crois que tu te trompes, répondit-il un peu sèchement : pour le journal il est meilleur de conserver le pseudonyme. »
Elle réfléchit un instant puis, pensant tout haut :
« Peut-être… oui… un illusionniste cesse d’attirer lorsqu’il a dévoilé son truc. Si tu étais connu par ailleurs, cela pourrait faire un « effet », mais… »
« Une brute, pensa Roland humilié. J’aime une brute… Et peut-être ai-je besoin d’aimer une brute. Si maman avait été moins douce… »
Il se rendit donc à cette réunion avec un orgueil qui souffrait d’avance et le rendait taciturne et bon observateur. « C’est tout de même moi qui ai écrit ce texte ! » se répétait-il. Et s’il n’ajoutait pas son funeste « Je suis plus intelligent qu’eux », c’est qu’on ne trouvait guère à ce rendez-vous que des gens célèbres. « Ils promènent tous leur gueule », pensa Roland irrité ; il n’avait plus aucune envie de devenir célèbre, excepté pour acquérir le droit de les mépriser.
« Nous avons là un excellent texte de base, déclara un homme trop gras qui avait été héroïque en son temps, mais il faut y ajouter quelques nuances. »
Lunettes contre lunettes, Roland les vit se jeter sur son article, tels des rongeurs sur un butin inattendu. Ils suggéraient des changements de termes, de ponctuation : une assemblée de cuistres. Il y avait là un moine qui se donnait beaucoup de mal pour paraître un laïc, et une femme au nez luisant qui, quoi qu’elle fît, gardait sa cigarette au milieu des lèvres, à la manière des ébénistes. Roland jouait à recenser les communistes à leur silence et leur regard aigu, les chrétiens à leur affabilité un peu forcée. À l’écart comme lui, quelques hommes se taisaient et regardaient trop souvent l’heure. Ceux-là portaient sur leur visage que, depuis deux semaines, certaines images ne les quittaient guère. À la fin, l’un d’eux dit impatiemment aux discuteurs :
« Écoutez, nous gaspillons bien du temps. Puisque ce texte nous a paru traduire notre pensée, conservons-le. Si chacun y ajoute sa « nuance », il perdra de son mordant, de sa clarté. Écrivons seulement : Les soussignés, représentant toutes les familles spirituelles et politiques du Pays, s’associent unanimement à ce texte. » Et, à la fin : « Ils exigent donc : primo, qu’une enquête judiciaire soit ouverte sur les faits qui, que, dont… Secundo, que des ordres formels… bon ! Tertio, qu’une commission pour la protection des droits de l’homme soit constituée au plus tôt afin que, etc. – Travaillons à ces conclusions plutôt qu’à altérer un texte qui nous a touchés ! »
« Voilà un homme ! » pensa Roland ; à celui-ci il aurait aimé révéler qui était Fabrice. Les autres donnèrent un assentiment grognon et l’on se mit au travail. Il fallait sans cesse rogner les griffes des communistes qui, à la faveur de la torture, remettaient en cause toute l’histoire de France. Les plus débiles et les plus âgés des participants ne parlaient que « d’exigences », de « jusqu’au bout », de « volonté du peuple » ; il était évident que, depuis un quart de siècle, ces mots n’avaient plus aucun sens pour eux et que, pareils aux vieilles personnes qui épicent en vain leur nourriture, ils espéraient, en les accumulant, leur redonner du goût.
« Nous ne sommes pas sur les tréteaux de « La Patrie en danger », dit l’un des taciturnes. Comment voulez-vous qu’on nous écoute si nous employons ce langage ?
– Au contraire, répliqua un communiste, l’opinion publique y est habituée. C’est notre seule chance de nous faire entendre.
– Mais ce manifeste est d’abord destiné au gouvernement.
– Nous le publierons en « lettre ouverte » dans les journaux.
– Pas avant de le remettre au ministre des Armées !
– Pourquoi pas ? dit la femme en haussant les épaules.
– Parce que ce serait déloyal, tout simplement. »
Le ton monta. Il était évident que les uns accomplissaient là une démarche douloureuse et dont ils attendaient anxieusement un résultat, tandis que les autres battaient l’estrade en espérant le pire. Quelques-uns retirèrent leur nom. Simone Ardant, qui tenait beaucoup à cette « union sacrée » autour d’un texte du Voltaire, les raccrocha avec fougue. Roland la trouva belle à ce moment. On parvint à s’entendre.
« Il nous faut absolument la signature de R. et celle de C., dit quelqu’un. (C’étaient deux Importants : un prix Nobel de la Paix, un prix Staline.)
– Si on ne les annexe pas, prévint l’un des stratèges, chacun d’eux lancera son manifeste après-demain.
– Et de plus, ils nous en voudront à mort ! »
Mais ne fallait-il pas prévenir chacun que l’autre signait ? On byzantina encore quelque temps sur ce point.
Finalement, on dut leur téléphoner le texte. Non, maître ! Pas tortue, torture… » C’était ridicule : Roland commençait à détester son article. « Jamais plus je n’écouterai Sandrine. Si le public voyait de près ceux qui lui en imposent… » Mais il songea que ce Fabrice, qui tirait à plus de trois cent mille exemplaires, était bien décevant, lui aussi ! Il venait de comprendre que le propre des Intellectuels est d’élaborer dans le secret ce qui fait leur prix et de n’exhiber en public que leur monument, un buste creux.
Trois des participants furent désignés pour porter le manifeste au président du Conseil. Roland, qui en faisait partie, s’étonna bonnement qu’on eût choisi les plus obscurs. Il en comprit les raisons en pénétrant, le lendemain matin, à l’Hôtel Matignon où les reçut un attaché de cabinet qui jouait les Éminences grises. Il parcourut leur texte en hochant la tête et les assura que le Premier ministre « prendrait aussitôt connaissance de ce document essentiel ». Mais « depuis deux heures déjà » c’était chose faite car, contrairement au pacte, les journaux communistes du matin l’avaient publié.
Roland examinait les lustres, les ors et les huissiers. « On dirait un mélange de Vatican et de Comédie-Française, pensait-il. Comment ce type peut-il tenir son sérieux ? » Ce type, qui le regardait à cet instant même, fut très offusqué de lui voir un sourire ironique et, sous une mèche d’étudiant, des yeux fendus encore plus moqueurs. Cela n’allait pas avec la torture, ni la Présidence du Conseil, ni l’idée qu’il se faisait des intellectuels, fussent-ils de gauche.
Après quoi Roland se rendit au lycée avec soulagement ; la porte franchie, tout lui sembla enfin utile et authentique. Son cours fut éblouissant ; lui qui notait toujours en bref les idées ou les formules qui lui venaient aux lèvres en professant, n’en fit rien ce matin-là. Il jetait tout au feu afin que celui-ci montât plus haut et brillât plus vivement dans ces quarante paires d’yeux attachés aux siens. Oui, tout au feu ! Pour le plaisir, une heure durant, de n’être plus un intellectuel…
M. Lecœur avait manqué pendant cette quinzaine. Lorsqu’il le vit de retour, lorsqu’il aperçut de loin la toison neigeuse et la manche vide, Roland traversa la cour à sa rencontre. Mais comme il avait maigri ! Et ne s’était-il pas voûté ? « Guérin, viens par ici, Fils… Toi petit, prends ces livres, tu les poseras sur mon bureau.
– Et moi, monsieur ? réclama l’autre aide de camp.
– Porte ce paquet de copies. »
Ayant renvoyé ses oiseaux, le vieil arbre entraîna Roland d’une poigne impérieuse jusqu’à la classe la plus proche dont il ferma la porte derrière eux. La pièce sentait encore le gosse et la craie ; le cours de géographie interrompu étalait ses cartes murales et le tableau noir portait ces deux seuls mots : LA FRANCE.
M. Lecœur et son compagnon s’assirent côte à côte, les genoux hauts, sur le banc trop étroit. Roland ne pouvait quitter du regard ce visage qu’il retrouvait si altéré : creusé, les yeux fixes – ce visage qui allait à la rencontre de son squelette.
« Vous avez été malade, monsieur Lecœur ?
– Si l’on veut.
– Qu’aviez-vous ?
– Mal. « Mal à mon pays »… Pas toi ? demanda-t-il brutalement.
– Si, pour la seconde fois. » Et, comme les sourcils blancs l’interrogeaient : « Dien-Bien-Phu, murmura Roland.
– Bah ! Une défaite, ça se digère. Il n’y a pas de vainqueurs sans vaincus. Chacun son tour depuis des siècles. Mais ça… »
Pareil à ceux qui n’osent jamais dire « cancer », il ne voulait pas prononcer le mot.
« La torture ? fit Roland d’une voix forte (mais c’était aussi pour la conjurer). Monsieur Lecœur, qu’y pouvez-vous ?
– En crever, dit l’autre en détournant ses yeux bleus. Et ne me dis pas que cela ne servirait à rien. Le soir de l’assassinat du président Doumer par Gorguloff, un autre Russe s’est donné la mort, pour l’honneur.
– Pourtant c’est le nom de l’assassin que vous vous rappelez, remarqua doucement Roland, pas l’autre…
– Si nous n’y pouvons rien, poursuivit M. Lecœur, nous autres qui façonnons chaque année des centaines de gosses, qui donc y pourrait quelque chose ? C’est même pour cette raison que je me sens responsable… Responsable, répéta-t-il en détachant chaque syllabe. Bon sang ! C’était infect, la guerre de 14-18 ; il y a eu de tout et j’ai mis longtemps à oublier certaines images. Mais ça, ça… »
Parce que le vieil homme souffrait, Roland se fit l’avocat de 1’Ange et retrouva les arguments mêmes que Fabrice avait récusés.
« Monsieur Lecœur, il ne s’agit pas de l’armée française mais de quelques brebis galeuses. Quoi ! Ce n’est pas pour un mauvais prêtre que la religion…
– Son évêque l’interdit dès qu’il en est informé. Et puis tout mauvais prêtre agit seul. Mais des officiers, des généraux couvrant cette besogne…
– Vieillevigne a démissionné.
– Voilà bien le plus inquiétant ! En être amené à quitter l’armée, quel aveu d’impuissance !
– L’armée… l’armée, c’est vous, moi, nous tous, monsieur Lecœur. Le meilleur et le pire, toujours !
– Autrefois, oui, nous tous. À présent, c’est aussi Hitler, Mao Tsé-toung, des doctrinaires… Et puis des tueurs et des flics, pêle-mêle avec des héros, comme si la contagion était un danger imaginaire… Notre Manuel du Gradé d’Infanterie, comme il doit leur paraître images d’Épinal Maintenant, il leur faut un traité de philosophie et un manuel de judo…
– La guerre a changé de visage, monsieur Lecœur.
– La guerre n’en a pas ; c’est l’ennemi qui a un visage.
– Justement ! Celui-ci a changé.
– Bon ! Alors l’armée française doit s’aligner sur les S. S. ? Ils sont donc les vrais vainqueurs de 45 ? Eux et les kapos des camps ?
– Et les fours crématoires ? Certainement, monsieur Lecœur. C’est toujours la violence qui gagne. L’horreur même se démode ; les cruautés de 14-18 nous semblent naïves.
– Dans ce cas, j’ai perdu ma vie, dit lentement le vieux maître. Tout ce que j’ai appris est faux ; tout ce que j’enseigne est absurde. Tu vois, reprit-il en pointant son doigt maigre vers les cartes qui pendaient au mur : la France bleue, la France verte et l’arbre pulmonaire des canaux et des voies ferrées – tu vois, j’en suis resté là. Ce qui m’intéressait, c’était de superposer toutes ces cartes : de faire coïncider la France avec la France, celle de Jaurès avec celle de Louis XIV, celle de Racine et celle d’Anouilh, Rameau et Ravel, Watteau et Rouault… Leur faire comprendre, à tous mes gosses, que c’est la même France, qu’il y a à manger et à boire pour tous les goûts, mais à la condition de tout admettre, et de tout admettre à la fois. Parce que c’est-cela la liberté, et que France et Liberté sont synonymes… Quand des juges imbéciles condamnent Baudelaire, c’est La Fontaine qu’ils menacent de prison ; les mondaines qui crevaient un Manet ou un Degas du bout de leur ombrelle, au salon de 83, c’étaient des Poussin qu’elles mutilaient… Que les vaincus de Waterloo aient été les vainqueurs d’Austerlitz, les petits ont déjà du mal à le comprendre. Bon ! Mais… la torture, dit-il en baissant la voix comme pour s’apprivoiser au mot, la torture, où est-ce que je place ça ?
– Avec l’Inquisition, la guerre des Albigeois, le travail des enfants dans les mines, la répression de la Commune… Dans l’enfer de l’histoire de France. »
M. Lecœur cacha ses yeux derrière sa seule main ; depuis la disparition de sa sœur, elle faisait tout le travail et frémissait sans cesse.
« Tu as peut-être raison, dit-il enfin. Mais le reste, j’ai eu le temps de le digérer. Et puis, c’étaient les aïeux ; tandis que ces officiers-là sont mes élèves… À la veille des vacances, j’ai pris l’habitude de faire à tous mes gosses un cours, hors programme, sur… bah ! Sur tout ça, justement !
– Je le sais, dit Roland : la « Leçon de France » de M. Lecœur. Elle est célèbre.
– Célèbre ? Répéta l’autre avec un sourire de dépit. Cette année, je ne crois pas que je saurai la faire.
– Au contraire ! Vous leur apprendrez, de plus, que Vigilance et Liberté sont les deux faces d’une même médaille. Vous leur apprendrez que tout ce qui est précieux reste fragile ; que rien n’est assuré et qu’un héros peut devenir un tueur, ou l’inverse, question de circonstances ! Que le palais de Versailles a été construit sur des marais puants et les cathédrales sur des cryptes malsaines, mais qu’il faut toujours accepter ceci en même temps que cela. Turenne et Foch, c’est aisé ; Foch et Landru, c’est plus méritoire… L’histoire de France sans cache-sexe, monsieur Lecœur ! »
Le vieux maître se tourna vers lui en souriant :
« Mais c’est toi qui me fais la leçon, Fils !
– Non, dit Roland durement, je ne suis qu’un pamphlétaire.
– Bah ! Quelle est la différence ?
– L’amour, je pense. »
M. Lecœur l’observa, et ses sourcils froncés cachaient presque son regard bleu.
« Tu n’aimerais pas la France, toi ? Allons !
– Je n’en sais rien. Admirer Pasteur ou Chambord, aimer le vin rouge, les frites et Charles Trenet, c’est facile. Quand il s’agira de payer, alors je verrai quelle contenance je ferai.
– Tu es bien orgueilleux, Fils !
– Moi ? Non, je suis lâche. »
« Ce sont des choses qu’on n’avoue pas, pensa bonnement M. Lecœur. Ce n’est donc pas vrai. » Et il prit le parti de rire.
« Oui, reprit Roland d’un ton sec, très lâche.
– Allons donc ! Ton père…
– Laissez mon père où il est, dans son « ciel de gloire » ! Moi, je vis sur la terre – une terre de torture, de bourreaux, de victimes et de lâches.
– Non, dit placidement M. Lecœur, puisque tu prends des risques.
– Des risques, moi ?
– Tu as signé ce « Manifeste des 73 », dont le contenu m’a fendu le cœur.
– Parbleu ! Comment ne pas signer ? » Il hésita encore un instant puis jeta son fardeau : « Le texte était de moi.
– Mais alors ?…
– Oui, dit Roland.
– Fabrice, murmura le vieil homme en le regardant fixement.
– Vous êtes pratiquement le seul à le savoir.
– Tu as bien du talent, fit l’autre sans chaleur.
– Ils disent même que j’ai beaucoup de courage, mais…
– Ça non ! Signe d’abord tes articles, et on en reparlera. Signe et attends la convocation du juge d’instruction et celle du proviseur ; et aussi l’énergumène qui te guettera sur le trottoir pour te gifler… Et, même alors, ce ne sera qu’un courage de papier. »
« Un courage de papier »… Pourtant, la pensée du juge – pas même ! Celle d’une enveloppe à l’en tête du palais de Justice suffisait à réveiller cette peur qui logeait dans le ventre de Roland comme une bête dans sa tanière. Pourquoi songea-t-il soudain à Georges, son ami ? À peine rapatrié d’Indochine, on l’avait dirigé sur l’Algérie ; la mort changeait seulement de décor.
« Vous avez raison : un courage de papier – et je n’en suis même pas capable… Dommage d’être une grosse tête et de tant mépriser les intellectuels !
– C’est une garantie, au contraire. Tous les types que j’ai connus et qui se battaient bien avaient, au fond, horreur des militaires, horreur !
– Monsieur Lecœur, demanda Roland la gorge serrée, j’en ai assez ! Assez de ce faux courage, de cette imposture… Qu’est-ce que je dois faire ? »
Le vieux maître passa la main dans ses cheveux dont l’écume, une fois de plus, changea de désordre ; puis il posa, laissa peser cette main sur celle de Roland qui tremblait un peu.
« Ferme les yeux et fonce ! Personne n’est courageux » ; mais il y a ceux qui ne se posent pas la question, et les autres.
– Foncer ?
– Oui, signer. Signer et voir venir. D’ici là, tout ce que tu peux écrire n’a de poids que pour les autres ; mais pour toi, plus aucun – tu le sens bien ? »
Roland se leva, déplia avec peine ses jambes endolories par le pupitre, marcha jusqu’à la croisée, regarda cette foule d’enfants hérissée de cris et de coups, et les autres maîtres, immobiles telles des balises dans la tempête. Il se retourna vers M. Lecœur, les désigna d’un geste :
« Mais eux ?
– Ils seront fiers de toi. Les enfants ne sont sensibles qu’à ce qui est « connu », chanteur, champion ou assassin ! Ce sont de petites brutes, ajouta-t-il tendrement, tous des petites brutes… Quant aux prof… Bah ! Je te défendrai. D’ailleurs, tu t’en moques bien : comme Antigone, « tu sais que tu plais où tu dois plaire ». C’est-cela, la fidélité !
– La fidélité ?
– C’est-à-dire l’essentiel… Ainsi, reprit-il à mi-voix après un silence, tu mens à ta mère depuis quatre ans ?
– Je ne mens pas, fit l’autre vivement, mais je…
– Quand on « ne ment pas mais », c’est qu’on ment.
– Tout cela va la blesser, monsieur Lecœur.
– Tes articles, non ; ce long mensonge, sûrement. Ce qui blesse des parents, ce n’est jamais un fils d’un autre parti que le leur ; c’est la pensée d’avoir mis au monde un imposteur. Heureusement… commença-t-il, mais il s’arrêta en souriant.
– Heureusement ? »
À son tour, M. Lecœur s’extirpa du pupitre enfantin et s’étira. Dehors, la cloche venait de sonner et le tumulte s’apaisait par degrés. Bientôt, on n’entendit plus que le raclement des souliers sur le sol gris des préaux et le « En rang ! Allons, vite ! » Des surveillants.
« Heureusement, reprit M. Lecœur (et, dans ce silence tout neuf, sa voix s’avançait comme un navire dans un port vide), pour qu’un imposteur devienne un héros, il suffit quelquefois de le prendre au mot. »