III
UN COURAGE DE PIERRE
DISCRÈTEMENT arrêté le 4 avril dans les bureaux mêmes de l’état-major, le lieutenant Guérin fut transféré à Paris et incarcéré à Fresnes ; il comparut le 19 juin devant le Tribunal militaire des Forces Armées. Au juge chargé de l’instruction, à l’avocat qui, d’office, avait été désigné pour le défendre, le lieutenant Guérin répondit sommairement ; mais à l’audience même, l’interrogatoire d’identité achevé, il ne prononça pas un mot. Comme le président lui demandait compte de cette attitude, l’inculpé répondit que, « malentendu pour malentendu, autant ménager les paroles » – phrase qui offensa le tribunal et contribua sans doute à alourdir la sentence. (La robe et l’uniforme rendent chatouilleux qui les porte ; la fonction sert d’alibi à la personne, laquelle peut impunément redoubler d’amour-propre.) Cinq ans de réclusion, à l’issue d’un procès de quarante-deux minutes… « Étant donné la personnalité de l’accusé », le président avait demandé le huis clos. Fabrice n’était donc pas mort ?
Mais les vraies raisons de ce silence, Roland lui-même aurait-il su les donner toutes ? – Une immense lassitude qui le dissuadait de se battre ; le dégoût de toute dialectique et la triste certitude que l’essentiel, chacun ne peut le communiquer qu’à son insu. Enfin, plus orgueilleux que naïf, son désir d’imiter le Christ : il se taisait devant ses juges…
En sortant de Fresnes, l’autocar, couleur de gendarme, fit un détour, par une rue encaissée et Roland aperçut dans la vitre le reflet d’un visage qu’il reconnut mal. Il avait maigri ; mais surtout son regard était devenu fixe et comme indépendant de ses pensées. Dans la vaste voiture noire, les futurs détenus avaient, d’instinct, choisi des sièges distants l’un de l’autre et chacun, hébété, s’enfermait d’avance dans la prison de son mutisme. Il y avait là trois assassins (dont un infanticide), six voleurs à main armée, le lieutenant Guérin et un innocent qui était le seul à le savoir – hormis le vrai coupable. Onze paires d’yeux cernés de lassitude et démesurément ouverts sur des paysages vivants, les derniers avant l’exil de pierre.
Dans les petites villes de banlieue puis de campagne, ils regardaient aller et venir à leur guise ces inconnus aussi inconscients de leur liberté qu’eux-mêmes l’étaient de respirer. Des files de voitures, bossues de bagages, emportaient en vacances les familles béates. On traversa une forêt domestique ; des marchands de fleurs avaient installé leur éventaire sur le bord de la route. « J’aurais voulu me promener de nouveau dans une forêt sans avoir peur », songea Roland ; pour lui, c’était la définition de la paix. Un groupe qui achevait de déjeuner sur l’herbe leur fit des signes joyeux puis demeura, le geste figé, comprenant que ces onze passagers étaient des touristes insolites.
Il était près de cinq heures, ce samedi, lorsque la lourde voiture s’enfonça jusqu’au bas d’une ville et traversa un pont. Les onze virent alors, parmi les peupliers en sentinelles, la maison d’arrêt voilée de sa haute muraille tel le visage d’une femme arabe. Aux angles, des petites tourelles sommées de miradors en faisaient un château fort assez dérisoire. Leur valise à la main, les onze attendirent en silence devant l’épaisse porte cloutée. Un regard filtra par les fentes, puis Roland entendit son premier tour de clef. En pénétrant sous la voûte, il eut juste le temps d’apercevoir le départ d’un escalier qui conduisait à des appartements et celui de respirer une odeur d’encaustique qui lui serra le cœur. Mais déjà il entrait au royaume de pierre et de chaux qu’il connaissait bien depuis Fresnes – et même, dix ans plus tôt, depuis son service militaire. Car ce château fort abritait seulement une caserne à l’odeur d’hommes et dont chaque fenêtre portait des barreaux.
Franchis les postes de garde et les grilles à judas, révolus les deux tours de clef dont le claquement signifiait la sentence définitive, plus une arme n’était visible. Entre les tristes bâtiments, sur un terrain vague dont on devinait qu’on l’aménageait depuis des mois (car, par un paradoxe inhumain, le temps ici ne comptait plus), Roland vit un gardien débonnaire aux mains nues, puis deux autres, beaucoup plus désœuvrés que la quarantaine d’hommes qui jouaient aux boules ou déambulaient en discutant. Tous portaient un pantalon marron, des bérets, des chemises nullement uniformes. Plusieurs autres, en tenue de sport, se hâtaient vers le terrain de basket-ball d’où provenait la rumeur haletante des équipes. Les coudes hauts et le souffle rythmé, deux coureurs en survêtement bleu passèrent, sans un regard, à quelques foulées des arrivants. Les plus crédules ou romantiques de ceux-ci cherchèrent en vain des uniformes rayés et des crânes tondus. Du moins, escomptaient-ils quelque attention ou des regards mendiant les confidences à venir ; mais ils traversèrent l’immense cour parmi l’indifférence un peu méfiante d’hommes qui ont consolidé leurs ruines en silence et craignent les curieux.
Les onze gagnèrent un bâtiment qui se dressait à l’écart des autres, gravirent un escalier de fer, traversèrent une passerelle, longèrent, derrière une rambarde, une rangée de portes borgnes. Roland sursauta en lisant sur l’une d’elles :
GUÉRIN
Professeur, lieutenant, Roland – il avait toujours lu son nom précédé d’un titre ou de ce prénom qui sert de patronyme aux saints comme aux enfants ; mais ici, dans cette ruche de métal, dans ce triste columbarium, le nom de son père l’attendait déjà sur l’une des tombes. Il y pénétra et un cinquième tour de clef acheva de proclamer l’Autorité de la Chose jugée-
Roland s’assit sur la couchette, mesura du regard sa cellule puis ferma les yeux pour retrouver l’infini rassurant de ses ténèbres. De nouveau, il porta lentement son regard (comme un cambrioleur le faisceau de sa lampe) sur l’étroite fenêtre, la porte et son hublot, la table, la cuvette, le seau, le petit placard suspendu, le tabouret ; là s’achevait l’inventaire. Il se leva, alla toucher de la main ces objets et ces meubles : « Pareil au petit fennec, pensa-t-il, je m’apprivoise… » Il songea aussi à tous ces inconnus qui l’avaient précédé entre ces quatre murs : que de haine, de remords, de regrets !…
Et tout d’un coup, il s’y sentit chez lui, au fond d’un puits de paix, parfaitement heureux ; et il éprouva (comme jamais depuis) qu’il n’était pas seul entre ces murs, mais que Quelqu’un partageait sa cellule. « Cellule : le même mot pour le moine et le prisonnier ! » – et il sut que, sous peine de hargne ou de folie, il lui faudrait justement faire de cette prison un couvent. Du tas de ses affaires il sortit le petit volume des Évangiles qu’Adrienne lui avait glissé dans la main au dernier instant afin qu’il ne puisse le refuser : son propre exemplaire, usé, fripé comme le vêtement qu’on préfère. Il plaça cet évangile sur la table, et le petit livre prit possession de la cellule nue.
Il monta sur le tabouret pour regarder par la fenêtre. L’été se drapait dans sa cape de soir ; sur la plage, au bord du fleuve, les derniers baigneurs jouissaient de leur corps ; les passants des deux rives avaient pris leur pas de crépuscule et deux amoureux. sur un banc, réduisaient l’univers à leurs lèvres confondues. Le temps, le temps des autres, allait couler, nuit et jour, comme cette eau ; et Roland ne serait, au fond du fleuve, qu’une pierre que son cours ne dérange même pas. Il le croyait sincèrement, et il ne réclamait rien d’autre.
Les cloches d’une église sonnèrent, toutes proches ; des corneilles qu’elles dérangeaient leur firent un écho très rauque.
Au cœur de la nuit, une lamentation presque continue le hala peu à peu hors du sommeil, et il avait tant imaginé cette cellule qu’il ne fut pas surpris de s’y retrouver. Ce n’était pas le vent qui gémissait, le fleuve qui pleurait ainsi. Roland grimpa de nouveau sur le tabouret et appela par la fenêtre :
« Alors quoi, vieux, qu’est-ce qui se passe ?… Hé ! Tu m’as réveillé ; réponds-moi au moins ! »
L’inconnu de la 18 se décida enfin d’un seul coup : « Il avait buté un type qui tournait autour de sa femme ; il en avait pris pour dix ans ; et il était sûr que durant ces dix ans, elle l’oublierait… »
Partagé entre la fureur et la pitié, Roland garda sa morale pour lui et trouva toutes sortes d’arguments réconfortants et peu plausibles. Mais l’homme qui se noie ne se demande pas si la planche que voici est solide ; Roland avait presque honte d’être cru aussi aisément. « Des enfants, tous des enfants… Mais des enfants qui tuent ! » Il cherchait à placer le visage d’un des onze sur cette voix rouillée de larmes puis sur ce rassurement hâtif – peine perdue ! Il ne devait apercevoir son voisin qu’aux douches, bien des jours plus tard ; mais longtemps, de lucarne à lucarne, ce ne fut qu’une voix pitoyable : la voix même d’un monde enfantin et cruel, violent et désarmé.
À l’aurore du troisième jour, Roland se réveilla, cœur battant. Il sortait d’un cauchemar dont il tremblait encore mais ne se souvenait plus. Sa présence dans une cage, cinq ans de contrainte, le meurtre de Georges, l’existence de Dieu – tout lui paraissait soudain faux ou fou. Quoi ! à une heure d’ici, il y avait Sandrine et son parfum, les fleurs, des enfants dans la cour du lycée ; il y avait la beauté du monde, la douceur des femmes, mais pour cinq ans il était enfermé dans cet univers puant, parmi des assassins taciturnes. Cinq ans ! jusqu’à sa mort, peut-être ; ou celle de sa mère… ((Maman ! » Il l’appela, dans l’aurore si lente, à travers ces campagnes endormies. « Ah ! Comment les hommes osent-ils se séparer de ceux qu’ils aiment ? Aucune idée, aucun idéal, n’a jamais valu de perdre un seul instant d’amour… – Maman ! » Ce n’était pas Sandrine, pas même le Fennec qu’il appelait au secours mais, pareil à ceux qui vont mourir, il réclamait sa mère. Il pleurait sans fin ; il comprenait pourquoi un prisonnier parfois brise tout, cogne sa tête contre les murs ou se pend aux barreaux d’une lucarne qui donne sur la liberté mais en l’interdisant.
Et soudain, par cette même fenêtre il entendit une voix inquiète :
« Hé ! vieux… Hé, dis donc, il y a un type qui chiale quelque part : il faut que tu t’en occupes ! » Roland demeura interdit. Cette parole le sauvait, le rappelait à lui. Cette nuit, l’assassin de la 18 lui signifiait naïvement son ambassade ici. Entre ces quatre murs qui avaient nom Désespoir, Pauvreté, Contrainte et Solitude, il était – comme toujours, partout, les innocents – le représentant du Christ. Ici aussi, le mystère de la Communion des saints commençait ; car le 18 venait de le tirer du puits en se sauvant lui-même : pour la première fois, le 18 s’occupait d’un autre que soi…
Le parloir ressemblait à un cabaret de campagne mais sans verres ni bouteilles. Des tables, des bancs le long d’elles, un poêle rustique, et deux gardiens debout, réduits à bavarder ensemble. Ainsi, la largeur d’une table séparait seule chaque détenu des êtres qu’il aimait le plus au monde, qui venaient de loin pour le voir, et en l’honneur de qui il s’était, ce matin, vêtu et rasé comme autrefois.
Mais en entrant, Roland ne vit rien d’autre que sa mère, le regard anxieux de sa mère qui, elle, ne voyait que lui. Parce que chacun d’eux maîtrisait ses larmes, ils parurent s’embrasser froidement, et ils demeurèrent assez longtemps en silence, face à face, avec un sourire timide. « Ce doit être ainsi lorsqu’on se retrouve de l’autre côté de la mort », pensa Mme Guérin. De toutes ses forces elle tentait de s’imaginer que Roland était seulement prisonnier de guerre, comme l’avait été son père. À Fresnes ils ne s’étaient parlé qu’à travers un double grillage.
« Maman chérie, à quelle heure les trains pour M. ?
– 7 heures 32,8 heures 30,9 heures 52… » Mais, flairant le piège, elle s’arrêta brusquement : « Pourquoi me demandes-tu cela ? »
Il sourit :
« Pour rien. Je vous aime.
– Si tu m’aimais vraiment…
– Je ne serais pas ici ? Vous avez honte de moi, maman ?
– Jamais !
– Ne répondez pas si vite.
– Jamais, répéta-t-elle gravement. Tu suis ton chemin comme ton père a suivi le sien. »
Roland posa sa main sur l’autre si blanche, si fraîche.
« Croyez-vous qu’il m’aurait compris ? » Elle hésita longtemps puis secoua la tête. « Au moment même où, moi, je le comprends enfin ! Ce n’est pas juste… Et vous, maman ?
– Moi ?
– Me comprenez-vous ?
– Tu prétendais toujours ne pas lui ressembler, reprit-elle sans répondre, mais je savais que tu irais trop loin, toi aussi…
– Parlez-moi de lui.
– Quand cela m’arrivait, tu te montrais jaloux !
– Ne le devenez pas vous-même, murmura-t-il sans la quitter des yeux. Parlez-moi de lui… »
Lorsque le gardien leur fit signe que le moment approchait :
« Maman, demanda-t-il en regardant ailleurs, pourquoi ne m’avez-vous pas appris le christianisme ?
– J’essayais de le vivre ; je pensais qu’avec toi c’était la seule manière.
– Avec tous ! C’est moi qui étais aveugle. – Maman, y a-t-il des fleurs dans ma chambre ?
– Toujours, mon chéri. Lorsque tu reviendras… »
Elle se tut. « Tout reprendra comme avant… – Voilà la promesse qu’elle attend de moi, pensa Roland, et je lui dois peut-être ce mensonge. » Mais en tournant vers elle un visage laborieusement composé, il lut un tel navrement dans ses yeux, une telle assurance que rien ne recommencerait comme aux temps faciles, qu’il ne sut que murmurer :
« Cinq ans, maman ! cinq ans…
– Eh bien, s’écria-t-elle, le temps passe toujours, et de plus en plus vite. Tu peux me croire ! Toute ma vie j’ai attendu que le temps passe. »
« Est-ce donc le destin des femmes ? » se demanda Roland. Il songeait au Fennec, à sa patience passionnée… Il avait tout à fait oublié Sandrine.
« Maman, vous n’avez pas cessé de prier pour moi, n’est-ce pas ?
– Pas cessé.
– Et moi j’ai retrouvé la prière. Alors…
– Alors ? demanda-t-elle après un instant.
– Alors, tout ce qui arrive est sûrement bien.
– Si c’est un coup de tête, non ; si c’est… un coup de cœur, oui. »
Le gardien fit signe de nouveau. Roland reprit hâtivement :
« Est-ce que vous priez vraiment pour que tout reprenne de nouveau, comme si je n’avais pas changé ?
– Il y a longtemps que je ne prie plus pour ceci ou pour cela, mon chéri, mais seulement pour tel et tel.
– Vous reviendrez demain dimanche ? demanda-t-il encore avec un peu d’angoisse, et, comme elle haussait les épaules en souriant : Alors, le train de 7 heures 32 ? De 8 heures 30 ?
– Aucun. Je couche ici. J’ai trouvé une chambre d’où j’aperçois les peupliers de l’île.
– Maman, dit-il très bas, je ne vous ai jamais méritée. »
Juste avant l’aube, Roland se réveilla sans rêve ni raison et, comme toujours, le désespoir l’investit aussitôt. Pourtant, quelle douceur l’en gardait, cette nuit ? Pareil à l’enfant qui, sans ouvrir ses yeux, devine la présence et sourit, il ressentit, avant de se le rappeler, que sa mère dormait – non ! Veillait sûrement, et souriait comme lui, et joignait ses mains, elle aussi, en ce moment même, à un coup d’aile de ces murs…
Sandrine vint, le lendemain, succédant à Mme Guérin comme une saison à l’autre. À peine se trouva-t-il en sa présence que Roland éprouva, pour la première fois, une honte absolue de ce lieu, de son costume, de son odeur. Une honte d’adolescent, de conscrit : Sandrine était l’ambassadeur d’un peuple raffiné, à la peau douce, à l’esprit délié ; Roland, celui des rustres. D’un seul regard elle rompit sa solidarité silencieuse avec ses compagnons qui redevinrent des assassins…
Il n’osait pas l’embrasser ; ce fut elle-même qui retira ses lunettes et se pencha vers lui avec un grand trouble. Il tressaillit en respirant sur elle un parfum différent et la fragrance d’un autre tabac. « Un homme dans sa vie ? pensa Roland. C’est bien normal. » Son amour-propre seul en était atteint, et il ne souffrait guère que de l’humiliation de sa captivité. « La reprendre à cet homme… Oui, du fond de cette ignoble prison, la lui reprendre ! » Cette résolution à la Stendhal l’enchanta, lui rendit à la fois jeunesse et liberté. Mais, pour l’heure, c’était plutôt Sandrine qui, d’instant en instant, retrouvait son emprise sur lui. Pas un endroit de ce visage, de ce corps, sur lequel il pût jeter le regard sans que tel souvenir vînt réveiller le sien. Il parvint ainsi à oublier le décor misérable et sa propre tenue ; cela lui rendit le charme d’autrefois et Sandrine commença de le subir. Il le lut clairement sur ce visage que l’absence de lunettes rendait plus transparent et où s’inscrivait le plaisir en même temps que l’ombre d’une contrariété. « L’autre n’est pas de taille, pensa étourdiment
Roland : je le chasse déjà ! » Bientôt, ils ne surent plus qui séduisait l’autre ; ils retrouvaient le jeu des jeux.
Comment, pourquoi Sandrine en vint-elle à parler politique ? Confondit-elle, une fois de plus, Fabrice et Roland ? – Mais les avait-elle jamais dissociés ?
« Tu ne me dis rien de la page du Voltaire ! »
Il changea de visage à ce nom.
« Quelle page ? Je ne lis plus de journaux. »
Elle en sortit un exemplaire de son sac, lequel demeura entrouvert.
UNE CITATION PARMI D’AUTRES…
Là où, si longtemps, s’était étalé le Journal de Fabrice, on avait encadré la citation du lieutenant Guérin (Par sa fermeté dans l’action…) et constellé le reste de la page de sentences et de maximes sur la non-violence. Les signatures allaient de saint Matthieu à Camus, de Gandhi à Marc Aurèle. À ce petit jeu des citations, Le Voltaire s’était acquis une véritable célébrité ; une armée de rats de bibliothèques grignotaient sans cesse afin de permettre à Shakespeare de stigmatiser le Premier ministre sur la couverture du journal, ou à Bossuet d’y prendre parti contre la guerre d’Algérie. Mais, pour défendre Fabrice, on avait pillé les réserves, et la page s’achevait ainsi :
C’EST PLATON, HUGO ET PIE XII QU’ILS ONT CONDAMNÉS A HUIS CLOS…
« Et maintenant, demanda Sandrine en remettant ses lunettes, quelles sont tes intentions ?
– Faire cinq ans de prison.
– Sérieusement, Roland !
– J’ai toujours dû me jeter à l’eau afin de m’obliger à nager : pour la politique, pour la guerre… Maintenant, je vais avoir le temps d’apprendre.
– D’apprendre quoi ? »
Il la regarda bien droit et changea de sourire.
« La non-violence, la pauvreté, le christianisme.
– Comprends pas.
– C’est mot pour mot ce que mon chef de corps m’a répondu quand je lui ai fait part de ma décision. »
L’analogie dut piquer Sandrine, car sa bouche prit un pli méchant pour répondre trop vite :
« Tu ne t’es jamais « jeté à l’eau » : c’est moi -qui t’y ai poussé, pour la politique, du moins.
– Pour la guerre aussi, fit-il avec effort. Si tu ne m’avais pas accusé d’être un lâche…
– Je te demande pardon pour cette phrase absurde, injuste surtout. – Oh ! Mon chéri… »
En un éclair, elle repassait en mémoire tout ce que sa parole avait rompu. Baissant les yeux par égard pour ce visage qui se navrait, Roland aperçut, dans le sac entrouvert, le désordre familier dont il se moquait tendrement aux temps heureux. « Aux temps heureux où j’étais lâche ! »
« Ni absurde ni injuste, Sandrine. C’était vrai.
– Allons donc, on ne change pas ainsi. »
À travers la table, elle lui tendit sa main, épaisse, carrée, aux doigts exigeants. Il revit soudain celle d’Adrienne Lenormand et comprit enfin l’enjeu du combat : le duel se livrait ici entre elle et Sandrine, entre son passé et son avenir – entre l’Âme et le Corps.
« Si, répondit-il avec dureté, on change. »
Elle le dévisagea, retira sa main et dit aussi durement :
« Je répète : Et maintenant ? – Nous avons besoin, au Voltaire, de savoir ce que…
– C’est donc cela que tu es venue me demander ?
– Non, Roland, ce n’était pas cela. Mais à présent je le demande.
– Tu te rappelles la discussion avec Simone Ardant, la nuit du meeting ?
– Figure-toi que oui, répondit-elle avec une ironie douloureuse.
– Le moyen d’en sortir, la solution que je cherchais encore et qu’elle ne cherchait plus ?…
– Tu nous traitais de « résignés » !
– Dis-lui que je l’ai trouvée et c’est la non-violence. Si le journal, si le parti s’y intéressent, je suis votre homme, dis-le-lui.
– À bientôt, Roland. »
Cette fois, ce fut lui qui l’embrassa tendrement et fraternellement, en homme sûr de soi.
Sûr de lui ? À peine sorti du parloir, il put mesurer le contraire. Parce que Sandrine franchissait la première puis la seconde grille, parce que la lourde porte, en ce moment, se refermait derrière cette Sandrine qui, si longtemps, avait incarné sa liberté, Roland se sentit de nouveau et doublement incarcéré. En ce moment, elle mettait en marche sa voiture et allumait une cigarette blonde. Oh ! L’odeur de sa peau, celle de ses cheveux, celle de leur lit… – Cependant, il passait devant les cuisines, les poubelles, les latrines. Cinq ans…
Il ne dormit pas de la nuit ; ferma la lucarne sur ces millions de salauds libres de rouler en voiture découverte, d’écouter de la musique, de s’aimer ; rembarra son voisin qui geignait encore sur sa bonne femme et dont le monde fragile s’écroula d’un coup. Lui-même se battit avec ses démons – Violence et Sexe, c’est tout un ! Avec ses souvenirs, ses doutes, ses images : Sandrine nue, Georges sanglant, sa mère morte de chagrin. « Si je pouvais seulement pleurer… »
Le visage du Fennec, la paix du corps, le pouvoir de prier n’apparurent qu’au petit matin. Dès qu’il fit assez jour, Roland écrivit une lettre à Sandrine. Il lui demandait de ne plus revenir.