VI
LA LONGUE NUIT
LORSQUE les sifflets des gardes s’élevèrent de toutes parts rabattant vers les portes du Luxembourg leur gibier enfantin, Roland s’aperçut seulement que deux heures s’étaient écoulées et qu’une fraîcheur hautaine avait remplacé le soleil. Son dialogue avec le para, ce long outrage… Quand tout cela s’était-il passé ? Cette scène née de l’impromptu, close dans l’arbitraire ; inséparable de sa vie et qui, cependant, lui était étrangère, ennemie, comme l’est au corps une tumeur – cette scène, combien d’années de son existence n’aurait-il pas données pour l’abolir ! Pareil aux enfants, aux malades, il s’enchantait par instants de l’espoir absurde qu’il se trouverait encore un moyen de l’empêcher d’avoir existé. À deux heures près, sa vie se trouvait défigurée, dévastée. C’est-ce que répètent inlassablement les sinistrés devant leurs ruines : « Il n’y a pas seulement deux heures… » « Allons, monsieur, on ferme ! »
Cet uniforme avachi lui rappela l’autre. Elle éclatait aux yeux, l’absurdité d’un monde où l’on s’équipe de cuir et de drap militaire pour empêcher les enfants de courir sur une pelouse, comme pour massacrer de loin des silhouettes dont on ne connaîtra jamais le visage !
« Il n’y a pas de quoi ricaner ! Je vous dis qu’on ferme…
– Pardonnez-moi. »
Il se leva et partit dans n’importe quelle direction. Ce sol, sous ses pas, lui paraissait hostile et peu sûr ; c’était une impression qu’il avait déjà éprouvée, certains soirs, à l’étranger.
Le garde qui cadenassa la grille derrière lui, il lui sembla qu’au contraire il venait de l’enfermer : de l’enfermer dans un monde où personne d’autre n’existait qu’un officier de parachutistes et lui. Car, au moment même où il se sentait le plus abandonné, il ne trouvait de recours en aucun visage. Seul, Georges… – Mais non ! Son ami aurait pris le parti de l’autre.
Une femme… Roland souhaita soudain la présence d’une femme avec la même nostalgie déchirante qu’au temps de ses dix-huit ans. « Non, pas une femme, pensa-t-il un peu lâchement : une jeune fille plutôt… » Enfant et femme à la fois, chargée de donner et d’entretenir la vie – le contraire même du Guerrier. Une jeune fille qui lui aurait tenu la main, en ce moment, devinant qu’il fallait seulement se taire… Mais il se rappela Sylvie qui l’avait trahi pour Georges, et il songea avec amertume que le Prince Charmant de toutes les jeunes filles de ce pays portait sans doute aussi la tenue bariolée.
Non, c’était bien d’une femme qu’il avait faim et soif : qui sût écouter, mais aussi comprendre avant d’avoir entendu et qui, d’instinct, connût toutes les réponses ; auprès de qui il pût, sans honte, être à la fois homme et enfant, admiré et consolé.
Il s’aperçut qu’il tremblait. Ou plutôt que son corps tremblait, distinct de lui : tremblait d’un froid qu’il ne ressentait pas vraiment. Et il sut alors, de toute certitude, que la seule, la vraie chaleur de la terre, les femmes en détenaient le mystérieux privilège. Au bout de toutes les ambitions de l’homme on trouvait la violence et la mort. Un animal parmi les autres ! et qui ne pouvait survivre, lui aussi, qu’en supprimant ses semblables ; un fauve souriant. Et sans la chaleur, la tendresse silencieuse des femmes, le monde serait invivable.
Le soir était venu, attentif, taciturne ; le soir et ses instants comptés. Chacun rentrait chez soi ; et Roland avait l’impression de s’avancer tout seul dans Paris, ville ouverte. Seul somme un souverain ou comme un condamné, comme son père sur la photographie si blanche. Ah ! Pourquoi penser à lui ? Ils n’étaient plus du même clan : le commandant Guérin avait joué le jeu, jusqu’à la mort ; et lui, jusqu’à la honte, le refusait. « Vous êtes de la race qui m’est le plus étrangère, celle des lâches… » Il entendait ces mots si distinctement que, plusieurs fois, il se retourna pour voir si le para ne l’avait pas rejoint pour les murmurer de nouveau à son oreille.
Pourtant, ces pensées lui masquaient la pire ; et il sut qu’il touchait le fond lorsqu’il osa enfin la formuler : « Je ne rentrerai pas car je ne veux pas revoir ma mère… »
Retourner à la maison, d’abord refuser de parler, puis tout vomir en pleurant… Impossible ! Sa mère aussi était de l’autre côté : avec le para, le salut aux couleurs et la photo mortuaire. Statue des monuments aux morts : la Veuve ! « Un rôle facile à jouer : suffisait de pleurer… Nez rouge et voiles noirs… » Il s’efforçait de l’avilir afin d’échapper au visage d’ivoire, au regard perspicace. Enfant, lorsqu’il se détestait par trop, c’était sa mère qu’il battait. « Oh ! Maman… » Cette fois, il dut s’arrêter au bord de vide. Il n’attendait consolation que d’une femme, et la seule qu’il aimât vraiment lui donnerait tort en silence. Pourquoi vivre ?
Comme il demeurait immobile, les épaules basses, les yeux attachés à ce trottoir aveugle, il ressentit une espèce de vertige qui lui parut délicieux ; une légèreté, une impunité d’oiseau… Il s’y abandonnait comme un agonisant au sommeil lorsque lui parvint un cri déchirant ; c’était lui qui venait de le pousser.
Il traversa la rue en courant, se laissa tomber sur un siège, à la terrasse obscure d’un café et demeura là, haletant. Son souffle essayait de rattraper son cœur. En vain. Il crut qu’il allait mourir ; et il avait si peur qu’il lui semblait que tout était facile, excepté vivre cet instant. Je ne sais quelle main maîtrisa le cheval emballé et tout rentra dans l’ordre. Avec un pan de son cache-col Roland essuya ce front qui transpirait, et il considéra avec étonnement la laine grise : il avait pensé y trouver du sang.
« Qu’est-ce qui m’a pris ? »
Il parla tout haut afin de se rassurer, de se prouver que la machine n’était pas détraquée. L’esprit reprenait ses assises ; mais la bête avait crié à temps : car ce vertige délicieux était la tentation du suicide et la bête, en lui, venait de le sauver.
Quand le garçon s’approcha enfin, Roland commanda un café-crème – « symbole même du désespoir et de la solitude » – mais, une fois apporté, il n’y toucha point. Pas une goutte, pas une miette, pas une parole ! Il maintenait un équilibre si fragile qu’il économisait le plus petit geste ; il avait même adopté le souffle court des moribonds.
La rue s’anima de nouveau. Murs et trottoirs rendaient le trop-plein de chaleur reçu du soleil, et les promeneurs s’aventuraient dans ce piège tiède. Roland les observait avec horreur. Comment s’appelait cette glace invisible qui l’isolait d’eux aussi sûrement que la vitre épaisse du muséum sépare le visiteur des reptiles béats ? Tous ces visages dont pas un n’exprimait le partage, l’inquiétude… « Qu’ai-je de commun avec eux ? se demanda Roland, de commun avec leur satisfaction, leurs échanges, leurs complaisances ? Tout leur système… Oui, qu’ai-je à faire de leur système ? » Il était sûr que cet enfant, cette grosse dame, ce prêtre lui-même avaient partie liée avec l’officier parachutiste. Pareils à la reine, au fou et au cavalier d’un jeu d’échecs : tous du même camp, malgré leur diversité apparente – et lui n’en était point. Ce qui les unissait ? – L’acceptation. Ils « jouaient le jeu » depuis des générations : dès la naissance, un rôle leur était dévolu qu’ils répétaient docilement. « Moi je devais figurer le Fils du Héros. Seulement, il aurait fallu me donner d’autres tripes !… Ils me méprisent ? pensa-t-il. Et moi donc ! Je les méprise tous et le leur prouverai. »
C’est alors qu’il songea au suicide. Pourtant la bête, en lui, dormait tranquille : ce n’était plus qu’un jeu de l’esprit. « Un suicide qui ait l’air d’un accident, poursuivit-il, car je ne veux pas leur faire ce cadeau ! Dans leur système, les suicidés eux-mêmes sont prévus, comme les tricheurs dans les casinos. Il servent à redonner aux autres le goût de vivre. Une mort utile, quelle bassesse !… »
Une voiture de la police parcourut la rue dans le sens interdit, obligeant les autres à se rabattre le long des trottoirs. Une seconde l’accompagnait, plus bruyante encore ; un gros agent gesticulait à sa portière. Puis l’appel imperturbable des pompiers grandit, s’impatienta au carrefour, passa en trombe dans un opéra rouge et or. Roland, dont le cœur battait, se leva et, presque à son corps défendant, les suivit. Comme tous les passants, le garçon de café s’était immobilisé, bouche ouverte et sourcils hauts ; il voulut crier à Roland que sa consommation… – Puis, la voyant intacte, il crut que ce singulier client allait revenir. Mais l’autre remontait en hâte le sillage d’angoisse et de curiosité que les voitures avaient laissé dans la rue et, comme les piétons indécis entravaient son avance, il descendit sur la chaussée et se mit à courir sans savoir pourquoi.
Au pied d’un immeuble de brique, une petite foule s’était amassée autour des voitures rouges et bleues. Roland, tout essoufflé, se glissa sans ménagement jusqu’au bord de ce cirque encore vide. Deux agents portant un brancard et des pompiers encombrés de caisses traversèrent en courant.
On attendit longtemps ; des grappes de visages s’encadraient aux fenêtres ; les enfants riaient. On eût dit un théâtre avec son parterre et six étages de loges. Le public jacassait en espérant le spectacle ; chacun avançait son hypothèse.
« Et vous, monsieur, qu’est-ce que vous croyez ? »
Mais Roland paraissait ne rien écouter, ne rien voir. Il était hors d’atteinte ; il n’était plus qu’attente.
Alors voici : on entendit le heurt des bottes contre les marches de bois et le souffle épais des porteurs. Ils parurent, et le silence se fit aussitôt qu’on vit le brancard. Toute la clarté encore éparse dans le ciel parut se concentrer sur la couverture grise ; mais n’était-ce pas seulement ces regards, de toutes parts, qui l’éclairaient ?
Les uniformes discutaient entre eux de la destination du corps. Ils en parlaient comme d’un meuble à déplacer – et qu’était-ce d’autre, en effet, cette civière embarrassante, posée de guingois à même le sol ? Roland ne pouvait détacher son regard de la main immobile qui, seule, dépassait de la toile et pendait avec une noblesse de marbre. Il s’attendait, à tout instant, à la voir frémir, se crisper, et il l’espérait et le redoutait tout ensemble. Et voici qu’il se sentait lié à cet inconnu au point qu’il n’osait plus ciller, de crainte que, le temps d’un battement de paupières…
La discussion se prolongea entre les hommes de l’ordre. On en était à répéter pour la cinquième fois les mêmes arguments ; quelqu’un était parti téléphoner on ne savait pas où, on ne savait à qui. Roland s’avança.
Ce fut si soudain et apparemment si délibéré que les assistants ne s’étonnèrent pas de voir ce voisin taciturne au foulard trop long marcher jusqu’à la civière et rabattre la couverture, dévoilant le visage du mort. Ils le virent se pencher sur lui comme s’il cherchait à le reconnaître. Eux-mêmes, les yeux agrandis, se hissaient sur la pointe des pieds afin de mieux dévisager. On avait omis d’abaisser ses paupières, et l’inconnu de cire regardait, sans les voir, ces vivants enfantins. Un très jeune homme ; son visage ne montrait aucune trace de violence mais une expression de défi et de peur, comme s’il affrontait, en ce moment même, une rencontre inattendue, inévitable, et dont la vue était au-dessus de ses forces. En un instant, sur ce visage impassible et qui servait de miroir à leur propre angoisse, les badauds crurent voir se succéder la stupeur, la crainte, la fierté, le regret, un navrement immense… D’une main qui tremblait, Roland rabattit brusquement la couverture comme pour effacer ce visage qui jamais plus ne quitterait sa mémoire et qui était le masque même du suicide, et il s’éloigna au plus obscur en courant presque.
À quelques secondes d’intervalle, mais à des vallées de distance, plusieurs clochers sonnent quatre heures lorsque Roland ouvre sans bruit la porte de l’appartement. Assise droite sur l’un des sièges de l’antichambre, les mains jointes, Mme Guérin somnole sous une lumière lasse. Elle ouvre les yeux presque aussitôt mais, sur ce visage abandonné, Roland a eu, pour la première fois, le temps d’apprendre l’âge de sa mère.
« Enfin !
– J’ai été obligé de…
– Ne mens pas, dit Mme Guérin en détournant la tête.
– Je ne suis pas un enfant, à la fin !
– Justement. »
Au contraire, il sait désormais qu’il en est un et pressent même, amère consolation, que chaque homme en demeure un, sa vie durant.
« Embrasse-moi », dit doucement Mme Guérin.
Elle a dû faire effort pour le demander, car elle lui en veut de tant d’inquiétude ; et aussi parce qu’elle croit qu’il sort du lit d’une femme. (Tant qu’elle n’est pas encore devenue pureté, la chasteté rend trop intransigeant.) Roland marche vers elle et se laisse baiser au front comme un mort.
Vous êtes de la race qui m’est le plus étrangère… « Quoi ! pense-t-il soudain, puisque cette lâcheté ne vient pas de mon père, c’est donc ma mère… »
Cette fausse évidence le délivre – d’abord déposer sur une autre épaule ce faix odieux ! – puis l’accable. Car si sa mère elle-même lui manque…
« As-tu dîné seulement ? demande-t-elle machinalement, mais elle est persuadée qu’il vient de souper aux chandelles.
– Non, et j’ai davantage envie de vomir que de manger.
– Tu n’es pas malade, au moins ? »
Qu’il serait doux de se faire plaindre et soigner, de se faire aimer pour deux quand on se déteste !
« Pas du tout, maman. Des contrariétés dans mon travail…
– Jusqu’à quatre heures du matin ?
– Il ne fallait pas m’attendre. Encore une fois, je ne suis plus un enfant.
– Les accidents n’arrivent pas seulement aux enfants », répond-elle doucement.
Pourquoi revoit-il le visage blanc sur la civière ? Et pourquoi cette tendresse inquiète de sa mère lui apparaît-elle comme un fardeau insupportable à traîner toute sa vie ? Cette soif de liberté, si soudaine, n’est que l’alibi de son ingratitude.
« Maman, si vous devez toujours vous inquiéter ainsi, il vaut mieux que je loge ailleurs.
– Roland ! »
Parce qu’ils viennent de se remplir de larmes, les yeux de Mme Guérin ont changé de couleur, tout d’un coup. ((Salaud ! pense-t-il, tu te venges sur elle du para ! » « Je voulais dire…
– Bien sûr. Bonne nuit, mon chéri. »
Elle sort très vite en titubant un peu. Il se fait horreur. Chacun de ces pas qui s’éloignent mesure le temps qu’il est en train de perdre. Ne devrait-il pas avoir déjà couru – vite ! – courir embrasser sa mère ?
Il gagne sa chambre à pas comptés, lui aussi. En passant devant la salle à manger, il aperçoit son couvert et de petits plats tenus au chaud. Près de sa chaise, sa mère avait avancé la sienne afin de lui parler en le servant. Il passe un peu plus vite ; il ricane même – il le croit du moins. Avant de fondre en larmes, les enfants ricanent aussi.
Sa porte refermée, il en tourne la clef puis se ravise. Estimerait-il enfin cette méfiance insultante ? Mais plutôt n’espère-t-il pas, malgré tout, une visite ?… « Vous voulez savoir jusqu’où vous pouvez déplaire impunément ! » Cette phrase de Cocteau qu’il applique en souriant aux élèves indisciplinés, le professeur Guérin la mérite ce soir. Mais que demeure-t-il du « professeur Guérin » dans cet enfant qui se déteste et souhaite passionnément la visite de sa mère, prêt à tout confesser dans un torrent de larmes ? Il tend l’oreille. Que ne donnerait-il pour entendre monter ce pas que, tout à l’heure, il a froidement laissé s’éloigner ! « Tes pas, enfants de mon silence… Et mon cœur n’était que vos pas… » Ce sont des vers de Paul Valéry. Cocteau, Valéry… Est-il donc désormais incapable de penser tout seul, de vivre sans références ni citations ? « Un prof ! Je ne suis plus un homme, mais seulement un prof ! » Il entrouvre sa porte pour savoir si…
Non, Mme Guérin ne viendra que beaucoup plus tard, après une veillée de larmes, de prière, de remords. Elle hésitera longtemps devant cette porte. « Et s’il l’avait fermée à clef ?… » Elle a préparé une phrase qu’elle voudrait désinvolte. Peine inutile ! Roland dort sur son lit, tout habillé. Sur sa table, la lampe éclaire encore ; il a dû prétendre s’allonger quelques minutes, et puis… L’avant-bras replié sur ses yeux, la bouche boudeuse : le sommeil l’a pétrifié dans une attitude enfantine qui attendrit Mme Guérin. Elle considère longtemps cette tête close et ce mystérieux abandon qui cependant interdit l’approche de ses secrets. Longtemps ; et soudain elle comprend qu’elle l’observe mais ne le protège plus. Un étranger de haute taille… Le regard de Mme Guérin va du lit à la cheminée : de ce corps allongé à la photo du commandant. La voici debout entre deux gisants, ranimant tristement ce long examen de conscience qui, cette nuit, lui a tenu lieu de sommeil. « Comment ai-je élevé Roland ?… Comment Y aurions-nous élevé ?… Sait-il aimer ? Mais cela s’enseigne-t-il ?… » Elle ne s’inquiète point s’il souffrira mais s’il fera souffrir.
Devant son échec, elle ne demande à la lassitude, à la solitude, aucune circonstance atténuante ; ne plaide point pour elle-même et ne requiert contre personne. Dans ce matin si simple, elle pressent seulement qu’un mal secret ronge son fils, que c’est sa faute, qu’elle ne dispose d’aucun remède – et son désespoir est total. S’il se réveillait, Roland trouverait sa mère à genoux et dont le regard mendie un pardon – car les âmes nobles ont l’esprit de contradiction.
Elle sortira de cette chambre sans se permettre un seul coup d’œil aux pages noircies d’encre qui jonchent la table. Ce ne sont pourtant pas des devoirs corrigés : elles ne portent que l’écriture de Roland. « Les dictées de la nuit… »
Pour l’instant – quatre heures dix – ce sont encore des feuilles blanches ; de la couleur même de cette aube un peu sale qui monte, en s’étirant, des banlieues de Paris. Roland ouvre grand sa croisée. C’est l’heure où des vents étrangers traversent impunément la ville. On y respire des senteurs de forêts et de ports inconnus ; parfois le cri d’un train réclamant le passage donne la mesure du silence. Cette fraîcheur même de l’aurore abolit les saisons, les distances. À quelques pas d’ici, l’officier de paras dort entre les bras d’une femme qui l’admire ; à un jet de pierre, dans une morgue blanche, le jeune suicidé continue de sourire ; à un vol d’oiseau, Georges prépare ses embuscades enfantines…
Allons ! Roland arrache sa cravate et s’assied à sa table. Plus un instant à perdre ! Il faut que ce jour qui naît le trouve nouveau. Toute cette hargne accumulée en lui, ce besoin de se justifier et ce cri « Moi aussi j’existe », il faut qu’avant le jour ils aient trouvé leur expression. Contrebandier qui doit se défaire de son butin tandis que les ténèbres le protègent encore, Roland saisit son stylo. Pas le rouge, pas celui du prof ; mais noire, son encre, comme celle des poulpes ! Et comme eux, il va se défendre avec cette encre, sa seule arme. La plume levée, il hésite encore : c’est l’attente douloureuse avant la nausée qui délivre. Vite, Roland ! vite, avant le baptême de l’aube !
Alors d’une écriture d’orage et presque sans réfléchir il couvre de pensées la première page.
Les héros sont d’un métal qu’il ne faut pas retirer du feu : ils se liquéfient.
Courageux par manque d’imagination ! L’héroïsme n’est peut-être qu’une myopie.
Il faut choisir : être un homme de main ou un homme de regard.
Si les femmes n’aimaient pas tant les guerriers, elles n’en seraient pas réduites à devenir le repos du guerrier ».
Ils ne portent pas l’uniforme ; c’est l’uniforme qui les porte.
Il relève la tête. L’horizon familier baigne dans le lait du petit jour. Des fumées indécises montent de plusieurs cheminées, paresseusement, comme l’on s’étire ; un chat s’avance à pas frileux sur l’arête d’un toit. Roland voit tout cela mais à la manière d’une image sur un écran ; sa vérité est ailleurs. Il saisit une seconde feuille et, d’un trait, il écrit :
Ne peuvent-ils donc donner la mesure de leurs vertus qu’avec cinq mille morts autour d’eux ?
Un héros, c’est chacun de nous vu à la loupe ; un assassin aussi.
Rien ne les cimente mieux que le sang des autres.
Il y a des hommes – et on en fait des héros – dont le seul vrai compagnon est leur pistolet.
Uniforme. À la gravure des boutons près, on serait héros ou valet ? Allons donc !
Perdre ou non la face est le seul problème commun aux héros et aux imbéciles.
Le progrès : On était déjà fier de tuer de loin ; à présent on tue sans viser.
((Mon centre cède, ma droite recule – situation excellente : j’attaque. » – Si nous n’avions pas été vainqueurs sur la Marne, Joffre, après une telle proclamation, eût été traduit en haute cour. L’héroïsme n’est souvent qu’une vantardise qui a réussi.
Le gibier humain se prend parfois à aimer son chasseur. L’animal est moins bête.
D’où lui venaient ces pensées dont le carrousel s’ordonnait autour des mêmes thèmes : héros, violence, guerre, et dont chacune le délivrait un peu plus ? D’où, ces formules magiques, ces exorcismes ? – Mais le serpent se venge-t-il ou se défend-il seulement lorsqu’il crache son venin ?
Le drapeau nous touche plus que le buste de la république parce qu’il est vivant. Ce qui fait le drapeau, ce qui symbolise la patrie, serait-ce donc le vent ?
Un homme qui, le pistolet à la main, tue, blesse ou seulement menace un autre homme est l’image même de la lâcheté. Dommage que ce soit le héros de ce siècle !
Dans les combats, le drapeau, lui, s’en tire toujours.
Le héros et le saint ne se soucient de la patrie ou de l’Église qu’à titre secondaire.
La guerre est enfin devenue une arme à double tranchant : à détruire son ennemi, on se ruine. C’est le seul vrai progrès accompli en ce domaine.
Le patriotisme est pareil aux drapeaux : quand on l’expose trop, il se replie sur lui-même ou perd ses couleurs.
La guerre, ce mélange douteux de camping et d’assassinat…
Comme il achevait ces mots, le visage du lieutenant Mansart lui apparut avec une précision douloureuse. « Il me juge, pensa Roland ; mais je le juge à mon tour, car je suis plus intelligent que lui… » Et il écrivit :
Les militaires sont des enfants tragiques.
Lorsqu’il pénétra dans sa classe, cette place vide au troisième rang, il ne vit qu’elle. Pareille à une plaie, et il ne pouvait s’empêcher d’y porter sans cesse le regard : oui, c’était pour Mansart, l’absent, qu’il faisait son cours. Il avait l’impression que tous les garçons le regardaient en accusateurs, qu’ils savaient, que l’un d’eux allait lever la main pour dire : « Balzac, on s’en fout, monsieur. Où est Mansart ? »
La cloche sonna enfin. Comme il allait descendre dans la cour, survint le censeur, ses traditionnels papiers à la main et cette façon qu’il avait de vous dévisager par-dessus ses lunettes : « Est-ce que vous êtes bien sur mes listes ? »
((Je vous cherchais, monsieur Guérin. Votre élève… heu… Mansart ne reviendra plus. Ses parents m’ont écrit. »
Roland osa feindre la surprise : « En plein troisième trimestre ! Et savez-vous pour quel motif ?
– Non, ils prétendent que vous comprendrez… » Et il toisa le professeur de bas en haut, avec un irritant mélange de curiosité et de suspicion.
« Assez joué ! décida Roland. Qu’au moins je n’aie pas peur de ce petit bonhomme ! »
« En effet, dit-il en le regardant fixement à son tour, je comprends très bien. » (« Et s’il me demande ?… – Eh bien, je ne mentirai pas ! »)
Peut-être obéissait-il aussi au dangereux besoin de ne pas garder ses histoires pour soi seul qui perd les assassins. Mais M. le censeur bredouilla : « Dans ce cas… », vérifia de nouveau ses listes et tourna les talons.
Par la fenêtre du couloir, Roland vit de haut M. Lecœur et sa couronne d’enfants attentifs. Il envia lâchement ses cheveux blancs, l’âge de la tâche accomplie. « Au fond, c’est de la vie que j’ai peur, songea-t-il brusquement, pas de la mort. C’est tout de même une moitié de courage, non ? » – Non, car il avait peur des deux ; mais une crainte oblitérait l’autre, passagèrement.
Pour ne pas affronter le regard d’enfant de M. Lecœur, il demeura là, arpentant silencieusement le couloir, prisonnier de cette longue cellule. Des vagues de cris et de rires battaient la cour et les embruns en montaient jusqu’à lui. Il n’était pas solitaire mais seul ; et il poursuivait, dans cette caricature de cloître, une parodie de méditation.
Le départ de Mansart consommait le désastre. Son élève préféré le jugeait ; peut-être même alerterait-il les autres comme il avait prévenu son frère. Incapable désormais de soutenir le regard de sa mère, celui de M. Lecœur, celui de ses élèves, à quoi servait d’être le professeur de rhétorique le plus jeune et le plus brillant de Paris ? Et comment retrouver jamais…
Soudain il s’arrêta, sortit de sa poche ses écrits de la nuit et les relut d’un œil neuf. Machinalement, à l’encre rouge, il en parfait la forme, en corrigea la ponctuation.
« Bien ! » murmura-t-il enfin du ton dont il usait envers les premiers de la classe et qui récompensait à la fois le maître et l’élève.
Il regarda de nouveau par la fenêtre : le censeur se dirigeait vers M. Lecœur ; il tenait à la main ses listes, la lettre des parents Mansart… – « Et puis après ? Moi aussi j’ai des papiers dans ma main ! » D’un geste théâtral et presque involontaire, Roland les brandit dans le vide au-dessus de cette cour hostile où il s’imaginait que les nouvelles couraient déjà. Son démon lui soufflait : « Tu es plus intelligent qu’eux… »
Quand les garçons insouciants auxquels il prêtait des yeux d’inquisiteur furent tous rentrés en se bousculant :
« Martin, avancez d’un rang ! ordonna-t-il presque durement. Vidal et Leduc, serrez-vous : Mansart ne reviendra pas. »