III

NOËL AUX INDIENS

 

 

 

DÉCEMBRE. Deux mois : soixante croix sur ce calendrier où le lieutenant Guérin, retrouvant son impatience de conscrit, raie jour après jour. « C’est le cimetière du temps perdu », a-t-il expliqué au Fennec (Adrienne Lenormand), le matin où elle a surpris cet exorcisme enfantin.

Deux mois qu’il pratique la routine sans trop de déplaisir : contrôle des stocks et des bons chez les commerçants, établissement des laissez-passer, chasse aux renseignements dans les mechtas ou autour « d’un verre de thé comme tu aimes, mon lieutenant ! » – Et des états, des fiches, des bulletins, des bordereaux… Chaque jour le voit magistrat, confesseur, juge d’instruction, chef de propagande, contrôleur, comptable ; ou encore contremaître sur le chantier qu’il a ouvert pour empierrer les abattoirs, mais surtout afin de donner du travail à de nouveaux ralliés. Le professeur Guérin est aussi devenu inspecteur d’académie : il doit, maison par maison, rabattre vers l’école les enfants que leurs parents préféraient voir garder les chèvres ; installer pour eux des douches chaudes à la sortie desquelles (les yeux et les cheveux luisants et les mains d’un rose insolite) on distribue des places pour la séance de cinéma du jeudi. Car Roland est, de surcroît, imprésario ; et juge de paix : « Tes soldats m’ont volé une poule, mon lieutenant… »

M Guérin, officier d’état civil, doit entre-temps reconstituer les papiers d’identité que les fellaghas déchirent à chaque incursion. Alouine, Kaouch, Mostefa, Lhaçani, Abbane… Les premiers temps, ce tourbillon de noms étranges lui donnait le vertige : « Ils se ressemblent tous, jamais je ne les reconnaîtrai ! » À présent, il n’en confond aucun et, lorsqu’il les rencontre, le lieutenant les salue avec la fierté de l’enfant qui connaît le nom de chaque étoile. Il prétend même discerner sur le visage la franchise et la duplicité ; mais tous se montrent si dévoués ou si résignés qu’il a la plus grande peine à les traiter sans condescendance. Ils paraissent fuir l’égalité ; et Roland le paternalisme : comment se rencontrer ? « Tu les respectes mais tu ne les aimes toujours pas », dit doucement Georges. Pourtant, Roland a désormais adopté ce langage qui, les premiers jours, lui semblait odieux : « Ne me raconte pas d’histoires, tu peux avoir plus confiance en moi qu’en ton propre père ! » Ou encore : « Dis à ton frère que, s’il n’est plus d’accord avec les fellaghas, il vienne demander le pardon… » La première fois qu’il a employé cette expression-là, Roland s’est arrêté au milieu de sa phrase ; son interlocuteur a levé des yeux soumis et lu, sur le visage de l’officier, un tel navrement qu’il a pris peur.

« Je veux dire, reprit Roland, ton frère peut venir ici renouer amitié avec nous.

– « Renouer amitié » ?… Aie pitié de nous, mon lieutenant ! Pourquoi tu ne veux pas plutôt lui accorder le pardon ? »

« C’est un langage, pensa Roland. Comme les salutations distinguées ou les vœux de bonne année : cela ne signifie plus rien, et puisque c’est l’usage… » Mais il était furieux contre lui-même, contre Georges, contre un siècle d’histoire ; moins cependant que lorsqu’il s’avisa que le frère n’était jamais venu se rallier.

« Pourquoi, Benismah, à ton avis, pourquoi ? » Le moghazni baissa les yeux et feignit de vérifier le mécanisme de sa mitraillette, comme chaque fois qu’il désapprouvait son chef.

« Tu lui as fait peur, mon lieutenant. Il a dit dans sa mechta que le capitaine accordait le pardon, mais pas toi. »

Benismah… Roland l’aperçoit par la fenêtre, en ce moment même, qui s’agite parmi sept inconnus aussi grands que lui. De nouveaux ralliés, sans doute ; des hommes de Smendou qui hésitent encore, ne savent pas quelle peur choisir. Allons, ce sera le cérémonial quotidien : palabres interminables avec Achour ou Benismah, puis un piétinement dans le couloir, un dernier dialogue rauque mais étouffé : ultimes scrupules des uns, plaidoirie finale de l’autre ; et l’on frappera deux coups légers à la porte. « Entrez ! » Ils entreront, mais à peine, cherchant à s’effacer derrière les moghaznis, raides et serrés comme un fagot, les yeux au sol. Il faudra parler, parler… De tout sauf du sujet qui les amène ; mais de leurs enfants, des récoltes, et combien de gourbis ont été détruits dans leur douar ? Combien de malades y attendent la visite du toubib ? Et si l’on prenait le thé, là, tous ensembles…

Ce sera la première tasse de la journée et déjà le goût de la menthe écœure Roland. Mais les regards vont alors se lever timidement, en silence, comme le soleil. Après une heure ou deux d’apprivoisement, le lieutenant risquera une plaisanterie sur le grand chef rebelle. Vont-ils sourire, ou se refermer ? Ils rient – partie gagnée ! On parle, et c’est le grand dégel. À présent, ils voudraient tous venir habiter au poste même, avec leur famille, leur bétail. Il faut alors les convaincre de demeurer dans leurs mechtas, d’y former des comités secrets, d’y rallier les autres hommes et que ceux-ci, à leur tour, viennent « demander le pardon ».

« Dès demain, mon lieutenant, je te promets.

– Non, non, qu’ils réfléchissent. Je ne les attendrai que dans quelques jours. »

Car Roland a aussi appris à se méfier de la hâte, à ne plus jamais regarder l’heure devant un musulman. (« Renvoie donc ta montre à Paris ! » Georges souriait en l’observant d’un œil aigu.)

« Mais si les Sauvages reviennent, mon lieutenant ?

– Organisez un système de guet, réfugiez-vous dans la forêt : échappez-leur comme vous nous échappez depuis un an ! Et puis, il faudra travailler avec moi, me donner des renseignements. »

Ce mot-là, ce matin, lui donne la nausée comme le thé à la menthe : Renseignements… Pourtant, c’est la clef d’un jeu passionnant ; jour après jour, tel un avare, Roland accumule les indices : par où sont acheminés les fonds collectés ? Où cache-t-on les céréales ? Et les armes ? et les hommes ? Quand les chefs passeront-ils la nuit dans leur douar d’origine ? Comme un puzzle, Roland reconstitue patiemment le réseau taciturne et buté des cousins, des beaux-frères. « Ils ont passé par ici, ils repasseront par là ! » – Un jeu enfantin et tragique. Car enfin tout cela s’achèvera en opération de bouclage, commandos de nuit, civières, antenne chirurgicale.

Mais n’est-ce pas aussi afin d’accompagner le moins souvent possible ces patrouilles que le lieutenant Guérin s’enfouit ainsi dans la paperasse, se noie dans son devoir immédiat ? Jamais l’unité n’a possédé un officier de renseignements aussi avisé, jamais la section un S. A. S. aussi efficace. Morambert, son prédécesseur, passait son temps sur le terrain, « crapahutant comme un lion » ; les fellaghas l’ont enlevé, une nuit, et son cadavre mutilé n’a été retrouvé qu’une semaine plus tard dans le lit d’un torrent desséché. C’est Adrienne Lenormand qui l’a appris à Roland, sans le quitter des yeux.

« Mais, Fennec (le surlendemain de son arrivée, il lui a demandé la permission de l’appeler ainsi), ce n’était pas son rôle de battre le djebel et de…

– Son « rôle », non ; mais sommes-nous donc des personnages » ?

– Dites-moi, Fennec… – Non, rien. »

Il allait trop parler, une fois de plus.

« Vous êtes le « lieutenant Non rien », lui dit le Fennec à mi-voix.

Trop parler ; c’est, en face d’elle, une tentation presque irrésistible. À cause de ses yeux, -sans doute : des yeux d’acier pailletés d’or qui semblent ne pas lui appartenir tout à fait : « Est-elle vraiment la seule à me regarder par ces yeux ? » Roland ne comprend même pas cette question qu’il se pose…

Chaque soir, côte à côte, ils complètent les fiches, rédigent le bulletin de renseignements et le compte rendu à l’administration. Roland a retrouvé ses méthodes de prof, ses manies aussi : les crayons alignés, l’encre rouge… Il se lève, marche vers la carte murale comme il allait au tableau noir, et pointe gravement. Ce petit territoire auquel une géométrie administrative assigne des frontières arbitraires est devenu sa patrie, et même sa classe. Les habitants de M’Terdin ou de Saada sont les bons élèves, à sa droite ; ceux de Kechera et de Smendou, les cancres. Son univers tient en une quarantaine de noms de famille, comme au lycée, et les problèmes ne se posent plus en termes savants ou passionnés mais en punaises de couleurs différentes.

« Onze ralliés aujourd’hui, Fennec. Le capitaine avait raison : c’est du gagne-petit.

– Du gagne-petit à trois milliards et demi par jour ! »

Ses yeux se fendent ; il la regarde en souriant :

« Je voudrais bien savoir ce que vous pensez de tout cela…

– Une « secrétaire » garde ses secrets, lieutenant, par définition.

– Trois : milliards et demi par jour : c’est aussi ce que cela coûtait lorsque nous perdions le contrôle des populations à un rythme autrement rapide ! Perdants ou gagnants, la Guerre est un Prisunic.

– Les meilleurs d’entre nous, dit encore le Fennec, traitent les musulmans comme vous autres, hommes, traitez les femmes.

– Allons bon !

– Oui, avec la certitude d’être aimables donc aimés ; d’être les plus forts, les plus intelligents, les plus etc… et de pouvoir tout demander. Vos brutalités tiennent du dépit amoureux. »

Cette phrase-là date d’hier soir ; et Roland se la rappelle parce qu’il observe, à travers la croisée, ces ralliés indécis qui se taisent sous l’avalanche Benismah puis explosent en gestes à leur tour. « Allons-nous rallier neuf millions de musulmans sept par sept ? » se demande-t-il et un grand désespoir l’investit, le désespoir des Danaïdes.

Pour se rendre courage, il décide de rayer d’avance cette journée ; mais le crayon bleu s’arrête devant le calendrier : 24 décembre, Noël… Comment a-t-il pu l’oublier ? Sans doute parce qu’il y a trop longtemps que l’arbre dérisoire est dressé dans la cour et que les soldats répètent leur « séance récréative » ; trop longtemps qu’Arnoux, l’officier d’Indochine, médite tout haut les petits plats qu’il mitonnera lui-même pour le réveillon. Eh bien, c’est donc ce soir… Ses élèves sont déjà en vacances ; Mme Guérin se rendra à la messe de minuit ; Sandrine… Il doit neiger là-bas ; ici un ciel couleur de soufre, un brouillard obsédant. Comment se fait-il que le courrier… ?

« Fennec, demande-t-il en franchissant la porte qui sépare leurs bureaux, il n’y a donc pas de courrier ce matin ?

– Si, lieutenant, mais pas pour vous. »

Elle-même lit une lettre écrite sur du papier gris perle et son visage en paraît différent ; le visage qui lit une lettre devient un miroir. Roland en est vaguement jaloux ; pourquoi lui vient-il la pensée stupide qu’un homme n’écrit pas sur du papier gris ? « Quoi ! songe-t-il avec un dépit enfantin, pas une seule lettre le jour de Noël ? » Il oublie que lui-même oubliait Noël ; et aussi que le vaguemestre, hier, lui en a porté trois.

Plusieurs fois par semaine, Mme Guérin lui adresse une gazette si détaillée que Roland, parfois, s’en irrite. Et pourtant, que lui envoie-t-il d’autre, en réponse, que son propre journal de bord ? « Mais moi, du moins j’ai quelque chose à raconter ! » L’ingrat ne comprend pas que sa mère s’exténue ainsi à garder vivant, malgré son absence, le décor de leur vie. Elle aussi barre chaque journée sur un agenda secret ; elle aussi exorcise le temps à sa manière lorsqu’elle rappelle à Roland l’odeur des narcisses retrouvés, ou la Seine aux mouettes en novembre. L’autre semaine, ne lui a-t-elle pas décrit en quatre pages un orage sur Paris ? C’est qu’elle ne parvient plus à croire, comme elle s’en consolait aux premiers temps, que ce même soleil ou ces mêmes étoiles les voient ensemble. Son fils vit désormais sous un ciel étranger, implacable, sans tendresse ni colère ; et, comme à l’exilé on chante sa patrie, elle lui raconte patiemment les crépuscules de cette rive-ci. « Dix heures. Que fait-elle en ce moment ? Elle prie peut-être, songe Roland avec humeur, elle prie pour moi. Et pourquoi ? Je ne cours même pas de risques. Elle me croit un héros, elle aussi ! » – Au contraire ! Et c’est pour cette raison qu’elle prie, en effet, en ce moment même. Elle s’est assise dans le fauteuil de Roland, devant la table de Roland, devant le ciel dont les nuages ont bien de la chance d’aller, même lentement, au-delà des mers. Elle s’adresse à Dieu, et au commandant Guérin dont elle est sûre qu’il se trouve auprès de Dieu, sans quoi elle n’aurait pas tellement envie de s’y trouver un jour. Qu’est-ce que prier ?

La seconde lettre, au courrier d’hier, Roland en a, de loin, reconnu l’écriture agile : M. Lecœur lui donne une fois de plus des nouvelles de chacun de ses élèves, même de Taffin et de Rivier qu’il n’aimait pas. C’est le journal d’un monde clos et paisible où les catastrophes se réduisent à un zéro pour François Bailly « qui s’est amusé, il n’y a pas d’autre mot, à faire 17 fautes d’orthographe – 17, tu as bien lu, Fils ! – dans sa dissertation, la meilleure de la classe… » Ou au renvoi de Jacomet « pour insolence envers ton remplaçant, lequel n’a pas su les prendre comme toi », commente M. Le-cœur ; et Roland s’en réjouit sans générosité.

Enfin, ce même courrier apportait une lettre de Sandrine qu’il a lue la première ; et, comme Fennec entrait dans son bureau à ce moment, il a dissimulé cette missive, d’un geste d’écolier fautif. Pourquoi ?

Les lettres de Sandrine sont espacées et brèves, de plus en plus. Au début, il semblait à Roland que son corps tout entier les lisait. Il les gardait plusieurs jours dans sa poche ; il en tâtait le papier en secret tandis que les autres officiers péroraient, se demandant pourquoi Guérin souriait de la sorte. Ces lettres, il les respirait longuement avec la gravité d’un chien de police : les doigts de Sandrine s’étaient posés là, ses lèvres aussi peut-être… À présent, il parcourt hâtivement ces lignes hâtives ; il y devine que, depuis son départ, Sandrine ne se passionne plus que pour le journal, le parti. « Dans l’exacte mesure où moi je m’en détache, songe-t-il avec amertume. Deux navires qui se sont croisés… Et cette écriture étrangère ! » Il oublie que lui seul est parti ; et que, si cette écriture le déroute, c’est qu’il ne l’avait presque jamais vue : Sandrine et lui se quittaient-ils jamais ?

((Pas de lettres le matin de Noël ! Et ce Benismah qui n’en finit pas de palabrer… »

14 heures 17. Il avait passé la matinée à garnir de photos et de coupures de presse les panneaux d’information plantés par Achour devant la mosquée, la stèle-fontaine et le grand café maure.

Au moment où il en revenait, le Fennec lui avait fait signe par la fenêtre :

« Lieutenant, le juge d’instruction de Reuilly, au téléphone. Ils ont arrêté Si Lakdar. »

C’est un des ralliés dont Roland se montre le plus fier : un notable de Kechera qui a choisi de rendre son fusil aux rebelles et de risquer l’égorgement pour revenir à nous. Voilà ce qu’il tente d’expliquer au juge qui prétend inculper Si Lakdar ((d’association de malfaiteurs » et « d’atteinte à la sûreté extérieure de l’État ».

« Quoi, monsieur le juge, vous tenez à ce qu’après avoir été la victime des fellaghas, il soit la nôtre ?

– Il les a aidés.

– Il était sans défense. Que faisions-nous alors pour le protéger ?

– C’est l’affaire de l’armée, lieutenant. Moi je ne peux pas inventer des lois. Le code, c’est le code !

– Mais la guerre, c’est la guerre.

– Dites-le donc à Paris !

– Monsieur le juge, vous allez l’enfermer avec des prisonniers de droit commun ; tout son douar le saura ; quels nouveaux ralliements voulez-vous que j’opère ? Et lorsqu’il sortira…

– Je ne veux pas le savoir.

– Si vous parlez comme les militaires, à présent !… Puis-je vous signaler que, trois fois en une année, un officier que je connais a capturé et vous a remis un tueur fellagha, un vrai ; et que vous l’avez relâché – trois fois !

– Faute de preuves, faute de témoignages.

– Mais les preuves sont en train de pourrir sur les rives de l’oued, monsieur le juge ! Venez voir les cadavres, venez interroger les veuves !

– Ce fellagha…

– Oh ! Ne vous mettez plus en peine : la quatrième fois qu’il l’a retrouvé, l’officier l’a abattu.

– Il mériterait de passer en jugement à son tour. »

Quel cauchemar ! Pour s’en réveiller, Roland avait, une heure durant, travaillé avec le Fennec. Face à la stupide et meurtrière logique des hommes, il avait besoin de cette douce obstination à tout ramener à l’essentiel et à préserver la vie, qui est le privilège des femmes. Besoin aussi de cette présence tiède et paisible, de ce parfum.

« Fennec, avait-il dit brusquement, les hommes croient qu’ils possèdent la force ; ils n’ont que la vigueur. Vous seules possédez la force.

– Nous ?

– Les femmes. »

Elle avait posé la plume ; du dos de ses deux mains, d’un doux geste animal, elle avait lissé ses bandeaux blonds, et répondu en regardant droit devant elle :

« Les êtres frêles, comme nous, leur âme supplée au corps et sécrète sa propre défense. Mais… quel rapport avec le plan du nouveau chantier ?

– Tout est dans tout, Fennec.

– Et réciproquement ! »

Que c’était bon, que c’était vrai de rire ensemble ! Et que c’était vrai, à midi, de retrouver au mess ces compagnons exubérants ou taciturnes selon le jour et l’heure, excessifs ou réservés, indifférents ou attentifs. « Parfaitement naturels et parfaitement affectés – je n’y comprendrai jamais rien… » Roland comprenait pourtant que la vanité des propos n’était souvent qu’un rideau de fumée à l’abri duquel ces hommes seuls et exilés préservaient leur silence profond. D’un coup d’œil, il savait à quel point de son cycle situer chacun d’eux : aujourd’hui, Delarue en était à « Rien ne sert à rien. Autant crever tout de suite ! » Arnoux à Mao Tsé-toung (hier, au veau marengo) ; et Fontville à la théorie de Maurras : « Il y a des esclaves-nés. » Si le toubib ricanait, c’est que demain il aurait « un cafard à couper au couteau, mes enfants ! » Restait le mystère de Georges. Comment le garçon batailleur, l’adolescent brusque et violent était-il devenu cet homme grave, doué d’une si lucide inconséquence ? Car enfin, grands mots et traditions mis à part, il donnait sa vie à un jeu d’enfants – un jeu d’enfants poussé jusqu’à la mort ! « Un enfant promu père, voilà l’officier… » Mais aucune boutade ne revancha Roland de sa fureur lorsqu’il s’avisa qu’il respectait Georges. La comptabilité militaire rejoint une morale pathétique lorsqu’elle reconnaît que « les années de campagne comptent double » : oui, ces longs mois, que Roland avait si paisiblement vécus tandis que Georges les risquait au loin, avaient fait de l’autre son aîné.

« Maintenant, si tu veux les recevoir, mon lieutenant, c’est bien. »

Achour est venu le chercher au mess, il est 14 heures. Les sept ralliés, pareils aux Bourgeois de Calais, l’attendent, impassibles, dans son bureau qui sent le tabac blond et le parfum de Fennec.

« Mon lieutenant, dit l’un après un interminable silence, mon lieutenant c’est vrai, j’ai travaillé avec les autres ». Mais écoute : leur chef m’avait placé un pistolet sur la nuque, là, tu vois ? Et, toutes les cinq minutes, il disait : « Je vais tirer ! » Alors, moi je suis allé avec eux. Maintenant tu peux me faire battre, je l’ai mérité. »

< (Il faut que je prenne l’air sévère, pense Roland. Quelle honte ! »

« Il y a quinze jours que je me cache dans la forêt, dit un autre qui est tout noir. Hier, ils sont sortis d’un buisson, ils m’ont passé la corde au cou et ils m’ont retiré mes chaussures… »

Roland regarde ces pieds, bruns de sang et de poussière.

« Benismah, pourquoi ne lui as-tu pas donné… » Le noiraud a un geste de seigneur : a Pas venu pour cela ! » – et il poursuit :

« Ils m’ont conduit au chef ; le chef m’a dit : Tu es un traître. Je vais te faire empaler et rôtir en méchoui. Allez l’égorger plus loin, vous autres ! » – et il m’a craché au visage. Mais pendant qu’ils m’emmenaient, moi je me suis sauvé. Mon lieutenant, tu vois, ça ne peut pas continuer. J’aime mieux que tu me mettes en prison. »

Roland, qui pense au juge, s’écrie un peu trop vite :

« Sûrement pas ! (Achour fait « tsst… tsst… » et Benismah vérifie attentivement sa mitraillette.) Je vais être généreux, reprend-il d’un ton sévère ; je veux bien oublier que vous êtes passés de l’autre côté, mais il faut travailler pour moi désormais. Il faut que… »

Il ne peut achever. Il est 14 heures 17. Une explosion très brutale, puis une seconde ébranlent les vitres du bureau. Quoi de plus bête qu’une explosion ? C’est une farce poussée au drame, une farce d’aveugle. Achour et Benismah, combattants avisés, se sont jetés à terre mais sans quitter des yeux leur lieutenant dont le cœur sonne le tocsin. Les sept sont devenus gris et n’osent pas s’entre-regarder : ils venaient ici chercher la paix… D’instinct, Roland saisit son pistolet dans le tiroir et, pour la première fois, ce contact lui cause un certain plaisir ; c’est donc qu’il a peur.

« Mon lieutenant, commence Achour, je crois que… »

Mais son lieutenant a deviné le pire et déjà il s’y rue : la salle du cinéma, jeudi, les gosses… C’est le professeur Guérin qui pressent que sa classe est en danger – danger physique, le plus stupide et le plus désarmant de tous – et il ne saurait dire, en ce moment, s’il étouffe de peur ou de compassion.

C’était bien là. Le toit de tôle a basculé de côté, chapeau d’ivrogne, et les rideaux de fer sont creusés et tordus ; le hangar tout entier ressemble à une gigantesque boîte de conserve qu’on a éventrée parce qu’on ne parvenait pas à l’ouvrir. Des enfants s’en échappent, les bras en avant, la bouche grande ouverte.

« Arrêtez ! » leur commande Roland, mais ils ne s’arrêtent pas ; ils crient, ils sont ivres de cris.

Lorsque le lieutenant Guérin pénètre dans la salle, il ne voit d’abord, à travers des fantômes de fumée, que l’écran intact sur lequel Laurel et Hardy continuent de pleurnicher, mais de guingois car l’appareil de projection a seulement été bousculé. Dans un naufrage de bancs, l’opérateur essaie d’empêcher les enfants de se fouler aux pieds.

« Deux bombes, mon lieutenant, par la fente du rideau de la sortie de secours… – Mince ! Pauvre gosse… »

Roland prit celui-ci dans ses bras ; l’épaule saignante pendait, comme si le boucher n’avait pas achevé son travail. Cette odeur d’enfants sales, de poudre, de sang… Le petit appelait quelqu’un en arabe, très bas ; Roland se mit à lui parler, aussi bas, dans une langue que l’enfant non plus ne comprenait pas. C’était l’Innocence meurtrie qu’il tenait dans ses bras, si lourde, si légère ; la légion de ceux que la Guerre embrigade de force et qu’elle mutile aveuglément.

« Par ici, toubib ! cria-t-il d’une voix très rauque ; il venait de l’apercevoir dans un branle-bas de civières.

– Pourquoi pleurez-vous, Guérin ?

– La fumée.

– Tant mieux, dit l’autre sèchement. La compassion rend tout à fait inefficace. Aidez-moi ! »

Sept enfants seulement étaient blessés, dont deux gravement. Le toubib agissait avec une vivacité et une précision d’insecte, les dents serrées sur son silence. Simplement, après avoir réclamé d’urgence l’hélicoptère de Reuilly, il dit en raccrochant le téléphone :

« Quelle connerie, Guérin ! Non ? Dès l’explosion, le village s’était vidé telle une fourmilière alertée. Impossible de retrouver un témoin ! Ain-Tsimra, livide de peur, avait retrouvé un visage fuyant que Roland ne lui connaissait pas. Les commerçants baissaient leur rideau de fer. Laissez ouvert, vous autres !… Allons, c’est un ordre ! »

Il était profondément humilié que les fellaghas eussent agi en plein jour, à un jet de pierre du poste, au moment même où il s’apprêtait à vanter aux sept les bienfaits de la Paix française. Les fellaghas ? Ou seulement quelques volontaires hypocrites qui buvaient innocemment dans l’un des cafés, ou même aidaient au transport des blessés. Peuple à double face…

« Alors quoi ! Tout boucler, fouiller maison après maison, les interroger tous ?

– Repartir à zéro pour deux bombes ? dit Georges qui l’avait rejoint. Pas question ! Passe consoler les familles des gosses ; moi je réunis les hommes au marché couvert et je leur parle. Et cette nuit… »

Vers dix neuf heures, le peloton Arnoux sortit en direction de Smendou, douar non rallié (celui même d’où venaient les sept musulmans que Roland avait endoctrinés aujourd’hui). À peine les camions avaient-ils atteint Ouarzazat que le réseau de guet signala leur approche et que le village entier se débanda dans la forêt voisine avec son bétail, ses provisions, ses instruments. Lorsque les gars parvinrent au douar, ils le trouvèrent donc vide comme une éponge. On parqua les camions dans un enclos de murs blancs et l’on visita chaque maison en y laissant un tract rayé de tricolore qui affirmait : LARMÉE FRANÇAISE VEILLE. AU fond d’un gourbi, on découvrit un vieillard paralysé, hagard de peur, et que les soldats crurent réconforter en l’appelant grand-père et en le bourrant de biscuits. Puis les camions repartirent bruyamment ; mais, sous la bâche, ils n’abritaient plus qu’un demi-peloton. Le reste des hommes, disséminés dans le douar désert, patientait en silence – défense de bouger, de parler, de fumer ! Cette ruse de Sioux, le capitaine la projetait depuis longtemps ; et, vers vingt et une heures, il se mit en route aussi rapidement que possible avec Roland et l’autre demi-peloton afin d’en constater sur place les effets. À la même heure, les pelotons Delarue et Fontville faisaient respectivement mouvement vers M’Terdin et Saada, les deux douars ralliés, pour y manifester, cette même nuit, la présence française. Le vent s’était levé ; on ne voyait pas une seule étoile : le ciel était une dalle de porphyre glacé, le terrain un vaste tombeau.

Lorsque les habitants de Smendou crurent tout péril éloigné, ils sortirent de leur cachette, regagnèrent leurs maisons. Les soldats se montrèrent alors et barrèrent les issues ; plusieurs hommes s’enfuirent, mais Arnoux avait donné ordre à son monde de ne tirer en aucun cas. Il réunit les notables et les anciens combattants dans la plus vaste demeure et commença de les haranguer en français et en arabe ; il parlait maladroitement l’un et fort peu l’autre. C’est alors qu’apparaissent le capitaine, le lieutenant S. A. S. et leur escorte, pareils aux demi-dieux à la fin d’un ballet de Molière. L’admiration des habitants est à son comble, leur terreur aussi.

 

« Que craignez-vous ? proclame Georges. Le commandant d’Ain-Tsimra est votre ami. Avez-vous jamais cru qu’il vous abandonnerait ?… Est-ce une vie d’homme que vous menez depuis que vous n’avez plus confiance en nous ? Allons, c’est une vie de rats ! Les rats se sauvent au moindre bruit ; ils mangent des détritus ; ils ne travaillent pas… Si vous voulez reconstruire vos gourbis, nourrir vos enfants, semer le grain pour l’an prochain ; si vous voulez que vos malades soient enfin soignés, tournez-vous vers la France. Elle ne vous abandonnera jamais… »

Il parle à des statues ; les regards ne se hasardent vers lui que lorsqu’il détourne la tête.

« Je pourrais, poursuit-il, vous recenser ici-même, cette nuit, et occuper militairement votre douar. Mais non ! Ce que j’attends de vous, c’est votre amitié, votre confiance, comme avant. Que vous veniez de vous-même à Ain-Tsimra – certains l’ont déjà fait ; que vous compreniez tout seuls où est votre intérêt et où sont vos vrais amis. Que vous organisiez de nouveau un système de guet, mais contre les autres : contre ceux qui, sous prétexte de vous libérer, vous égorgent et vous pillent… Que me répondez-vous ? (Ils ne répondent rien.) Eh bien, maintenant, suivez-moi ! »

On sort ; à la lueur froide des torches électriques, le capitaine les conduit sans hésiter aux replis de la grotte et aux caches les plus profondes de la forêt, là où se dissimulent encore des vieux et des malades, des tout-petits avec leurs mères, les traînards de la débandade. Le rayon lumineux déshabille la nuit et révèle sans égards des visages livides et ces regards fixes, à la fois méchants et pitoyables, qu’ont les bêtes débusquées. Georges leur sourit, Georges montre un triomphe affable ; Roland a honte. On découvre aussi des provisions, des uniformes, des munitions. Cette magie représente des heures d’interrogatoire et de report sur carte avec les sept ralliés ; Georges a bien retenu la leçon du professeur Guérin… Les habitants paraissent fascinés, hormis quelques vieux qui ont deviné le truc mais ne veulent pas gâcher la joie des spectateurs. Ceux-là aiment passionnément la France et son représentant. Ils ont porté cet uniforme ; le trésor de leur vie se compose de blessures encore cuisantes et de rubans fanés dont personne jamais ne les convaincra de rougir.

« Je vous attends à Ain-Tsimra, reprend le capitaine d’une voix forte (et sa bouche crache la vapeur dans la nuit froide). Du lait, des denrées, du travail vous attendent à Ain-Tsimra. Que craignez-vous ? De jour comme de nuit, mes soldats sont dehors pour vous défendre. Ils sont partout. En ce moment même le lieutenant de Fontville parle à ceux de Saada comme je vous parle ; et les soldats du lieutenant Delarue mangent le couscous avec nos amis de M’Terdin… »

Non. Le détachement Delarue vient, en effet, d’atteindre M’Terdin mais il y trouve une population atterrée parmi des gourbis en flammes. « Les sauvages » ont traversé le douar en ouragan. Vêtus d’uniformes français, leurs chefs se sont fait passer pour le capitaine d’Ain-Tsimra et le lieutenant S. A. S. et, les portes ouvertes à ce nom, ils ont enlevé le « président » Hadj Abdallah et quelques autres, vidé les silos, mis le feu à plusieurs maisons. Delarue et son monde maîtrisent les incendies et, par radio, signalent la nouvelle aux autres détachements.

Roland laisse le capitaine achever son discours puis lui parle à l’oreille. Les musulmans, qui ne le quittent point des yeux, ne le verront pas changer de visage : une ride, une seule, apparaît sur son front, parallèle à la haie naïve des cheveux.

« Bon. J’achève avec eux. Toi, entre en liaison avec Fontville et Delarue. Calcule un point de ralliement sans histoires entre Saada et M’Terdin ; fixe une heure approximative. Là, nous déciderons comment les prendre en chasse. Prudence absolue ! Que personne ne se laisse accrocher ; aucune poursuite personnelle : nous sommes trop dispersés. » Et il ajoute : « J’ai été imprudent. Pourvu que… » Mais il n’achève pas.

Roland retourne auprès du radio et entre en contact.

« Rouge de Bleu qui appelle… Répondez… »

Cependant la voix de Georges lui parvient, toujours aussi assurée : « Maîtres du terrain… De nuit comme de jour… La France… » – et de nouvelles promesses. « Passer chaque journée à évoquer de7 main pour faire oublier hier, se demande Roland. Où s’arrête l’héroïsme ? où commence l’imposture ? »

« Rouge de Bleu… Répondez… répondez… »

Depuis les tornades de novembre, l’oued enflait de semaine en semaine. De loin on l’entendait gronder entre ses rives escarpées tel un fauve prisonnier ; mais ce tumulte leur parut plus rassurant que le silence dans cette nuit désormais hantée. Il fallut traverser en cordée, pieds et jambes nues, son eau musculeuse et glacée ; par instants, on enfonçait jusqu’au bas-ventre.

À M’Terdin, Si Saadi le borgne fit le récit de cette nuit d’orage ; les autres opinaient en silence ; les enfants eux-mêmes avaient pris un visage de plomb. On conduisit le capitaine dans la demeure de Hadj Abdallah. Ce n’était qu’une maison vide, un décor ; mais ce vide même avait quelque chose de sacré et son immobilité était celle des cadavres.

« Nous retrouverons Hadj Abdallah, affirma Georges. Il était mon ami.

– Tu vois, mon capitaine, toi-même tu dis « il était ».

– Tu le retrouveras, mais dans quel état ?

– Djemilah, la femme de Kadour, a disparu elle aussi, dit encore quelqu’un.

– Et Saïd ? cria Roland.

– Saïd aussi. »

Il sentit son sang s’arrêter. Cette fois, il se savait immédiatement responsable : chargé de la sécurité d’une région, et on y enlevait le petit garçon Saïd…

« Mais non, pensa-t-il aussitôt, ils n’enlèvent pas les femmes et les enfants. Et ils ne les auraient égorgés que si Kadour les avait trahis, nous était revenu. Saïd est donc encore ici. Cherchons ! » Il prit avec lui Achour et Benismah et mendia dix minutes de délai à Georges, dix minutes dans cette nuit où le temps se comptait en battements de cœur.

« Impossible, nous repartons immédiatement.

– Alors nous vous rejoindrons.

– Seuls ? Cette nuit ? »

Georges haussa les épaules et consulta sa montre :

« Dix minutes, pas une de plus ! »

Ce fut à la neuvième qu’ils découvrirent Saïd et sa mère enterrés jusqu’au menton dans un silo désaffecté, à l’écart du village ; exténués d’avoir appelé en vain, paralysés, glacés.

« Cours chercher des gars avec des pioches et des pelles. Préviens le capitaine. Et deux brancards.

– Un seul », murmura Saïd et, dès que son bras eut été dégagé : « Regarde, la montre est cassée ! » (C’était le cadeau que Roland avait apporté « pour lui seul » en octobre.)

« J’arrangerai cela. Mais dis-moi : pourquoi vous ont-ils…

– Ils ont dit que mon père se cachait dans les forêts pour rejoindre le commandant d’Ain-Tsimra. Si jamais il le fait, alors ils nous égorgeront, ma mère et moi. Ils ont dit : « Ce n’est qu’un avertissement. »

– Vous allez venir habiter au poste, tous les deux, décida Roland. Demain, je vous ferai chercher.

– J’ai une poule noire que j’aime.

– Tu l’amèneras. Essaie de faire remuer ta jambe… Si, essaie !

– Tu es sûr que la montre marchera encore ?… Tu sais, quelquefois, je l’écoutais la nuit.

– Elle marchera. »

Lorsqu’ils sortirent du silo, la neige avait commencé de tomber et Roland se souvint que c’était la nuit de Noël. Djemilah, allongée sur une civière, et ce petit garçon qui s’obstinait à marcher en pleurant de douleur et de froid – Noël… Roland le saisit à bras-le-corps et l’emporta contre lui. Le petit sentait la terre froide et la pauvreté, sentait la mort. « Quelle connerie, Guérin ! Non ? »

Il fallut plus d’une heure de marche pour atteindre le point convenu. La piste disparaissait sous la neige ; on devait, parfois, se mettre à quatre pattes pour la retrouver à flanc de rocher. On avait choisi la plus mauvaise, pensant qu’elle serait aussi la moins surveillée ; mais les autres n’avaient-ils pas deviné cette pensée et justement dressé une embuscade sur cet itinéraire ? Achour et trois autres moghaznis marchaient devant, vêtus de djellabas.

« Si vous donnez dans une bande, faites-vous passer pour fellaghas. Roland, dis-leur le dernier mot de passe. »

Deux retardataires tombèrent dans le ravin ; il fallut les hisser dehors avec des cordes ; l’un d’eux avait l’épaule démise. En pleine nuit, en plein bled, avec cette neige qui tombait et l’obligation de faire silence… Deux copains l’encadrèrent ; de temps en temps, l’un ou l’autre murmurait : « Alors, ma vieille ? » C’était vraiment tout ce qu’on pouvait faire pour lui.

Au lieu de ralliement, le peloton Delarue les attendait, transi. Et Fontville ? – Pas de nouvelles-Aller à sa rencontre ? Mais par où ? « Guérin, tu aurais pu préciser l’itinéraire avec lui, bon sang ! » « On pourrait laisser un groupe ici et faire route vers le gué de M’Fersada.

– Jamais lu les Horaces et les Curiaces ? demanda Georges rudement. Cette nuit, on ne se sépare plus. »

On leva donc ce campement et la neige l’effaça ; la neige qui, patiemment, gommait toute piste, étouffait les bruits, glaçait les odeurs : plus un seul indice dans ce labyrinthe nu. Une feuille de papier blanc aurait pu remplacer la carte… Un rocher, un buisson, tout prenait silhouette humaine et la peur se glissa dans les rangs. Mais, pour Roland, ce n’était encore qu’un dérisoire jeu d’Indiens comme ceux auxquels, dans son enfance, il se prêtait en les détestant.

Lorsqu’on traversait une mechta, un détachement allait coller l’oreille contre chaque vantail : on entendait respirer, ronfler, geindre, parfois bêler. Au moindre bruit de voix, on eût enfoncé la porte car, à cette heure, seuls des rebelles… On repartait après avoir glissé sous l’huis des tracts tricolores : LARMÉE FRANÇAISE VEILLE.

Dans un marabout assez isolé, on découvrit, sur le foyer, des cendres tièdes : ils étaient donc passés par là, avec quelques heures d’avance. Le jeu-poursuite se précisait ; pourvu que le jour ne se lève pas trop tôt… Sur le seuil, le pied de Roland fit voler une sorte de papier moins blanc que la neige, moins noir que le sol. Il se baissa pour le ramasser, appela Georges et le lui montra sans un mot : c’était la photo qui représentait Hadj Abdallah aux côtés de son « commandant », tenant le drapeau. Pareil au Petit Poucet, le vieil homme avait donc laissé derrière lui cet appel au secours.

« Regarde, dit Roland, il y a du sang au dos… »

Il dut enfouir sa main droite dans sa poche car elle s’était mise à trembler ; et la nuit, lorsqu’ils sortirent du marabout, lui parut plus épaisse et plus froide. Ce n’était pas la compassion envers un vieil homme qui l’angoissait ainsi ; mais il venait de ressentir charnellement que, quelque part dans ces ténèbres vivantes, des hommes se terraient aux aguets pour les tuer aveuglément. De vrais hommes, de vraies armes ; et, même si l’esprit jugeait que c’était là un jeu ridicule, le corps, telle une bête alertée, sentait rôder son ennemie la Mort. « C’est la première fois que je risque ma vie en le sachant, se dit Roland. Non ! Que LON risque ma vie – et pour quoi ! » Il oubliait ce vieil homme plus attaché au drapeau que lui-même, et Saïd, et le petit blessé du cinéma ; le précieux, le hideux instinct de vivre avait tout submergé.

Une mitraillade éclata vers la droite, très loin. Nom de Dieu ! Benismah en écouta l’écho sec puis bizarrement ouaté.

« C’est sur l’oued, mon lieutenant, je t’assure. » On fit donc mouvement vers M’Fersada le plus vite possible ; mais, à présent, ils enfonçaient dans la neige jusqu’aux chevilles. Là-bas, ça tiraillait encore. « Ils sont là, se répétait Roland, ils sont là… » Il pensait à ces fellaghas qu’il n’avait encore jamais vus qu’un à un, désarmés, pleurnichant et mentant durant leur interrogatoire.

« Ils sont là, lui murmura Georges, encerclés peut-être, à un contre trois. Fontville… »

Lorsqu’on tomba sur le détachement, les gars crurent que c’étaient des fellaghas et plusieurs tirèrent, sans ordres. Fontville hurla pour se faire reconnaître. Pas de blessés ? – Non, mais ils avaient été accrochés par une petite bande qui venait de se disperser. Dans quelle direction ? – Allez savoir ! Des traces sur la neige, peut-être ?…

On joua en vain au chien pisteur, et Roland au détective ; il reportait laborieusement sur sa carte les renseignements des trois commandos. « Qu’est-ce que tu en tires ? – Qu’apparemment ce sont deux bandes dont l’une a près d’une heure d’avance sur nous à présent et se dirige vers le nord-ouest, et dont l’autre nous talonne. (Il eut un rire qu’il détesta lui-même.) Depuis le début de la nuit, nous tournons en rond les uns après les autres !

– Mais qui poursuit l’autre ? demanda naïvement Delarue.

– Chasseur et gibier, tous les deux, et s’effrayant l’un l’autre, répondit Fontville d’un ton froid. C’est la guerre, mon vieux.

– La guerre pour glisser des tracts sous les portes ! Et les autres, une heure plus tôt ou plus tard, tambourinent à ces mêmes portes et crient des menaces et des slogans ! Et chacun veut faire croire que la nuit lui appartient !

– Assez discuté, Guérin, ordonna Georges. Décidons d’une manœuvre. »

Vu du ciel, les quatre têtes studieuses penchées sur cette carte où la torche éclaire une auréole de territoire, où les gros doigts gantés de cuir tracent des itinéraires hasardeux… Vu du ciel, ce désert de neige où des bandes d’hommes-enfants jouent à cache-cache depuis des heures, enserrant la mort d’une poigne glacée… Vu du ciel, ces deux groupes dans la nuit, qui marchent l’un vers l’autre, sans le savoir, et vont se découvrir soudain au bord d’un gué…

Tout se passa si vite que Roland crut seulement assister à un film. Benismah et quelques autres s’étaient portés en avant afin de dépister une embuscade possible aux abords de M’Fersada. Une pierre s’abattit au milieu d’eux tandis qu’une voix demandait en arabe « Qui va là ? » Benismah donna le mot de passe puis le nom d’un chef rebelle de la région. Il y eut une seconde d’attente où lui-même hésita à tirer le premier ; puis les fusils mitrailleurs crachèrent. Le capitaine et ses gens se jetèrent en avant. On aligna les autres qui se défilaient le long des rochers ; on fusilla dans toutes les directions – un tel vacarme qu’il couvrait celui de l’oued furieux.

Quand le silence revint sous le ciel indifférent, Benismah et un sergent-chef européen gisaient, la face dans la neige – la neige noire et rouge.