IV
L’ENCRE ROUGE
LA classe est une serre tiède. Un soleil paresseux rôde alentour pareil à l’élève renvoyé qui cherche à dissiper les autres. Roland qui parlait avec flamme du Sentiment de la Nature chez Chateaubriand, ressent soudain que ce grand homme est mort et le printemps vivant. Il s’interrompt avec un sourire indécis. Les mauvais élèves l’observent, inquiets, faisant en un éclair un examen de conscience qui ne les rassure point. Les autres, regard et stylo levés, attendent en souriant d’avance. Quelle réflexion insolite ou insolente, leur jeune maître va-t-il énoncer à mi-voix ? Elles sont célèbres par tout le lycée ; on les y colporte, en récréation, d’une cour à l’autre. Célèbres, son irrespect pour les monstres sacrés et sa tendresse pour les orphelins de la Littérature. « C’est Guérin, le prof de première A3, qui leur a dit qu’après avoir lu de l’Anatole France, il fallait réciter du Claudel pour se laver la bouche… Dis donc, il paraît que quand Jean-Jacques Rousseau apercevait l’Émile, il changeait de trottoir… Lamartine et son écriture de lévrier… – Ça, mon vieux, c’est du Guérin ! »
Ses élèves le trouvent formid ou sensas suivant l’argot de l’année. Au début, sa jeunesse même les humiliait un peu : ils distinguaient mal la frontière entre eux et lui ; son regard aussi vif que le leur, ce sourire moqueur et timide qui, sans un mot, devine, dénonce et absout – tout cela les déconcertait. Ils regrettaient les professeurs à gilet, à colère et dont les bottines grinçantes annoncent l’approche. Rien de tel chez Roland. Un après-midi, Bailly, l’un des caïds de la classe, a profité de son retard pour s’installer sur la chaire, à sa place. Une jambe enroulée autour de l’autre, le cache-col jeté sur les épaules, jouant de ses mains comme un pianiste, se balançant en arrière sur deux pieds de chaise…
« Et la mèche ? »
Quarante regards se tournent vers le seuil : M. Guérin est là, que personne n’a entendu venir ; souriant, l’œil un peu plus noir que d’habitude.
« Vous avez oublié la mèche, François Bailly » (car il ne les appelle jamais que prénom et nom accolés).
Il s’approche vivement de son imitateur et, d’un geste impérieux et précis – d’un geste maternel – le décoiffe pour accentuer la ressemblance. Libéré, tout le monde éclate de rire, hormis Bailly médusé.
« Et dites à votre mère de vous tricoter, comme le fait la mienne, un cache-col un peu trop long. C’est tout le chic ! Pour punition… »
La classe suspend son souffle : c’est la première fois que M. Guérin prononce ce mot depuis octobre. Bailly, qui retournait à sa place, s’immobilise, le dos rond.
« Comme punition, retournez-vous et regardez-moi enfin dans les yeux. »
Bailly hésite ; il aurait préféré trois heures de « colle ». Il se retourne avec la dangereuse lenteur des fauves et montre un visage transpirant ; des quatre coins de la classe on l’entend souffler. Il relève enfin des paupières qui paraissent plus lourdes qu’un rideau de fer.
« Merci, dit Roland. Asseyez-vous. Vos livres de littérature… Bien. Nous allons faire la liste des œuvres d’Hugo écrites avant qu’il ait laissé pousser sa barbe… – Pourquoi riez-vous ? Il ne s’agit pas d’une statue mais d’un homme ; et tout a de l’importance chez un homme. L’admiration sans tendresse n’est qu’une variante du mépris. N’importe qui peut admirer Hugo ; moi, je vous apprendrai à l’aimer… – Et vous n’oublierez plus jamais cette liste ! »
Lorsque la cloche sonne, une heure plus tard, Roland ferme son livre ; pourtant personne ne bouge.
« Vous n’avez pas terminé, monsieur », murmure François Bailly sur un ton de reproche.
Ce matin, parce qu’un rai oblique du soleil hache la chaire et le tableau noir, Roland interrompt son cours sur Chateaubriand et sourit en silence.
« Ouvrez toutes les fenêtres », commande-t-il à mi-voix.
Le printemps s’engouffre dans la classe comme la populace au palais royal un soir de révolution. Un grand tumulte silencieux, brodé de cris d’oiseaux, dans la cour déserte.
« Vous sentez ? Vous entendez ? demande M. Guérin. Prenez une copie et rédigez-moi dix lignes là-dessus… « Le sentiment de la Nature »… Sans vous occuper de Chateaubriand, vite ! »
Surpris ou ravis, ils s’y appliquent, la tête penchée tel un voilier. Les uns décrivent, les autres disent leur joie ou tentent d’analyser un secret déchirement : classiques, réalistes et romantiques pêle-mêle (car c’est seulement dans les manuels scolaires que les « genres » se succèdent). Roland lui-même a saisi un papier blanc ; il n’y écrira pas dix lignes mais un seul mot : AIMER.
« Tout le reste est littérature, pense-t-il. Le lecteur qui ferme son livre pour sortir respirer une rose ou offrir sa face à l’averse a raison. « Un bagage littéraire », expression stupide ! Le bon élève est un voyageur sans bagage… Il ne s’agit pas de l’équiper mais de « l’aiguiser »… Des yeux pour voir, des oreilles pour entendre ; une tête bien faite, c’est-à-dire disponible. Le « cerveau farci », voilà un idéal de cuisinière, pas d’enseignant ! Moi, je n’ai qu’une chose à leur apprendre : aimer. Flairer partout le beau, le bien, le vrai ; rester fidèle à ce qu’on a connu de plus grand : aimer… » Voilà ce que lui dicte le printemps, cependant que quarante têtes trop bien faites fabriquent du faux Musset et du faux Lamartine.
« Je ramasse, annonce Roland qui passe dans les sillons moissonner ses copies.
– Monsieur, est-ce que ça comptera ? demande une voix piteuse.
– Qu’est-ce qui « compte » ? répond Roland en souriant.
L’heure sonnant, au lieu de sortir avec ses élèves, Roland demeure dans la classe désertée. Les bancs et les tables métalliques sont l’humble squelette de ce grand corps et Roland le considère en silence. Il aime jusqu’à l’âcre odeur de la craie, jusqu’au relent acide des garçons pas très bien lavés. Le jeudi, il lui arrive de venir traîner dans le lycée presque désert – comme les vrais Parisiens aiment leur ville au mois d’août. On y lave les carrelages à pleins seaux et le concierge fume des petits cigares. « Bonjour monsieur Guérin ! » Fantôme du jeudi, Roland rompt enfin la routine de ses itinéraires quotidiens ; il traverse des corridors inconnus, la cour des petits, le gymnase. Il savoure encore la réponse définitive qu’apportent ces paisibles bâtiments à son angoisse d’adolescent : « Comment gagnerai-je ma vie ? Où trouverai-je ma place dans un monde si plein ?… » Le flux et le reflux quotidiens des élèves sous l’horloge lunaire, ces alternances de silence captif et de libre tumulte sont devenus sa respiration même. Les cours de récréation se vident et se remplissent à la manière des écluses ; le grand mécanisme fonctionne sans heurt, et Roland en ressent une sorte de paix comme s’il s’agissait de son propre organisme.
Ce matin, par les fenêtres restées ouvertes, il peut, dans la cour, reconnaître parmi tous les autres ses élèves si semblables, si différents ; un berger ne se trompe pas… « Comment parviendrai-je à retenir leurs noms ? » se demandait-il, trois ans plus tôt à Orléans, avant d’affronter sa première classe. Il sait à présent que c’est un regard, une voix et une écriture qu’il faut marier et retenir, quarante fois ; le nom alors n’est plus rien : un cachet sur une enveloppe close.
« Le sentiment de la Nature… » Roland étale les copies devant lui et voici sa classe reconstituée sur cette table : une constellation de faces ouvertes ou réticentes, de regards avides, absents, hostiles, d’esprits vulgaires ou ingénieux. Chaque écriture crie son nom. Certaines, dès le premier jour, ont rebuté Roland ; elles lui sautent aux yeux, ce matin encore : Lambert, Rivier, Taffin… La barre sur les T de Taffin… Les D « modern’style » de Rivier… Et combien de lignes, la copie de Lambert ? – Trois. Car M. Lambert fils, Forges et Aciéries de Moselle, se place bien au-dessus de Chateaubriand ! M. Lambert fils se fout du sentiment de la Nature : c’est un sentiment de pauvre, comprenez-vous ? Quant à Rivier (coup d’œil dans la cour), il lit L’Équipe, naturellement ! « Décrivez et commentez le match Racing-Reims » – Rivier serait alors tête de classe !… Et Taffin-le-sournois, mains aux poches, raconte à – quelques envieux ses conquêtes du samedi soir. Hermione ? La princesse de Clèves ? Connaît pas ! Mais parlons de la petite vendeuse rousse de Prisunic. Adossé au mur du réfectoire, Taffin sort de sa poche un mouchoir maculé de rouge à lèvres, trophée et pièce à conviction.
Lambert, Rivier, Taffin et dix autres qui font que Roland pense naïvement qu’aucune classe ne devrait compter plus de vingt-cinq élèves…
« Mais non, Fils, répond Mr Lecœur (un vieux maître qui l’a pris en affection), n’aurais-tu que six élèves, deux d’entre eux te seraient insupportables ! C’est le mystère et le péril de notre métier. Le « péché d’antipathie », Roland : impardonnable ! »
En hommage filial à M. Lecœur, Roland s’astreint donc à corriger d’abord les copies crasseuses de Rivier, vulgaires de Taffin, nulles de Lambert. Sa plume qui crache l’encre rouge, couleur magistrale, égratigne les marges, ironise, dresse des gerbes de points d’exclamation.
3,1, et o. Ouf ! Il garde le reste pour ce soir, dans le calme de sa chambre dont le mobilier est changé mais où sa mère entretient les fleurs et vient encore s’asseoir en silence tandis qu’il travaille.
« Maman, vous vous crevez les yeux ! Allumez donc le plafonnier… »
Il ne peut supporter de la voir se pencher ainsi sur son ouvrage. N’a-t-elle pas maigri ? On dirait que son visage se durcit, se dessèche à la manière de ceux auxquels personne ne prête plus attention.
« Maman, embrassez-moi ! »
Mais c’est lui qui l’embrasse, un peu trop fort et un peu trop longtemps ; comme pour lui rendre cette vie qui se retire d’elle, comme pour rattraper on ne sait quel temps perdu. Il l’embrasse pour deux, mais qui est « l’autre » ?
Assis devant sa chaire dans une classe déserte, M. le professeur Guérin est un petit enfant qui pense anxieusement à sa mère.
Soudain, avec la prestesse d’un camelot pris en faute, il enfouit copies et stylo rouge dans son porte-documents. Ces gestes l’amusent encore : il joue encore à imiter le prof qu’il est devenu. Et si c’était cela, le bonheur ?
Le fameux foulard autour de son cou, il se glisse dans des couloirs qui sont du même gris. Ses mocassins souples et silencieux, tous les élèves les connaissent ; plusieurs ont acheté les mêmes et, inconsciemment, imitent sa démarche. Il ressemble à n’importe quel lycéen ; à tel point que deux ans plus tôt – hep ! Là-bas – le surveillant général lui a demandé ce qu’il faisait à cette heure-ci dans les étages.
« Oh ! Pardon, monsieur Guérin. Je vous avais pris pour l’un de vos… »
Depuis ce jour, le surveillant général lui prodigue un respect comique ; mais aussi, depuis ce jour, Roland s’assure qu’il n’y a ni lunettes ni pantalon rayé à l’horizon avant de dégringoler l’escalier en sautant une marche sur deux.
L’ombre du bâtiment divise crûment la cour en deux cases d’un immense damier. Côté soleil, Roland cherche le panache de M. Lecœur, sa chevelure blonde et blanche, couleur de l’avoine qu’on tarde à moissonner. Comme toujours, le vieux maître est plus entouré de gamins qu’un marchand de glaces, mais il secoue cet essaim dès qu’il aperçoit son jeune collègue.
« Viens par ici, Fils ! »
Cette appellation, ce tutoiement, Roland les aime. Il ne s’est jamais demandé si son père aurait aujourd’hui l’aspect du professeur Lecœur. Qui meurt jeune conserve son âge.
« Confiez-moi donc votre serviette… Merci. »
À vingt ans, M. Lecœur a laissé son bras droit vêtu de bleu horizon quelque part près du Chemin des Dames. (« J’étais gaucher, Fils, quelle chance ! ») Sa démarche d’adolescent, ses gesticulations de gosse font sans cesse voler cette manche veuve que Mme Lecœur prend pourtant soin, chaque matin, d’enfoncer dans la poche de sa veste. Ses élèves mendient l’honneur de porter sa serviette et ses livres. Le premier en version latine est officiellement chargé durant tout le trimestre, du transport du dictionnaire et s’en acquitte avec une impassibilité de bedeau.
« Confiez-moi donc votre serviette, monsieur Lecœur… Merci. Vous avez l’air grave, ce matin.
– Grave, non ; sérieux, oui. Le censeur m’a parlé de toi.
– Le censeur ne n’aime pas.
– Que tu es jeune ! Qu’est-ce que « l’amour » vient faire ici ? M. le censeur a reçu des lettres de parents qui trouvent insolites les sujets de devoir que…
– Ce qui est « insolite », dit Roland en tirant nerveusement sur les pans de son foulard, c’est de vouloir troubler la dévolution héréditaire : empêcher des fils d’imbéciles de devenir…
– Tais-toi ! (Le sourire mettra longtemps à retrouver son nid sur le vieux visage.) Tais-toi, reprend M. Lecœur plus doucement. J’ai dit à M. le censeur que son lycée avait besoin de transfusions de sang mais que celles-ci causaient souvent un choc. Que tu étais la personnalité la plus marquante de son équipe. Et aussi que, si l’on t’attaquait, tous tes élèves…
– Inexact. Certains ne m’aiment pas.
– Cette fois, c’est le mot propre, remarque le vieux professeur. Certains ne « t’aiment » pas ? – Ceux que tu n’aimes pas. »
D’un coup d’œil vif sous la broussaille des sourcils, il s’assure que l’accusation a porté. Le sourire de Roland s’est figé : n’en demeurent plus que les rides.
« Nous exerçons un métier où l’on ne triche pas, Fils. Il se peut qu’un médecin puisse guérir son malade sans l’aimer ; nous autres, im-pos-si-ble ! (Quand il « syllabise » de la sorte, M. Lecœur baisse ses paupières et prend un visage de mort, impérieux et pur.) Allons, lesquels n’aimes-tu pas ?
– Taffin, Rivier, Lambert, Jacomet…
– Pourquoi ne leur accordes-tu pas un prénom comme aux autres ?
– Pas envie.
– C’est que, de plus, tu détestes leur famille. M. et Mme Taffin, par exemple, tu les reconnaîtrais entre mille, n’est-ce pas ?
– Je le crois.
– Des commerçants à trois mentons, la télévision tous les soirs, le fils dont on admire les fredaines : « Tenez vos poules, je lâche mon coq ! » – C’est bien ça ?
– Exactement.
– Exactement le contraire ! Je les connais, moi. Des gens pauvres, de pauvres gens dont nous demeurons le dernier espoir. À moins que, pour faire de leur fils un homme, tu ne comptes sur le service militaire ?
– Sûrement pas.
– Alors, traite-le de crétin mais aime-le. Toute la classe doit pouvoir s’y tromper sauf lui. Et Rivier aussi, et Machin, et tous ceux dont l’écriture te lève le cœur – je connais cela, va ! Car, si tu les aimes, tôt ou tard ils deviendront aimables.
– Aimables !
– « Qui est digne d’être aimé », dit ce grand pataud de Littré ; et il ajoute : « Pour être aimé, soyez aimable. » Quelle ab-sur-di-té ! « Pour être aimable, soyez aimé », ça oui !… Tandis que si Taffin et les autres te détestent ou te méprisent afin de mieux se protéger de ton mépris, c’est Virgile et Vigny et tout ce que nous aimons qu’ils détesteront pour la vie, et par ta faute ! »
Rouge, suant, porteur d’un message qui le dépassait, un gros garçon fondit sur eux dans un tourbillon de poussière :
. « M’sieur, m’sieur, y’en a qui se battent dans le coin près de l’infirmerie :
– De l’infirmerie ! Ce sont des prévoyants, admira M. Lecœur à mi-voix. Et combien sont-ils ?
– Presque toute la classe.
– Alors, qu’est-ce que tu fabriques ici ? »
L’enfant montra le visage même de l’effarement et fit prestement demi-tour.
« Halte ! cria le vieux maître pris d’un scrupule tardif. Est-ce que ça saigne ?
– Oh ! Non, m’sieur !
– Alors, file ! »
La manche folle le bénit de loin.
« Vous absolvez la violence, remarqua Roland qui ne souriait qu’à demi.
– Non, je protège leur professeur. Tout à l’heure, en classe, il les trouvera exemplaires : ils auront expulsé leurs démons. Sinon… le malheureux ! »
Quelques pas en silence. Un oiseau ivre traversa l’air devant eux, tel un poisson, sans même battre des ailes. Roland s’arrêta.
« Les miens, j’ai bien envie d’exorciser leurs démons d’une autre manière, hasarda-t-il. Croyez-vous que M. le censeur censurerait ce sujet de composition française : « Faites le portrait du Héros idéal…
–… En justifiant les raisons de votre préférence » ? Pas mal ! La moitié croira te faire plaisir en choisissant le Cid ou Hernani. Un quart se partagera entre Guynemer et Mermoz ; ce sera leur grand-père ou leur père qui aura rédigé la copie. Mais le dernier quart… Méfie-toi du dernier quart !
– En tout cas, le censeur… »
M. Lecœur posa sa main unique sur l’épaule trop basse (« Cette sorte de veulerie dans l’épaule droite »…) :
« Ni le sujet ni les copies ne me font peur, Fils. Ce que je crains pour toi, ce seront tes corrections… »
Lorsque Roland sort de chez lui, ce jeudi matin, Mme Guérin se retient de lui demander où il va et même de lui recommander, comme autrefois : ((Fais bien attention en traversant… » Elle s’autorise seulement :
« Prends ton imperméable, mon chéri. Le temps menace…
– S’il ne faisait que menacer ! Le Temps nous tue, maman… »
Et il laisse à la maison son manteau de pluie.
Dehors, le ciel décoiffé boude. Une tiédeur vous investit dont on ne sait si elle en descend ou si elle monte du trottoir aveugle, si elle est un relent ou une promesse de chaleur. Les arbres se taisent ; où sont les oiseaux ? Seul un merle invisible chante d’une voix de gorge pleine de sanglots. Une sorte de complicité, de fausse immobilité ; la rue entière attend, le dos rond ; et Roland, qui ne sait pas lire dans ce ciel aux teintes cuivrées, croit encore, est bien le seul à croire que ce tam-tam, au loin, n’est que le tumulte de la ville.
Sur le chemin du Luxembourg, se succèdent les magasins des bouquinistes. Ils exhalent leur odeur poussiéreuse ; des clients falots et taciturnes y feuillettent longuement, y marchandent plus longtemps encore. Le patron, aux joues couleur de vieux papiers, aux mains tachées de roux comme eux, gagne sa vie franc par franc, telle une mercière, parce qu’autrefois des hommes de talent… « À quoi bon publier ? se demande Roland. Tandis que l’écrivain retourne en poussière dans quelque cimetière, ses livres en font autant ici. »
Il voudrait presser le pas ; une sorte de langueur l’en retient. Ce jardin auquel il arrive, quand l’a-t-il pareillement désiré ? Quand donc lui semblait-il déjà un havre assiégé par la ville ? – Sylvie… Sylvie et Georges… Sylvie, mariée à un ancien camarade qui « fait des affaires », et Georges, capitaine en Indochine. Et Roland se promène au Luxembourg parce que c’est jeudi et que les professeurs font partie du monde des enfants. Il revoit le visage de Sylvie ; tout ce qui, de ce visage, était déjà condamné à s’épaissir, à se figer, il le revoit avec une lucidité assez déloyale car il veut se défendre contre ce souvenir. Il essaie même, afin de les mieux exorciser, de se rappeler la tiédeur et le moelleux de ses lèvres ; et aussi cette sorte de lenteur de gestes de Sylvie lorsqu’ils s’embrassaient… – Mais non, ce sont des mots, ce ne sont plus que des mots ; et cette abolition totale du souvenir le plus tendre de sa vie, à la fois le comble d’amertume et le rassure.
Ce matin, le Luxembourg a le regard fuyant ; il n’est plus qu’un décor de jardin. Comme le serpent fascine l’oiseau… « Le temps qui menace » a changé les arbres en statues. Roland traverse ce musée pathétique avec l’impression stupide que tout ce qui l’entoure va se mettre à pleurer ; et lui-même sent monter en lui un désespoir sans raison qui est bien le pire. Ces monuments absurdes dont personne ne déchiffre plus les noms, ces bustes maculés, juste bons à servir de perchoirs aux oiseaux d’une seule saison, c’est donc cela la Gloire ? Comme la Culture se réduisait, tout à l’heure, à des bouquins poussiéreux que l’on vend au poids…
« Je ne suis pas heureux, pense le professeur Guérin, je ne suis que tranquille. Cette sécurité que je paie en étant mal payé, c’est-celle de l’enfance. Jeudi : dans ce jardin il n’y a que des vieux, des gosses et quelques types de mon espèce, hors du temps, hors du monde des autres… Pourtant, M. Lecœur, lui, n’est pas un enfant. Parce qu’il a fait la guerre ? Bah ! La guerre n’est qu’un vilain jeu d’enfants ! » Il sait que c’est faux ; que Georges, en ce moment même, risque sa vie… « Pour des planteurs de caoutchouc et des trafiquants de piastres ! » – RISQUE SA VIE, reprend en lui cette voix qu’il déteste mais ne peut faire taire, celle du commandant Guérin, sans doute.
Soudain, il reçut sur la joue, gifle ou larme, une goutte tiède et lourde. Des coups de sifflets zébrèrent le jardin, et les feuilles des arbres se mirent à trembler comme si elles se transmettaient un mot de passe. Des enfants passèrent en criant ; la tête renversée, les yeux fermés, ils titubaient. Un vieux garde les suivait, bedonnant, boiteux, essoufflé ; sa poitrine était couverte de rubans fanés.
« Le portrait du Héros », murmura Roland.
Il sentit que, presque malgré lui, il venait d’adopter ce ton que sa mère n’aimait pas et le sourire ironique et blessant qu’elle appelait « son sourire étranger » ; pourtant il ne fit rien pour les chasser.
« Ce vieux garde n’est pas mort à temps. Tout vieillit mal. Il faut mourir à temps… »
« J’en fais le serment », prononça-t-il à voix haute, trop haute car le vent l’entraînait dans son tourbillon romantique.
La pluie insistante, indiscrète, perçait ses vêtements. Il pensa aux recommandations de sa mère et que, sans doute, elle s’inquiétait de lui en ce moment – et que cette tendre anxiété le protégeait bien mieux que tout imperméable.
« Mourir à temps »… – Mais il se rappela cet autre serment de ses dix-huit ans : traverser les rues d’un pas égal sans se soucier du danger. « In-ca-pa-ble de tenir un serment !… Au fond, M. Lecœur ressemble davantage à Georges qu’à moi », se dit-il brusquement, et cette pensée l’humiliait tellement qu’aucune averse au monde n’aurait pu l’en laver.
Il se hâta vers le lycée, non pour fuir l’orage mais conduit par un instinct de conservation qu’il prit pour de l’orgueil. Il lui fallait retrouver son royaume, croiser des gens qui retirassent leur casquette en l’appelant : monsieur Guérin… « La personnalité la plus marquante du lycée »… À quel autre normalien de sa promotion avait-on attribué, trois ans après sa sortie de l’École, un poste à Paris ? Et, deux ans plus tard, une classe de première ? ((Vous ne ferez pas long feu chez nous, lui avait dit hier un collègue, mi-flatteur mi-hargneux : la Sorbonne vous attend… »
« Vilain temps, monsieur Guérin ! »
Le portier considère l’orage avec l’arrogante satisfaction de ceux qui sont à l’abri.
« Oui, je… Cela menaçait, d’ailleurs.
– Vous désirez la clef de votre classe, monsieur Guérin ?
– S’il vous plaît. Je crois y avoir oublié un document. »
Il n’a rien oublié ; mais ces bancs et ces tables et la chaire qui les domine lui rendront sa foi en lui. « Quarante esprits que je forme… Et quarante autres, l’an prochain, qui porteront ma marque à leur insu, à jamais… Et quarante, et quarante encore, ainsi de suite – c’est autre chose qu’un bataillon ! »
La pluie crépite sur les verrières du préau ; les arbres délivrés se laissent transpercer avec délices ; la terre boit avidement et nous rend les parfums du printemps tout mêlés de larmes. Roland gravit l’escalier résonnant et, pour une fois, martèle bruyamment le sol du corridor. Il marche vers sa raison d’être et sa justification, vers la preuve silencieuse que son choix est le bon et sa part la meilleure ; il marche vers le professeur Guérin.
L’orage déchaîné s’acharne contre les fenêtres de la classe et, par leurs vitres aveuglées, on distingue à peine un paysage englouti. C’est le siècle, sa violence et ses guerres, le siècle furieux qui menace en vain cette classe impassible ! Du seuil, Roland le toise et se redresse, « Un sourire étranger… »
Un sourire de triomphe mais qui s’évanouit d’un coup ; car voici que, sans le savoir, le professeur Guérin disait au concierge la vérité. Il a bien oublié quelque chose dans sa classe déserte, mais rien ne pourrait l’humilier davantage : sur sa table, symbole enfantin, sceptre de sa puissance dérisoire, le stylo à encre rouge…