III

L’ÉVÉNEMENT

 

 

 

Il arrive que le vent de l’événement tourne la page avant que nous ayons achevé de la lire. Un matin Roland apprit la capitulation de Dien-Bien-Phu.

Certains noms que rien ne distinguait de ceux dont fourmille l’atlas, voici qu’ils se chargent de sens, deviennent uniques et paraîtront prédestinés. Qui, en 1869, se souciait de Sedan ? en 1913, de Verdun ?

Dien-Bien-Phu. L’histoire avait donc choisi ce plateau torride pour faire table rase. Roland le ressentit avec stupeur. Toutes les conquêtes désinvoltes du siècle précédent, ces colonies cueillies par une poignée de soldats, le coup d’éventail du Dey d’Alger et le pillage du Palais d’Été – l’Empire français, chef-lieu Épinal – ces images de son enfance se trouvaient donc balayées aujourd’hui par la revanche tenace des peuplades silencieuses. Ho Chi-Minh chassait des manuels d’histoire l’amiral Courbet ; comme toujours, la fourmilière restait sur le terrain, seule victorieuse.

Roland le ressentit, Fabrice l’écrivit, mais le public ne retrouva son confort moral que lorsqu’on lui donna de quoi s’apitoyer, admirer et haïr. L’héroïsme des vaincus et la cruauté des vainqueurs réussirent à inverser la balance : l’Indochine était perdue, mais l’honneur restait sauf – comme toujours ! Car un peuple qui se mépriserait sincèrement cesserait aussitôt d’exister.

Au Voltaire comme au Parlement, on se montrait moins soucieux de chercher les responsables que d’en dénoncer ; mais tous les partis gardaient bonne conscience : tous « l’avaient bien dit ». On se battait donc à coup de citations : « Voici ce que vous affirmiez, l’an dernier à pareille époque ! – Et vous-même, en 52… » Tout cela proféré à la cantonade, le visage tourné vers les électeurs. On réclamait aussi un bouc émissaire, israélite de préférence, qui osât signer cette paix désastreuse d’avoir été si longtemps différée ; et qui la signât vite, afin qu’on pût le renvoyer ensuite, ce bradeur d’Empire, ce fossoyeur de la Gloire française !

Écœuré par tant d’intelligence alliée à si peu de caractère, Roland se mit à considérer son entourage politique d’un œil plus aigu. Dans les conseils de rédaction, il se taisait, n’apportant d’autre alluvion à la dialectique que son fameux sourire, lequel peu à peu devenait rictus. Il ressemblait à un spectateur que la pièce n’intéresse pas et qui cherche des yeux la sortie de secours. Mais dans son Journal, il goûtait les joies du nageur solitaire qui, sans effort, se maintient à contre-courant. Par exemple, il y dénonçait la vanité de la chasse aux responsables et préconisait celle aux bénéficiaires. Car tandis que, squelettiques et hautains, les héros d’Indochine revenaient en silence des prisons du Vietminh, des hommes trop gras se demandaient où investir les millions de piastres qu’ils venaient de « gagner ».

Ou encore, tandis que la presse célébrait à juste titre les infirmières demeurées jusqu’au bout dans l’enfer de Dien-Bien-Phu, Fabrice s’inquiétait du sort des prostituées dont les soldats jouissaient dans le camp retranché. En fait, elles avaient été tuées toutes les dix. Il estimait – il était le seul à estimer – que, dans un tel désastre et une telle confusion, leur mémoire méritait aussi d’être saluée. Cette semaine-là, Simone Ardant lui reprocha en souriant son esprit de provocation. Elle se trompait ; en vérité, plus les événements semblaient complexes et plus Roland se sentait devenir simple. Comme il prenait cette qualité pour une faiblesse, il pria sérieusement Simone Ardant de lui rendre sa liberté. Elle se récria :

« Mais vous ne l’avez pas perdue ! – Je veux dire : cesser d’écrire dans Le Voltaire. »

Les gens d’esprit ne croient jamais aux raisons simples ; elle se demanda donc quels journaux avaient fait des offres à Roland, et celui-ci lui devint plus précieux que jamais. Pourtant elle avait, plus d’une fois, pensé froidement que, s’il quittait Le Voltaire, Sandrine se séparerait de lui et, bien qu’elle n’eût rien à y gagner, cette rupture l’aurait comblée. L’âge fait de nous des spectateurs et rend notre méchanceté platonique, c’est-à-dire inexcusable. Mais la rédactrice en chef parlait plus haut que la faiseuse ou dénonceuse de liaisons qui veille en toute femme vieillissant ; Simone Ardant résolut donc de s’attacher plus fortement cet éditorialiste dont le courrier des lecteurs mesurait chaque semaine la part qu’il prenait au succès du Voltaire.

« J’y pense, Roland (ce « j’y pense » était révélateur), aimeriez-vous recevoir le ruban ? Pas tout de suite, bien sûr, mais…

– Le ruban ?

– La Légion d’honneur. »

Elle le vit rougir, crut que c’était de plaisir et supputa déjà par quels détours elle l’obtiendrait. Tout au contraire, ces paroles avaient été la douche froide qui ramène un homme ivre à la réalité : ivre de renommée, d’argent, de double-jeu ; ivre d’une vie facile et qui, à quelques mensonges près, n’avait aucune frontière commune avec la vraie, celle où Mme Guérin et Mr. Lecœur tenaient une place. Et voici que Simone Ardant venait à son insu de prononcer l’un des mots clef de cette existence : « Légion d’honneur »… Comment aurait-elle pu deviner que cela appartenait à jamais à une photographie jaunissante, à un homme mort sur le mystérieux visage duquel Mme Guérin recherchait les traits de Roland ? Et que c’était de honte que celui-ci venait de rougir si vivement ?

La Légion d’honneur, lui ? – Quelle insulte à son père qui l’avait payée de sa vie ! À M. Lecœur, de son bras !… Quelle imposture, face au soldat déchiqueté par une grenade afin d’épargner ses camarades et qui n’avait reçu aucune récompense posthume ! Roland revécut la scène : les visages maculés, l’odeur fade et tiède, le vacarme et puis ce silence habité… Sa main se mit à trembler comme alors. Il avait tout à fait oublié Simone Ardant et ce qu’elle représentait, oublié Fabrice, ce tricheur.

Pourquoi songea-t-il au lieutenant Mansart, mort à sa mémoire depuis qu’il se sentait heureux ? Mais le seul souvenir de son profil d’aigle et de son sourire insolent suffit alors à saper ce bonheur fragile. Recevoir la Légion d’honneur avant lui, n’était-ce pas le meilleur témoignage que l’intelligence prime la force, et la seule leçon à donner à toutes ces brutes ?

Tant de pensées ne durèrent qu’un instant ; et Simone Ardant, qui ne pouvait en déchiffrer aucune et attribuait ce silence à un excès de joie ou de gratitude, fut étonnée d’entendre Roland lui répondre d’une voix étrangère :

« Un si vieux piège ! Allons, je ne suis pas encore assez vieux, moi, pour m’y laisser prendre…

– Qu’est-ce que vous voulez dire ?

– Franchement, Simone, vous n’y croyez pas plus que moi, à votre Légion d’honneur. »

« Votre légion d’honneur… » – Un tel langage la vieillissait de plusieurs républiques, la reléguait au grenier démocratique avec les banquets, les affiches électorales et les inaugurations de monuments aux morts, Simone Ardant le ressentit amèrement ; elle eût souhaité que l’insolence de son rédacteur restât, pour le journal, un produit d’exportation…

« Je voudrais seulement savoir, répondit-elle doucement, à quoi vous croyez, mon petit Roland. » Et elle lui tourna le dos.

Roland fit téléphoner à Sandrine qu’il ne pourrait la voir ce soir. Le trouble, le partage où l’avait jeté ce bref entretien, il ne voulait sûrement pas s’en consoler à si bon compte. Il commençait à ressentir que cette fragilité même était précieuse car elle lui tenait lieu de conscience. Ou plutôt, sans qu’il fût capable de l’analyser, il se savait fidèle ou infidèle selon qu’il acceptait ou non ce partage, ces humiliations, cette vérité qu’il fuyait depuis bientôt deux ans. Il rentra chez lui avec la hâte de l’écolier qui veut montrer ses bonnes notes ; il ne rapportait cependant que cette vague nausée dont Sandrine l’avait si longtemps préservé mais dont il savait que seule, ce soir, Mme Guérin saurait le guérir.

Il trouva sa mère dans l’antichambre, prête à sortir, et cela l’offusqua. Leur vie durant, tous les enfants du monde exigent que leurs parents demeurent à les attendre ; et si le fils prodigue n’avait pas trouvé son père à la maison, il se serait perdu de nouveau.

« Vous sortez, maman ?

– Moins souvent que toi, mon chéri ; mais ce soir, oui.

– J’aurais aimé passer cette soirée avec vous.

– Accompagne-moi ! proposa-t-elle très vite en détournant la tête car elle se sentait rougir. Nous avons organisé une veillée de prières.

– Mais vous savez bien…

– Qu’est-ce que je sais ? murmura-t-elle. Et toi-même, qu’en sais-tu ? »

Ils demeurèrent un long temps silencieux, aussi embarrassés l’un que l’autre.

« Et pour qui, ces prières ? demanda Roland.

– Pour les catholiques du nord Vietnam qui doivent fuir vers le sud.

– Parce qu’ils ne sont pas communistes ?

– Parce qu’ils sont chrétiens. Certains d’entre eux…

– Certains d’entre eux ? reprit-il après un instant.

– Mais cela ne te touchera pas.

– Pourquoi, maman ? Pourquoi ce qui vous touche ne me…

– Certains préfèrent abandonner tout bagage pour pouvoir emporter sur leurs radeaux la cloche de leur église… Eh bien, fit-elle presque durement, cela doit te sembler ridicule !

– Sûrement pas.

– Ridicule : c’est le risque de toute fidélité », poursuivit-elle pour soi seule.

« J’écrirai cela dans mon prochain papier, pensa Roland ému. Simone Ardant en aura horreur : la cloche sur le radeau de bambous, elle trouvera cela grotesque. Tant pis pour elle ! Et Sandrine… qu’en pensera Sandrine ? » Ce soir il aurait aimé lui déplaire afin de donner des gages à sa mère – à sa mère qui ne la connaissait même pas. Et puis ce vieux démon d’enfance, le plaisir de tout gâcher… Perdre Sandrine et Le Voltaire, d’un coup ? Et pourquoi ? – Par fidélité. Une fidélité absurde : la cloche et le radeau…

Sa mère allait sortir ; il l’arrêta :

« Maman, je voudrais… Mais cela va vous retarder !

– Tu voudrais ?

– Le texte de la citation de pap… de mon père.

– Laquelle ? demanda-t-elle avec une fierté un peu agressive.

– Celle de la Légion d’honneur.

– Chevalier ou officier ?

– -Le ruban. (C’était le mot même de Simone Ardant ; il lui semblait l’entendre.)

– La voici, dit Mme Guérin en ouvrant son sac. Je les porte toujours sur moi. Cela aussi est un peu ridicule.

– Maman ! »

Il aurait voulu la couvrir de baisers – de tous ces baisers que, depuis des mois, il ne lui donnait plus. Mais n’aurait-il pas paru prétendre la consoler ? Et de quoi ? D’être aussi fidèle, secrète et courageuse qu’il se sentait ingrat et lâche ?

« Maman, reprit-il sans réfléchir, qu’est-ce que je serais sans vous ? »

Cette parole la mit au supplice : « Sans moi ? Tu serais sans doute beaucoup mieux, mon pauvre chéri », pensa-t-elle. Mais il avait parlé sincèrement, et elle ne savait quoi répondre.

« Ces citations ?…

– Je voudrais les garder. Juste ce soir : je les recopierai.,

– Mais pourquoi ? murmura-t-elle.

– Je ne sais pas. À cause… à cause de Dien-Bien-Phu, peut-être », répondit-il en se détournant.

Il demeura ainsi, sans un mouvement, jusqu’à ce qu’il eût entendu la porte se fermer dans son dos. « Est-ce qu’il ne pleure pas ? se demandait Mme Guérin. Dois-je partir ? Ou bien lui parler ? »

Il ne pleurait pas ; il pensait de toutes ses forces : « Maman, priez pour moi, priez pour moi, pour moi ! »

Tandis qu’elle descendait l’escalier, bouleversée mais heureuse de l’être à nouveau, Roland déplia ce papier que les ans avaient rendu diaphane et bientôt illisible. Pourtant, les mots lui en parurent aveuglants, inoubliables :

Meneur d’hommes d’une légendaire bravoure… Le type même de l’officier français… Au soir du 24 juin, au péril de sa vie ! Ce style est ridicule, pensa Roland ébranlé, ridicule ! » C’est qu’il ne pouvait s’empêcher d’appliquer toutes ces phrases au lieutenant Mansart, et cela l’enrageait. Mais peut-être son père ressemblait-il à l’autre ? Le type même de l’officier français… Peut-être la race s’en perpétuait-elle ? « Vous êtes de la race qui m’est le plus étrangère… » Ce regard froid ne le quittait pas.

« Allons, se dit encore Roland, le style des citations est comme le langage des joueurs de bridge : pour initiés seulement. Et c’est bien d’un grand jeu qu’il s’agit, avec ses règles, ses gagnants, ses perdants, ses fanatiques. Cela se termine par une prise d’armes ou un camp de prisonniers : l’arc de triomphe ou Dien-Bien-Phu… En quoi cela me concerne-t-il ? »

Il courut au téléphone, appela Sandrine ; on ne répondait pas. « Où est-elle ? Avec qui ? » Il avait retrouvé d’un coup son petit monde de faux soucis, de problèmes sans grandeur. Il se laissa rêver à cette Légion d’honneur, jouer avec elle comme avec une arme dont on est le seul à savoir qu’on ne s’en servira pas. L’effarement de ses collègues s’il arborait le ruban rouge ! Celle du censeur surtout, dont le lycée tout entier suivait avec ironie la course à la rosette et savait qu’il déchiffrait avidement chaque promotion. Avec qui Sandrine pouvait-elle bien passer cette soirée ? Mais ne tenait-on pas un meeting à la Mutualité pour la paix en Indochine ? Le président (l’idole du Voltaire) devait y parler, lui qui, deux ans plus tôt, avait refusé d’entamer des pourparlers qui eussent peut-être sauvé l’essentiel… Au fait, quel grade possédait-il dans la Légion d’honneur, ce vieux tragédien : grand-croix ? grand-officier ?

Roland alla porter dans la chambre de sa mère le texte des citations ; ce papier si léger lui pesait, et il croyait encore que la liberté consiste à se débarrasser de ce qui nous pèse.

Avant de pénétrer dans cette chambre qu’il savait vide, il frappa à la porte : il avertissait les fantômes qu’il n’était pas d’humeur à se laisser hanter. Le parfum jeune mais fané qui flottait dans la pièce ressuscita celui de Sandrine, si puissant et qui l’imprégnait tout entière comme si elle le sécrétait elle-même. « Quoi qu’il arrive, pensa-t-il, je ne pourrai jamais oublier ce parfum ! » Mais il pressentait déjà que, chaque fois, son cœur se serrerait, quoi qu’il arrive… L’autre été, ils s’étaient souvent baignés ensemble ; et il la revoyait en ce moment, allongée sur le sable, statue de bronze doré, forteresse si ferme, vendange et moisson, délices promises… Les yeux mi-clos, il se récita les litanies de Sandrine… « Est-ce son corps ou sa présence tout entière que je désire ? Oh ! L’entendre seulement, l’entendre… Perdre Le Voltaire et tout le reste, mais pas elle ! » Pourtant, il savait très bien que l’un n’irait point sans l’autre, et c’était la preuve irréfutable qu’il aimait davantage Sandrine qu’elle ne l’aimait. Il recommença de penser à elle assez voluptueusement, oubliant tout à fait où il se trouvait ; et lorsqu’il s’en avisa, il s’enfuit de cette chambre où tous les meubles, tous les portraits rappelaient un amour défunt – de cette chambre dont la couche était un lit de mort.

Il téléphona de nouveau chez Sandrine, préparant d’avance ses réponses : « Mon amour, je serai chez toi dans cinq minutes… Oui, la nuit entière… » (Il inventerait un mensonge de plus à l’usage de Mme Guérin.) Mais on ne répondait pas. Il imagina le timbre résonnant aigrement dans ce décor dont chaque élément lui était familier et parmi tous ces meubles que l’absence de Sandrine rendait inertes. « Cinq fois, je vais laisser sonner cinq fois encore… Peut-être gravit-elle les dernières marches en ce moment même… » Pourtant, il laissa passer dix sonneries avant de raccrocher. « Ces marches, je pourrais bien aller m’y asseoir en l’attendant ! Tel un mendiant… » Mais Sandrine n’aimait pas les pauvres : « La charité est un désordre », disait-elle. Et puis, si inexpérimenté qu’il fût, Roland pressentait qu’il ne ferait pas bon lui témoigner qu’il tenait tant à elle. « Qu’aime-t-elle en moi ? se demandait-il humblement à cette heure. Mon talent ? Quelle horreur !… Non, elle aime un personnage. Ne serait-il pas opportun de le devenir ? » Comme il sentait remonter une seconde marée du désespoir, il eut recours au suprême remède : dormir. Jamais, depuis l’enfance, cette grâce du sommeil ne lui avait été refusée. « Je n’ai pas recopié les citations, songea-t-il avec ingratitude en se dévêtant, et je ne le ferai pas… » Inutile, en effet ! Elles étaient imprimées dans sa mémoire. D’une légendaire bravoure… Ces mots prendraient leur revanche en leur temps.

À peine couché, il s’endormit, non sans avoir comme chaque nuit, cherché quelque sujet pour le prochain Journal de Fabrice. (La cloche et le radeau de bambous ? – Il les avait déjà oubliés.) Toutefois, sa dernière pensée fut pour Mme Guérin, non pour Sandrine. « Prier… Comment peut-on prier des heures à la suite ?… Pauvre maman… »

Un rayon de lune se fraya, par une fente des persiennes, son chemin de voleur. Il glissa insensiblement, sabrant sur la table de travail un paquet de copies à corriger puis un dossier bleu dont la couverture portait seulement un F – et cela signifiait Fabrice. Puis, sur la cheminée, une pierre en forme de cœur que Sandrine et Roland avaient trouvée ensemble sur une plage. Enfin une photographie très pâle et que barrait, telle une coulée de sang, le ruban rouge. 1

À la suite de toutes sortes d’excès un corps se couvre de boutons. Au lieu de mettre fin aux excès, si l’on se contente de gratter ces boutons, ils s’enveniment, deviennent purulents. Une plaie survient ; on la néglige ; les excès redoublent. Un matin-Ce n’est pas possible ! Si pourtant, c’est bien un cancer. Le reste du corps demeure intact, mais comment le protéger désormais ? Et l’on va répétant avec amertume : « Tout cela pour un bouton ! » – Non, pour les longs excès qui l’ont provoqué. En 1956, l’Algérie était devenue ce cancer pour la France.

Cette même année, Le Voltaire publia prudemment les premiers témoignages relatifs à des procédés de torture que certains éléments de l’armée auraient exercés à l’encontre de prisonniers et de civils musulmans afin d’obtenir des renseignements d’ordre militaire ou policier.

Comme à la chute de Dien-Bien-Phu, Roland comprit que l’événement changeait de langage. Le numéro du Voltaire qui, seul de toute la presse, mentionnait la torture (avec toutes sortes de conditionnels et de points d’interrogation) devait paraître le lendemain. Sur son chemin, Roland accablé observait avec envie ces Français qui l’ignoraient encore et pour lesquels rien n’était changé. Ses collègues du lycée le trouvèrent taciturne, ses élèves fantasque ; au déjeuner, il n’osa pas lever les yeux sur sa mère. Toutes les conversations, si futile qu’en fût le point de départ, lui semblaient devoir déboucher sur l’Algérie, donc sur la torture, donc sur le silence. Il se sentait le dépositaire d’un secret honteux. Que ne peut-on s’expatrier de son esprit !

Le numéro du Voltaire fut saisi et Roland s’en trouva soulagé. Bien naïvement : car, loin de constituer un démenti, cette mesure arbitraire semblait confirmer l’hypothèse du journal. Dissimulant sa joie fragile, Fabrice promenait un visage hypocrite parmi la rédaction consternée.

« Mes enfants, décida Simone Ardant, nous sortons demain le même numéro avec une page blanche à la place de l’article, et toute notre publicité sur ce thème : « Saisi hier pour la première « fois depuis la Libération, Le Voltaire reparaît « aujourd’hui avec une page blanche. » La France entière voudra voir cette page blanche, croyez-moi ! »

Elle ne se trompait pas ; plus de trois cent mille exemplaires du numéro mutilé s’enlevèrent – ce qui ne compensait ni la perte financière de la saisie ni l’angoisse de la rédactrice en chef : chaque jour, elle craignait de se voir voler le privilège d’annoncer la première une nouvelle aussi hideuse… Cette page blanche fascinait les lecteurs comme un écran de cinéma avant que s’y projette le film.

Pas tout à fait blanche, d’ailleurs ; on y avait imprimé cette maxime :

QUI VEUT LA FIN VEUT LES MOYENS MAIS ELLE NE LES JUSTIFIE PAS.

Fabrice.

Peut-être espérait-il, d’une phrase, exorciser le problème comme, deux ans plus tôt, en quelques pages, le souvenir du lieutenant Mansart ?

La semaine apporta de nouveaux témoignages, apparemment irréfutables, et la rédaction du Voltaire fut mobilisée afin de leur faire traverser la double écluse de la censure et des tribunaux correctionnels. Entre affirmation et diffamation, la presse chemine à l’étroit. Ce numéro parut et, avant même d’en avoir achevé la lecture, le Pays tout entier prit parti : les uns contre une armée de brutes à la solde des gros colons d’Algérie, les autres contre ces immondes intellectuels de gauche qui font le jeu des communistes. Qui se souciait vraiment de la France ? Qui, des victimes ?

« Je pense que ton prochain papier sera sur la torture, dit Sandrine à Roland.

– Sûrement pas.

– Pourquoi ?

– À cause de votre visage à tous, à cause de ton regard en ce moment même… Je croyais que c’était la torture qui vous attristait ; allons, ce n’était que la saisie !

– La « tristesse » n’est pas un facteur politique, Roland. Tu mets tout dans le même sac.

– C’est que le sac, c’est ma tête », dit-il à voix basse.

Ils se regardèrent un instant en silence : ils mesuraient l’écart entre eux, ils en souffraient encore.

« Si tu prends le parti de l’armée, dit Sandrine, n’en parlons plus !

– J’essaie seulement de prendre le parti de ceux qui ont raison, ou qui ont le moins tort. Ce n’est jamais une fois pour toutes.

– Et qui donc a raison, ici ? Celui qui branche les fils électriques sur la peau d’un autre ou l’empale sur une bouteille ? Alors, vive Hitler ! »

Il lui saisit le poignet.

« Non, mais pas « À bas l’armée » non plus ! C’est trop facile.

– Et plus facile encore de rester dans son coin sans choisir !

– Je commence à penser le contraire, Sandrine, et que c’est justement le plus difficile.

– Ne pas prendre parti ?

– Prendre parti sans devenir un partisan. »

Elle se leva, alluma une cigarette en cachant la flamme dans ses deux mains : un geste que Roland reconnut – mais qui donc lui rappelait-il ?

« Écoute, reprit Sandrine d’une voix plus sourde, moi je suis chargée de faire un journal. Si ton bloc-notes, cette semaine, traite de la pluie et du beau temps, tu coules mon numéro.

– Allons donc ! Vous serez tous trop heureux d’y parler de la torture. C’est même cela que je vous reproche !… Non, moi j’attendrai.

– Attendre quoi ? »

Et soudain il se rappela : le geste de Sandrine pour allumer sa cigarette était celui de l’officier parachutiste.

« D’être devenu équitable ; d’avoir dépassé ma répulsion instinctive pour les militaires, dit-il lentement.

– Très généreux ! Mais, dans le journalisme, il vaut mieux battre le fer pendant qu’il est chaud.

– N’importe qui en est capable !

– Orgueilleux, murmura-t-elle avec une tendresse hostile.

– Pourquoi ? Parce que je n’aime pas hurler avec les loups ?

– Ah ! Vous avez de la chance d’avoir du talent, monsieur Guérin, fit-elle sans répondre. Est-ce que vous comptez tout de même parler un jour de la torture dans votre Journal ? »

Il attendit avant de répondre d’une voix altérée :

« Je crains que oui. »

Il savait que, ce jour-là, il devrait choisir et que c’était toujours, de quelque façon, devenir injuste, infidèle. Alors, le temps de l’impunité serait clos ; alors, il pénétrerait en eau profonde, il le savait aussi.

En rentrant, il trouva Mme Guérin qui lisait Le Voltaire. Écolier furtif, il crut que tout était découvert et s’attendit au pire, tout surpris de ne pas s’en affecter davantage. Mais sa mère lui demanda seulement :

« Tu connais ce journal ?

– Très bien. » Puis moqueusement : « Vous lisez un journal de gauche, maman !

– Vraiment ? Mais est-ce qu’il existe une vérité de gauche et une vérité de droite ?

– Peut-être bien.

– De mon temps, dit Mme Guérin, il n’y en avait qu’une : on l’appelait bonnement la vérité.

– Mais on ne la connaissait pas davantage !

– Alors, poursuivit-elle en posant le journal, je pense que cette histoire de torture n’est qu’une « vérité de gauche ».

– Pourtant, maman, si c’était vrai… »

Elle se leva. « Comme elle est grande ! » pensa Roland saisi.

« Des officiers ? Des officiers français ?… (Il baissa la tête.) D’ailleurs, c’est Vieillevigne, le camarade de promotion de ton père et son meilleur ami, qui commande le secteur en question. Pour moi, c’est une garantie suffisante… »

Mais, deux semaines plus tard, le général de Vieillevigne démissionnait de l’armée. Malgré la discrétion dont cette décision fut entourée, son geste eut un retentissement considérable. Mme Guérin lui demanda une entrevue afin de connaître « la vérité ».

Il lui fallut prendre une voiture pour en revenir et, parvenue chez elle, elle crut ne jamais pouvoir atteindre l’étage. Dieu merci, Roland n’était pas là ! Elle courut s’enfermer dans sa chambre.