La plus grosse commande
Hitler était inquiet : « Je ne sais
vraiment pas ce que je dois faire répétait-il en faisant les cent
pas dans le jardin de son chalet de l’Obersalzberg. C’est une
décision vraiment trop dure à prendre. Je préférerais m’allier aux
Anglais. Mais l’histoire a montré qu’ils étaient souvent des alliés
peu sûrs. Si je marche avec eux, tout est fini entre l’Italie et
nous. Sur ce, les Anglais me laissent tomber et nous restons entre
deux chaises. »
Il n’était pas rare, en cet automne 1935, que
Hitler fît ainsi part de ses doutes au cercle d’intimes qui
l’avait, comme toujours, accompagné à l’Obersalzberg. Mussolini
venait d’engager la campagne d’Abyssinie par des bombardements
massifs, le Négus avait pris la fuite, le nouvel Empire romain
avait été proclamé.
Après le peu de succès de sa visite en Italie au
mois de juin 1934, Hitler se méfiait, non pas certes de Mussolini,
mais des Italiens et de la politique italienne. Or, comme elle
renforçait ses doutes, une recommandation que Hindenburg lui avait
faite avant de mourir lui revint en mémoire, pour lui rappeler
qu’il ne devait plus lier l’Allemagne à l’Italie. Cependant, la
Société des Nations, sous la direction de l’Angleterre, décidait
des sanctions économiques contre l’Italie. Hitler déclara qu’il
allait maintenant vraiment falloir se décider à marcher avec les
Anglais ou avec les Italiens, et que ce serait une décision d’une
grande portée. Comme il lui arrivera encore souvent de le faire, il
se disait prêt à garantir leur Empire aux Anglais en échange d’un
arrangement global. Mais les circonstances ne lui laissèrent pas le
choix. Elles le forcèrent à se décider pour Mussolini. Ce ne fut
pas, malgré les liens idéologiques et le rapprochement personnel
qui commençait à s’esquisser, une décision facile. Elle lui pesa
encore des jours entiers et il affirmait alors que c’était la
situation qui l’avait forcé à faire ce choix. Son soulagement fut
d’autant plus vif de constater, quelques semaines plus tard, que
les sanctions finalement prises contre l’Italie l’épargnaient pour
l’essentiel. Hitler en conclut que la France comme l’Angleterre ne
voulaient prendre aucun risque et qu’elles voulaient éviter tout
danger. Ce qui plus tard apparut comme une volonté de provocation
ne fut en fait que l’application des leçons qu’il avait tirées de
ces expériences. Les gouvernements occidentaux, conclut-il à
l’époque, s’étaient montrés faibles et indécis.
Il fut renforcé dans cette idée quand, le
7 mars 1936, les troupes allemandes investirent la Rhénanie
démilitarisée sans s’attirer des alliés la riposte armée qu’aurait
justifiée cette violation flagrante du traité de Locarno. Ce
jour-là, grande était sa nervosité dans l’attente des premières
réactions. Dans les compartiments du wagon spécial qui, au soir de
ce 7 mars, nous emportait vers Munich, la tension venue du
salon du Führer était extrême. Dans une gare, on nous transmit une
nouvelle. « Enfin, respira Hitler soulagé, le roi d’Angleterre
n’interviendra pas. Il tient sa promesse. Désormais tout ira
bien. » La réaction de Hitler trahissait son ignorance des
maigres possibilités constitutionnelles de la couronne d’Angleterre
dans ses rapports avec le Parlement et le gouvernement. Toutefois
il est probable qu’une intervention armée aurait dû recevoir
l’approbation du roi et peut-être était-ce à ce mécanisme que
Hitler faisait allusion. Il avait en tout cas de grosses
inquiétudes et bien des années après, alors qu’il était en guerre
contre presque le monde entier, il affirmait encore que c’était
l’entrée des troupes allemandes en Rhénanie qui avait été la plus
audacieuse de toutes ses entreprises.
Nous n’avions pas encore, prétendait-il, d’armée
digne de ce nom ; celle que nous avions était si faible
qu’elle n’aurait même pas pu tenir tête aux seuls Polonais. Si les
Français étaient passés à l’action, nous aurions été vaincus sans
efforts ; en quelques jours, notre résistance aurait cédé.
Quant aux forces aériennes que nous possédions, elles étaient
simplement ridicules. Quelques Ju 52 de la Lufthansa et pas
même assez de bombes pour eux. » Après l’abdication du roi
Édouard VIII, il revint souvent sur l’apparente compréhension
que le futur duc de Windsor témoignait à l’Allemagne
nationale-socialiste : « Je suis sûr, affirmait-il, que,
par son intermédiaire, auraient pu s’établir des relations amicales
durables avec l’Angleterre. Avec lui, tout aurait été différent.
Son abdication fut une lourde perte pour nous. » Il se lançait
alors dans des considérations sur les forces obscures qui
déterminaient le cours de la politique anglaise dans un sens
antiallemand. Son regret de ne pas avoir trouvé un terrain
d’entente avec l’Angleterre réapparut tout au long des années où il
régna sur l’Allemagne. Ce regret s’amplifia encore après la visite
que lui rendirent à l’Obersalzberg, le 22 octobre 1937, le duc
de Windsor et sa femme, et au cours de laquelle ils portèrent, à ce
qu’on prétend, un jugement flatteur sur les réalisations du
IIIe Reich.
Quelques mois après la réussite de l’opération en
Rhénanie, Hitler se montra satisfait de l’atmosphère harmonieuse
qui entourait les Jeux Olympiques et qui montrait que tout
mécontentement international avait disparu. Il donna des
instructions pour que les nombreuses personnalités étrangères
présentes aient l’impression d’avoir devant elles une Allemagne
éprise de paix. Les compétitions le passionnèrent, mais alors que
chacun des nombreux succès allemands le comblait, d’autant plus que
personne n’en attendait autant, la série de victoires remportées par l’étonnant coureur
noir américain, Jess Owens, le mit de fort méchante humeur. Des
hommes dont les ancêtres vivaient encore dans la jungle avaient,
prétendait-il en haussant les épaules, sur les Blancs civilisés la
supériorité athlétique du primitif ; ils étaient des
concurrents à part et, en conséquence, ils devaient à l’avenir être
exclus des Jeux et de toutes les compétitions sportives. Les
acclamations frénétiques par lesquelles les Berlinois saluèrent
l’entrée de l’équipe française dans le stade olympique avaient
également terriblement impressionné Hitler. Les Français avaient
défilé le bras levé devant la tribune d’honneur où se trouvait le
Führer et ce geste avait provoqué une explosion spontanée
d’enthousiasme chez de nombreux spectateurs. Mais Hitler flaira
dans ces acclamations prolongées du public la voix d’un peuple
exprimant sa nostalgie de paix et d’entente avec son voisin
occidental. Si j’interprète bien ce que j’ai observé à ce
moment-là, ces Berlinois en liesse lui causaient plus d’inquiétude
que de joie.
Au printemps 1936, Hitler inspectait avec moi un
tronçon d’autoroute. Au cours de la conversation, il laissa
tomber : « J’ai encore une commande à passer, la plus
importante de toutes. » Mais il n’en dit pas plus ce
jour-là.
Il lui arrivait bien à l’occasion de crayonner
quelques croquis de travaux dont il avait eu l’idée pour Berlin,
mais c’est seulement en juin qu’il me montra un plan du centre de
la ville en remarquant : « J’ai expliqué au maire,
longuement et en détails, pourquoi cette nouvelle avenue doit faire
120 mètres de large et voilà qu’il me propose une avenue de 90
mètres seulement. » Quelques semaines plus tard, le maire, le
Dr Lippert, vieux membre du parti
et rédacteur en chef du journal berlinois Attaque, fut à nouveau convoqué mais rien n’avait
été changé, et l’avenue avait toujours 90 mètres. Lippert
n’arrivait pas à s’enflammer pour les projets de son Führer.
D’abord Hitler se contenta de manifester du dépit et prétendit que
Lippert était mesquin, incapable d’administrer une métropole, et
encore plus incapable de comprendre le rôle historique qui
incomberait à cette métropole. Mais au fil des jours, les remarques
se firent plus dures : « Lippert est un incapable, un
idiot, un raté, une nullité. » L’étonnant, c’est que Hitler
n’exprima jamais son mécontentement en présence du maire, ou qu’il
n’essaya jamais de le convaincre. Il semblait parfois, déjà à cette
époque-là, reculer devant la fatigue d’une argumentation. Au bout
de quatre ans, au retour d’une promenade au pavillon de thé, au
cours de laquelle il avait encore fait d’aigres remarques sur
Lippert, il se fit mettre en liaison avec Goebbels et lui donna
l’ordre impératif de déposer son maire.
Jusqu’à l’été de l’année 1936, Hitler avait
manifestement eu l’intention de faire élaborer les plans de Berlin
par l’administration municipale. Mais, à cette date-là, il me
convoqua et me transmit sans autre forme de procès ni cérémonie la
commande, en me déclarant : « Il n’y a rien à faire avec
cette ville de Berlin. A partir d’aujourd’hui, c’est vous qui
travaillez sur le projet. Emportez ces plans. Quand vous aurez
quelque chose de prêt, montrez-le-moi. Vous savez que pour ça, j’ai
toujours le temps. »
Au dire même de Hitler, il aurait songé à une
avenue d’une largeur extraordinaire dans les années 20, en étudiant
des plans de Berlin, dont l’insuffisance l’aurait incité à
développer ses propres idées 1 . Il aurait, dès cette époque, pris la
décision de déplacer les gares d’Anhalt et de Potsdam au sud de
l’esplanade de Tempelhof, de façon à utiliser l’espace considérable
libéré par les voies ferrées au centre de la ville pour obtenir, à
partir de l’allée de la Victoire, et en faisant seulement quelques
percées, une avenue de prestige bordée d’édifices d’apparat et
longue de cinq kilomètres.
Aux deux extrémités de cette avenue de prestige,
Hitler voulait ériger deux édifices qui bouleverseraient l’échelle
architecturale de Berlin. Au nord, à proximité du Reichstag, il
projetait d’édifier une gigantesque salle de réunion, au toit en
coupole, pouvant contenir plusieurs fois Saint-Pierre de Rome. La
coupole devait avoir 250 mètres de diamètre et couvrir une aire de
38 000 mètres carrés, où 150 000 personnes auraient pu
trouver place debout.
Au cours de ces premières séances de travail,
alors que nous commencions à peine à réfléchir aux problèmes posés
par l’architecture urbaine, Hitler crut déjà devoir m’expliquer que
c’étaient les conceptions du Moyen Age qui devaient nous guider
dans l’établissement des dimensions des salles de réunion. Ainsi,
disait-il, la cathédrale d’Ulm a une surface de 2 500 mètres
carrés ; mais, au XIVe siècle,
quand on la commença, Ulm n’avait, enfants et vieillards compris,
que 15 000 habitants. « Aussi, concluait-il, ne
pouvaient-ils jamais la remplir ; en proportion, pour une
ville comme Berlin et ses millions d’habitants, une salle de
150 000 personnes est petite. »
A quelque distance de la gare sud, Hitler voulait
construire, pour faire pendant à cette salle, un arc de triomphe
dont il avait fixé la hauteur à 120 mètres. « Ce sera au moins
un monument digne de nos morts de la guerre mondiale. Le nom de
chacun de nos 1 800 000 soldats tombés au champ d’honneur
sera gravé dans le granit. Quelle indignité que ce monument aux
morts élevé par la République à Berlin ! Il est d’une
indigence indigne d’une grande nation. » Il me passa deux
dessins exécutés sur de petites cartes 2 en me disant : « J’ai fait ces
dessins-là il y a dix ans. Je les ai toujours conservés car je n’ai
jamais douté de pouvoir les réaliser un jour. Aussi allons-nous
maintenant passer à la réalisation. »
Les figures humaines représentées sur les dessins
prouvaient, expliquait Hitler, qu’il avait prévu dès cette
époque-là, pour la Coupole un diamètre de plus de 200 mètres,
et pour l’Arc de Triomphe une hauteur de plus de 100 mètres. Ce qui me stupéfia, ce fut
moins le gigantisme de la conception que l’étonnante obsession qui
l’avait poussé à concevoir des projets de monuments, à une époque
où il n’avait pas le moindre espoir d’arriver un jour à les
réaliser. Et aujourd’hui j’éprouve un certain malaise à constater
qu’en pleine paix, il commença, tout en protestant qu’il était
disposé à s’entendre avec tous les peuples, à réaliser des projets
en relation évidente avec des prétentions à une hégémonie
militaire.
« Berlin est une grande ville, mais pas une
métropole. Regardez Paris, la plus belle ville du monde, ou même
Vienne. Voilà des villes qui ont une unité ! Mais Berlin n’est
qu’un amas anarchique de maisons. Il faut que nous coiffions Paris
et Vienne », répétait-il sans cesse au cours de nos nombreuses
réunions de travail. Tenues le plus souvent dans ses appartements
de la Chancellerie, elles ne commençaient qu’après le départ de
tous les autres invités.
Il avait jadis étudié de très près les plans de
Paris et de Vienne. Au cours de nos discussions, il en avait tous
les détails en mémoire. A Vienne, il admirait la conception qui
avait présidé à la construction du Ring avec ses grands édifices,
l’hôtel de ville, le Parlement, la salle de concerts ou la Hofburg
et les musées. Il pouvait reproduire cette partie de la ville à
l’échelle et avait appris que le plan masse des grands édifices
d’apparat comme des monuments devait prévoir un dégagement sur
toutes les faces. Il admirait tous ces édifices, même s’ils ne se
rapprochaient pas tout à fait de ses conceptions, comme c’était le
cas de l’hôtel de ville néo-gothique, dont il disait :
« Vienne a là un digne représentant. Regardez au contraire
l’hôtel de ville de Berlin. Mais Berlin en aura un encore plus beau
que celui de Vienne, vous pouvez y compter. »
Ce qui l’impressionnait encore plus, c’étaient les
nouveaux boulevards à Paris, ces grandes percées effectuées de 1853
à 1870 par Georges E. Haussmann pour la somme de
2,5 milliards de francs-or. Il tenait Haussmann pour le plus
grand urbaniste de l’histoire, mais il espérait bien que je le
surpasserais. Le long combat d’Haussmann laissait présager que son
projet se heurterait à des résistances. Seule son autorité,
affirmait-il, réussirait à l’imposer.
En attendant, il employa la ruse pour venir à bout
de la mauvaise volonté montrée par l’administration de la
ville ; celle-ci, en effet, tint le projet de Hitler pour un
cadeau empoisonné, une fois établi qu’elle aurait à supporter le
coût élevé de la percée et de la construction des rues, de
l’aménagement des espaces publics et de l’installation d’un réseau
rapide de chemins de fer urbains. « Nous allons pendant un
certain temps travailler à des projets pour la construction de
notre nouvelle capitale sur les bords du lac Müritz dans le
Mecklembourg. Vous allez voir comme les Berlinois vont s’activer
quand ils flaireront la possibilité d’un départ du gouvernement du
Reich. » Effectivement quelques allusions suffirent pour
amener les édiles municipaux à accepter de financer l’opération.
Toujours est-il que Hitler se complut à jouer pendant quelques mois
avec ce projet d’un « Washington » allemand, se
représentant comment on pourrait créer une « ville
idéale » à partir du néant. Mais il finit par tout rejeter en
déclarant : « Des capitales construites de toutes pièces
restent toujours mortes. Pensez à Washington ou Canberra. Même chez
nous à Karlsruhe, il n’y a pas de vie possible car les ronds de
cuir restent entre eux. » Dans cette affaire, je n’ai,
jusqu’aujourd’hui, pas pu savoir clairement si Hitler ne faisait
que me jouer la comédie à moi aussi, ou s’il a, à un moment donné,
sérieusement envisagé cette possibilité.
A l’origine de l’image que Hitler se faisait du
Berlin qu’il voulait construire, il y a eu les Champs-Élysées avec
leurs 2 kilomètres de long et leur Arc de Triomphe de 50 mètres de
haut édifié par Napoléon Ier en
1805. De là venait aussi son idée d’un « Grand Arc » et
sa conception de la largeur de l’avenue. « Les Champs-Élysées,
disait-il, ont 100 mètres de large. Notre avenue aura en tout cas
20 mètres de plus. Quand, au XVIIe siècle, le grand Prince Électeur fit
construire l’avenue des « Linden » et qu’avec une grande
clairvoyance il décida qu’elle aurait 60 mètres de large, il
pouvait tout aussi peu prévoir le trafic actuel qu’Haussmann quand
il conçut les Champs-Élysées. »
Pour hâter la réalisation de ce projet, Hitler
demanda au secrétaire d’État Lammers de faire paraître un décret me
conférant des pouvoirs très étendus et me plaçant directement sous
les ordres de Hitler. Ni le ministre de l’Intérieur, ni le maire,
ni le Gauleiter de Berlin, Goebbels, n’étaient habilités à me
donner des ordres. Je fus même expressément déchargé de
l’obligation d’informer la ville et le parti de l’état de mon
projet 3 . Quand j’exprimai à
Hitler le désir de pouvoir exécuter cette commande comme architecte
indépendant, il acquiesça aussitôt. Le secrétaire d’État Lammers
trouva un statut juridique me permettant d’éviter la
fonctionnarisation qui me faisait horreur ; mon service ne
devint en aucune manière un service public ; il fut au
contraire traité comme un grand institut de recherches parfaitement
indépendant.
Le 30 janvier 1937, je fus officiellement
chargé de la plus grande « mission architecturale »
jamais confiée par Hitler. Il chercha longuement un titre qui
sonnât bien et inspirât le respect. Ce fut Funk qui le trouva. Je
devins l’ « inspecteur général de la Construction chargé
de la transformation de la capitale du Reich ». Quand il me
remit l’acte portant ma nomination, il le fit presque timidement,
attitude caractéristique de son comportement envers moi. Après le
déjeuner, il me le glissa dans la main en me disant :
« Faites du bon travail. » Une interprétation généreuse
de mon titre me conféra le rang de secrétaire d’État du
gouvernement du Reich. A trente-deux ans, j’avais ma place au
troisième rang du banc du gouvernement, près du Dr Todt ; je pouvais dans des dîners
officiels prendre place à l’extrémité de la table et recevais
automatiquement de toute personnalité étrangère en visite officielle une
distinction honorifique d’un rang déterminé. Mon salaire mensuel
s’élevait à 1 500 marks, somme insignifiante comparée à mes
honoraires d’architecte.
Dès le mois de février, Hitler convia sans plus de
façons le ministre de l’Éducation à libérer le vénérable bâtiment
de l’ « Académie des Arts », sur la Pariser Platz,
pour faire place au G.B.I. 43, comme on
appelait mon organisme. Son choix s’était porté sur ce bâtiment
parce qu’il pouvait y accéder sans être remarqué, en passant par
les jardins des ministères séparant ce bâtiment de la Chancellerie.
Il usa bientôt largement de cette possibilité.
La conception urbaniste de Hitler souffrait d’un
grave défaut : elle n’était pas achevée. Il était tellement
obnubilé par l’image de Champs-Élysées berlinois deux fois et demi
plus longs que l’original parisien, qu’il en avait totalement perdu
de vue la structure de cette ville de 4 millions d’habitants.
Pour un urbaniste, une telle avenue ne pouvait avoir de sens et
acquérir de fonction que comme noyau d’une restructuration urbaine.
Pour Hitler, elle n’était au contraire qu’un ouvrage d’apparat
ayant sa fin en lui-même. Du même coup, le problème ferroviaire de
Berlin ne recevait aucune solution. L’espèce de coin géant que les
voies ferrées enfonçaient dans la ville, la séparant en deux,
n’avait été que déplacé de quelques kilomètres vers le sud.
Le planificateur en chef des chemins de fer
impériaux, le Dr Leibbrandt, alors
directeur ministériel au ministère des Transports du Reich, vit
dans les projets de Hitler la possibilité de réorganiser en grand
tout le réseau ferroviaire de la capitale impériale. Ensemble, nous
trouvâmes une solution peut-être idéale : en lui adjoignant
deux voies supplémentaires, on augmenterait la capacité du chemin
de fer de ceinture qui pourrait ainsi absorber le trafic des
grandes lignes. On aurait alors pu construire sur cette ligne de
ceinture qui, jusque-là, n’avait servi qu’au trafic urbain, deux
gares de transit, l’une au nord, l’autre au sud, en remplacement
des nombreuses têtes de ligne (gares de Lehrte, d’Anhalt, de
Potsdam) désormais superflues. Nous estimions le coût de ces
nouvelles installations ferroviaires à un ou deux milliards de
marks 4 .
De cette manière, nous avions la possibilité de
prolonger la nouvelle avenue vers le sud en suivant les anciennes
voies ferrées et libérions au cœur de la ville, à 5 kilomètres de
distance seulement, une immense surface capable de porter une
nouvelle ville de 400 000 habitants 5 . Vers le nord également, la
disparition de la gare de Lehrte permettait de poursuivre cet axe
routier qui ouvrirait de nouveaux secteurs habitables. Il n’y avait
qu’une chose à laquelle ni Hitler ni moi ne voulions renoncer,
c’était, terminant l’avenue de prestige, le hall à coupole précédé
de son immense place libre de tout trafic, n’ayant aucune fonction
autre que d’apparat.
Ayant établi un axe nord-sud, il nous vint
immédiatement à l’esprit d’utiliser la voie de dégagement existant
déjà vers l’ouest, la Heerstrasse, large de 60 mètres, pour la
prolonger vers l’est. L’élargissement de la Frankfurter Allee,
effectué après 1945, a en partie réalisé ce projet. Tout comme
l’axe nord-sud, cet axe aurait abouti à sa conclusion naturelle,
l’autoroute périphérique. Il aurait alors ouvert de nouvelles zones
d’urbanisation à l’est de Berlin ; nous aurions pu ainsi,
malgré un assainissement simultané du centre de la ville, doubler
la population de la capitale du Reich 6 .
De hauts immeubles de bureaux et de locaux
commerciaux devaient encadrer ces deux axes. S’abaissant par degrés
dans les deux directions, ils formaient des zones de constructions
de plus en plus basses, relayées pour finir par des maisons
individuelles, nichées dans la verdure. Ce système devait, du moins
l’espérais-je, empêcher l’asphyxie qui guette tout centre de ville
enserré dans les anneaux des zones d’urbanisation traditionnelles.
Résultant obligatoirement de ma structure axiale, il faisait aussi
profondément pénétrer les espaces verts dans le centre de la
ville.
De l’autre côté de l’autoroute, aux quatre
extrémités de la nouvelle croix axiale, un terrain était réservé à
un aéroport, tandis que le lac de Rangsdorf servirait aux
hydravions dont on pensait qu’ils auraient de l’avenir puisque
promettant à l’époque des rayons d’action supérieurs. L’aérodrome
de Tempelhof, situé trop au centre du nouveau développement urbain,
devait être désaffecté et transformé en un parc d’attraction sur le
modèle du Tivoli de Copenhague. Dans un avenir plus lointain cette
croix axiale devait, selon nos estimations, être complétée par cinq
boulevards circulaires et dix-sept voies de dégagement d’une
largeur de 60 mètres, pour lesquels nous nous étions toutefois
contentés jusqu’alors de définir de nouveaux alignements. La
liaison entre la croix axiale et une partie des circulaires devait,
dans notre projet, être assurée par des trains souterrains rapides,
de façon à soulager le réseau routier urbain. A l’ouest, touchant
le stade olympique, un nouveau quartier universitaire serait
construit, car la plupart des bâtiments de cours ou instituts,
situés dans la vieille université Frédéric-Guillaume de l’avenue
Unter den Linden, étaient dans un état de délabrement et de
décrépitude insupportable. Au nord de ce nouveau quartier
s’étendrait un autre quartier neuf, réservé à la médecine et
comportant hôpitaux, laboratoires et instituts. La rive de la
Spree, entre l’île du musée et le Reichstag, jusque-là traitée en
parent pauvre avec ses petites fabriques et ses terrains vagues,
devait également faire l’objet d’une rénovation centrée sur une
extension des locaux des musées berlinois.
De l’autre côté de l’autoroute périphérique, on
avait prévu des espaces verts qu’un haut fonctionnaire des Eaux et
Forêts, spécialement doté de pleins pouvoirs, avait déjà commencé à
aménager, en transformant la forêt de conifères typique des paysages des Marches en une
forêt d’arbres à feuilles caduques. Sur le modèle du Bois de
Boulogne, le Grunewald devait être ouvert au public et offrir aux
millions d’habitants de la capitale des sentiers de promenade, des
aires de repos, des terrains de sports et des restaurants. Ici
aussi je fis tout de suite planter des dizaines de milliers
d’arbres feuillus afin de reconstituer l’ancienne forêt mixte
déboisée par Frédéric le Grand pour assurer le financement des
guerres saxonnes. Du gigantesque projet de restructuration de
Berlin ne subsistent que ces arbres à feuilles caduques.
Le projet primitif de Hitler, centré sur la
création d’une avenue d’apparat et absurde sur le plan de
l’urbanisme, se transforma peu à peu au cours de nos recherches,
donnant naissance à un plan d’ensemble tout à fait nouveau. Son
idée de départ était devenue un point négligeable de la nouvelle
planification qui voulait embrasser tous les problèmes. J’avais
dépassé de beaucoup – tout au moins en ce qui concerne l’extension
de cette urbanisation planifiée – les données initiales de Hitler.
Pareille chose ne lui était vraisemblablement pas arrivée souvent
dans sa vie. L’étendue du projet ne le rebuta pas. Il me laissa les
mains libres mais ne put jamais s’intéresser vraiment à cette
partie de notre étude. Il regardait bien les plans, mais très
superficiellement, demandant au bout de quelques minutes,
visiblement ennuyé : « Où avez-vous mis les nouveaux
plans de la Grande-Rue ? » entendant par là le seul
morceau médian de l’avenue de prestige, celui qu’il avait commandé
à l’origine. Il imaginait alors avec volupté les futurs
édifices : les ministères, les immeubles administratifs des
grandes firmes allemandes, le nouvel Opéra, les hôtels de luxe et
les palais de distractions. Je l’imitais volontiers. Toutefois je
plaçais la planification générale sur le même plan que les
immeubles d’apparat. Hitler, non. La passion qu’il montrait pour
les édifices promis à l’éternité l’empêchait de s’intéresser aux
structures du trafic, aux zones d’urbanisation et aux espaces
verts : la dimension sociale lui était totalement
indifférente.
Hess, au contraire, ne s’intéressait qu’aux
immeubles d’habitation et faisait à peine attention à la partie
prestigieuse de notre projet. A la fin d’une de ses visites, il me
fit des reproches à ce sujet. Je lui promis qu’à toute brique
utilisée dans nos immeubles d’apparat correspondrait une brique
réservée aux immeubles d’habitation. Quand Hitler entendit parler
de notre convention il en fut désagréablement surpris, protestant
de l’urgence de ses exigences, mais il ne l’annula pas.
Contrairement à ce qu’on croit souvent, je n’étais
pas l’architecte en chef de Hitler, le supérieur hiérarchique de
tous les autres architectes. Les architectes qui s’occupaient de
Munich et de Linz disposaient comme moi de pleins pouvoirs. Au fil
des années Hitler confia des tâches spéciales à un nombre croissant
d’architectes. Avant la guerre il devait y en avoir dix ou douze en
tout.
Dans les discussions que nous avions, Hitler était
capable de saisir très rapidement un projet et d’en avoir une
représentation plastique très exacte en combinant le plan et des
vues de l’édifice. Malgré les affaires de l’État et bien qu’il se
soit souvent agi de dix à quinze grands projets intéressant
différentes villes, il se retrouvait instantanément dans les plans,
même quand il ne les avait pas vus depuis des mois, avait encore en
mémoire quelles modifications il avait exigées et décevait ceux qui
pensaient qu’il aurait oublié depuis longtemps une suggestion ou
une exigence.
Dans ces sortes de discussions il se montrait le
plus souvent réservé et plein d’égards. Il faisait part des
modifications qu’il désirait voir apporter avec une amabilité
remarquable et sans ce ton blessant dont il s’adressait à ses
collaborateurs politiques. Convaincu que c’était l’architecture qui
portait la responsabilité de son projet, il veillait à ce que ce
soit l’architecte lui-même et non pas tel Gauleiter ou tel
Reichsleiter qui ait la parole. Car il ne supportait l’immixion
d’aucune instance étrangère à la profession, si haute fût-elle.
Quand on lui opposait une autre idée, il ne restait pas figé sur
ses positions et déclarait : « Oui, vous avez raison,
c’est mieux comme ça. » Aussi ai-je conservé le sentiment
d’être pleinement responsable des projets que j’ai conçus sous
Hitler. Nous eûmes souvent des vues divergentes mais je ne me
souviens d’aucun cas où Hitler ait forcé son architecte à épouser
ses vues. Ces rapports d’égalité qui fondaient nos relations
d’architecte à maître d’ouvrage expliquent que, devenu ministre de
l’Armement, j’aie conservé une autonomie bien plus grande que celle
dont jouissait la majorité des ministres et des généraux.
Hitler ne réagissait brutalement et sans pitié que
quand il sentait une opposition muette touchant à l’essentiel.
Ainsi le professeur Bonatz, maître de toute une génération
d’architectes, n’eut plus une seule commande du jour où il critiqua
les nouveaux édifices de Troost sur la Königsplatz de Munich. Même
Todt n’osa plus demander à Bonatz de construire quelques viaducs
pour des autoroutes. C’est seulement mon intervention auprès de
Mme Troost, la veuve du professeur vénéré, qui fit rentrer
Bonatz en grâce. Cette femme avait assez de poids pour n’avoir qu’à
glisser : « Pourquoi ne bâtirait-il pas des ponts ?
Il n’est pas mal du tout dans les ouvrages techniques ! »
et Bonatz construisit des viaducs.
Hitler ne cessait de m’assurer : « Comme
j’aurais aimé être architecte ! » et quand je lui
répondais : « Mais je n’aurais pas de maître
d’ouvrage », il me répliquait : « Oh vous, vous
auriez percé de toute façon ! » Je me demande parfois si
Hitler aurait interrompu sa carrière politique s’il avait rencontré
au début des années 20 un maître d’ouvrage fortuné. Mais au fond,
je crois que la conscience qu’il avait d’avoir une mission
politique et sa passion pour l’architecture ont toujours été
inséparables. Je n’en veux pour preuve que les deux esquisses que
l’homme politique de trente-six ans, au bord de la faillite en
cette année 1925, avait dessinées dans l’intention, qui pouvait à l’époque paraître absurde, de
couronner ses succès d’homme d’État par un arc de triomphe et un
hall à coupole.
Le Comité olympique allemand se trouva dans une
situation désagréable quand le responsable de l’organisation des
Jeux, Pfundtner, secrétaire d’État au ministère de l’Intérieur,
soumit à Hitler les premiers projets du nouveau stade olympique.
L’architecte, Werner March, avait prévu un bâtiment en béton avec
des murs en verre, ressemblant au stade de Vienne. Après la réunion
Hitler revint chez lui, où il m’avait mandé avec mes projets, agité
et furieux. Sans autre façon, il fit communiquer au secrétaire
d’État de devoir annuler les Jeux Olympiques. La raison avancée
était que les Jeux ne pourraient avoir lieu en son absence, car
c’était au chef de l’État de les déclarer ouverts ; or, lui,
ne mettrait jamais les pieds dans une telle boîte de verre moderne.
Dans la nuit, j’esquissai un projet prévoyant de revêtir le
squelette porteur de pierre naturelle et d’accentuer les corniches.
Je fis aussi disparaître le verre et Hitler fut satisfait. Il prit
à son compte le financement de la dépense supplémentaire, le
professeur March donna son accord à la modification et Berlin sauva
ses Jeux. Je n’ai jamais su exactement s’il aurait véritablement
mis sa menace à exécution ou si elle n’avait été que l’expression
de cette attitude de défi qu’il avait l’habitude d’adopter pour
imposer sa volonté.
Hitler avait d’abord également refusé sans ambages
de participer à l’Exposition universelle de 1937 à Paris, bien
qu’on eût déjà accepté l’invitation et même l’emplacement du
pavillon allemand. Mais les projets qu’on lui soumettait lui
déplaisaient souverainement. Voyant cela, le ministère de
l’Économie me demanda un projet. Les emplacements étaient répartis
de telle manière que le pavillon allemand et le pavillon soviétique
devaient se faire face, trait d’ironie de la direction française de
l’Exposition. Le hasard voulut qu’au cours d’une de mes visites à
Paris, je m’égare dans une salle où se trouvait la maquette secrète
du pavillon soviétique. Sur un socle très élevé, une sculpture
d’une dizaine de mètres de hauteur s’avançait triomphalement vers
le pavillon allemand. Voyant cela, je conçus un cube massif, rythmé
par de lourds pilastres, paraissant arrêter cet assaut, tandis que,
du haut de la corniche de ma tour, un aigle, la croix gammée dans
ses serres, toisait du regard le couple soviétique. J’obtins la
médaille d’or, mon collègue soviétique aussi.
Au repas d’inauguration de notre pavillon, je
rencontrai l’ambassadeur français à Berlin, André François-Poncet.
Il me proposa d’exposer mes travaux à Paris en échange d’une
exposition à Berlin consacrée à la peinture française moderne.
L’architecture française était selon lui restée en arrière mais, me
dit-il, « en peinture, nous pourrions vous apprendre des
choses ». Dès que j’en eus l’occasion, je fis part à Hitler de
cette proposition qui me donnait la possibilité de me faire
connaître à l’étranger. Comme chaque fois que quelque chose
l’importunait, Hitler ne releva pas mon propos. Ce silence ne
signifiait ni refus ni acquiescement mais excluait de lui reparler
jamais de l’affaire.
Au cours de ces quelques jours passés à Paris,
j’allai voir le palais de Chaillot et le palais des Musées d’art
moderne ainsi que le musée des Travaux publics conçu par le célèbre
architecte d’avant-garde Auguste Perret et encore en construction.
Je fus stupéfait de voir que la France aussi, pour ses édifices
d’apparat, tendait au néo-classicisme. On a plus tard souvent
affirmé que ce style était la marque de l’architecture d’État des
régimes totalitaires. Cela est totalement inexact. C’est plutôt la
marque d’une époque reconnaissable à Washington, Londres ou Paris
tout comme à Rome, Moscou ou dans nos projets pour Berlin
7 .
Nous avions réussi à nous procurer quelques
devises françaises. Accompagnés d’amis nous partîmes en auto, ma
femme et moi, visiter la France. Nous descendîmes lentement vers le
sud en nous promenant de châteaux en cathédrales et de cathédrales
en châteaux. Le spectacle des fortifications de Carcassonne, de
leur étendue, nous plongea dans une rêverie toute romantique, bien
qu’il se fût agi là d’une des installations militaires les plus
fonctionnelles du Moyen Age, rien de plus pour l’époque qu’un abri
atomique de nos jours. Nous nous disposions à passer quelques jours
dans un hôtel où nous avions trouvé un vieux vin rouge français et
à jouir encore quelque temps du calme de la région quand, le soir,
on m’appela au téléphone. Je m’étais imaginé être, dans ce coin
retiré, à l’abri des appels téléphoniques des aides de camp de
Hitler, d’autant que personne ne connaissait notre itinéraire.
Cependant la police française avait, pour des raisons de sécurité
et de surveillance, suivi notre voyage ; en tout cas elle put,
à la demande d’Obersalzberg, immédiatement indiquer où nous nous
trouvions. C’était Brückner qui était à l’appareil. « Le
Führer vous fait dire de revenir pour demain midi. » Comme je
lui objectais que le retour prendrait deux jours et demi, il me
répondit : « Il y a ici demain après-midi une séance de
travail et le Führer exige que vous soyez présent. » J’essayai
encore une fois de protester faiblement. « Un instant… le
Führer sait où vous êtes, mais demain il faut que vous soyez
ici. » J’étais malheureux, furieux et désemparé. Le pilote de
Hitler, à qui je téléphonai, m’apprit que l’avion personnel de
Hitler ne pouvait pas se poser en France. Mais il me promit de me
trouver une place dans un transport allemand qui, venant d’Afrique,
ferait escale à Marseille le lendemain matin à six heures. L’avion
personnel de Hitler viendrait alors me chercher à Stuttgart pour me
déposer ensuite à Ainring, l’aérodrome le plus proche de
Berchtesgaden.
Nous nous mîmes en route pour Marseille dans la
nuit, contemplâmes quelques minutes, à la lueur de la lune, les
monuments romains d’Arles, qui avaient été le véritable but de
notre voyage, et arrivâmes à deux heures du matin dans un hôtel de
Marseille. Trois heures plus tard, je me rendais à l’aéroport, et
l’après-midi, comme on m’en avait donné l’ordre, je paraissais
devant Hitler qui me dit : « Ah ! monsieur Speer, je
suis vraiment désolé !
J’ai repoussé la réunion. Je voulais connaître votre avis sur un
pont suspendu près de Hambourg. » Le Dr Todt avait eu l’intention de lui soumettre
le projet d’un pont qui devait surpasser le Golden Gate Bridge de
San Francisco. Mais comme on ne devait commencer les travaux de ce
pont que dans les années 40, Hitler aurait très bien pu m’accorder
encore une semaine de vacances.
Une autre fois, je m’étais réfugié avec ma femme
sur la Zugspitze, quand l’appel habituel de l’aide de camp me
parvint : « Le Führer vous fait dire de venir. Demain
midi à l’Osteria, pour le déjeuner. » Il coupa court à mes
objections par un « Non, c’est urgent ! » A
l’Osteria, Hitler me salua d’un « Mais c’est bien, ça, d’être
venu déjeuner. Quoi, on vous a dit de venir ? J’ai seulement
demandé hier : où est donc Speer ? Mais vous savez, c’est
bien fait pour vous. Pourquoi faut-il que vous alliez faire du
ski ? »
Von Neurath, lui, était moins docile. Un jour,
Hitler ordonna à son aide de camp tard dans la |soirée :
« Je voudrais parler au ministre des Affaires
étrangères » ; il reçut la réponse suivante :
« Le ministre des Affaires étrangères du Reich est déjà parti
se reposer. – On n’a qu’à le réveiller, je veux lui parler. »
Nouveau coup de téléphone ; confus, l’aide de camp
revient : « M. le ministre des Affaires étrangères
du Reich fait dire qu’il sera demain matin de bonne heure à votre
disposition, mais que, maintenant, il est fatigué et voudrait
dormir. »
Une telle détermination faisait céder Hitler, mais
sa mauvaise humeur ne durait pas que le reste de la soirée ;
il n’oubliait jamais de tels mouvements d’indépendance et prenait
sa revanche à la première occasion.
43. G. B. I. : initiales de Generalbauinspektor (Inspecteur général de la Construction). (N. D. T.)