Conclusions
Les accusateurs prirent une dernière fois la
parole ; leurs réquisitoires terminaient le procès. Nous, nous
n’avions plus qu’à faire une ultime déclaration. Comme cette
déclaration finale devait être intégralement retransmise par la
radio, elle revêtait une importance particulière : elle
constituait la dernière possibilité que nous avions de nous
adresser à notre propre peuple et de lui montrer, à ce peuple dupé,
une voie pour sortir du dilemme en avouant notre faute et en
exposant clairement les crimes du passé 1 . Ces neuf mois de débats nous avaient
marqués. Même Göring, qui avait entamé ce procès avec l’intention
bien arrêtée de se justifier, parla dans son allocution finale des
graves crimes dont on avait eu connaissance et condamna les
effroyables massacres qu’il n’arrivait pas à comprendre. Keitel
assura qu’il préférerait mourir plutôt que de se laisser impliquer
une nouvelle fois dans de tels forfaits. Frank parla de la faute
dont s’étaient chargés Hitler et le peuple allemand. Il avertit les
incorrigibles de ne pas « prendre le chemin de la folie
politique menant nécessairement à la ruine et à la mort ».
Certes, son discours rendait un son un peu exalté, mais il
exprimait exactement ce que je pensais. Même Streicher condamna
l’extermination des Juifs par Hitler. Funk parla de crimes
effroyables qui le remplissaient d’une honte profonde, Schacht se
dit bouleversé jusqu’au plus profond de lui-même « par
l’indicible détresse qu’il avait essayé de prévenir », Sauckel
aussi se dit « bouleversé jusqu’au plus profond de lui-même
par les méfaits révélés au cours du procès », pour Papen
« la puissance du mal s’était révélée plus forte que la
puissance du bien », Seyss-Inquart parla
d’ « affreux excès », pour Fritzsche « le
meurtre de cinq millions d’hommes était un lugubre avertissement
pour l’avenir ». En revanche, ils se défendirent d’avoir eu
part à tous ces événements.
Mon espoir était en un certain sens comblé ;
la faute se trouvait, dans une grande mesure, reportée sur nous,
les accusés. Mais, en cette malheureuse époque, en dehors de
l’infamie des hommes, un facteur, pour la première fois, avait fait
son entrée dans l’histoire, différenciant cette dictature de tous
ses modèles historiques et devant sans doute, dans l’avenir, encore
gagner en importance. En tant que principal représentant d’une
technocratie qui venait, sans s’embarrasser de scrupules, d’engager
tous ses moyens contre l’humanité 2 , j’essayai non seulement de reconnaître
mais également de comprendre ce qui était arrivé. Dans mon discours
final, je déclarai : « La dictature de Hitler fut la
première dictature d’un État industriel en cette période de
technique moderne, une dictature qui, pour dominer son propre
peuple, se servit à la perfection de tous les moyens techniques.
Grâce à des moyens techniques, tels que la radio et les
haut-parleurs, 80 millions d’hommes purent être asservis à la
volonté d’un seul individu. Le téléphone, le télex et la radio
permirent aux plus hautes instances de transmettre immédiatement
leurs ordres aux échelons les plus bas où on les appliqua sans
discuter, à cause de la haute autorité qui s’y attachait. De
nombreux services et de nombreux commandos reçurent ainsi par voie
directe leurs ordres funestes. Ces moyens permirent une
surveillance très ramifiée des citoyens, en même temps que la très
grande possibilité de garder secrets les agissements criminels.
Pour le non-initié, cet appareil d’État peut apparaître comme le
fouillis apparemment absurde des câbles d’un central téléphonique.
Or, comme ce central téléphonique, une volonté pouvait à elle toute
seule l’utiliser et le dominer. Les dictatures précédentes avaient
besoin de collaborateurs de qualité, même dans les fonctions
subalternes, d’hommes capables de penser et d’agir par eux-mêmes. A
notre époque de la technique, un système autoritaire peut y
renoncer, les seuls moyens d’information lui permettent de
mécaniser le travail des organes subalternes. La conséquence en est
le type d’individu qui reçoit un ordre sans le
discuter. »
Les événements criminels de ces années passées
n’avaient pas été dus uniquement à la personnalité de Hitler. La
démesure de ces crimes pouvait en même temps s’expliquer par le
fait que Hitler avait su le premier se servir, pour les commettre,
des moyens offerts par la technique.
Évoquant alors le danger que pourrait représenter
à l’avenir un pouvoir illimité disposant des immenses ressources de
la technique, un pouvoir qui se servirait de la technique mais
serait aussi son esclave, cette guerre, poursuivis-je, s’était
terminée sur l’emploi de fusées téléguidées, d’avions volant à la
vitesse du son, de bombes atomiques, et sur la perspective d’une
guerre chimique. Dans cinq ou six ans, on pourrait anéantir en
quelques secondes, à l’aide d’un missile atomique servi par au plus
dix hommes, le centre de New York et y tuer un million d’hommes,
ou, au moyen d’une guerre chimique, déclencher des épidémies et
détruire les récoltes. « Plus la technique se développe dans
le monde, plus le danger devient grand… En tant qu’ancien ministre
d’une industrie d’armement très développée, il est de mon devoir de
lancer cet avertissement : une nouvelle grande guerre se
terminera par l’anéantissement de la culture et de la civilisation
humaines. Rien n’empêchera la science et la technique déchaînées d’accomplir leur
œuvre de destruction de l’homme, celle-là même que les techniciens
ont commencée de si terrible façon dans cette
guerre-ci… 3 .
« Le cauchemar de beaucoup d’hommes,
continuai-je, cette peur de voir un jour la technique dominer les
peuples, il a failli se réaliser dans le système autoritaire de
Hitler. Tout État au monde court aujourd’hui le danger de passer
sous le règne de la terreur née de la technique, mais, dans une
dictature moderne, cela me semble inéluctable. Par conséquent, plus
le monde devient technique, plus il est nécessaire de lui faire
contrepoids par l’exigence de liberté individuelle et de prise de
conscience de l’individu… C’est pourquoi ce procès doit contribuer
à établir les règles fondamentales de la coexistence de tous les
hommes. Quelle importance mon propre destin peut-il avoir, après
tout ce qui est arrivé et devant un but aussi
sublime ? »
Après le procès, ma situation, je le voyais bien,
était désespérée. La dernière phrase de mon discours n’était en
rien une profession de foi rhétorique ; j’avais tiré un trait
sur ma vie 4 .
Le Tribunal s’ajourna à une date indéterminée pour
délibérer. Nous attendîmes quatre longues semaines. C’est
précisément dans cette période de tension presque insupportable
qu’épuisé par le tourment moral de ces huit mois de procès, je lus
le roman de Dickens, Histoire de deux
villes, dont l’action se situe à l’époque de la Révolution
française. On y voit les prisonniers de la Bastille considérer
d’une âme égale et sereine le sort incertain qui les attend. Moi,
en revanche, j’étais incapable d’une telle liberté intérieure.
L’accusateur soviétique avait requis contre moi la peine de
mort.
Le 30 septembre 1946, pour la dernière fois,
nous prîmes place, dans nos costumes bien repassés, sur les bancs
des accusés. Le tribunal avait voulu nous épargner photographes et
caméras au moment de la lecture des attendus du jugement. Les
projecteurs qui avaient jusqu’alors illuminé la salle du tribunal
et permis d’enregistrer chacune de nos émotions restèrent éteints.
La salle avait un aspect inhabituellement triste, quand les juges
firent leur entrée et qu’accusés, défenseurs, accusateurs,
spectateurs et représentants de presse se levèrent pour la dernière
fois devant la cour. Comme il l’avait fait tous les jours pendant
le procès, le président du Tribunal, Lord Lawrence, s’inclina dans
toutes les directions, même dans la nôtre, puis s’assit.
Les juges se relayèrent. Plusieurs heures
d’affilée, ils lurent à voix haute et monotone le chapitre
certainement le plus triste de toute l’histoire allemande. La
condamnation des dirigeants me semblait toutefois tracer une
démarcation très nette au-delà de laquelle la faute ne pouvait
retomber sur le peuple allemand. Car si Baldur von Schirach qui,
des années durant, avait été le Führer de la Jeunesse allemande et
l’un des plus proches collaborateurs de Hitler, si le ministre de
l’Économie, au début également responsable du réarmement, Hjalmar
Schacht, étaient lavés de l’accusation d’avoir préparé et mené une
guerre d’agression, comment pourrait-on alors charger de cette
faute un simple soldat ou même les femmes et les enfants ? Si
le grand amiral Raeder, si l’adjoint de Hitler, Rudolf Hess,
étaient lavés de l’accusation d’avoir trempé dans des crimes contre
l’humanité, comment pourrait-on inculper un technicien ou un
ouvrier allemands ? En outre, j’espérais que ce procès aurait
une influence directe sur la politique d’occupation des puissances
victorieuses : ce qu’elles venaient de définir comme étant
criminel, elles ne pourraient l’appliquer contre notre peuple. Je
pensais là bien entendu à ce qui constituait la charge principale
pesant sur moi : le travail obligatoire 5 .
Puis on lut les attendus du jugement concernant
chaque cas, sans que le jugement lui-même ait été
communiqué 6 . Mes activités
furent définies avec une froide impartialité, en accord complet
avec tout ce que j’avais exposé lors de mes interrogatoires. On
retint contre moi la part que j’avais prise dans la déportation de
travailleurs étrangers, et le fait que je ne me sois opposé aux
plans de Himmler que pour des raisons tactiques de production, tout
en n’hésitant pas à utiliser les détenus des camps de concentration
et en poussant à l’emploi des prisonniers de guerre soviétiques
dans l’industrie d’armement. Le jugement me faisait en outre grief
de n’avoir montré aucune préoccupation morale ou humaine en
exprimant mes exigences et d’avoir donc par là contribué à leur
réalisation.
Aucun des accusés, même parmi ceux qui devaient à
coup sûr compter avec une condamnation à mort, ne perdit contenance
à l’écoute des griefs du tribunal. Sans mot dire, sans un signe
d’émotion extérieure, ils écoutaient. Même aujourd’hui, il me
paraît inconcevable que j’aie pu tenir tout au long de ce procès
sans m’effondrer et que j’aie pu suivre la lecture des attendus du
jugement, certes avec anxiété, mais aussi avec assez de résistance
pour pouvoir rester maître de moi. Flächsner était très
optimiste : « Avec de tels attendus, vous aurez peut-être
quatre ou cinq ans ! » Le lendemain, nous nous vîmes,
pour la dernière fois, avant d’entendre prononcer le verdict. Tous
les accusés avaient été réunis dans le sous-sol du palais de
justice. L’un après l’autre, nous montions dans un petit ascenseur
pour ne plus revenir. En haut, on nous lisait le verdict. Ce lut
enfin mon tour. Accompagné d’un soldat américain, je montai :
une porte s’ouvrit et je me retrouvai seul sur une petite estrade
dans la salle du tribunal, en face de mes juges. On me tendit des
écouteurs, à mes oreilles retentit la phrase suivante :
« Albert Speer, condamné à vingt ans de prison. »
Quelques jours plus tard, j’acceptai le jugement.
Je renonçai à un recours en grâce auprès des quatre puissances.
Toute peine pesait peu en regard du malheur dans lequel nous avions
plongé le monde. « Car, notai-je dans mon journal quelques
jours plus tard, il y a des choses dont on est coupable même quand
on pourrait se trouver des
excuses, simplement parce que la dimension des crimes va tellement
au-delà de toute mesure que, devant eux, toute excuse humaine est
réduite à néant. »
Aujourd’hui, un quart de siècle après ces
événements, ce ne sont pas seulement des fautes isolées, si graves
qu’elles aient pu être, qui pèsent sur ma conscience. Mon
manquement à la morale ne se trouve à peine réduit que dans des cas
particuliers. Ce qui reste avant tout, c’est ma participation à
l’ensemble des événements. Je n’avais pas seulement pris part à une
guerre dont nous n’avons jamais pu douter, dans notre cercle
d’intimes, qu’elle ne servît des buts impérialistes. J’avais aussi
permis, par mes capacités et mon énergie, de la prolonger de
nombreux mois durant. Au sommet du dôme qui devait orner le nouveau
Berlin, j’avais placé ce globe que Hitler ne voulait pas posséder
seulement symboliquement. Le revers de cette volonté de possession
était l’asservissement des nations. La France, je le savais, devait
être ramenée au rang d’État de seconde zone, la Belgique, la
Hollande et aussi la Bourgogne devaient être intégrées dans le
Reich hitlérien ; je savais que les Polonais et les
Soviétiques devaient disparaître en tant que nations pour n’être
plus que des peuples d’ilotes. Son dessein même d’exterminer le
peuple juif, Hitler ne l’avait jamais caché pour qui voulait
l’entendre. Il l’a proclamé ouvertement dans son discours du
30 janvier 1939 7 . Or,
sans jamais avoir été complètement d’accord avec Hitler, j’avais
conçu des édifices et produit des armes qui servirent ses
desseins.
Pendant les vingt années de ma captivité à
Spandau, j’ai été gardé par des citoyens des quatre nations contre
lesquelles j’avais organisé la guerre de Hitler. Ils formèrent,
avec les six autres détenus, mon entourage le plus proche. Je sus
par eux directement quels avaient été les effets de mon activité.
Beaucoup d’entre eux déploraient des morts tombés au cours de cette
guerre, en particulier mes gardiens soviétiques avaient tous perdu
des parents, des frères ou même leur père. Jamais ils ne m’ont fait
sentir le poids de ma culpabilité personnelle, jamais ils n’ont eu
un mot de reproche. Au degré le plus bas de mon existence, au
contact de ces hommes simples, je fis, par-delà les règlements de
la détention, la connaissance de sentiments authentiques comme la
sympathie, la solidarité, la compréhension humaine… La veille de ma
nomination au poste de ministre, j’avais rencontré en Ukraine des
paysans qui me protégèrent du gel. En ce temps-là, je fus seulement
touché, sans vraiment comprendre. Or, maintenant tout était fini,
je faisais à nouveau, par-delà toute inimitié, l’expérience de la
bonté humaine. Cette fois-ci, je voulus enfin comprendre. C’est
aussi ce que veut ce livre.
« Cette catastrophe, écrivis-je en 1947 dans
ma cellule, a montré la fragilité de l’édifice de la civilisation
moderne construit au cours des siècles. Nous le savons
maintenant : l’édifice dans lequel nous vivons n’est pas à
l’abri des cataclysmes. L’appareil compliqué du monde moderne peut
se disloquer sans rémission sous la conjonction d’impulsions
négatives dont les forces s’additionnent. Aucune volonté ne
pourrait arrêter ce processus si l’automatisme du progrès devait
conduire à un degré supérieur de dépersonnalisation de l’homme, le
privant toujours plus de sa propre responsabilité. »
J’ai passé des années décisives de ma vie à servir
la technique, ébloui par ses possibilités. A la fin, en face
d’elle, ne reste que le doute.