22.
Déclin
Les résultats ascendants de notre production d’armements renforcèrent ma position jusqu’à l’automne 1943, Lorsque nous eûmes tiré à peu près tout le parti possible des ressources de l’industrie allemande, je tentai d’exploiter au profit de notre industrie le potentiel des pays européens qui étaient soumis à notre influence 1 . Au début Hitler avait hésité à mobiliser le potentiel industriel des pays occidentaux. Plus tard il souhaita même que les territoires occupés de l’Est soient désindustrialisés car, prétendait-il, l’industrie était un facteur favorable au développement du communisme et elle suscitait l’apparition d’une intelligentsia indésirable. Mais les conceptions de Hitler s’étaient bientôt révélées impuissantes à modifier la réalité des conditions économiques dans les pays occupés. Lui-même était suffisamment capable de penser concrètement pour apercevoir tout le bénéfice que nous retirerions d’une industrie intacte pour l’approvisionnement de nos troupes.
La France était, de tous les pays occupés, le plus important. Jusqu’au printemps de l’année 1943, nous avions tiré fort peu de profit de la production industrielle française. Le recrutement forcé de la main-d’œuvre, organisé par Sauckel, nous avait apporté plus de déboires que d’avantages. En effet, pour échapper au travail obligatoire, les ouvriers français prenaient la fuite et quittaient leurs usines, dont une bonne partie travaillaient pour notre armement. En mai 1943, je me plaignis pour la première fois auprès de Sauckel. En juillet 1943, lors d’une conférence qui se tint à Paris, je proposai que les usines françaises, du moins celles qui travaillaient pour notre compte, bénéficient d’une protection contre l’action de Sauckel 2 .
Le projet que nous avions conçu, mes collaborateurs et moi, consistait à faire fabriquer par la France, mais aussi par la Belgique et la Hollande, les biens destinés à la population civile d’Allemagne, tels que vêtements, chaussures, textiles, meubles, pour mettre les usines qui produisaient ces biens en Allemagne à la disposition de l’armement. Immédiatement après avoir pris en main, dans les premiers jours de septembre, l’ensemble de la production allemande, j’invitai le ministre français de la Production à venir à Berlin. Le ministre Bichelonne, professeur à la Sorbonne, avait la réputation d’être un homme énergique et compétent.
Non sans avoir eu quelques accrochages avec le ministre des Affaires étrangères, j’avais réussi à obtenir que Bichelonne soit reçu en visite officielle. Pour cela je fus obligé de faire appel à Hitler, à qui je déclarai que Bichelonne « ne passerait pas par l’escalier de service ». Le ministre français fut donc hébergé à Berlin, dans la résidence réservée aux hôtes officiels du gouvernement du Reich. Cinq jours avant l’arrivée de Bichelonne, Hitler me confirma également qu’il approuvait notre intention de planifier la production européenne et que la France aurait alors voix au chapitre au même titre que les autres nations. Hitler et moi nous partions du principe que pour cette planification de la production, la voix prépondérante devait revenir à l’Allemagne 3 .
Je reçus Bichelonne le 17 septembre 1943 ; rapidement des rapports enrichissants sur le plan personnel s’établirent entre nous. Tous deux nous étions jeunes, nous croyions avoir l’avenir devant nous et nous nous promettions d’éviter dans le futur les erreurs commises par la génération qui était actuellement au pouvoir en cette période de guerre mondiale. J’aurais été prêt également à annuler plus tard le démembrement de la France que projetait Hitler, et cela d’autant plus qu’à mon sens, le tracé des frontières, dans une Europe où la production aurait été harmonisée, n’aurait plus d’importance. Bichelonne et moi nous nous abandonnâmes ces jours-là à nos vues utopiques – ce qui montre combien nous nous complaisions dans un monde d’illusions et de chimères.
Le dernier jour des négociations, Bichelonne sollicita un entretien privé avec moi. Il commença par m’expliquer que Laval, le chef de son gouvernement, lui avait défendu, à l’instigation de Sauckel, de discuter avec moi la question de la déportation de la main-d’œuvre française en Allemagne 4  ; il me demanda alors si j’acceptais d’aborder tout de même cette question. Sur ma réponse affirmative, Bichelonne me fit part de toutes ses difficultés et je finis par lui demander si une mesure qui aurait pour effet de préserver les entreprises industrielles françaises des déportations le délivrerait de ses tracas. « Si cela est possible, déclara Bichelonne avec soulagement, tous mes problèmes seront résolus, y compris ceux que pose le programme sur lequel nous venons de nous mettre d’accord, mais cela mettrait pratiquement fin au recrutement de la main-d’œuvre française pour l’Allemagne, je suis obligé de vous le dire en toute sincérité. » Je le comprenais parfaitement, mais c’était pour moi le seul moyen d’obtenir que les résultats de la production industrielle française nous soient vraiment profitables. Bichelonne et moi venions de bousculer toutes les règles : Bichelonne avait passé outre à une directive de Laval, quant à moi j’avais désavoué Sauckel ; tous deux nous avions, de notre propre initiative, conclu un accord d’une grande portée 5 .
Aussitôt après cet entretien privé, nous nous rendîmes à la séance générale : les derniers points litigieux de notre accord furent l’objet de longues discussions de la part des juristes. Elles auraient pu durer encore des heures, mais à quoi bon ? Même des paragraphes bien fignolés ne pouvaient pas remplacer la bonne volonté et le désir de travailler en bonne harmonie. Je décidai donc de couper court à ces arguties ennuyeuses, et proposai à Bichelonne de sceller tous deux notre pacte par une poignée de main. Les juristes des deux parties étaient manifestement stupéfaits. Quoi qu’il en soit, cet accord conclu au mépris des usages, je l’ai respecté jusqu’à la fin en veillant à ce que l’industrie française soit préservée, même lorsqu’elle n’offrit plus pour nous aucun intérêt et que Hitler eut ordonné de la réduire à néant.
Notre programme de production était pour nos deux pays une source d’avantages : à moi il permettait d’augmenter notre capacité de production d’armements ; quant aux Français, ils surent apprécier la chance qui leur était offerte de pouvoir, en pleine période de guerre, faire redémarrer la production et obtenir les mêmes résultats qu’en temps de paix. Avec la collaboration du commandant militaire pour la France, on institua dans l’ensemble du pays des « usines protégées 49 » ; une affiche qui, portant ma signature en fac-similé, m’engageait personnellement, stipulait expressément que tous les ouvriers occupés par ces usines étaient à l’abri de la mainmise de Sauckel. Mais il fallut aussi renforcer l’industrie de base de la France, assurer les transports et l’alimentation, de sorte que, pour finir, presque toutes les entreprises importantes, 10 000 en tout à la fin, se trouvèrent protégées contre l’action de Sauckel.
Bichelonne et moi, nous passâmes le week-end dans la maison de campagne de mon ami Arno Breker. Au début de la semaine suivante, je mis les collaborateurs de Sauckel au courant des accords qui avaient été conclus. Je les invitai à s’efforcer dorénavant d’inciter les ouvriers français à aller travailler dans les entreprises françaises. Leur nombre serait imputé sur le « contingent affecté à l’armement allemand 6  ».
Dix jours plus tard j’étais au quartier général, afin de faire mon rapport à Hitler avant Sauckel ; en effet, comme l’expérience me l’avait appris, l’avantage allait à celui qui pouvait présenter ses arguments le premier. Effectivement Hitler se déclara satisfait, il approuva les accords que j’avais conclus et déclara même que l’éventualité de voir surgir des troubles et des grèves qui freineraient la production était un risque à courir 7 . Cela signifiait l’arrêt presque total de l’action que Sauckel menait en France. Jusqu’alors 50 000 ouvriers avaient été déportés chaque mois en Allemagne : ce nombre fut bientôt ramené à 5 000 8 . Quelques mois plus tard, le 1er mars 1944, Sauckel rapportait plein d’amertume : « Mes services en France m’ont dit : "Ici tout est fini ! Inutile de continuer à faire quelque chose !…" Dans toutes les préfectures on affirme : les ministres Bichelonne et Speer ont conclu un accord. Laval m’a dit : "Maintenant je ne fournis plus de main-d’œuvre à l’Allemagne !" » Peu de temps après, j’agis selon le même principe vis-à-vis de la Hollande, de la Belgique et de l’Italie.
Le 20 août 1943, Heinrich Himmler avait été nommé ministre de l’Intérieur du Reich. Certes il avait été jusqu’à cette date le Reichsführer de la SS et celle-ci intervenait dans tous les domaines, on la définissait comme « un État dans l’État » ; mais sa qualité de chef de la police faisait curieusement de Himmler un subordonné du ministre Frick.
La puissance des Gauleiter, qui étaient protégés par Bormann, avait contribué à diviser l’autorité de l’État. Parmi les Gauleiter, on pouvait distinguer deux groupes : il y avait d’une part les anciens, ceux qui étaient en place avant 1933 ; ils étaient tout bonnement incapables de diriger un appareil administratif. En face d’eux, on avait vu monter au cours des années une nouvelle catégorie de Gauleiter formés à l’école de Bormann ; jeunes, nantis pour la plupart d’une formation juridique, issus des cadres de l’administration, ils avaient les qualifications requises pour renforcer systématiquement l’influence du parti dans l’État.
Hitler avait institué dans son régime un certain nombre de systèmes à deux voies. La fonction de Gauleiter relevait de ces systèmes : en leur qualité de fonctionnaires du parti, ils étaient placés sous l’autorité de Bormann, mais leur responsabilité nationale de « commissaires à la défense du Reich » en faisait les subordonnés directs du ministre de l’Intérieur. Tant que ce dernier avait été le pusillanime Frick, Bormann n’avait rien eu à craindre de cette disposition. Mais les observateurs de la scène politique supputaient qu’en la personne de Himmler, le nouveau ministre de l’Intérieur, Bormann trouverait un sérieux concurrent.
Je partageais moi aussi cette opinion et je fondais beaucoup d’espoirs sur la puissance de Himmler. J’espérais surtout qu’il saurait s’opposer à Bormann pour enrayer le délabrement progressif de l’administration du Reich. D’ailleurs Himmler me promit immédiatement de demander des comptes à ceux des Gauleiter qui feraient preuve d’insubordination dans les affaires administratives du pays 9 .

 

Le 6 octobre 1943 je prononçai un discours devant les Reichsleiter et les Gauleiter. Les réactions qu’il suscita devaient révéler que pour moi le vent tournait. Mon discours avait pour but d’ouvrir les yeux des dirigeants politiques du Reich sur la réalité de la situation, de leur ôter l’espoir que la mise en service d’une grande fusée était pour bientôt, et enfin de leur montrer que c’était maintenant l’ennemi qui décidait de notre production. Il était grand temps de modifier les structures économiques de l’Allemagne qui étaient encore en partie celles d’un pays en paix ; sur les six millions de personnes qui travaillaient pour l’industrie des biens de consommation, il fallait affecter un million et demi de travailleurs aux industries d’armement, les biens de consommation seraient désormais produits en France. Je concédai que cette procédure permettrait à la France de repartir sur une base favorable après la guerre. « Mais je suis d’avis, déclarai-je devant l’assistance qui m’écoutait comme pétrifiée, que si nous voulons gagner cette guerre, nous devons être les premiers à consentir des sacrifices. »
La suite de mon discours, sans doute un peu trop brutale, fut ressentie par les Gauleiter présents comme une provocation encore plus intolérable : « Je vous prie de noter ceci : certains Gaue se sont jusqu’alors refusés à interrompre la production de certains biens de consommation ; cela ne peut plus être toléré et ne sera plus toléré. Je déciderai donc moi-même la fermeture des usines en question, quand les Gaue ne se conformeront pas à mes directives dans les quinze jours. Et je peux vous assurer que je suis décidé à faire respecter coûte que coûte l’autorité du Reich. J’ai parlé de cela avec le Reichsführer SS Himmler et dorénavant je prendrai envers les Gaue qui n’exécuteront pas ces mesures les dispositions qui s’imposent. »
Les Gauleiter furent certainement moins choqués par la politique d’austérité que j’envisageais de mener, que par les deux dernières phrases. A peine avais-je terminé mon discours que quelques-uns d’entre eux, furieux, se précipitèrent sur moi, conduits par Bürkel, l’un des plus anciens ; gesticulant et vociférant, ils me reprochèrent de les avoir menacés de les envoyer dans un camp de concentration. Pour rectifier au moins ce dernier point, je demandai à Bormann de me donner la parole encore une fois. Mais ce dernier refusa d’un signe de la main. L’air mielleux, il m’assura que cela n’était nullement nécessaire, car il n’y avait aucun malentendu.
Le soir de cette réunion, plusieurs des Gauleiter, qui n’avaient pas lésiné sur l’alcool, durent se faire aider pour arriver jusqu’au train spécial qui devait les amener pendant la nuit au quartier général. Le lendemain matin, je demandai à Hitler d’adresser à ses collaborateurs politiques quelques mots, pour les inciter à plus de tempérance ; mais comme toujours, il ménagea la susceptibilité de ses compagnons des premières années. Par ailleurs, Bormann avertit Hitler de l’altercation que j’avais eue avec les Gauleiter 10 . Hitler me laissa entendre que ces derniers étaient tous furieux contre moi, sans me donner davantage de précisions. Il apparut bientôt clairement que Bormann avait réussi, ou du moins commencé, à miner le crédit dont je jouissais auprès de Hitler. Il continuait inlassablement son travail de sape, pour la première fois non sans succès. Et c’était moi qui lui en avais fourni l’occasion. A compter de ces jours-là, la loyauté de Hitler à mon endroit cessa de m’être acquise automatiquement.
Himmler avait promis de s’employer à faire respecter les directives émanant des autorités du Reich : je ne tardai pas à m’apercevoir de ce que valait cette promesse. Je lui fis parvenir les dossiers relatifs à certaines affaires, à propos desquelles subsistait entre quelques Gauleiter et moi un total désaccord. Je restai sans nouvelles pendant plusieurs semaines. Un jour pourtant, Stuckart, le secrétaire d’État de Himmler, embarrassé, m’avisa que le ministre de l’Intérieur avait tout bonnement transmis les dossiers à Bormann et que la réponse de ce dernier était arrivée depuis peu de temps. Toutes les affaires en question, disait Bormann, étaient revues par les Gauleiter ; d’ailleurs il s’était avéré, comme il fallait s’y attendre, que mes directives étaient hors de propos, et que l’opposition des Gauleiter était en fait parfaitement justifiée. Himmler avait entériné ce verdict. Mon espoir de renforcer l’autorité du Reich fut déçu, la coalition Speer-Himmler avait fait long feu. Je n’appris que quelques mois plus tard pourquoi toutes mes tentatives dans ce sens étaient vouées à l’échec. Hanke, le Gauleiter de Basse-Silésie, m’expliqua que Himmler avait réellement entrepris de s’attaquer à la toute-puissance des Gauleiter. Il leur avait fait transmettre des ordres par l’intermédiaire des commandants SS des Gaue, ce qui équivalait à un affront. Mais, à sa surprise, Himmler avait été obligé de reconnaître très vite que les Gauleiter recevaient de la direction centrale du parti de Bormann tout le soutien qu’ils désiraient. En effet, au bout de quelques jours, Bormann avait obtenu de Hitler qu’il interdise à Himmler de telles usurpations de pouvoir. Au moment de la décision, le ressort le plus puissant restait toujours cette fidélité qui liait Hitler et les compagnons de son ascension des années 20, fidélité qui s’était maintenue malgré tout le mépris que Hitler éprouvait à l’égard de certains d’entre eux en particulier. Même Himmler et les SS ne furent pas assez puissants pour lézarder cette relation de caractère sentimental, ces rapports de pair à compagnons. Après l’échec de cette entreprise qu’il avait menée avec maladresse, le chef des SS renonça définitivement à faire prévaloir l’autorité du Reich contre les Gaue. Contrairement à la volonté de Himmler, les « commissaires à la défense du Reich » ne furent pas convoqués à des réunions à Berlin. Himmler se contenta par la suite de rallier à son parti les bourgmestres et les fonctionnaires placés à la tête des grandes circonscriptions, qui étaient moins exposés politiquement. Bormann et Himmler, qui d’ailleurs se tutoyaient, redevinrent bons amis. Mon discours n’avait abouti qu’à mettre en lumière les intérêts respectifs, dévoiler le rapport des forces et affaiblir ma position.

 

Pour la troisième fois en l’espace de quelques mois, j’avais échoué dans ma tentative de donner plus d’efficacité au pouvoir et aux possibilités qu’offrait le régime. Pour éviter d’être enfermé dans une impasse, je résolus de passer à l’offensive. Cinq jours après mon discours, j’obtins de Hitler qu’il me confie les tâches d’urbanisme qu’il y aurait à réaliser dans le futur, dans les villes touchées par les bombardements. J’avais obtenu les pleins pouvoirs dans un domaine qui importait davantage à mes adversaires, et singulièrement à Bormann, que bien des problèmes posés par la guerre. Certains considéraient dès maintenant la reconstruction des villes comme la plus importante de leurs futures tâches. Le décret de Hitler venait leur rappeler qu’en cette matière ils dépendraient de moi.
Par ailleurs je voulais en même temps prévenir un danger qui découlait du jusqu’au-boutisme idéologique des Gauleiter. Les destructions survenues dans les villes constituaient pour eux un bon prétexte pour démolir les monuments historiques, même lorsqu’ils étaient encore susceptibles d’être restaurés. Un jour par exemple, après un terrible bombardement sur Essen, je contemplais d’un toit en terrasse les ruines de la ville, en compagnie du Gauleiter de l’endroit ; ce dernier me déclara incidemment que la cathédrale d’Essen serait totalement rasée, puisque de toute façon elle avait été endommagée par les bombardements : elle constituait en effet un obstacle à la modernisation de la ville. Je reçus également un appel à l’aide du bourgmestre de Mannheim : il s’agissait de s’opposer à la démolition du château de Mannheim qui avait brûlé, ainsi que du Théâtre national. J’appris encore qu’à Stuttgart le Gauleiter voulait raser le château qui avait été incendié 11 .
Dans tous les cas que je viens de citer, les raisons alléguées étaient les mêmes : à bas les châteaux et les églises ! Après la guerre nous bâtirons nos propres monuments ! Ce n’était pas seulement le sentiment d’infériorité des grands du parti à l’égard du passé qui se manifestait ainsi ; beaucoup plus caractéristique était l’argument allégué par l’un des Gauleiter pour justifier son ordre de démolir un monument : les châteaux et les édifices religieux étaient les bastions de la réaction, ils étaient un obstacle dressé devant notre révolution. Ainsi se révélait un fanatisme qui avait été à l’origine la marque du parti, mais que les compromis et les arrangements avec le pouvoir avaient peu à peu émoussé.
Pour moi, la préservation du passé historique des villes allemandes et la préparation de la reconstruction sur des bases rationnelles revêtaient une telle importance qu’en novembre et en décembre 1943, au moment même où la guerre atteignait à la fois son paroxysme et son tournant, j’adressai à tous les Gauleiter un mémoire dont la teneur s’écartait notablement des idées qui étaient à la base de mes projets d’avant la guerre. Je préconisais de renoncer aux ambitions artistiques exagérées pour prôner l’économie ; planification généreuse de la circulation pour obvier à l’asphyxie des villes, construction industrialisée des logements, assainissement des vieux quartiers, construction des immeubles commerciaux dans les quartiers du centre : telles étaient les idées que je défendais 12 . Il n’était plus question pour moi d’élever de grands édifices monumentaux. Depuis le début de la guerre, l’envie m’en avait passé, de même sans doute qu’à Hitler, avec lequel je discutai les grandes lignes de ma nouvelle conception de l’urbanisme.

 

Au début du mois de novembre les troupes soviétiques approchèrent de Nikopol, qui était le centre des mines de manganèse. A cette époque se produisit un incident qui montre Hitler sous un jour tout aussi déconcertant que Göring, lorsque ce dernier avait ordonné au général commandant l’aviation de chasse de nier volontairement la réalité.
Dans les premiers jours de novembre 1943, Zeitzler, le chef de l’état-major général, me téléphona tout bouleversé pour m’avertir qu’il venait d’avoir une violente discussion avec Hitler. Ce dernier avait insisté sans vouloir en démordre pour qu’on affecte à la défense de Nikopol toutes les divisions disponibles se trouvant à proximité de cette ville. Sans manganèse, avait affirmé Hitler en proie à une grande agitation, la guerre serait très rapidement perdue ! Speer se verrait obligé de mettre un terme dans les trois mois à la production d’armements, car il n’aurait plus de réserves 13 . Zeitzler me demanda avec insistance de lui venir en aide. Au lieu de concentrer les troupes, il était plutôt temps d’engager la retraite, si on voulait éviter un second Stalingrad.
Immédiatement après cette conversation téléphonique, je rencontrai nos experts de l’industrie sidérurgique, Röchling et Rohland, afin de faire le point sur l’état de nos réserves de manganèse. Bien sûr, ce métal était l’un des éléments les plus importants nécessaires à la production d’aciers spéciaux mais, d’après le coup de téléphone de Zeitzler, il était non moins évident que les usines de manganèse de la Russie du Sud était perdues d’une manière ou d’une autre. Mes entretiens avec les experts nous permirent de dresser un bilan plus positif que je ne l’aurais cru. Je le communiquai par télex à Hitler et Zeitzler le 11 novembre : « Si nous conservons les processus de fabrication actuellement utilisés, nous disposons dans le territoire du Reich de stocks de manganèse pour une durée de onze à douze mois. Si nous perdons Nikopol, l’Union industrielle nationale « Fer » garantit que nous pourrons tenir dix-huit mois avec ces réserves, en adoptant de nouveaux procédés de fabrication et sans compromettre la fabrication des autres alliages 14 . » Je constatais en même temps que même la perte de Kriwoi-Rog, une ville située à proximité de Nikopol, que Hitler voulait conserver au prix d’une grande bataille défensive, n’empêcherait pas la production d’acier de l’Allemagne de continuer normalement.
Deux jours plus tard j’arrivai au quartier général du Führer. Hitler, de fort méchante humeur, m’apostropha sur un ton cassant auquel il ne m’avait pas accoutumé : « Qu’est-ce qui vous prend de remettre au chef d’état-major général votre mémoire sur nos stocks de manganèse ? » Je m’étais attendu à trouver Hitler satisfait ; décontenancé, je ne sus que dire : « Mais, mon Führer, le bilan est positif ! » Hitler, sans se préoccuper de cela, continua : « Vous n’avez en aucun cas à remettre un mémoire au chef d’état-major ! Si vous désirez quelque chose, je vous serai très obligé de vous adresser à moi ! Vous m’avez mis dans une situation intolérable. Je viens de donner l’ordre de rassembler toutes les forces disponibles pour défendre Nikopol. J’ai enfin un bon prétexte pour forcer le groupe d’armées à se battre ! Et voilà Zeitzler qui arrive avec votre mémoire. On va me prendre pour un menteur ! Si Nikopol tombe, ce sera votre faute. Je vous défends une fois pour toutes, vociféra-t-il pour finir, de transmettre à quelqu’un d’autre quelque mémoire que ce soit. Vous avez compris ? Je vous l’interdis ! »
Malgré tout, mon mémoire produisit son effet car, peu de temps après, Hitler renonça à sa bataille pour défendre les mines de manganèse ; comme d’autre part la pression des troupes soviétiques se relâcha dans cette région, Nikopol ne tomba que le 18 février 1944.
Je remis ce jour-là à Hitler un second mémoire dans lequel j’avais fait calculer le montant de nos réserves pour tous les métaux entrant dans les alliages. En précisant que ces calculs ne tenaient pas compte des métaux provenant des Balkans, de la Turquie, de Nikopol, de la Finlande et de la Norvège, j’avais prudemment laissé entendre que je considérais comme vraisemblable la perte de ces territoires. Les résultats étaient résumés dans le tableau suivant :

 

Manganèse Nickel Chrome (en tonnes) Wolfram Molybdène Silicium
Réserves dans le pays 140 000 6 000 21 000 1 330 425 17 900
Production intérieure 8 100 190     15,5 4 200
Consommation 15 500 750 3 751 160 69,5 7 000
Couverture des besoins en mois 19 10 5,6 10,6 7,8 6,4

 

Ce tableau figurait dans mon mémoire, assorti de cette remarque : « Ce sont nos réserves de chrome qui sont les plus faibles, ce qui est très grave, car sans chrome il n’est pas possible de maintenir une industrie d’armements très développée. Si le chrome en provenance des Balkans et de la Turquie vient à manquer, la couverture de nos besoins en chrome n’est actuellement garantie que pour 5, 6 mois. Cela signifie qu’après épuisement de nos stocks de lingots, qui allongerait de deux mois le délai susmentionné, notre production d’armements s’arrêterait au bout de un à trois mois après ce délai, et cela dans les branches les plus importantes et les plus diverses de l’armement : avions, chars, véhicules motorisés, obus antichars, sous-marins, presque toute la production de canons ; en effet jusqu’à maintenant les stocks utilisés pour la production ont été épuisés 15 . »
En clair cela voulait dire que la guerre serait terminée environ dix mois après la perte des Balkans. Hitler écouta sans mot dire mon exposé aux termes duquel ce n’était pas Nikopol mais les Balkans qui décideraient de l’issue de la guerre. Puis, mécontent, il me planta là pour se tourner vers Saur, mon adjoint, et discuter avec lui de nouveaux programmes de chars.
Jusqu’à l’été 1943, Hitler me téléphonait au début de chaque mois pour que je lui communique les derniers chiffres de la production ; il les inscrivait sur une liste préparée à l’avance. Je lui annonçais les chiffres dans l’ordre prévu et Hitler enregistrait généralement en s’exclamant : « Très bien ! Mais c’est magnifique ! Vraiment cent dix « Tigres » ! c’est plus que vous n’aviez promis… et combien de « Tigres » pensez-vous pouvoir livrer le mois prochain ? Maintenant tout char supplémentaire a son importance… » Parfois il terminait ces conversations par de brèves indications sur la situation militaire : « Aujourd’hui nous avons pris Charkow. Les opérations marchent bien. Eh bien, merci de votre appel. Mes hommages à madame votre épouse. Est-ce qu’elle est encore à Obersalzberg ? encore une fois tous mes compliments. » Je le remerciais et prenais congé d’un « Heil mon Führer ! » à quoi il répondait parfois : « Heil Speer. » Cette formule était dans la bouche de Hitler une distinction qu’il accordait rarement à Göring, Goebbels ou quelque autre de ses familiers et où perçait une nuance d’ironie à propos du « Heil, mon Führer ! » officiellement utilisé. A ces moments-là j’avais le sentiment que mon travail était récompensé. Je n’apercevais pas tout ce qu’il y avait de condescendance dans ce ton familier. Sans doute la fascination des premières années, la simplicité dont il avait fait preuve avec moi dans la vie privée avaient-elles disparu depuis longtemps ; sans doute avais-je perdu la position spéciale et privilégiée que j’occupais quand j’étais son architecte, pour devenir l’un parmi tant d’autres dans l’appareil de l’État ; mais en dépit de tout cela, la parole de Hitler n’avait rien perdu de sa puissance magique. D’ailleurs, à y regarder de près, sa parole, ou ce qu’elle représentait, constituait l’enjeu de toutes les intrigues et de toutes les rivalités. La position de chacun d’entre nous ne dépendait que d’elle.
Les appels téléphoniques de Hitler cessèrent peu à peu, il est difficile de déterminer le moment exact ; en tout cas c’est sans doute à partir de l’automne 1943 que Hitler prit l’habitude de faire appeler Saur au téléphone pour se faire communiquer le bilan de la production mensuelle 16 . Je ne fis rien pour me défendre, car je reconnaissais à Hitler le droit de me reprendre ce qu’il m’avait confié. Comme par surcroît Bormann entretenait d’excellents rapports aussi bien avec Saur qu’avec Dorsch, qui tous deux étaient de vieux compagnons du parti, je commençai peu à peu à éprouver un certain sentiment de malaise au sein de mon propre ministère.
Pour tenter de consolider ma position, j’entrepris d’adjoindre à chacun de mes dix directeurs généraux un représentant de l’industrie 17 . Mais Saur et Dorsch, justement, surent soustraire leur service à cette mesure. Bientôt des symptômes se précisèrent indiquant qu’une cabale s’était montée dans mon ministère, sous la conduite de Dorsch ; exécutant alors une sorte de coup d’État, je nommai le 21 décembre 1943, à la tête des services du personnel et de l’organisation 18 , deux hommes de confiance, qui avaient été mes collaborateurs à l’époque où je m’occupais des bâtiments, et je plaçai sous leur responsabilité l’organisation Todt qui jusqu’alors était restée autonome.
Le lendemain, pour m’évader et oublier les dures contraintes de l’année 1943, les intrigues qui l’avaient marquée et les nombreuses déceptions personnelles qu’elle m’avait réservées, je partis pour la Laponie du Nord, le plus lointain et le plus désert de tous les territoires sur lesquels s’étendait notre souveraineté. Hitler, qui, en 1941 et 1942, s’était toujours opposé à ce que je parte en voyage en Norvège, en Finlande ou en Russie, sous prétexte qu’un tel voyage était trop risqué et que ma présence lui était indispensable, me donna cette fois son consentement sans l’ombre d’une hésitation.
Nous décollâmes à l’aube avec mon nouveau Condor, un quadrimoteur des usines Foke-Wulf ; des réservoirs supplémentaires lui donnaient une très grande autonomie 19 . Le violoniste Siegfried Borries et un prestigiditateur amateur, qui acquit après la guerre la célébrité sous le nom de Kalanag, étaient du voyage car, au lieu de prononcer des discours, je voulais organiser un Noël sympathique pour les soldats et les ouvriers de l’organisation Todt du grand Nord. Volant à basse altitude, nous pouvions observer les lacs finlandais, l’un des buts de voyage dont j’avais rêvé pendant mes jeunes années et que ma femme et moi nous avions voulu parcourir avec notre canot pliant et notre tente. Aux premières heures de l’après-midi, c’est-à-dire dans cette région nordique, aux dernières heures du crépuscule, notre appareil se posa sur un terrain de fortune, un champ de neige balisé par des lampes à pétrole, non loin de Rovaniemi.
Dès le lendemain nous partions en voiture découverte vers le nord, pour atteindre, à 600 kilomètres de là, Petsamo, un petit port situé sur l’océan Glacial. Nous roulions dans un paysage monotone qui évoquait la haute montagne, mais le soleil, caché derrière l’horizon, illuminait le décor d’une lumière changeante, passant du jaune au rouge avec toutes les nuances intermédiaires, et le spectacle était d’une fantastique beauté. A Petsamo, nous fêtâmes Noël avec les ouvriers, les soldats, les officiers, et les soirs suivants d’autres fêtes eurent lieu dans les autres quartiers. Le lendemain de Noël nous passâmes la nuit dans la cabane de rondins du général qui commandait le front de l’océan Glacial. De là nous partîmes visiter des postes avancés sur la presqu’île des Pêcheurs : c’était le secteur du front le plus éloigné vers le nord, le plus inhospitalier, il n’était qu’à quatre-vingts kilomètres de Mourmansk. Une solitude oppressante nous environnait, et une lumière blafarde, tirant sur le vert, dont les rayons obliques perçaient des nuées de brouillard et de neige, éclairait un paysage dénudé, pétrifié, où tout était comme mort. Nous avancions lentement sur nos skis, accompagnés du général Hengl, et nous arrivâmes avec peine jusqu’aux postes avancés. L’une des unités qui occupaient ces positions me démontra l’efficacité de notre mortier de 150 sur une casemate soviétique. C’était la première fois que j’assistais à un exercice de tir réel. J’avais bien assisté une fois, au cap Gris-Nez, à un exercice de tir de l’une des batteries de canons lourds que nous avions là-bas. Les soldats étaient censés tirer sur Douvres, qui était située juste en face, mais le commandant de la batterie m’avait expliqué ensuite qu’en réalité il avait fait tirer dans la mer. Ici, au contraire, l’obus fit mouche et les poutres de l’abri soviétique volèrent en éclats. Aussitôt, juste à côté de moi, un caporal s’effondra sans un cri ; un tireur d’élite soviétique avait tiré dans la fente de visée de la plaque de blindage et l’avait touché à la tête. C’était la première fois, si étonnant que cela paraisse, que j’étais confronté avec la réalité de la guerre. Alors que jusqu’à ce jour je ne connaissais notre mortier que comme une réalisation technique utilisable pour l’avoir vu fonctionner sur le champ de tir, je m’apercevais soudain que cet engin, que je ne connaissais que d’un point de vue théorique, tuait des êtres humains.
Au cours de ce voyage j’entendis les officiers et les soldats faire chorus pour se plaindre d’être insuffisamment pourvus en armes légères d’infanterie. Ils regrettaient en particulier de ne pas posséder un pistolet mitrailleur efficace ; les soldats s’arrangeaient pour utiliser les modèles capturés aux Russes.
Le responsable à incriminer était Hitler. L’ancien caporal d’infanterie de fa Première Guerre mondiale restait un adepte de l’arme qui lui était familière, le fusil. Durant l’été 1942, il s’était opposé à notre proposition de doter l’infanterie d’un pistolet mitrailleur qui était déjà au point et il avait décrété que le fusil était mieux adapté aux besoins de l’infanterie. Son expérience de la guerre des tranchées avait entraîné une autre conséquence, comme je m’en apercevais maintenant dans la pratique : il attribuait une telle prépondérance aux armes lourdes et aux chars qui l’avaient jadis impressionné, que la mise au point et la fabrication des armes d’infanterie s’en trouvaient négligées.
Dès mon retour je tentai de remédier à ce défaut. Début janvier l’état-major de l’armée de terre et le commandant en chef de l’armée de l’intérieur mirent au point un programme d’armement pour l’infanterie, en définissant des objectifs précis. Hitler, qui était son propre expert pour les problèmes d’armement intéressant l’armée, donna son accord, mais seulement au bout de six mois, pour nous faire ensuite des reproches quand notre programme ne fut pas réalisé dans le délai fixé. En l’espace de neuf mois, nous réalisâmes dans ce domaine fort important un accroissement considérable de la production ; en ce qui concerne les pistolets mitrailleurs (modèle appelé Sturmgewehr), la production antérieure, minimale il est vrai, fut multipliée par vingt 20 . Nous aurions pu obtenir ces résultats deux années plus tôt, car en ce domaine nous avions la possibilité d’exploiter des capacités de production qui n’étaient pas mobilisées par la fabrication des armements lourds.

 

Le lendemain je visitai les mines de nickel de Kolosjokki, notre unique source de nickel : c’était le véritable but de mon voyage. Là, je m’aperçus que le minerai de nickel s’entassait sur le carreau de la mine, sans être évacué, alors que pendant ce temps nos moyens de transports étaient mobilisés pour la construction d’une centrale qui devait être protégée des bombardements par des installations en béton. J’en profitai pour décréter que la construction de la centrale était moins urgente et la capacité de transport des stocks de nickel emmagasinés augmenta. Le soir, au beau milieu d’une forêt sauvage, loin du lac Inari, des bûcherons allemands et lapons s’étaient rassemblés autour d’un grand feu ; empilé dans les règles de l’art, le bois qui brûlait nous réchauffait et nous éclairait, et Sigfried Bornes ouvrit la soirée en nous jouant la célèbre chaconne de la Partita en ré mineur de Bach. A la fin, nous partîmes à ski pour une randonnée nocturne de plusieurs heures qui nous mena à un camp de tentes des Lapons. Mais cette nuit idyllique que je voulais passer sous la tente à contempler, par moins trente, l’aurore boréale, se termina autrement, car le vent tourna et les deux parties de la tente furent envahies par la fumée. Je sortis à l’air libre et à trois heures du matin je m’étendis pour dormir dans mon sac de couchage en peau de renne. Le lendemain matin je ressentis une douleur subite dans le genou. Quelques jours plus tard j’étais de retour au quartier général de Hitler. Sur l’initiative de Bormann, il avait convoqué les ministres les plus importants pour une grande réunion, au cours de laquelle devait être établi le programme de la main-d’œuvre pour l’année 1944 ; à cette occasion Sauckel devait exposer tous les griefs qu’il avait à faire valoir contre moi. La veille de cette séance, je proposai à Hitler de discuter au cours d’une réunion qui serait présidée par Lammers les points litigieux que nous pouvions régler par nous-mêmes. Hitler me rabroua très brutalement et me déclara d’un ton glacial qu’il ne tolérait pas qu’on veuille ainsi influencer les participants à la réunion. Il n’avait aucune envie d’entendre exposer des opinions toutes prêtes et voulait prendre lui-même les décisions.
Après avoir essuyé cette rebuffade, j’allai trouver Himmler en compagnie de mes conseillers techniques ; le maréchal Keitel était venu lui aussi, comme je l’avais demandé 21 . Je voulais convenir avec eux d’une tactique commune afin d’empêcher la reprise des déportations organisées par Sauckel dans les pays occidentaux occupés. En effet Keitel, qui était le chef et le supérieur hiérarchique de tous les commandants en chef des territoires occupés, et Himmler, qui était responsable des forces de police chargées de faire régner l’ordre, redoutaient une recrudescence de l’activité de la résistance. Nous tombâmes d’accord pour décider que tous deux expliqueraient au cours de la réunion qu’ils ne disposaient pas des organes d’exécution nécessaires pour mettre en œuvre les nouvelles mesures de déportation décidées par Sauckel. J’espérais réaliser mon intention, qui était de mettre un terme définitif aux déportations et de mobiliser plus radicalement les réserves de main-d’œuvre de l’Allemagne, en particulier les femmes allemandes. Mais apparemment Bormann avait « préparé » Hitler tout comme je venais de faire avec Himmler et Keitel. Hitler nous salua avec froideur, sans aucune courtoisie : tous les participants comprirent qu’il était de mauvaise humeur. Quand on le connaissait, on savait qu’il fallait éviter, lorsque les choses se présentaient si mal, de poser des réclamations qui risquaient d’être mal accueillies. Moi aussi ce jour-là j’aurais laissé dans ma serviette mes dossiers concernant les revendications qui me tenaient à cœur et je ne lui aurais soumis que des problèmes anodins. Mais il n’était plus possible d’éviter le sujet prévu à l’ordre du jour.
Irrité, Hitler me coupa bientôt la parole : « Je vous interdis, monsieur Speer, de tenter une nouvelle fois d’anticiper le résultat d’une réunion. C’est moi qui dirige cette conférence, c’est moi qui déciderai en dernier ressort et pas vous ! Tenez-vous-le pour dit ! » Personne ne pouvait se permettre de braver Hitler quand il était dans une humeur aussi massacrante. Mes alliés, Keitel et Himmler, ne songeaient plus à ce qu’ils avaient prévu de dire. Bien au contraire ils assurèrent Hitler avec empressement qu’ils feraient tout pour soutenir le programme de Sauckel. Hitler demanda alors aux ministres présents quels étaient leurs besoins de main-d’œuvre pour l’année 1944, nota soigneusement par écrit le montant des effectifs qu’ils réclamaient, additionna lui-même les chiffres et s’adressa à Sauckel 22  : « Vous est-il possible, camarade Sauckel, de fournir cette année quatre millions de travailleurs, oui ou non ? »
Sauckel bomba le torse : « Bien sûr, mon Führer, je vous le promets ! Vous pouvez être assuré que j’y parviendrai, mais il me faut avoir une bonne fois les coudées franches dans les territoires occupés. » Je fis quelques objections, en disant qu’à mon avis il était possible de mobiliser la majeure partie de ces millions de travailleurs en Allemagne même, mais Hitler m’interrompit brutalement : « Est-ce vous le responsable de la main-d’œuvre, ou le camarade Sauckel ? » Sur un ton qui excluait toute réplique, il ordonna à Keitel et à Himmler de donner à leurs agents des instructions pour qu’ils s’emploient à activer le programme de recrutement de la main-d’œuvre. Keitel ne faisait que répéter : « Mais oui, mon Führer ! » et Himmler resta muet ; le combat semblait déjà perdu. Pour sauver encore quelque chose, je demandai à Sauckel si, malgré le recrutement des travailleurs dans les pays occidentaux, il pouvait garantir également les besoins de main-d’œuvre des entreprises protégées. Sauckel, l’air important, assura que cela ne posait pas de problèmes. Je tentai alors de définir des priorités, pour obliger Sauckel à ne recruter des travailleurs pour l’Allemagne que lorsque les besoins des entreprises protégées seraient satisfaits. Sauckel acquiesça une nouvelle fois d’un geste de la main. Hitler intervint sur-le-champ : « Qu’est-ce que vous voulez encore, monsieur Speer, puisque le camarade Sauckel vous en donne l’assurance ? Vos craintes au sujet de l’industrie française sont sans fondement ! » Continuer à discuter n’aurait fait que renforcer la position de Sauckel. La séance fut levée, Hitler s’était radouci et il échangea même avec moi quelques paroles aimables. Mais en fait, cette réunion ne fut suivie d’aucun résultat. La relance des déportations projetée par Sauckel n’eut jamais lieu. D’ailleurs je dois dire que mes tentatives pour contrecarrer ses plans par le truchement de mes services en France et grâce à l’aide des autorités de la Wehrmacht n’y furent pas pour grand-chose 23 . Ce qui empêcha la réalisation de tous ses projets fut l’affaiblissement de notre autorité dans les territoires occupés, l’extension de la puissance des maquis et la répugnance grandissante des autorités allemandes d’occupation à accroître leurs difficultés.
Les seules répercussions de la conférence qui venait de se tenir au quartier général me concernaient personnellement. La façon dont Hitler m’avait traité avait démontré à tout le monde que j’étais tombé en disgrâce. Dans cette querelle qui m’avait opposé à Sauckel, le vainqueur s’appelait Bormann. A dater de ce jour-là, mes collaborateurs de l’industrie furent en butte à des attaques d’abord menées en sous-main, puis bientôt de plus en plus déclarées ; je fus obligé de plus en plus fréquemment de les défendre contre les soupçons de la Chancellerie du parti et même d’intervenir en leur faveur auprès du Service de sécurité 24 .

 

Je ne pouvais guère trouver un dérivatif à toutes mes préoccupations en participant à l’événement qui réunit une dernière fois, dans un cadre somptueux, les grands dignitaires du Reich. A l’occasion de son anniversaire, Göring donna à Karinhall, le 12 janvier 1944, une grande réception de gala. Tous nous arrivâmes chargés de précieux cadeaux, comme Göring l’avait demandé : cigares de Hollande, lingots d’or des Balkans, tableaux et sculptures de valeur. Göring m’avait fait savoir qu’il aimerait recevoir de moi un très grand buste en marbre de Hitler par Breker. Dans la grande bibliothèque avait été dressée une table qui croulait sous les cadeaux : Göring la fit admirer à ses éminents invités et y déploya des plans que son architecte avait exécutés pour son anniversaire : Göring voulait doubler les dimensions de sa résidence, déjà semblable à un château.
Dans la luxueuse salle à manger avait été dressé un couvert somptueux et les valets de chambre en livrée blanche nous servirent un repas point trop plantureux, en rapport avec les circonstances. Comme chaque année, et ce jour-là pour la dernière fois, Funk prononça pendant le banquet l’allocution d’anniversaire. Il chanta les louanges de Göring, célébra ses mérites, ses qualités et ses titres dans les termes les plus élogieux et lui porta un toast en l’appelant « l’un des plus grands parmi les Allemands ». Les formules enflammées de Funk contrastaient de façon grotesque avec la situation réelle du pays : l’effondrement imminent du Reich composait la toile de fond devant laquelle se déroulait cette célébration fantomatique.
Après le repas, les invités se dispersèrent dans les vastes pièces de Karinhall. Au cours de la conservation que j’eus avec Milch, nous nous demandâmes d’où pouvait bien venir l’argent qui avait financé un pareil luxe. Milch me raconta que Lœrzer, le célèbre pilote de la Première Guerre mondiale, et vieil ami de Göring, lui avait livré peu de temps auparavant un wagon rempli d’objets acquis en Italie au marché noir : bas pour dames, savonnettes et autres objets rares. Milch pouvait faire revendre tout cela au marché noir : un tarif avait été joint, sans doute pour que les prix soient les mêmes dans tout le Reich ; un bénéfice substantiel avait déjà été calculé qui devait revenir à Milch. Mais ce dernier avait fait distribuer toutes ces marchandises aux employés de son ministère. Peu de temps après il avait appris que beaucoup d’autres wagons avaient été vendus au profit de Göring. Quelques jours plus tard, Plagemann, l’intendant du ministère de l’Air, qui était chargé de mener ces affaires pour Göring, avait été soustrait au contrôle de Milch et placé sous les ordres directs de Göring.
Les anniversaires de Göring me valurent quelques mauvaises surprises. Étant membre du Conseil d’État de Prusse, je touchais 6 000 RM par an ; or chaque année, juste avant l’anniversaire de Göring, je recevais une note précisant qu’on retiendrait sur ce traitement une somme importante en vue du cadeau d’anniversaire que le Conseil d’État faisait à Göring. Jamais on ne me demanda mon consentement. Comme je racontais cela à Milch, ce dernier me signala qu’on procédait de la même façon avec les fonds de roulement du ministère de l’Air. Chaque année, pour l’anniversaire de Göring, on prélevait sur ces fonds une somme coquette qui était versée au compte du Reichsmarschall et ce dernier décidait lui-même quel tableau cette somme servirait à acheter.
Nous n’ignorions pas que tout cela était loin de suffire à financer les énormes dépenses de Göring. Mais nous ne savions pas exactement qui, parmi les industriels, fournissait le reste ; qu’il y eût des bailleurs de fonds, Milch et moi pouvions le constater de temps à autre, quand Göring nous téléphonait qu’un de ses favoris avait été traité un peu rudement par nos organisations.
Les expériences que j’avais récemment vécues en Laponie, les rencontres que j’y avais faites formaient le contraste le plus vif qui se pût imaginer avec l’atmosphère de serre chaude où s’agitait cette société factice et corrompue. En outre l’évolution de mes rapports avec Hitler me tourmentait certainement plus que je ne voulais me l’avouer. La tension presque continuelle qui durait depuis deux ans se faisait maintenant sentir. A trente-huit ans j’étais physiquement presque complètement usé. La douleur dans mon genou gauche ne me laissait pratiquement plus aucun répit. J’étais à bout de forces. Ou bien est-ce que tout cela n’était, inconsciemment, qu’une fuite ?
Le 18 janvier 1944, je fus transféré dans un hôpital.

49. Ces usines furent aussi appelées, en France, usines « S » (en allemand : Schutzbetriebe ou Sperrbetriebe).