Déclin
Les résultats ascendants de notre production
d’armements renforcèrent ma position jusqu’à l’automne 1943,
Lorsque nous eûmes tiré à peu près tout le parti possible des
ressources de l’industrie allemande, je tentai d’exploiter au
profit de notre industrie le potentiel des pays européens qui
étaient soumis à notre influence 1 . Au début Hitler avait hésité à mobiliser
le potentiel industriel des pays occidentaux. Plus tard il souhaita
même que les territoires occupés de l’Est soient désindustrialisés
car, prétendait-il, l’industrie était un facteur favorable au
développement du communisme et elle suscitait l’apparition d’une
intelligentsia indésirable. Mais les
conceptions de Hitler s’étaient bientôt révélées impuissantes à
modifier la réalité des conditions économiques dans les pays
occupés. Lui-même était suffisamment capable de penser concrètement
pour apercevoir tout le bénéfice que nous retirerions d’une
industrie intacte pour l’approvisionnement de nos troupes.
La France était, de tous les pays occupés, le plus
important. Jusqu’au printemps de l’année 1943, nous avions tiré
fort peu de profit de la production industrielle française. Le
recrutement forcé de la main-d’œuvre, organisé par Sauckel, nous
avait apporté plus de déboires que d’avantages. En effet, pour
échapper au travail obligatoire, les ouvriers français prenaient la
fuite et quittaient leurs usines, dont une bonne partie
travaillaient pour notre armement. En mai 1943, je me plaignis
pour la première fois auprès de Sauckel. En juillet 1943, lors
d’une conférence qui se tint à Paris, je proposai que les usines
françaises, du moins celles qui travaillaient pour notre compte,
bénéficient d’une protection contre l’action de
Sauckel 2 .
Le projet que nous avions conçu, mes
collaborateurs et moi, consistait à faire fabriquer par la France,
mais aussi par la Belgique et la Hollande, les biens destinés à la
population civile d’Allemagne, tels que vêtements, chaussures,
textiles, meubles, pour mettre les usines qui produisaient ces
biens en Allemagne à la disposition de l’armement. Immédiatement
après avoir pris en main, dans les premiers jours de septembre,
l’ensemble de la production allemande, j’invitai le ministre
français de la Production à venir à Berlin. Le ministre Bichelonne,
professeur à la Sorbonne, avait la réputation d’être un homme
énergique et compétent.
Non sans avoir eu quelques accrochages avec le
ministre des Affaires étrangères, j’avais réussi à obtenir que
Bichelonne soit reçu en visite officielle. Pour cela je fus obligé
de faire appel à Hitler, à qui je déclarai que Bichelonne « ne
passerait pas par l’escalier de service ». Le ministre
français fut donc hébergé à Berlin, dans la résidence réservée aux
hôtes officiels du gouvernement du Reich. Cinq jours avant
l’arrivée de Bichelonne, Hitler me confirma également qu’il
approuvait notre intention de planifier la production européenne et
que la France aurait alors voix au chapitre au même titre que les
autres nations. Hitler et moi nous partions du principe que pour
cette planification de la production, la voix prépondérante devait
revenir à l’Allemagne 3 .
Je reçus Bichelonne le 17 septembre
1943 ; rapidement des rapports enrichissants sur le plan
personnel s’établirent entre nous. Tous deux nous étions jeunes,
nous croyions avoir l’avenir devant nous et nous nous promettions
d’éviter dans le futur les erreurs commises par la génération qui
était actuellement au pouvoir en cette période de guerre mondiale.
J’aurais été prêt également à annuler plus tard le démembrement de
la France que projetait Hitler, et cela d’autant plus qu’à mon
sens, le tracé des frontières, dans une Europe où la production
aurait été harmonisée, n’aurait plus d’importance. Bichelonne et
moi nous nous abandonnâmes ces jours-là à nos vues utopiques – ce
qui montre combien nous nous complaisions dans un monde d’illusions
et de chimères.
Le dernier jour des négociations, Bichelonne
sollicita un entretien privé avec moi. Il commença par m’expliquer
que Laval, le chef de son gouvernement, lui avait défendu, à
l’instigation de Sauckel, de discuter avec moi la question de la
déportation de la main-d’œuvre française en Allemagne 4 ; il me demanda alors si j’acceptais
d’aborder tout de même cette question. Sur ma réponse affirmative,
Bichelonne me fit part de toutes ses difficultés et je finis par
lui demander si une mesure qui aurait pour effet de préserver les
entreprises industrielles françaises des déportations le
délivrerait de ses tracas. « Si cela est possible, déclara
Bichelonne avec soulagement, tous mes problèmes seront résolus, y
compris ceux que pose le programme sur lequel nous venons de nous
mettre d’accord, mais cela mettrait pratiquement fin au recrutement
de la main-d’œuvre française pour l’Allemagne, je suis obligé de
vous le dire en toute sincérité. » Je le comprenais
parfaitement, mais c’était pour moi le seul moyen d’obtenir que les
résultats de la production industrielle française nous soient
vraiment profitables. Bichelonne et moi venions de bousculer toutes
les règles : Bichelonne avait passé outre à une directive de
Laval, quant à moi j’avais désavoué Sauckel ; tous deux nous
avions, de notre propre initiative, conclu un accord d’une grande
portée 5 .
Aussitôt
après cet entretien privé, nous nous rendîmes à la séance
générale : les derniers points litigieux de notre accord
furent l’objet de longues discussions de la part des juristes.
Elles auraient pu durer encore des heures, mais à quoi bon ?
Même des paragraphes bien fignolés ne pouvaient pas remplacer la
bonne volonté et le désir de travailler en bonne harmonie. Je
décidai donc de couper court à ces arguties ennuyeuses, et proposai
à Bichelonne de sceller tous deux notre pacte par une poignée de
main. Les juristes des deux parties étaient manifestement
stupéfaits. Quoi qu’il en soit, cet accord conclu au mépris des
usages, je l’ai respecté jusqu’à la fin en veillant à ce que
l’industrie française soit préservée, même lorsqu’elle n’offrit
plus pour nous aucun intérêt et que Hitler eut ordonné de la
réduire à néant.
Notre programme de production était pour nos deux
pays une source d’avantages : à moi il permettait d’augmenter
notre capacité de production d’armements ; quant aux Français,
ils surent apprécier la chance qui leur était offerte de pouvoir,
en pleine période de guerre, faire redémarrer la production et
obtenir les mêmes résultats qu’en temps de paix. Avec la
collaboration du commandant militaire pour la France, on institua
dans l’ensemble du pays des « usines
protégées 49 » ; une affiche qui,
portant ma signature en fac-similé, m’engageait personnellement,
stipulait expressément que tous les ouvriers occupés par ces usines
étaient à l’abri de la mainmise de Sauckel. Mais il fallut aussi
renforcer l’industrie de base de la France, assurer les transports
et l’alimentation, de sorte que, pour finir, presque toutes les
entreprises importantes, 10 000 en tout à la fin, se
trouvèrent protégées contre l’action de Sauckel.
Bichelonne et moi, nous passâmes le week-end dans
la maison de campagne de mon ami Arno Breker. Au début de la
semaine suivante, je mis les collaborateurs de Sauckel au courant
des accords qui avaient été conclus. Je les invitai à s’efforcer
dorénavant d’inciter les ouvriers français à aller travailler dans
les entreprises françaises. Leur nombre serait imputé sur le
« contingent affecté à l’armement allemand 6 ».
Dix jours plus tard j’étais au quartier général,
afin de faire mon rapport à Hitler avant Sauckel ; en effet,
comme l’expérience me l’avait appris, l’avantage allait à celui qui
pouvait présenter ses arguments le premier. Effectivement Hitler se
déclara satisfait, il approuva les accords que j’avais conclus et
déclara même que l’éventualité de voir surgir des troubles et des
grèves qui freineraient la production était un risque à courir
7 . Cela signifiait l’arrêt presque
total de l’action que Sauckel menait en France. Jusqu’alors
50 000 ouvriers avaient été déportés chaque mois en
Allemagne : ce nombre fut bientôt ramené à 5 000
8 . Quelques mois plus tard, le
1er mars 1944, Sauckel rapportait
plein d’amertume : « Mes services en France m’ont
dit : "Ici tout est fini ! Inutile de continuer à faire
quelque chose !…" Dans toutes les préfectures on
affirme : les ministres Bichelonne et Speer ont conclu un
accord. Laval m’a dit : "Maintenant je ne fournis plus de
main-d’œuvre à l’Allemagne !" » Peu de temps après,
j’agis selon le même principe vis-à-vis de la Hollande, de la
Belgique et de l’Italie.
Le 20 août 1943, Heinrich Himmler avait été
nommé ministre de l’Intérieur du Reich. Certes il avait été jusqu’à
cette date le Reichsführer de la SS et celle-ci intervenait dans
tous les domaines, on la définissait comme « un État dans
l’État » ; mais sa qualité de chef de la police faisait
curieusement de Himmler un subordonné du ministre Frick.
La puissance des Gauleiter, qui étaient protégés
par Bormann, avait contribué à diviser l’autorité de l’État. Parmi
les Gauleiter, on pouvait distinguer deux groupes : il y avait
d’une part les anciens, ceux qui étaient en place avant 1933 ;
ils étaient tout bonnement incapables de diriger un appareil
administratif. En face d’eux, on avait vu monter au cours des
années une nouvelle catégorie de Gauleiter formés à l’école de
Bormann ; jeunes, nantis pour la plupart d’une formation
juridique, issus des cadres de l’administration, ils avaient les
qualifications requises pour renforcer systématiquement l’influence
du parti dans l’État.
Hitler avait institué dans son régime un certain
nombre de systèmes à deux voies. La fonction de Gauleiter relevait
de ces systèmes : en leur qualité de fonctionnaires du parti,
ils étaient placés sous l’autorité de Bormann, mais leur
responsabilité nationale de « commissaires à la défense du
Reich » en faisait les subordonnés directs du ministre de
l’Intérieur. Tant que ce dernier avait été le pusillanime Frick,
Bormann n’avait rien eu à craindre de cette disposition. Mais les
observateurs de la scène politique supputaient qu’en la personne de
Himmler, le nouveau ministre de l’Intérieur, Bormann trouverait un
sérieux concurrent.
Je partageais moi aussi cette opinion et je
fondais beaucoup d’espoirs sur la puissance de Himmler. J’espérais
surtout qu’il saurait s’opposer à Bormann pour enrayer le
délabrement progressif de l’administration du Reich. D’ailleurs
Himmler me promit immédiatement de demander des comptes à ceux des
Gauleiter qui feraient preuve d’insubordination dans les affaires
administratives du pays 9 .
Le 6 octobre 1943 je prononçai un discours
devant les Reichsleiter et les Gauleiter. Les réactions qu’il
suscita devaient révéler que pour moi le vent tournait. Mon
discours avait pour but d’ouvrir les yeux des dirigeants politiques
du Reich sur la réalité de la situation, de leur ôter l’espoir que
la mise en service d’une grande fusée était pour bientôt, et enfin
de leur montrer que c’était maintenant l’ennemi qui décidait de
notre production. Il était grand temps de modifier les structures
économiques de l’Allemagne qui étaient encore en partie celles d’un pays en paix ; sur les
six millions de personnes qui travaillaient pour l’industrie des
biens de consommation, il fallait affecter un million et demi de
travailleurs aux industries d’armement, les biens de consommation
seraient désormais produits en France. Je concédai que cette
procédure permettrait à la France de repartir sur une base
favorable après la guerre. « Mais je suis d’avis, déclarai-je
devant l’assistance qui m’écoutait comme pétrifiée, que si nous
voulons gagner cette guerre, nous devons être les premiers à
consentir des sacrifices. »
La suite de mon discours, sans doute un peu trop
brutale, fut ressentie par les Gauleiter présents comme une
provocation encore plus intolérable : « Je vous prie de
noter ceci : certains Gaue se sont jusqu’alors refusés à
interrompre la production de certains biens de consommation ;
cela ne peut plus être toléré et ne sera plus toléré. Je déciderai
donc moi-même la fermeture des usines en question, quand les Gaue
ne se conformeront pas à mes directives dans les quinze jours. Et
je peux vous assurer que je suis décidé à faire respecter coûte que
coûte l’autorité du Reich. J’ai parlé de cela avec le Reichsführer
SS Himmler et dorénavant je prendrai envers les Gaue qui
n’exécuteront pas ces mesures les dispositions qui
s’imposent. »
Les Gauleiter furent certainement moins choqués
par la politique d’austérité que j’envisageais de mener, que par
les deux dernières phrases. A peine avais-je terminé mon discours
que quelques-uns d’entre eux, furieux, se précipitèrent sur moi,
conduits par Bürkel, l’un des plus anciens ; gesticulant et
vociférant, ils me reprochèrent de les avoir menacés de les envoyer
dans un camp de concentration. Pour rectifier au moins ce dernier
point, je demandai à Bormann de me donner la parole encore une
fois. Mais ce dernier refusa d’un signe de la main. L’air mielleux,
il m’assura que cela n’était nullement nécessaire, car il n’y avait
aucun malentendu.
Le soir de cette réunion, plusieurs des Gauleiter,
qui n’avaient pas lésiné sur l’alcool, durent se faire aider pour
arriver jusqu’au train spécial qui devait les amener pendant la
nuit au quartier général. Le lendemain matin, je demandai à Hitler
d’adresser à ses collaborateurs politiques quelques mots, pour les
inciter à plus de tempérance ; mais comme toujours, il ménagea
la susceptibilité de ses compagnons des premières années. Par
ailleurs, Bormann avertit Hitler de l’altercation que j’avais eue
avec les Gauleiter 10 . Hitler
me laissa entendre que ces derniers étaient tous furieux contre
moi, sans me donner davantage de précisions. Il apparut bientôt
clairement que Bormann avait réussi, ou du moins commencé, à miner
le crédit dont je jouissais auprès de Hitler. Il continuait
inlassablement son travail de sape, pour la première fois non sans
succès. Et c’était moi qui lui en avais fourni l’occasion. A
compter de ces jours-là, la loyauté de Hitler à mon endroit cessa
de m’être acquise automatiquement.
Himmler avait promis de s’employer à faire
respecter les directives émanant des autorités du Reich : je
ne tardai pas à m’apercevoir de ce que valait cette promesse. Je
lui fis parvenir les dossiers relatifs à certaines affaires, à
propos desquelles subsistait entre quelques Gauleiter et moi un
total désaccord. Je restai sans nouvelles pendant plusieurs
semaines. Un jour pourtant, Stuckart, le secrétaire d’État de
Himmler, embarrassé, m’avisa que le ministre de l’Intérieur avait
tout bonnement transmis les dossiers à Bormann et que la réponse de
ce dernier était arrivée depuis peu de temps. Toutes les affaires
en question, disait Bormann, étaient revues par les
Gauleiter ; d’ailleurs il s’était avéré, comme il fallait s’y
attendre, que mes directives étaient hors de propos, et que
l’opposition des Gauleiter était en fait parfaitement justifiée.
Himmler avait entériné ce verdict. Mon espoir de renforcer
l’autorité du Reich fut déçu, la coalition Speer-Himmler avait fait
long feu. Je n’appris que quelques mois plus tard pourquoi toutes
mes tentatives dans ce sens étaient vouées à l’échec. Hanke, le
Gauleiter de Basse-Silésie, m’expliqua que Himmler avait réellement
entrepris de s’attaquer à la toute-puissance des Gauleiter. Il leur
avait fait transmettre des ordres par l’intermédiaire des
commandants SS des Gaue, ce qui équivalait à un affront. Mais, à sa
surprise, Himmler avait été obligé de reconnaître très vite que les
Gauleiter recevaient de la direction centrale du parti de Bormann
tout le soutien qu’ils désiraient. En effet, au bout de quelques
jours, Bormann avait obtenu de Hitler qu’il interdise à Himmler de
telles usurpations de pouvoir. Au moment de la décision, le ressort
le plus puissant restait toujours cette fidélité qui liait Hitler
et les compagnons de son ascension des années 20, fidélité qui
s’était maintenue malgré tout le mépris que Hitler éprouvait à
l’égard de certains d’entre eux en particulier. Même Himmler et les
SS ne furent pas assez puissants pour lézarder cette relation de
caractère sentimental, ces rapports de pair à compagnons. Après
l’échec de cette entreprise qu’il avait menée avec maladresse, le
chef des SS renonça définitivement à faire prévaloir l’autorité du
Reich contre les Gaue. Contrairement à la volonté de Himmler, les
« commissaires à la défense du Reich » ne furent pas
convoqués à des réunions à Berlin. Himmler se contenta par la suite
de rallier à son parti les bourgmestres et les fonctionnaires
placés à la tête des grandes circonscriptions, qui étaient moins
exposés politiquement. Bormann et Himmler, qui d’ailleurs se
tutoyaient, redevinrent bons amis. Mon discours n’avait abouti qu’à
mettre en lumière les intérêts respectifs, dévoiler le rapport des
forces et affaiblir ma position.
Pour la troisième fois en l’espace de quelques
mois, j’avais échoué dans ma tentative de donner plus d’efficacité
au pouvoir et aux possibilités qu’offrait le régime. Pour éviter
d’être enfermé dans une impasse, je résolus de passer à
l’offensive. Cinq jours après mon discours, j’obtins de Hitler
qu’il me confie les tâches d’urbanisme qu’il y aurait à réaliser
dans le futur, dans les villes touchées par les bombardements.
J’avais obtenu les pleins pouvoirs dans un domaine qui importait
davantage à mes adversaires, et singulièrement à Bormann, que bien des problèmes posés par la
guerre. Certains considéraient dès maintenant la reconstruction des
villes comme la plus importante de leurs futures tâches. Le décret
de Hitler venait leur rappeler qu’en cette matière ils dépendraient
de moi.
Par ailleurs je voulais en même temps prévenir un
danger qui découlait du jusqu’au-boutisme idéologique des
Gauleiter. Les destructions survenues dans les villes constituaient
pour eux un bon prétexte pour démolir les monuments historiques,
même lorsqu’ils étaient encore susceptibles d’être restaurés. Un
jour par exemple, après un terrible bombardement sur Essen, je
contemplais d’un toit en terrasse les ruines de la ville, en
compagnie du Gauleiter de l’endroit ; ce dernier me déclara
incidemment que la cathédrale d’Essen serait totalement rasée,
puisque de toute façon elle avait été endommagée par les
bombardements : elle constituait en effet un obstacle à la
modernisation de la ville. Je reçus également un appel à l’aide du
bourgmestre de Mannheim : il s’agissait de s’opposer à la
démolition du château de Mannheim qui avait brûlé, ainsi que du
Théâtre national. J’appris encore qu’à Stuttgart le Gauleiter
voulait raser le château qui avait été incendié 11 .
Dans tous les cas que je viens de citer, les
raisons alléguées étaient les mêmes : à bas les châteaux et
les églises ! Après la guerre nous bâtirons nos propres
monuments ! Ce n’était pas seulement le sentiment
d’infériorité des grands du parti à l’égard du passé qui se
manifestait ainsi ; beaucoup plus caractéristique était
l’argument allégué par l’un des Gauleiter pour justifier son ordre
de démolir un monument : les châteaux et les édifices
religieux étaient les bastions de la réaction, ils étaient un
obstacle dressé devant notre révolution. Ainsi se révélait un
fanatisme qui avait été à l’origine la marque du parti, mais que
les compromis et les arrangements avec le pouvoir avaient peu à peu
émoussé.
Pour moi, la préservation du passé historique des
villes allemandes et la préparation de la reconstruction sur des
bases rationnelles revêtaient une telle importance qu’en novembre
et en décembre 1943, au moment même où la guerre atteignait à la
fois son paroxysme et son tournant, j’adressai à tous les Gauleiter
un mémoire dont la teneur s’écartait notablement des idées qui
étaient à la base de mes projets d’avant la guerre. Je préconisais
de renoncer aux ambitions artistiques exagérées pour prôner
l’économie ; planification généreuse de la circulation pour
obvier à l’asphyxie des villes, construction industrialisée des
logements, assainissement des vieux quartiers, construction des
immeubles commerciaux dans les quartiers du centre : telles
étaient les idées que je défendais 12 . Il n’était plus question pour moi
d’élever de grands édifices monumentaux. Depuis le début de la
guerre, l’envie m’en avait passé, de même sans doute qu’à Hitler,
avec lequel je discutai les grandes lignes de ma nouvelle
conception de l’urbanisme.
Au début du mois de novembre les troupes
soviétiques approchèrent de Nikopol, qui était le centre des mines
de manganèse. A cette époque se produisit un incident qui montre
Hitler sous un jour tout aussi déconcertant que Göring, lorsque ce
dernier avait ordonné au général commandant l’aviation de chasse de
nier volontairement la réalité.
Dans les premiers jours de novembre 1943,
Zeitzler, le chef de l’état-major général, me téléphona tout
bouleversé pour m’avertir qu’il venait d’avoir une violente
discussion avec Hitler. Ce dernier avait insisté sans vouloir en
démordre pour qu’on affecte à la défense de Nikopol toutes les
divisions disponibles se trouvant à proximité de cette ville. Sans
manganèse, avait affirmé Hitler en proie à une grande agitation, la
guerre serait très rapidement perdue ! Speer se verrait obligé
de mettre un terme dans les trois mois à la production d’armements,
car il n’aurait plus de réserves 13 . Zeitzler me demanda avec insistance de
lui venir en aide. Au lieu de concentrer les troupes, il était
plutôt temps d’engager la retraite, si on voulait éviter un second
Stalingrad.
Immédiatement après cette conversation
téléphonique, je rencontrai nos experts de l’industrie
sidérurgique, Röchling et Rohland, afin de faire le point sur
l’état de nos réserves de manganèse. Bien sûr, ce métal était l’un
des éléments les plus importants nécessaires à la production
d’aciers spéciaux mais, d’après le coup de téléphone de Zeitzler,
il était non moins évident que les usines de manganèse de la Russie
du Sud était perdues d’une manière ou d’une autre. Mes entretiens
avec les experts nous permirent de dresser un bilan plus positif
que je ne l’aurais cru. Je le communiquai par télex à Hitler et
Zeitzler le 11 novembre : « Si nous conservons les
processus de fabrication actuellement utilisés, nous disposons dans
le territoire du Reich de stocks de manganèse pour une durée de
onze à douze mois. Si nous perdons Nikopol, l’Union industrielle
nationale « Fer » garantit que nous pourrons tenir
dix-huit mois avec ces réserves, en adoptant de nouveaux procédés
de fabrication et sans compromettre la fabrication des autres
alliages 14 . » Je constatais
en même temps que même la perte de Kriwoi-Rog, une ville située à
proximité de Nikopol, que Hitler voulait conserver au prix d’une
grande bataille défensive, n’empêcherait pas la production d’acier
de l’Allemagne de continuer normalement.
Deux jours plus tard j’arrivai au quartier général
du Führer. Hitler, de fort méchante humeur, m’apostropha sur un ton
cassant auquel il ne m’avait pas accoutumé : « Qu’est-ce
qui vous prend de remettre au chef d’état-major général votre
mémoire sur nos stocks de manganèse ? » Je m’étais
attendu à trouver Hitler satisfait ; décontenancé, je ne sus
que dire : « Mais, mon Führer, le bilan est
positif ! » Hitler, sans se préoccuper de cela,
continua : « Vous n’avez en aucun cas à remettre un
mémoire au chef d’état-major ! Si vous désirez quelque chose,
je vous serai très obligé de vous adresser à moi ! Vous m’avez
mis dans une situation intolérable. Je viens de donner l’ordre de rassembler toutes les
forces disponibles pour défendre Nikopol. J’ai enfin un bon
prétexte pour forcer le groupe d’armées à se battre ! Et voilà
Zeitzler qui arrive avec votre mémoire. On va me prendre pour un
menteur ! Si Nikopol tombe, ce sera votre faute. Je vous
défends une fois pour toutes, vociféra-t-il pour finir, de
transmettre à quelqu’un d’autre quelque mémoire que ce soit. Vous
avez compris ? Je vous l’interdis ! »
Malgré tout, mon mémoire produisit son effet car,
peu de temps après, Hitler renonça à sa bataille pour défendre les
mines de manganèse ; comme d’autre part la pression des
troupes soviétiques se relâcha dans cette région, Nikopol ne tomba
que le 18 février 1944.
Je remis ce jour-là à Hitler un second mémoire
dans lequel j’avais fait calculer le montant de nos réserves pour
tous les métaux entrant dans les alliages. En précisant que ces
calculs ne tenaient pas compte des métaux provenant des Balkans, de
la Turquie, de Nikopol, de la Finlande et de la Norvège, j’avais
prudemment laissé entendre que je considérais comme vraisemblable
la perte de ces territoires. Les résultats étaient résumés dans le
tableau suivant :
Manganèse | Nickel | Chrome (en tonnes) | Wolfram | Molybdène | Silicium | |
Réserves dans le pays | 140 000 | 6 000 | 21 000 | 1 330 | 425 | 17 900 |
Production intérieure | 8 100 | 190 | 15,5 | 4 200 | ||
Consommation | 15 500 | 750 | 3 751 | 160 | 69,5 | 7 000 |
Couverture des besoins en mois | 19 | 10 | 5,6 | 10,6 | 7,8 | 6,4 |
Ce tableau figurait dans mon mémoire, assorti de
cette remarque : « Ce sont nos réserves de chrome qui
sont les plus faibles, ce qui est très grave, car sans chrome il
n’est pas possible de maintenir une industrie d’armements très
développée. Si le chrome en provenance des Balkans et de la Turquie
vient à manquer, la couverture de nos besoins en chrome n’est
actuellement garantie que pour 5, 6 mois. Cela signifie qu’après
épuisement de nos stocks de lingots, qui allongerait de deux mois
le délai susmentionné, notre production d’armements s’arrêterait au
bout de un à trois mois après ce délai, et cela dans les branches
les plus importantes et les plus diverses de l’armement :
avions, chars, véhicules motorisés, obus antichars, sous-marins,
presque toute la production de canons ; en effet jusqu’à
maintenant les stocks utilisés pour la production ont été
épuisés 15 . »
En clair cela voulait dire que la guerre serait
terminée environ dix mois après la perte des Balkans. Hitler écouta
sans mot dire mon exposé aux termes duquel ce n’était pas Nikopol
mais les Balkans qui décideraient de l’issue de la guerre. Puis,
mécontent, il me planta là pour se tourner vers Saur, mon adjoint,
et discuter avec lui de nouveaux programmes de chars.
Jusqu’à l’été 1943, Hitler me téléphonait au début
de chaque mois pour que je lui communique les derniers chiffres de
la production ; il les inscrivait sur une liste préparée à
l’avance. Je lui annonçais les chiffres dans l’ordre prévu et
Hitler enregistrait généralement en s’exclamant : « Très
bien ! Mais c’est magnifique ! Vraiment cent dix
« Tigres » ! c’est plus que vous n’aviez promis… et
combien de « Tigres » pensez-vous pouvoir livrer le mois
prochain ? Maintenant tout char supplémentaire a son
importance… » Parfois il terminait ces conversations par de
brèves indications sur la situation militaire :
« Aujourd’hui nous avons pris Charkow. Les opérations marchent
bien. Eh bien, merci de votre appel. Mes hommages à madame votre
épouse. Est-ce qu’elle est encore à Obersalzberg ? encore une
fois tous mes compliments. » Je le remerciais et prenais congé
d’un « Heil mon Führer ! » à quoi il répondait
parfois : « Heil Speer. » Cette formule était dans
la bouche de Hitler une distinction qu’il accordait rarement à
Göring, Goebbels ou quelque autre de ses familiers et où perçait
une nuance d’ironie à propos du « Heil, mon
Führer ! » officiellement utilisé. A ces moments-là
j’avais le sentiment que mon travail était récompensé. Je
n’apercevais pas tout ce qu’il y avait de condescendance dans ce
ton familier. Sans doute la fascination des premières années, la
simplicité dont il avait fait preuve avec moi dans la vie privée
avaient-elles disparu depuis longtemps ; sans doute avais-je
perdu la position spéciale et privilégiée que j’occupais quand
j’étais son architecte, pour devenir l’un parmi tant d’autres dans
l’appareil de l’État ; mais en dépit de tout cela, la parole
de Hitler n’avait rien perdu de sa puissance magique. D’ailleurs, à
y regarder de près, sa parole, ou ce qu’elle représentait,
constituait l’enjeu de toutes les intrigues et de toutes les
rivalités. La position de chacun d’entre nous ne dépendait que
d’elle.
Les appels téléphoniques de Hitler cessèrent peu à
peu, il est difficile de déterminer le moment exact ; en tout
cas c’est sans doute à partir de l’automne 1943 que Hitler prit
l’habitude de faire appeler Saur au téléphone pour se faire
communiquer le bilan de la production mensuelle 16 . Je ne fis rien pour me défendre, car je
reconnaissais à Hitler le droit de me reprendre ce qu’il m’avait
confié. Comme par surcroît Bormann entretenait d’excellents
rapports aussi bien avec Saur qu’avec Dorsch, qui tous deux étaient
de vieux compagnons du parti, je commençai peu à peu à éprouver un
certain sentiment de malaise au sein de mon propre ministère.
Pour tenter
de consolider ma position, j’entrepris d’adjoindre à chacun de mes
dix directeurs généraux un représentant de
l’industrie 17 . Mais Saur et
Dorsch, justement, surent soustraire leur service à cette mesure.
Bientôt des symptômes se précisèrent indiquant qu’une cabale
s’était montée dans mon ministère, sous la conduite de
Dorsch ; exécutant alors une sorte de coup d’État, je nommai
le 21 décembre 1943, à la tête des services du personnel et de
l’organisation 18 , deux
hommes de confiance, qui avaient été mes collaborateurs à l’époque
où je m’occupais des bâtiments, et je plaçai sous leur
responsabilité l’organisation Todt qui jusqu’alors était restée
autonome.
Le lendemain, pour m’évader et oublier les dures
contraintes de l’année 1943, les intrigues qui l’avaient marquée et
les nombreuses déceptions personnelles qu’elle m’avait réservées,
je partis pour la Laponie du Nord, le plus lointain et le plus
désert de tous les territoires sur lesquels s’étendait notre
souveraineté. Hitler, qui, en 1941 et 1942, s’était toujours opposé
à ce que je parte en voyage en Norvège, en Finlande ou en Russie,
sous prétexte qu’un tel voyage était trop risqué et que ma présence
lui était indispensable, me donna cette fois son consentement sans
l’ombre d’une hésitation.
Nous décollâmes à l’aube avec mon nouveau Condor,
un quadrimoteur des usines Foke-Wulf ; des réservoirs
supplémentaires lui donnaient une très grande autonomie 19 . Le violoniste Siegfried Borries et un
prestigiditateur amateur, qui acquit après la guerre la célébrité
sous le nom de Kalanag, étaient du voyage car, au lieu de prononcer
des discours, je voulais organiser un Noël sympathique pour les
soldats et les ouvriers de l’organisation Todt du grand Nord.
Volant à basse altitude, nous pouvions observer les lacs
finlandais, l’un des buts de voyage dont j’avais rêvé pendant mes
jeunes années et que ma femme et moi nous avions voulu parcourir
avec notre canot pliant et notre tente. Aux premières heures de
l’après-midi, c’est-à-dire dans cette région nordique, aux
dernières heures du crépuscule, notre appareil se posa sur un
terrain de fortune, un champ de neige balisé par des lampes à
pétrole, non loin de Rovaniemi.
Dès le lendemain nous partions en voiture
découverte vers le nord, pour atteindre, à 600 kilomètres de là,
Petsamo, un petit port situé sur l’océan Glacial. Nous roulions
dans un paysage monotone qui évoquait la haute montagne, mais le
soleil, caché derrière l’horizon, illuminait le décor d’une lumière
changeante, passant du jaune au rouge avec toutes les nuances
intermédiaires, et le spectacle était d’une fantastique beauté. A
Petsamo, nous fêtâmes Noël avec les ouvriers, les soldats, les
officiers, et les soirs suivants d’autres fêtes eurent lieu dans
les autres quartiers. Le lendemain de Noël nous passâmes la nuit
dans la cabane de rondins du général qui commandait le front de
l’océan Glacial. De là nous partîmes visiter des postes avancés sur
la presqu’île des Pêcheurs : c’était le secteur du front le
plus éloigné vers le nord, le plus inhospitalier, il n’était qu’à
quatre-vingts kilomètres de Mourmansk. Une solitude oppressante
nous environnait, et une lumière blafarde, tirant sur le vert, dont
les rayons obliques perçaient des nuées de brouillard et de neige,
éclairait un paysage dénudé, pétrifié, où tout était comme mort.
Nous avancions lentement sur nos skis, accompagnés du général
Hengl, et nous arrivâmes avec peine jusqu’aux postes avancés. L’une
des unités qui occupaient ces positions me démontra l’efficacité de
notre mortier de 150 sur une casemate soviétique. C’était la
première fois que j’assistais à un exercice de tir réel. J’avais
bien assisté une fois, au cap Gris-Nez, à un exercice de tir de
l’une des batteries de canons lourds que nous avions là-bas. Les
soldats étaient censés tirer sur Douvres, qui était située juste en
face, mais le commandant de la batterie m’avait expliqué ensuite
qu’en réalité il avait fait tirer dans la mer. Ici, au contraire,
l’obus fit mouche et les poutres de l’abri soviétique volèrent en
éclats. Aussitôt, juste à côté de moi, un caporal s’effondra sans
un cri ; un tireur d’élite soviétique avait tiré dans la fente
de visée de la plaque de blindage et l’avait touché à la tête.
C’était la première fois, si étonnant que cela paraisse, que
j’étais confronté avec la réalité de la guerre. Alors que jusqu’à
ce jour je ne connaissais notre mortier que comme une réalisation
technique utilisable pour l’avoir vu fonctionner sur le champ de
tir, je m’apercevais soudain que cet engin, que je ne connaissais
que d’un point de vue théorique, tuait des êtres humains.
Au cours de ce voyage j’entendis les officiers et
les soldats faire chorus pour se plaindre d’être insuffisamment
pourvus en armes légères d’infanterie. Ils regrettaient en
particulier de ne pas posséder un pistolet mitrailleur
efficace ; les soldats s’arrangeaient pour utiliser les
modèles capturés aux Russes.
Le responsable à incriminer était Hitler. L’ancien
caporal d’infanterie de fa Première Guerre mondiale restait un
adepte de l’arme qui lui était familière, le fusil. Durant l’été
1942, il s’était opposé à notre proposition de doter l’infanterie
d’un pistolet mitrailleur qui était déjà au point et il avait
décrété que le fusil était mieux adapté aux besoins de
l’infanterie. Son expérience de la guerre des tranchées avait
entraîné une autre conséquence, comme je m’en apercevais maintenant
dans la pratique : il attribuait une telle prépondérance aux
armes lourdes et aux chars qui l’avaient jadis impressionné, que la
mise au point et la fabrication des armes d’infanterie s’en
trouvaient négligées.
Dès mon retour je tentai de remédier à ce défaut.
Début janvier l’état-major de l’armée de terre et le commandant en
chef de l’armée de l’intérieur mirent au point un programme
d’armement pour l’infanterie, en définissant des objectifs précis.
Hitler, qui était son propre expert pour les problèmes d’armement
intéressant l’armée, donna son accord, mais seulement au bout de
six mois, pour nous faire ensuite des reproches quand notre
programme ne fut pas réalisé dans le délai fixé. En l’espace de
neuf mois, nous réalisâmes dans ce domaine fort important un
accroissement considérable de la production ; en ce qui
concerne les pistolets mitrailleurs (modèle appelé Sturmgewehr), la production antérieure, minimale il
est vrai, fut multipliée par vingt 20 . Nous aurions pu obtenir ces résultats
deux années plus tôt, car en ce domaine nous avions la possibilité
d’exploiter des capacités de production qui n’étaient pas
mobilisées par la fabrication des armements lourds.
Le lendemain je visitai les mines de nickel de
Kolosjokki, notre unique source de nickel : c’était le
véritable but de mon voyage. Là, je m’aperçus que le minerai de
nickel s’entassait sur le carreau de la mine, sans être évacué,
alors que pendant ce temps nos moyens de transports étaient
mobilisés pour la construction d’une centrale qui devait être
protégée des bombardements par des installations en béton. J’en
profitai pour décréter que la construction de la centrale était
moins urgente et la capacité de transport des stocks de nickel
emmagasinés augmenta. Le soir, au beau milieu d’une forêt sauvage,
loin du lac Inari, des bûcherons allemands et lapons s’étaient
rassemblés autour d’un grand feu ; empilé dans les règles de
l’art, le bois qui brûlait nous réchauffait et nous éclairait, et
Sigfried Bornes ouvrit la soirée en nous jouant la célèbre chaconne
de la Partita en ré mineur de Bach. A
la fin, nous partîmes à ski pour une randonnée nocturne de
plusieurs heures qui nous mena à un camp de tentes des Lapons. Mais
cette nuit idyllique que je voulais passer sous la tente à
contempler, par moins trente, l’aurore boréale, se termina
autrement, car le vent tourna et les deux parties de la tente
furent envahies par la fumée. Je sortis à l’air libre et à trois
heures du matin je m’étendis pour dormir dans mon sac de couchage
en peau de renne. Le lendemain matin je ressentis une douleur
subite dans le genou. Quelques jours plus tard j’étais de retour au
quartier général de Hitler. Sur l’initiative de Bormann, il avait
convoqué les ministres les plus importants pour une grande réunion,
au cours de laquelle devait être établi le programme de la
main-d’œuvre pour l’année 1944 ; à cette occasion Sauckel
devait exposer tous les griefs qu’il avait à faire valoir contre
moi. La veille de cette séance, je proposai à Hitler de discuter au
cours d’une réunion qui serait présidée par Lammers les points
litigieux que nous pouvions régler par nous-mêmes. Hitler me
rabroua très brutalement et me déclara d’un ton glacial qu’il ne
tolérait pas qu’on veuille ainsi influencer les participants à la
réunion. Il n’avait aucune envie d’entendre exposer des opinions
toutes prêtes et voulait prendre lui-même les décisions.
Après avoir essuyé cette rebuffade, j’allai
trouver Himmler en compagnie de mes conseillers techniques ;
le maréchal Keitel était venu lui aussi, comme je l’avais
demandé 21 . Je voulais
convenir avec eux d’une tactique commune afin d’empêcher la reprise
des déportations organisées par Sauckel dans les pays occidentaux
occupés. En effet Keitel, qui était le chef et le supérieur
hiérarchique de tous les commandants en chef des territoires
occupés, et Himmler, qui était responsable des forces de police
chargées de faire régner l’ordre, redoutaient une recrudescence de
l’activité de la résistance. Nous tombâmes d’accord pour décider
que tous deux expliqueraient au cours de la réunion qu’ils ne
disposaient pas des organes d’exécution nécessaires pour mettre en
œuvre les nouvelles mesures de déportation décidées par Sauckel.
J’espérais réaliser mon intention, qui était de mettre un terme
définitif aux déportations et de mobiliser plus radicalement les
réserves de main-d’œuvre de l’Allemagne, en particulier les femmes
allemandes. Mais apparemment Bormann avait « préparé »
Hitler tout comme je venais de faire avec Himmler et Keitel. Hitler
nous salua avec froideur, sans aucune courtoisie : tous les
participants comprirent qu’il était de mauvaise humeur. Quand on le
connaissait, on savait qu’il fallait éviter, lorsque les choses se
présentaient si mal, de poser des réclamations qui risquaient
d’être mal accueillies. Moi aussi ce jour-là j’aurais laissé dans
ma serviette mes dossiers concernant les revendications qui me
tenaient à cœur et je ne lui aurais soumis que des problèmes
anodins. Mais il n’était plus possible d’éviter le sujet prévu à
l’ordre du jour.
Irrité, Hitler me coupa bientôt la parole :
« Je vous interdis, monsieur Speer, de tenter une nouvelle
fois d’anticiper le résultat d’une réunion. C’est moi qui dirige
cette conférence, c’est moi qui déciderai en dernier ressort et pas
vous ! Tenez-vous-le pour dit ! » Personne ne
pouvait se permettre de braver Hitler quand il était dans une
humeur aussi massacrante. Mes alliés, Keitel et Himmler, ne
songeaient plus à ce qu’ils avaient prévu de dire. Bien au
contraire ils assurèrent Hitler avec empressement qu’ils feraient
tout pour soutenir le programme de Sauckel. Hitler demanda alors
aux ministres présents quels étaient leurs besoins de main-d’œuvre
pour l’année 1944, nota soigneusement par écrit le montant des
effectifs qu’ils réclamaient, additionna lui-même les chiffres et
s’adressa à Sauckel 22 :
« Vous est-il possible, camarade Sauckel, de fournir cette
année quatre millions de travailleurs, oui ou
non ? »
Sauckel bomba le torse : « Bien sûr, mon
Führer, je vous le promets ! Vous pouvez être assuré que j’y
parviendrai, mais il me faut avoir une bonne fois les coudées
franches dans les territoires occupés. » Je fis quelques
objections, en disant qu’à mon avis il était possible de mobiliser
la majeure partie de ces millions de travailleurs en Allemagne
même, mais Hitler m’interrompit brutalement : « Est-ce
vous le responsable de la main-d’œuvre, ou le camarade
Sauckel ? » Sur un ton qui excluait toute réplique, il
ordonna à Keitel et à Himmler de donner à leurs agents des
instructions pour qu’ils s’emploient à activer le programme de
recrutement de la main-d’œuvre. Keitel ne faisait que
répéter : « Mais oui, mon Führer ! » et Himmler
resta muet ; le combat semblait déjà perdu. Pour sauver encore
quelque chose, je demandai à Sauckel si, malgré le recrutement des
travailleurs dans les pays occidentaux, il pouvait garantir
également les besoins de main-d’œuvre des entreprises protégées.
Sauckel, l’air important, assura que cela ne posait pas de
problèmes. Je tentai alors de
définir des priorités, pour obliger Sauckel à ne recruter des
travailleurs pour l’Allemagne que lorsque les besoins des
entreprises protégées seraient satisfaits. Sauckel acquiesça une
nouvelle fois d’un geste de la main. Hitler intervint
sur-le-champ : « Qu’est-ce que vous voulez encore,
monsieur Speer, puisque le camarade Sauckel vous en donne
l’assurance ? Vos craintes au sujet de l’industrie française
sont sans fondement ! » Continuer à discuter n’aurait
fait que renforcer la position de Sauckel. La séance fut levée,
Hitler s’était radouci et il échangea même avec moi quelques
paroles aimables. Mais en fait, cette réunion ne fut suivie d’aucun
résultat. La relance des déportations projetée par Sauckel n’eut
jamais lieu. D’ailleurs je dois dire que mes tentatives pour
contrecarrer ses plans par le truchement de mes services en France
et grâce à l’aide des autorités de la Wehrmacht n’y furent pas pour
grand-chose 23 . Ce qui
empêcha la réalisation de tous ses projets fut l’affaiblissement de
notre autorité dans les territoires occupés, l’extension de la
puissance des maquis et la répugnance grandissante des autorités
allemandes d’occupation à accroître leurs difficultés.
Les seules répercussions de la conférence qui
venait de se tenir au quartier général me concernaient
personnellement. La façon dont Hitler m’avait traité avait démontré
à tout le monde que j’étais tombé en disgrâce. Dans cette querelle
qui m’avait opposé à Sauckel, le vainqueur s’appelait Bormann. A
dater de ce jour-là, mes collaborateurs de l’industrie furent en
butte à des attaques d’abord menées en sous-main, puis bientôt de
plus en plus déclarées ; je fus obligé de plus en plus
fréquemment de les défendre contre les soupçons de la Chancellerie
du parti et même d’intervenir en leur faveur auprès du Service de
sécurité 24 .
Je ne pouvais guère trouver un dérivatif à toutes
mes préoccupations en participant à l’événement qui réunit une
dernière fois, dans un cadre somptueux, les grands dignitaires du
Reich. A l’occasion de son anniversaire, Göring donna à Karinhall,
le 12 janvier 1944, une grande réception de gala. Tous nous
arrivâmes chargés de précieux cadeaux, comme Göring l’avait
demandé : cigares de Hollande, lingots d’or des Balkans,
tableaux et sculptures de valeur. Göring m’avait fait savoir qu’il
aimerait recevoir de moi un très grand buste en marbre de Hitler
par Breker. Dans la grande bibliothèque avait été dressée une table
qui croulait sous les cadeaux : Göring la fit admirer à ses
éminents invités et y déploya des plans que son architecte avait
exécutés pour son anniversaire : Göring voulait doubler les
dimensions de sa résidence, déjà semblable à un château.
Dans la luxueuse salle à manger avait été dressé
un couvert somptueux et les valets de chambre en livrée blanche
nous servirent un repas point trop plantureux, en rapport avec les
circonstances. Comme chaque année, et ce jour-là pour la dernière
fois, Funk prononça pendant le banquet l’allocution d’anniversaire.
Il chanta les louanges de Göring, célébra ses mérites, ses qualités
et ses titres dans les termes les plus élogieux et lui porta un
toast en l’appelant « l’un des plus grands parmi les
Allemands ». Les formules enflammées de Funk contrastaient de
façon grotesque avec la situation réelle du pays :
l’effondrement imminent du Reich composait la toile de fond devant
laquelle se déroulait cette célébration fantomatique.
Après le repas, les invités se dispersèrent dans
les vastes pièces de Karinhall. Au cours de la conservation que
j’eus avec Milch, nous nous demandâmes d’où pouvait bien venir
l’argent qui avait financé un pareil luxe. Milch me raconta que
Lœrzer, le célèbre pilote de la Première Guerre mondiale, et vieil
ami de Göring, lui avait livré peu de temps auparavant un wagon
rempli d’objets acquis en Italie au marché noir : bas pour
dames, savonnettes et autres objets rares. Milch pouvait faire
revendre tout cela au marché noir : un tarif avait été joint,
sans doute pour que les prix soient les mêmes dans tout le
Reich ; un bénéfice substantiel avait déjà été calculé qui
devait revenir à Milch. Mais ce dernier avait fait distribuer
toutes ces marchandises aux employés de son ministère. Peu de temps
après il avait appris que beaucoup d’autres wagons avaient été
vendus au profit de Göring. Quelques jours plus tard, Plagemann,
l’intendant du ministère de l’Air, qui était chargé de mener ces
affaires pour Göring, avait été soustrait au contrôle de Milch et
placé sous les ordres directs de Göring.
Les anniversaires de Göring me valurent quelques
mauvaises surprises. Étant membre du Conseil d’État de Prusse, je
touchais 6 000 RM par an ; or chaque année, juste
avant l’anniversaire de Göring, je recevais une note précisant
qu’on retiendrait sur ce traitement une somme importante en vue du
cadeau d’anniversaire que le Conseil d’État faisait à Göring.
Jamais on ne me demanda mon consentement. Comme je racontais cela à
Milch, ce dernier me signala qu’on procédait de la même façon avec
les fonds de roulement du ministère de l’Air. Chaque année, pour
l’anniversaire de Göring, on prélevait sur ces fonds une somme
coquette qui était versée au compte du Reichsmarschall et ce
dernier décidait lui-même quel tableau cette somme servirait à
acheter.
Nous n’ignorions pas que tout cela était loin de
suffire à financer les énormes dépenses de Göring. Mais nous ne
savions pas exactement qui, parmi les industriels, fournissait le
reste ; qu’il y eût des bailleurs de fonds, Milch et moi
pouvions le constater de temps à autre, quand Göring nous
téléphonait qu’un de ses favoris avait été traité un peu rudement
par nos organisations.
Les expériences que j’avais récemment vécues en
Laponie, les rencontres que j’y avais faites formaient le contraste
le plus vif qui se pût imaginer avec l’atmosphère de serre chaude
où s’agitait cette société factice et corrompue. En outre
l’évolution de mes rapports avec Hitler me tourmentait certainement
plus que je ne voulais me l’avouer. La tension presque continuelle
qui durait depuis deux ans se faisait maintenant sentir. A
trente-huit ans j’étais physiquement presque complètement usé. La
douleur dans mon genou gauche ne me laissait pratiquement plus aucun répit. J’étais à bout
de forces. Ou bien est-ce que tout cela n’était, inconsciemment,
qu’une fuite ?
Le 18 janvier 1944, je fus transféré dans un
hôpital.
49. Ces usines furent aussi appelées, en France, usines « S » (en allemand : Schutzbetriebe ou Sperrbetriebe).