Sur la mauvaise pente
Vers le début du mois d’août 1939, en compagnie de
Hitler, nous nous rendîmes en voiture au « nid d’aigle »
du Kehlstein. Nous formions un groupe insouciant. La longue colonne
de voitures roulait sur la route que Bormann avait fait creuser
dans le rocher. Franchissant un haut portail de bronze, nous
pénétrâmes dans une galerie revêtue de marbre, où l’air était
chargé de l’humidité de la montagne ; là, nous prîmes
l’ascenseur de cuivre jaune, poli et brillant.
Pendant que nous franchissions les 50 mètres,
Hitler, comme plongé dans un monologue intérieur, dit
brusquement : « Il va peut-être bientôt se passer quelque
chose d’extraordinaire. Même si je devais y envoyer Göring… Mais si
besoin est, j’irai moi-même. Je joue le tout pour le tout. »
Il s’en tint à cette allusion.
A peine trois semaines plus tard, le 21 août
1939, nous apprîmes que le ministre des Affaires étrangères allait
négocier à Moscou. Au cours du dîner on remit une note à Hitler. Il
la parcourut rapidement, regarda un instant devant lui en devenant
tout rouge, tapa sur la table à faire tinter les verres et s’écria
d’une voix de fausset : « Je les ai ! je les
ai ! » Mais il reprit tout de suite contenance et,
personne n’osant rien lui demander, le dîner suivit son
cours.
Après le repas, Hitler appela autour de lui les
hommes de son entourage : « Nous allons conclure un pacte
de non-agression avec la Russie. Tenez, lisez ! Un télégramme
de Staline. » Ce télégramme était adressé au « chancelier
du Reich Hitler » et annonçait brièvement la conclusion d’un
accord. C’était là le tournant le plus sensationnel que l’on pût
imaginer : un télégramme réunissant en amis, sur une feuille
de papier, les noms de Staline et de Hitler. Le film qu’on nous
projeta ensuite montrait l’Armée rouge défilant devant Staline. A
la vue de cet énorme déploiement de troupes, Hitler exprima sa
satisfaction d’avoir maintenant neutralisé cette puissance
militaire et se tourna ensuite vers ses aides de camp dans
l’intention évidente de discuter avec eux de la valeur qu’il
fallait accorder à ce déploiement d’armes et de troupes. Les dames
continuaient à être tenues à l’écart, mais bien entendu nous leur
apprîmes la nouvelle, que la radio pour sa part diffusa peu
après.
Lorsque, au soir du 21 août, Goebbels eut
commenté la nouvelle au cours d’une conférence de presse, Hitler le
fit appeler au téléphone. Il voulait savoir comment les
représentants de la presse étrangère avaient réagi. Les yeux
brillants et enfiévrés il nous fit part de ce qu’il avait
appris : « La nouvelle a fait sensation. Et lorsque au
même moment les cloches se sont mises à sonner, un journaliste
anglais a déclaré, résigné : « Elles sonnent le glas de
l’Empire britannique. » C’est cette remarque qui fit sur
Hitler, en pleine euphorie ce soir-là, de loin la plus forte
impression. Maintenant, pensait-il, il était arrivé assez haut pour
que les coups du destin ne puissent plus l’atteindre.
Cette nuit-là, dehors avec Hitler sur la terrasse
du Berghof, nous assistâmes émerveillés à un étrange phénomène
naturel. Pendant plus d’une heure une aurore boréale extrêmement
vive 1 inonda de lumière rouge
l’Untersberg, ce mont entouré de légendes que nous avions en face
de nous, tandis que le firmament prenait les couleurs de
l’arc-en-ciel. On n’aurait pu rêver mise en scène plus
impressionnante pour le dernier acte du Crépuscule des dieux. Cette lumière donnait aux
mains et aux visages de chacun d’entre nous une teinte irréelle. Ce
spectacle nous rendit tous songeurs. S’adressant à l’un de ses
aides de camp, Hitler dit tout à coup : « Cela laisse
présager beaucoup de sang. Cette fois, cela ne se passera pas sans
violence 2 . »
Depuis des semaines déjà, Hitler avait
manifestement reporté tout son intérêt sur les problèmes
militaires. Au cours d’entretiens qui duraient souvent plusieurs
heures avec l’un ou l’autre de ses quatre aides de camp, le colonel
Rudolf Schmund pour le commandement de la Wehrmacht, le capitaine
Gerhard Engel pour l’armée de terre, le capitaine Nikolaus von
Below pour l’armée de l’air et le capitaine de vaisseau Karl Jesko
von Puttkamer pour la marine, Hitler essayait de voir clair dans
ses plans. De toute apparence ces officiers, jeunes et candides,
lui plaisaient particulièrement, d’autant plus qu’il cherchait
toujours une approbation, plus facile à trouver auprès d’eux que
dans le milieu des généraux compétents mais sceptiques.
Pourtant, dans les jours qui suivirent la
proclamation du pacte germano-soviétique, la relève fut assurée par
les sommités politiques et militaires du Reich, parmi lesquelles
Göring, Goebbels, Keitel et Ribbentrop. Goebbels surtout semblait
ouvertement préoccupé du danger de guerre qui se dessinait. A notre
grande surprise, lui qui avait l’habitude de pratiquer une
propagande jusqu’au-boutiste, estimant que c’était là courir un
très grand risque, tenta de convaincre l’entourage de Hitler
d’adopter une ligne pacifique et manifesta la plus grande
irritation à l’encontre de Ribbentrop, qu’il considérait comme le
principal représentant du parti de la guerre. Dans l’entourage
privé de Hitler, nous les tenions, lui et Göring, lui aussi
partisan du maintien de la paix, pour des êtres faibles, dégénérés par leur vie facile
d’hommes au pouvoir, ne voulant pas mettre en jeu les privilèges
acquis.
Bien que ces journées aient vu s’évanouir sur un
coup de poker les chances que j’avais de jamais réaliser l’œuvre de
ma vie, j’étais persuadé que la solution des questions d’intérêt
national devait avoir le pas sur les intérêts personnels. La
confiance en soi dont Hitler fit preuve en ces journées dissipa mes
doutes. Il m’apparaissait alors comme un héros des légendes
antiques qui, sans la moindre hésitation, conscient de sa force, se
lançait dans les entreprises les plus aventureuses et en sortait
victorieux 3 .
Le véritable parti de la guerre, quels qu’en
fussent les tenants en dehors de Hitler et de Ribbentrop, se
fondait sur les arguments suivants : « Nous admettons que
grâce à la rapidité de notre réarmement nous sommes parvenus à
acquérir une supériorité de quatre contre un. Depuis l’occupation
de la Tchécoslovaquie, le camp adverse réarme fortement. Un minimum
de dix-huit mois à deux ans lui sera nécessaire pour que sa
production atteigne son entière efficacité. Ce n’est qu’à partir de
1940 qu’il pourra commencer à rattraper notre avance, jusque-là
relativement importante. Mais s’il venait à produire seulement
autant que nous, alors notre supériorité irait constamment en
s’amenuisant car, pour maintenir ce rapport, nous devrions produire
quatre fois plus. Or nous ne sommes pas en état de le faire. Même
si l’adversaire n’arrivait à produire que la moitié de ce que nous
produisons, le rapport de force nous serait de moins en moins
favorable. En outre, nous avons maintenant, dans tous les domaines,
des modèles nouveaux ; l’adversaire, par contre, n’a que du
matériel dépassé 4 . »
De telles considérations n’ont certainement pas
déterminé de façon décisive les décisions de Hitler, mais elles
eurent sans aucun doute une influence sur le choix du moment. Tout
d’abord, il déclara : « Je reste aussi longtemps que
possible à l’Obersalsberg, pour me maintenir en bonne forme en vue
des dures journées à venir. Je ne rentrerai à Berlin que lorsque
sera venu le moment des décisions. »
Quelques jours plus tard la colonne de voitures de
Hitler roulait déjà sur l’autoroute en direction de Munich. Dix
voitures les unes derrière les autres, gardant entre elles un grand
intervalle pour des raisons de sécurité ; ma femme et moi au
milieu de la colonne. C’était une belle journée ensoleillée et sans
nuages de la fin de l’été. La population laissa passer Hitler dans
un silence inhabituel. Rares furent ceux qui le saluèrent. A Berlin
également, le calme des alentours de la Chancellerie était
frappant. D’ordinaire, quand l’étendard personnel de Hitler
signalait sa présence, le bâtiment était assiégé de gens qui le
saluaient à chacune de ses entrées ou sorties.
Comme il était naturel, je restai à l’écart du
cours suivi par les événements ; d’autant plus que, pendant
ces journées mouvementées, l’emploi du temps habituel de Hitler fut
terriblement bouleversé. Depuis que la cour s’était transportée à
Berlin, des conférences se succédant sans interruption accaparaient
totalement Hitler. La plupart du temps il ne prenait même plus ses
repas en commun. La plus vivace des observations fixées dans mon
souvenir, avec tout l’arbitraire de la mémoire humaine, reste la
silhouette, non dénuée de comique, de l’ambassadeur d’Italie,
Bernardo Attolico, se précipitant hors d’haleine à la Chancellerie
quelques jours avant l’attaque contre la Pologne. Il apportait la
nouvelle que l’Italie ne pourrait pas, dans un premier temps, tenir
les engagements que lui imposait le traité d’alliance ; le
Duce masquait son dédit sous des exigences irréalisables, réclamant
la livraison immédiate d’une si importante quantité
d’approvisionnements militaires et économiques, que cela aurait eu
pour conséquence un affaiblissement radical des forces armées
allemandes. Or Hitler faisait grand cas de la valeur militaire de
l’Italie, en particulier de celle de sa flotte, avec ses unités
modernes et ses nombreux sous-marins. Il tenait aussi en haute
estime l’importante armée de l’air italienne. Un moment Hitler vit
son plan contrecarré, car il partait du principe que la fermeté des
intentions belliqueuses de l’Italie contribuerait encore à
intimider les puissances occidentales. N’étant plus aussi sûr de
lui, il ajourna l’attaque contre la Pologne dont il avait déjà
donné l’ordre.
La désillusion de ces jours-là fit pourtant
bientôt place à de nouvelles exaltations et, n’écoutant que son
intuition, Hitler affirma qu’il n’était absolument pas certain que
l’Ouest, même au vu de l’attitude hésitante de l’Italie,
déclarerait la guerre. Hitler rejeta une proposition de médiation
de Mussolini, affirmant qu’il ne se laisserait plus retenir, étant
donné que la troupe tenue en perpétuel état d’alerte devenait
nerveuse, que la période de l’automne, propice sur le plan
météorologique, serait bientôt passée et que l’on pouvait craindre
que les unités, dans la période de pluie qui commencerait ensuite,
ne courent le danger de s’embourber dans la boue polonaise.
On échangea des notes avec l’Angleterre sur la
question polonaise. Donnant l’impression d’être surmené, dans le
jardin d’hiver de son appartement de la Chancellerie, Hitler
déclara un soir avec conviction, devant le cercle restreint de ses
habitués : « Nous ne commettrons pas une nouvelle fois
l’erreur de 1914. Il s’agit maintenant de rejeter la faute sur
l’adversaire. En 1914, on s’y était vraiment très mal pris. Or à
nouveau les projets de notes qu’établissent les Affaires étrangères
sont tout simplement inutilisables. Ces notes, il vaut mieux que je
les rédige moi-même. » Tout en parlant ainsi, il avait à la
main une feuille écrite, sans doute un projet de note des Affaires
étrangères. Il prit rapidement congé, sans prendre part au repas et
disparut dans les pièces du haut. J’ai lu plus tard en prison cet
échange de notes. Mais je n’ai pas eu l’impression que les desseins
de Hitler aient connu quelque succès.
Hitler fut
renforcé dans sa conviction qu’après la capitulation de Munich, les
Occidentaux allaient à nouveau se montrer conciliants, par une
information du service de renseignements, selon lequel un officier
de l’état-major britannique, s’étant renseigné sur la force de
l’armée polonaise, était arrivé à la conclusion que la Pologne
s’effondrerait rapidement. Hitler nourrit alors l’espoir que
l’état-major britannique ferait tout pour déconseiller à son
gouvernement de se lancer dans une guerre si désespérée. Lorsque,
le 3 septembre, les ultimatums des puissances occidentales
furent suivis des déclarations de guerre, Hitler, après un moment
de consternation, se consola en remarquant que l’Angleterre et la
France n’avaient manifestement déclaré la guerre qu’en apparence,
pour ne pas perdre la face devant le monde ; il était
convaincu que, malgré la déclaration de guerre, il n’y aurait pas
d’opérations militaires. En conséquence, il ordonna à la Wehrmacht
de rester strictement sur la défensive et crut avoir fait preuve,
par cette décision, d’une grande perspicacité politique.
Un calme inquiétant succéda à l’agitation fébrile
des derniers jours d’août. Pendant quelque temps, Hitler retrouva
son rythme de vie habituel, il recommença même à s’intéresser à ses
projets d’architecture. Il expliqua à ses convives : « Il
est vrai que nous sommes en état de guerre avec l’Angleterre et la
France, mais si de notre côté nous évitons d’engager le combat,
l’affaire se perdra dans les sables. Si jamais nous coulons un
bateau – avec les pertes que cela suppose –, le parti de la guerre,
chez l’adversaire, s’en trouvera renforcé. Vous n’avez aucune idée
de ce que sont ces démocraties ; elles ne demandent pas mieux
que de trouver une porte de sortie. Elles laisseront froidement
tomber la Pologne ! » Même lorsque des sous-marins
allemands se trouvèrent en position favorable devant le bateau de
guerre français Dunkerque, il ne leur
donna pas l’autorisation d’attaquer. Seules l’attaque aérienne
britannique contre Wilhelmshaven et la perte de l’Athenia
signifièrent la ruine de ces calculs.
Incorrigible, il continuait à penser que les
Occidentaux étaient trop faibles, trop mous et décadents pour
commencer sérieusement la guerre. Sans doute lui était-il pénible
d’avouer à son entourage, et surtout de devoir s’avouer aussi à
lui-même qu’il s’était si lourdement trompé. Je me souviens encore
de son ahurissement lorsque arriva la nouvelle que Churchill allait
entrer dans le cabinet de guerre britannique comme ministre de la
Marine. Ce sinistre communiqué de presse à la main, Göring franchit
la porte du grand salon de Hitler. Il s’affala dans le fauteuil le
plus proche et déclara, fatigué : « Churchill dans le
gouvernement, cela veut dire que la guerre va vraiment commencer.
Maintenant, nous sommes vraiment en guerre avec
l’Angleterre. » C’est à des réactions comme celles-là et à
d’autres du même ordre qu’on put s’apercevoir que la guerre ne
commençait pas comme Hitler se l’était imaginé. Aussi commença-t-il
à perdre visiblement par instants l’attitude qu’il adoptait
d’ordinaire, cette attitude rassurante du Führer infaillible.
Ces illusions et ces chimères étaient en rapport
avec les méthodes de travail et de penser peu réalistes de Hitler.
En fait, il ne savait rien de ses adversaires et se refusait aussi
à utiliser les informations qu’on mettait à sa disposition ;
il faisait bien plus confiance, même si elles étaient souvent
contradictoires dans le détail, à ses intuitions spontanées,
déterminées par un mépris extrême de l’adversaire. Conformément à
sa formule préférée selon laquelle il existe toujours deux
possibilités, il voulait la guerre à un moment précis qu’il
prétendait le plus favorable, et cependant ne s’y préparait pas
suffisamment ; il voyait dans l’Angleterre, comme il le
souligna une fois, « notre ennemi n° 1 » et espérait
arriver à passer un compromis avec elle 5 .
Je ne crois pas qu’en ces premiers jours de
septembre Hitler ait été pleinement conscient du fait qu’il avait
irrévocablement déclenché une guerre mondiale. Il avait seulement
voulu franchir un nouveau pas ; il était certes prêt à
accepter le risque qui en découlait, tout comme l’année précédente
au moment de la crise tchèque, mais il ne s’était préparé qu’à ce
risque et non pas vraiment déjà à la guerre. Sa marine de guerre ne
devait manifestement être prête que pour une date ultérieure ;
les cuirassés comme le premier gros porte-avions étaient encore en
chantier. Il savait qu’ils n’acquerraient leur véritable valeur de
combat que lorsqu’ils pourraient affronter l’adversaire en
formations à peu près équivalentes. Il évoquait également si
souvent la négligence dont avait été victime l’arme sous-marine
pendant la Première Guerre mondiale, que probablement il n’aurait
pas commencé sciemment la seconde sans avoir à sa disposition une
importante flotte de sous-marins.
Toutes préoccupations pourtant disparurent
lorsque, dès les premiers jours de septembre, la campagne de
Pologne apporta aux troupes allemandes des succès inattendus.
Hitler, lui aussi, ne tarda pas, semble-t-il, à retrouver son
assurance et par la suite, au plus fort de la guerre, je l’entendis
souvent dire qu’il avait fallu que la campagne de Pologne fût
sanglante : « Pensez-vous que cela aurait été une chance
pour la troupe, si nous avions occupé la Pologne sans combattre,
après avoir obtenu, sans coup férir, l’Autriche et la
Tchécoslovaquie ? Non, croyez-moi, même la meilleure troupe ne
l’aurait pas supporté. Des victoires obtenues sans pertes humaines
sont démoralisantes. Ainsi non seulement ce fut une chance qu’il
n’y ait pas eu de compromis, mais encore nous aurions dû le
considérer comme un préjudice et par conséquent j’aurais dans tous
les cas frappé 6 . »
On peut penser qu’il voulait dissimuler par de
tels propos l’erreur commise en août 1939 dans ses calculs
diplomatiques. Toutefois le général Heinrici me parla, vers la fin
de la guerre, d’un discours que Hitler avait prononcé jadis devant
les généraux et qui révélait la même tendance belliciste. Voici ce
que j’ai noté des propos révélateurs de Heinrici : « Il
était, avait affirmé Hitler, le seul depuis Charlemagne à avoir
réuni en une seule main un pouvoir illimité. Ce n’était pas en vain
qu’il détenait ce pouvoir, il saurait l’utiliser dans un combat au
profit de l’Allemagne. Si
l’Allemagne ne gagnait pas la guerre, elle n’aurait pas triomphé
dans cette épreuve de force, elle devrait alors succomber et elle
succomberait 7. »
Dès le début, la population avait compris,
beaucoup mieux que Hitler et son entourage, tout le sérieux de la
situation. Par suite de la nervosité générale, on avait, dans les
premiers jours de septembre, déclenché à Berlin une fausse alerte
aérienne. Je me retrouvai donc dans un abri antiaérien public, en
compagnie de nombreux Berlinois. Ils envisageaient l’avenir avec
inquiétude, et dans cet abri le moral était visiblement bas
8 .
Contrairement à ce qui s’était passé au début de
la Première Guerre mondiale, aucun régiment ne partit pour la
guerre la fleur au fusil. Les rues restèrent vides. La foule ne
vint pas sur la Wilhelmplatz réclamer Hitler. Et, dernière touche à
ce climat de désolation, une nuit celui-ci fit faire ses valises,
les fit charger à bord de voitures pour s’en aller vers l’est, sur
le front. C’était trois jours après le début de l’offensive contre
la Pologne : son aide de camp m’avait demandé de venir à la
Chancellerie saluer Hitler avant son départ ; dans
l’appartement provisoirement black-outé, je rencontrai un homme que
les choses les plus insignifiantes irritaient. Les voitures
s’avançaient et, rapidement, il prit congé de sa cour qui restait
là. Personne dans la rue ne prit acte de cet événement
historique : Hitler partant pour une guerre qu’il avait mise
en scène. Bien sûr Goebbels aurait pu organiser une manifestation
d’allégresse qui aurait eu l’intensité voulue, mais apparemment lui
non plus ne se sentait pas d’humeur à pavoiser.
Même pendant la mobilisation, Hitler n’avait pas
oublié ses artistes. A la fin de l’été 1939, son aide de camp pour
l’armée de terre se fit remettre leurs papiers par les
commandements des régions militaires, puis il les déchira et les
jeta ; de cette façon originale et grotesque, ces artistes
n’existaient plus pour les bureaux de recrutement militaires. Sur
la liste établie par Hitler et par Goebbels, ses architectes et ses
sculpteurs occupaient peu de place, il est vrai ; la plupart
des exemptés étaient des chanteurs et des acteurs. Que les jeunes
savants aient eu eux aussi leur importance pour l’avenir ne se
découvrit qu’en 1942 avec mon aide.
Alors que j’étais encore à l’Obersalzberg, j’avais
demandé par téléphone à Will Nagel, mon ancien supérieur devenu mon
chef de réception, de préparer la formation d’un groupe
d’intervention technique placé sous ma direction. Nous voulions
utiliser l’appareil bien rodé de nos services de grands chantiers
pour reconstruire des ponts, des routes ou intervenir dans d’autres
secteurs. Il est vrai que dans ce domaine nos idées étaient plutôt
floues. Et toute l’entreprise consista d’abord à préparer tentes et
sacs de couchage et à peindre en gris vert ma B.M.W. Le jour de la
mobilisation générale, je me rendis au Haut Commandement de l’armée
de terre, situé dans la Bendlerstrasse. Le général Fromm,
responsable du déroulement de la mobilisation de l’armée de terre,
était assis dans son bureau, inactif comme il se doit dans une
organisation germano-prussienne, pendant que la machine
fonctionnait selon le plan établi. Il accepta volontiers mon offre
de collaboration ; ma voiture se vit attribuer un numéro
minéralogique de l’armée de terre et je reçus une carte d’identité
militaire. Là pour le moment s’arrêta, il est vrai, mon activité
guerrière.
Car Hitler lui-même m’interdit, sans autre
formalité, de travailler pour l’armée ; il me fit obligation
de continuer à travailler à ses projets. Je décidai néanmoins de
mettre à la disposition des services d’armement des armées de terre
et de l’air les ouvriers et les cadres techniques travaillant sur
mes chantiers de Berlin et de Nuremberg. Nous prîmes en charge le
chantier du centre de recherches sur les fusées à Peenemünde et les
constructions dont l’industrie aéronautique avait un besoin
urgent.
Je fis informer Hitler de ces initiatives qui me
semblaient toutes naturelles. Ce faisant je croyais être sûr de son
approbation. Pourtant, à ma grande surprise, je reçus bientôt une
lettre de Bormann d’une grossièreté extraordinaire : qu’est-ce
qui m’avait pris d’entreprendre de nouvelles tâches, il n’y avait
pas eu d’instructions dans ce sens, Hitler l’avait chargé de me
transmettre l’ordre de continuer toutes les constructions sans
restrictions.
Cet ordre montre à quel point Hitler faisait
preuve d’irréalisme et d’inconséquence : d’un côté, il ne
cessait de répéter que l’Allemagne avait maintenant lancé un défi
au destin et qu’il lui fallait soutenir une lutte à la vie à la
mort, de l’autre il ne voulait pas, lui, renoncer à son jouet
grandiose. Il ne tenait pas non plus compte de l’état d’esprit des
masses qui pouvaient d’autant moins comprendre qu’on continue à
construire des bâtiments de luxe que, pour la première fois, la
politique expansionniste de Hitler commençait à exiger d’elles des
sacrifices. Ce fut le premier ordre que je tournai. Certes, pendant
cette première année de guerre, je vis Hitler bien moins souvent
qu’avant ; mais lorsqu’il venait pour quelques jours à Berlin
ou pour quelques semaines à l’Obersalzberg, il demandait toujours à
voir les projets de construction, me pressant de continuer à les
élaborer ; je crois pourtant que, tacitement, il s’était fait
à l’idée que les travaux seraient bientôt suspendus.
Vers le début du mois d’octobre, l’ambassadeur
d’Allemagne à Moscou, le comte von der Schulenburg, fit savoir à
Hitler que Staline s’intéressait personnellement à nos projets
architecturaux. Une série de photographies de nos maquettes fut
exposée au Kremlin ; toutefois, sur ordre de Hitler, le secret
fut gardé sur nos constructions les plus importantes, pour éviter,
comme il disait, « d’en donner le goût à Staline ».
Schulenburg avait proposé de me faire venir par avion à Moscou pour
que j’y explique mes plans : « Il pourrait vous
garder », dit Hitler plaisantant à moitié, et il m’interdit de faire le
voyage. Peu de temps après, le ministre plénipotentiaire Schnurre
me fit savoir que mes projets avaient plu à Staline.
Le 29 septembre, Ribbentrop rapporta de la
seconde conférence de Moscou un traité d’amitié germano-soviétique
et un accord portant sur la délimitation des frontières qui
scellait le quatrième partage de la Pologne. A table, il raconta à
Hitler et à ses convives qu’il ne s’était jamais senti aussi bien
qu’au milieu des collaborateurs de Staline : « C’était
comme si je m’étais trouvé parmi de vieux camarades du parti, mon
Führer ! » Hitler resta de marbre pendant cette
démonstration d’enthousiasme de son ministre des Affaires
étrangères, d’ordinaire si froid. Au dire de Ribbentrop, Staline
semblait satisfait de l’accord passé au sujet des frontières et,
les négociations une fois terminées, traça de sa propre main à la
frontière du territoire attribué à la Russie les contours d’une
vaste réserve de chasse, dont il fit cadeau à Ribbentrop. Ce geste
provoqua naturellement l’entrée en lice de Göring, qui ne voulait
pas admettre que le cadeau de Staline allât au ministre des
Affaires étrangères personnellement, estimant au contraire qu’il
devait revenir au Reich et par conséquent à lui, le grand veneur du
Reich. Une vive querelle opposa alors ces deux nemrods. Göring,
plus énergique, ayant su imposer ses vues, elle tourna au
désavantage du ministre des Affaires étrangères qui en conçut une
profonde irritation.
Malgré la guerre, la transformation de l’ancien
palais du président du Reich en nouvelle résidence de service du
ministère des Affaires étrangères du Reich devait se poursuivre.
Hitler vint voir le bâtiment presque terminé et s’en montra fort
mécontent. Sur quoi, en toute hâte et sans le moindre scrupule,
Ribbentrop fit démolir tout ce qu’on venait à peine de terminer et
tout recommencer. Sans doute pour plaire à Hitler, il exigea de
massifs encadrements de porte en marbre, d’immenses portes et
d’énormes moulures qui n’allaient nullement avec ces salles de
dimensions moyennes. Avant qu’il ne retournât voir les travaux, je
demandai à Hitler de bien vouloir s’abstenir de toutes remarques
négatives, afin que le ministre des Affaires étrangères ne se
lançât pas dans une troisième transformation. Et en effet, ce n’est
que plus tard, au milieu de ses intimes, que Hitler se moqua de
cette réalisation qu’il considéra lui aussi comme un échec.
En octobre, Hanke m’apprit qu’il avait rapporté à
Hitler que, lors de la rencontre des troupes allemandes et
soviétiques sur la ligne de démarcation en Pologne, on avait
observé l’insuffisance, voire l’indigence de l’armement soviétique.
D’autres officiers confirmèrent ces observations, et Hitler dut
être très intéressé par ces renseignements. Car, à maintes
reprises, on l’entendit faire des commentaires à ce sujet : il
voyait là un signe de faiblesse militaire ou un manque de talent
d’organisation. Peu après, il crut voir son opinion confirmée par
l’échec de l’offensive soviétique en Finlande.
J’eus, malgré le secret dont il les entourait,
quelques lumières sur les futurs desseins de Hitler, quand en 1939
il m’ordonna d’aménager un quartier général en Allemagne
occidentale. Le manoir de Ziegenberg, datant de l’époque de Goethe
et situé sur les contreforts du Taunus, près de Nauheim, fut à cet
effet modernisé par nos soins et pourvu d’abris bétonnés.
Quand, à grand renfort de millions, les
installations furent terminées, les câbles téléphoniques posés sur
des centaines de kilomètres et les moyens de communication les plus
modernes installés, Hitler déclara brusquement que ce quartier
général était trop coûteux pour lui ; il prétendit que pendant
la guerre il devait vivre simplement, qu’il fallait donc lui
construire dans la région de l’Eifel quelque chose qui convînt à
ces temps de guerre. Peut-être ce geste fit-il impression sur ceux
qui ne voyaient les choses que du dehors, sans savoir que de
nombreux millions avaient été gaspillés en vain et qu’on allait
devoir en dépenser d’autres. Nous le fîmes remarquer à Hitler, mais
il demeura sourd à nos objections, car il craignait que sa
réputation d’homme qui se contente de peu ne fût ternie.
Après la rapide victoire sur la France, j’acquis
la ferme conviction que Hitler était d’ores et déjà devenu une des
plus grandes figures de l’histoire allemande. L’apathie que, malgré
tous ces succès grandioses, je crus remarquer dans l’opinion
publique me frappa et m’irrita. Hitler quant à lui devenait d’une
suffisance toujours plus irréfrénée. Il avait maintenant trouvé un
nouveau thème pour ses monologues. Ses idées, disait-il, n’avaient
pas été mises en échec par les insuffisances qui nous avaient fait
perdre la Première Guerre mondiale. A cette époque-là, la discorde
avait séparé la direction politique et la direction militaire, on
avait laissé aux partis politiques tout loisir de mettre en danger
l’unité de la nation et même d’avoir des menées de haute trahison.
Pour des raisons de protocole, les princes des dynasties régnantes
avaient dû, malgré leur incapacité, assurer le commandement suprême
de leurs armées ; ils s’étaient mis en devoir de récolter des
lauriers militaires pour accroître la gloire de leur dynastie.
C’est uniquement parce qu’on avait adjoint d’excellents officiers
d’état-major à ces descendants incapables de familles princières
décadentes que des catastrophes plus graves avaient pu être
évitées. A la tête des armées, il y avait d’ailleurs eu alors, avec
Guillaume II, un généralissime incapable… Par contre,
maintenant l’Allemagne était unie, se plaisait à reprendre Hitler
avec satisfaction, maintenant le rôle des Länder était devenu
insignifiant, les généraux étaient choisis parmi les meilleurs
officiers, sans considération d’origine, les privilèges de la
noblesse étaient supprimés, la politique et la Wehrmacht, comme la
nation tout entière, fondues dans une grande unité. Et puis c’était
lui, Hitler, qui était à la tête de l’Allemagne. Sa force, sa
volonté, son énergie vaincraient toutes les difficultés qui
pourraient surgir.
Hitler
revendiquait pour lui le succès de cette campagne à l’ouest,
affirmant que le plan était de lui : « J’ai lu à
plusieurs reprises, assurait-il à l’occasion, le livre du colonel
de Gaulle, sur les possibilités qu’offrent dans les combats
modernes des unités entièrement motorisées, et j’ai beaucoup
appris. »
Peu après la fin de la campagne de France, je
reçus un appel téléphonique de la maison militaire du Führer :
je devais pour une raison particulière venir au quartier général du
Führer et y rester quelques jours. Le quartier général de Hitler se
trouvait alors près de Sedan, dans le petit village de
Bruly-le-Peche, dont tous les habitants avaient été évacués.
Généraux et aides de camp s’étaient installés dans les petites
maisons qui bordaient l’unique rue du village. Celle où logeait
Hitler ne se différenciait pas des autres. A mon arrivée, il me
salua de très bonne humeur : « Dans quelques jours nous
irons à Paris en avion. Je veux que vous soyez du voyage. Breker et
Giessler viendront également avec nous. » Sur ce, il me
congédia et je restai tout ahuri à l’idée que le vainqueur, pour
son arrivée dans la capitale française, avait fait venir trois
artistes pour l’accompagner.
Ce soir-là je fus invité à la table de
Hitler ; on y régla certains détails du voyage à Paris ;
j’appris alors qu’il ne s’agissait pas d’une visite officielle,
mais d’une sorte de « voyage culturel » de Hitler dans
cette ville qui l’avait, comme il le disait si souvent, tellement
captivé depuis son jeune âge, qu’il croyait, grâce à la seule étude
des plans, connaître ses rues et ses édifices principaux comme s’il
y avait vécu.
C’est dans la nuit du 25 juin 1940, à
1 h 35, que l’armistice devait entrer en vigueur. Nous
étions assis avec Hitler autour d’une table de bois dans la pièce
toute simple de la ferme. Un peu avant le moment convenu, Hitler
ordonna d’éteindre la lumière et d’ouvrir les fenêtres. Assis dans
l’obscurité, nous gardions le silence, impressionnés, conscients
que nous étions de vivre un moment historique si près de son
auteur. Dehors le clairon fit entendre la sonnerie traditionnelle
annonçant la fin des hostilités. Au loin, un orage devait se
préparer car, comme dans un mauvais roman, de temps à autre la
lueur d’un éclair de chaleur traversait la pièce obscure.
Quelqu’un, terrassé par l’émotion, se moucha. Puis on entendit la
voix de Hitler, faible, neutre : « Quelle
responsabilité… » Puis quelques minutes plus tard :
« Maintenant, rallumez la lumière. » La conversation
reprit, anodine, mais pour moi cette scène est restée un événement
extraordinaire. Il m’avait semblé découvrir Hitler sous son aspect
humain.
Le lendemain je quittai le quartier général pour
aller à Reims visiter la cathédrale. Une ville fantomatique
m’attendait, presque déserte, bouclée par la Feldgendarmerie à
cause de ses caves. Des volets battaient dans le vent qui chassait
dans les rues les journaux, vieux de plusieurs jours ; des
portes ouvertes laissaient voir l’intérieur des maisons. Comme si
la vie s’était arrêtée de manière absurde, on voyait encore sur la
table des verres, de la vaisselle, des repas commencés. En chemin,
nous rencontrâmes sur les routes d’innombrables réfugiés se
traînant sur les bas-côtés, tandis que les colonnes de formations
militaires allemandes occupaient le milieu de la chaussée. Ces
fières unités formaient un étrange contraste avec ces gens
harassés, qui emportaient leurs pauvres biens dans des voitures
d’enfants, dans des brouettes ou dans tout autre véhicule de
fortune. Trois ans et demi plus tard, je devais revoir le même
tableau, en Allemagne cette fois.
Trois jours après l’entrée en vigueur de
l’armistice, notre avion se posa de bon matin, vers cinq heures
trente environ, à l’aéroport du Bourget. Trois grandes Mercedes
noires nous attendaient. Comme toujours, Hitler s’assit sur le
siège avant, à côté du chauffeur ; Breker et moi, nous prîmes
place sur les strapontins derrière lui, tandis que Giessler et
l’aide de camp occupaient le siège arrière. Nous, les artistes,
nous portions un uniforme gris-vert retouché à nos mesures, qui
nous faisait passer inaperçus au milieu des militaires. Traversant
les villes de banlieue, nous nous rendîmes directement au grand
Opéra néo-baroque de l’architecte Garnier. Hitler avait exprimé le
désir d’aller voir en premier son édifice préféré. A l’entrée, nous
fûmes accueillis par le colonel Speidel, mis à notre disposition
par les autorités allemandes d’occupation.
Le grand escalier, célèbre pour ses proportions
grandioses et son ornementation surchargée, le foyer fastueux, la
salle chargée d’or, tout fut visité en détail. Toutes les lumières
brillaient comme pour une soirée de gala. Hitler nous guidait. Un
ouvreur aux cheveux blancs accompagnait notre petit groupe à
travers l’édifice désert. Hitler avait réellement étudié à fond les
plans de l’Opéra de Paris ; dans la loge d’avant-scène, il
remarqua qu’un salon avait disparu. L’ouvreur confirma que cette
pièce avait été supprimée quelques années auparavant, à la suite
d’une transformation. « Vous voyez comme je m’y connais
ici… » dit Hitler, satisfait. Fasciné par l’Opéra, il s’exalta
sur sa beauté inégalée, les yeux brillants, perdu dans une extase
qui ne laissa pas de m’inquiéter. Bien entendu, l’ouvreur avait
tout de suite reconnu qui il guidait à travers l’Opéra. Faisant son
métier, mais gardant visiblement ses distances, il nous fit passer
dans les différentes salles. Quand nous nous apprêtâmes à quitter
l’édifice, Hitler glissa quelques mots à l’oreille de Brückner, son
aide de camp, qui sortit un billet de cinquante marks pour aller le
remettre à l’homme qui se tenait à l’écart. Poliment mais
fermement, celui-ci refusa. Hitler revint à la charge et dépêcha
Breker, mais l’homme persévéra dans son refus, expliquant à Breker
qu’il n’avait fait que son devoir.
Passant devant la Madeleine, nous nous engageâmes
ensuite sur les Champs-Élysées pour aller au Trocadéro, puis à la
tour Eiffel, où Hitler ordonna une nouvelle halte ; nous
allâmes également à l’Arc de Triomphe, avec la tombe du Soldat
inconnu, et aux Invalides où Hitler s’arrêta un long moment devant
le tombeau de Napoléon. Enfin il visita le Panthéon, dont les
proportions l’impressionnèrent vivement. Par contre, les plus belles créations
architecturales de Paris, la place des Vosges, le Louvre, le Palais
de Justice, la Sainte-Chapelle n’éveillèrent chez lui aucun intérêt
particulier. Il ne s’anima à nouveau que devant la ligne
uniformément continue des maisons de la rue de Rivoli. Le terme de
notre randonnée fut l’église du Sacré-Cœur de Montmartre, cette
imitation romantique et fade des églises à coupole du haut Moyen
Age, choix surprenant, même pour le goût de Hitler. Là il fit une
longue halte, entouré de quelques hommes vigoureux de son commando
de protection, reconnu mais ignoré par de nombreux fidèles. Après
un dernier coup d’œil sur Paris, nous regagnâmes rapidement
l’aéroport. A neuf heures, la visite était terminée. « C’était
le rêve de ma vie de pouvoir visiter Paris. Je ne saurais dire
combien je suis heureux que ce rêve soit réalisé
aujourd’hui. » Pendant un instant, j’éprouvai pour lui de la
pitié : trois heures passées à Paris, la première et la
dernière fois qu’il y venait, le rendirent heureux, alors qu’il
était à l’apogée de ses succès.
Au cours de la visite, Hitler évoqua avec son aide
de camp et le colonel Speidel la possibilité d’organiser à Paris un
défilé pour célébrer sa victoire. Cependant, après quelque
réflexion, il se prononça contre cette initiative. Officiellement
il prétexta le danger qu’il y avait de voir le défilé perturbé par
des attaques aériennes britanniques, mais plus tard il nous
déclara : « Je n’ai pas envie d’assister à un défilé
célébrant la victoire ; nous ne sommes pas encore au
bout. »
Le soir, il me reçut encore une fois dans la
petite salle de sa ferme ; il était assis seul à une table.
Sans ambages, il me déclara : « Préparez un décret dans
lequel j’ordonne la pleine reprise des constructions de Berlin…
N’est-ce pas que Paris était beau ? Mais Berlin doit devenir
beaucoup plus beau ! Je me suis souvent demandé, dans le
passé, s’il ne fallait pas détruire Paris, poursuivit-il d’un ton
serein, comme s’il s’agissait de la chose la plus naturelle du
monde, mais lorsque nous aurons terminé Berlin, Paris ne sera plus
que son ombre. Alors pourquoi le détruire ? » Sur ce il
me congédia.
Bien que je fusse habitué aux remarques impulsives
de Hitler, cette brutale révélation de son vandalisme m’effraya.
Lors de la destruction de Varsovie, il avait déjà réagi de manière
analogue. Il avait alors exprimé son intention d’empêcher la
reconstruction de cette ville, pour ravir au peuple polonais son
centre politique et culturel. Quoi qu’il en soit, Varsovie avait
été détruite au cours d’opérations de guerre ; or maintenant,
Hitler révélait qu’il avait même caressé la pensée d’anéantir la
ville qu’il avait lui-même qualifiée de plus belle ville d’Europe,
elle et tous ses inestimables trésors, et cela arbitrairement et
apparemment sans raison. En quelques jours, j’avais eu la
révélation de certaines des contradictions qui caractérisaient la
nature de Hitler, sans toutefois les percevoir dans toute leur
vérité : de l’homme conscient de ses responsabilités au
nihiliste sans scrupules méprisant l’humanité, il réunissait en lui
les oppositions les plus extrêmes.
Mais les effets de cette expérience furent
refoulés en moi par la brillante victoire de Hitler, par la
perspective inattendue d’une reprise rapide de mes projets
d’architecture et finalement par l’abandon de ses desseins
destructeurs. Maintenant c’était à moi qu’incombait la tâche de
surpasser Paris. Le jour même, les travaux de Berlin, la grande
œuvre de ma vie, furent déclarés par Hitler entreprise prioritaire.
Il stipula que Berlin devait acquérir « dans les plus brefs
délais le visage auquel l’ampleur de la victoire lui donnait
droit », ajoutant : « La réalisation de ces travaux
devient désormais la grande mission architecturale du Reich, elle
constitue à mes yeux la contribution la plus remarquable à la
sauvegarde définitive de notre victoire. » De sa main, il
antidata le décret, le datant du 25 juin 1940, jour de
l’armistice et de son plus grand triomphe.
Hitler faisait les cent pas avec Jodl et Keitel,
sur l’allée de gravier devant la maison, lorsqu’un aide de camp
l’informa que je désirais prendre congé. Il me fit appeler ;
m’approchant du groupe, j’entendis Hitler poursuivre sa
conversation et dire : « Maintenant nous avons prouvé ce
dont nous sommes capables. Croyez-moi, Keitel, une campagne contre
la Russie ne serait, en comparaison, qu’un jeu d’enfant. »
D’humeur radieuse, il me donna congé, me chargeant de transmettre à
ma femme ses salutations les plus cordiales et me promit de venir
bientôt discuter avec moi de nouveaux plans et de nouvelles
maquettes.