Déchaînement du néo-empire
Une ou deux fois par semaine je passais la soirée
chez Hitler. Vers minuit, la projection de la dernière bobine
terminée, il me demandait parfois mon rouleau de dessins et en
discutait avec moi tous les détails jusque vers deux ou trois
heures du matin. Les autres invités se retiraient pour boire encore
quelque chose ou rentraient chez eux, sachant pertinemment qu’ils
ne pourraient plus parler à Hitler. Celui-ci était tout
particulièrement attiré par la maquette de notre ville future,
montée dans les anciennes salles d’exposition de l’Académie des
Beaux-Arts. Afin de pouvoir aller l’observer à sa guise, il avait
fait aménager un chemin reliant la Chancellerie du Reich à notre
bâtiment à travers les jardins des ministères, et percer des portes
dans les murs de clôture. Parfois, il invitait le petit groupe de
ses hôtes à venir dans notre atelier ; munis de lampes
électriques et de clés, nous nous mettions en route. Dans les
salles vides, des projecteurs éclairaient les maquettes. Je n’avais
en général aucun commentaire à faire car Hitler, les yeux
rayonnants, expliquait chaque détail à ses compagnons.
Grande était notre curiosité, quand on montait une
nouvelle maquette et qu’on l’éclairait au moyen de puissants
projecteurs en respectant l’angle qu’auraient fait les rayons du
soleil. Dans la plupart des cas, ces maquettes étaient exécutées
par des ébénistes avec une méticuleuse exactitude à l’échelle 1/50
et peintes dans la couleur des futurs matériaux. Peu à peu. on put
ainsi assembler des sections entières de la nouvelle grande avenue,
et obtenir une représentation très concrète des constructions
prévues pour la prochaine décennie. Cette rue en réduction
s’étendait sur une longueur d’environ trente mètres dans les
anciennes salles d’exposition de l’Académie des Beaux-Arts de
Berlin.
Une grande maquette à l’échelle 1/1 000,
représentant dans sa totalité la somptueuse avenue prévue,
plongeait Hitler dans l’enthousiasme. Cette maquette était
démontable et on pouvait en déplacer les différentes parties,
montées sur des tables roulantes. Hitler pouvait donc s’engager en
un point quelconque de « son avenue » pour juger de
l’effet escompté ; il choisissait, par exemple, le point de
vue d’un voyageur arrivant à la gare du Midi, ou bien il
considérait l’effet produit à partir du grand dôme, ou de la partie
médiane de l’avenue lorsqu’on regardait vers les deux extrémités.
Pour que l’impression obtenue soit la plus proche possible de la
réalité, il s’agenouillait, l’œil à quelques millimètres au-dessus
du niveau de la maquette, tout en parlant avec une vivacité
inhabituelle ; ce furent les rares moments où il abandonna sa
raideur coutumière. Jamais je ne l’ai vu aussi exubérant, aussi
spontané et détendu qu’à ces heures-là ; pour ma part, souvent
fatigué et conservant, même après toutes ces années, un reste de
timidité respectueuse, je demeurais généralement silencieux. Un de
mes proches collaborateurs résumait ainsi l’impression que lui
faisaient ces curieux rapports entre Hitler et moi :
« Savez-vous ce que vous êtes ? Vous êtes l’amour
malheureux de Hitler ! »
Rares étaient les visiteurs qui avaient accès à
ces salles soigneusement protégées des regards des curieux.
Personne n’avait le droit de contempler le grand projet du futur
aménagement de Berlin sans l’autorisation expresse de Hitler. Un
jour, ayant examiné la maquette de la grande avenue, Göring
attendit que sa suite se fût éloignée pour me dire d’une voix
émue : « Il y a quelques jours, le Führer m’a parlé des
tâches qui m’incomberont après sa mort. Il s’en remet à moi pour
toutes les décisions à prendre dans le futur, à l’exception d’une
seule chose : il m’a fait promettre que je ne vous
remplacerais jamais par quelqu’un d’autre, dans le cas où il
viendrait à mourir, que je ne me mêlerais pas de vos plans, mais
vous laisserais décider de tout. Il m’a fait également promettre de
mettre à votre disposition l’argent nécessaire pour vos
constructions, tout l’argent que vous exigerez de moi. »
Göring fit une pause émue. « Tout cela, je l’ai solennellement
promis au Führer par une poignée de main, et à vous aussi je fais
la même promesse. » Sur quoi, dans un geste pathétique, il me
serra longuement la main.
Mon père, lui aussi, examina les travaux de son
fils devenu célèbre. Face aux maquettes, il haussa simplement les
épaules : « Vous êtes devenus complètement
fous ! » Le soir, nous allâmes au théâtre pour voir une
comédie dans laquelle jouait Heinz Rühmann. Par hasard, Hitler
assistait également à la représentation. A l’entracte, il fit
demander par ses aides de camp si le monsieur âgé, à côté de moi,
était mon père, puis il nous fit venir tous les deux. Quand mon
père – toujours droit et très digne malgré ses soixante-quinze ans
– fut présenté à Hitler, il fut saisi d’un tremblement violent,
comme jamais je ne lui en ai vu ni avant ni après. Il pâlit, ne
réagit pas aux hymnes de louanges que Hitler entonna à la gloire de
son fils et prit congé sans avoir prononcé une parole. Par la
suite, mon père n’évoqua plus jamais cette rencontre et, pour ma
part, j’évitai toujours de m’enquérir de cette agitation qui
l’avait manifestement saisi à la vue de Hitler.
« Vous
êtes devenus complètement fous. » Quand je regarde aujourd’hui
les nombreuses photos des maquettes de notre avenue d’apparat, je
me rends compte non seulement que notre projet était délirant, mais
aussi que le résultat aurait été triste et ennuyeux. Certes, nous
étions conscients du fait que construire sur la nouvelle avenue
uniquement des bâtiments publics risquerait de donner l’impression
d’une absence de vie, par conséquent nous avions réservé les deux
tiers de sa longueur à des constructions privées. Avec l’aide de
Hitler, nous pûmes annihiler les tentatives que fit
l’administration pour évincer les immeubles commerciaux. Nous
n’avions nullement l’intention de créer une avenue de ministères.
Au contraire, nous avions, dans nos projets, prévu une luxueuse
salle de cinéma d’exclusivités, un cinéma populaire de deux mille
places, un nouvel opéra, trois théâtres, une nouvelle salle de
concert, un palais des congrès appelé « Maison des
nations », un hôtel de 21 étages et de 1 500 lits, des
music-halls, de grands restaurants et des restaurants de luxe, et
même une piscine couverte de style romain ayant les dimensions des
Thermes de l’époque impériale ; tout cela pour donner à cette
nouvelle avenue une animation digne d’une grande
ville 1 . Des cours
intérieures calmes, bordées de colonnades et de petits magasins
chic, devaient inciter à la promenade à l’écart du bruit de la
circulation ; une large place devait être faite à la publicité
lumineuse. Hitler et moi avions imaginé toute cette avenue comme
une exposition-vente permanente de produits allemands, destinée
surtout à attirer les étrangers.
Lorsque aujourd’hui je revois les plans et les
photos des maquettes, ces parties de l’avenue me paraissent mortes,
pétrifiées dans leur uniformité. Le lendemain de ma libération, en
me rendant à l’aéroport, je passai devant l’un de ces
bâtiments 2 ; je
découvris alors en quelques secondes ce dont je ne m’étais pas
aperçu pendant des années : dans nos constructions, nous
négligions toutes proportions. Même pour les entreprises privées,
nous avions prévu des blocs de cent cinquante à deux cents mètres
de long, nous avions uniformisé la hauteur des bâtiments et des
façades des magasins, nous avions rejeté les gratte-ciel derrière
l’alignement de la rue, renonçant ainsi à un moyen d’égayer et
d’aérer la perspective. Quand je regarde les photos des bâtiments
commerciaux, je suis effrayé par leur aspect monumental qui aurait
rendu vains tous les efforts que nous faisions pour donner à cette
avenue une animation digne d’une grande ville.
La meilleure solution que nous ayons trouvée,
était celle de la gare centrale devant laquelle s’ouvrait au sud
l’avenue d’apparat de Hitler ; l’édifice aurait
avantageusement tranché sur les autres monstres de pierre grâce à
son ossature d’acier largement apparente, revêtue de plaques de
cuivre et garnie de surfaces vitrées. Nous avions prévu pour le
trafic quatre niveaux superposés, reliés entre eux par des
escaliers roulants et des ascenseurs. Cette gare devait surpasser
le Grand Central terminal de New York.
Les hôtes officiels auraient descendu un grand
escalier. Comme tous les autres voyageurs sortant de la gare, ils
auraient dû être subjugués par cette perspective architecturale
symbolisant la puissance du Reich ou, pour parler plus précisément,
ils auraient dû en être littéralement « assommés ». La
place de la gare, longue de 1 000 mètres et large de 330
mètres, devait être bordée d’armes prises à l’ennemi, à l’instar de
l’allée des béliers entre Karnak et Louxor. Hitler avait exigé cet
élément décoratif après la campagne de France, et confirmé son
ordre à la fin de l’automne 1941, après ses premières défaites en
Union soviétique.
Pour terminer et couronner cette place, Hitler
avait prévu d’élever, à 800 mètres de la gare, son Grand Arc ou,
comme il disait parfois, son Arc de Triomphe. L’Arc de Triomphe de
Napoléon représente certes, sur la place de l’Étoile, avec ses 50
mètres de haut, une masse monumentale donnant aux Champs-Élysées,
après 2 kilomètres de longueur, une conclusion imposante, mais
le nôtre, long de 170 mètres, large de 119 mètres et haut de 117
mètres, aurait largement dominé tous les autres édifices de la
partie sud de l’avenue, les écrasant absolument par ses
proportions.
Après quelques tentatives infructueuses je n’eus
plus le courage d’inciter Hitler à modifier cet édifice qui était
l’une des pièces maîtresses de son projet. Il l’avait conçu bien
avant de subir l’influence bénéfique du professeur Troost :
des réalisations architecturales auxquelles il songea dans les
années vingt et dont il avait dessiné les ébauches dans un carnet
perdu depuis, ce monument est le meilleur exemple qui ait été
retenu. Il refusa d’écouter toutes les propositions que je lui fis
d’en modifier les proportions ou d’y apporter des simplifications,
mais il sembla satisfait lorsque, sur les plans terminés, je
remplaçai le nom de l’architecte simplement par trois croix.
Par l’ouverture du « Grand Arc », haute
de 80 mètres, on verrait se profiler à 5 kilomètres de là, dans les
brumes de la grande ville, du moins nous l’imaginions ainsi, le
second édifice triomphal de notre avenue, la plus grande salle de
réunion du monde, surmontée d’un dôme et haute de 290 mètres.
Onze ministères isolés rompraient, entre l’Arc de
Triomphe et la salle de réunion, la continuité de notre avenue. A
côté des ministères de l’Intérieur, des Transports, de la Justice,
de l’Économie et du Ravitaillement, il me fallut encore, après
1941 3 , prévoir un ministère
des Colonies ; ainsi, Hitler n’avait nullement abandonné
l’idée de posséder des colonies allemandes, même pendant la
campagne de Russie. Cependant les ministres qui espéraient que nos
plans permettraient une concentration de leurs services éparpillés
dans Berlin furent déçus, lorsque Hitler décida que les nouveaux
ministères serviraient surtout à des fins de représentation et non
pas au fonctionnement de la machine administrative.
Tout de suite après la partie médiane, où l’aspect
monumental dominait, l’avenue devait redevenir, sur un kilomètre de
longueur, une rue consacrée au commerce et aux distractions, se
terminant au croisement avec la Potsdamer Strasse par le « Rond-Point ». A
partir de là et en remontant vers le nord, le caractère solennel
prédominait à nouveau ; à droite se dressait le Mémorial du
Soldat, gigantesque cube conçu par Wilhelm Kreis et dont Hitler
n’avait jamais encore défini clairement la destination ; il
est possible qu’il ait pensé en faire à la fois un arsenal et un
monument aux morts. De toute façon, après l’armistice avec la
France, il ordonna que le premier objet exposé soit le
wagon-restaurant où avaient été scellés en 1918 la défaite de
l’Allemagne et en 1940 l’effondrement de la France. Une crypte
devait recevoir les cercueils des maréchaux allemands les plus
célèbres, ceux du passé, du présent et de l’avenir 4 . Derrière le mémorial, s’étendaient jusqu’à
la Bendlerstrasse les bâtiments qui devaient être le nouveau siège
du haut commandement de l’armée 5 .
Étant venu voir ces plans, Göring eut le sentiment
d’être traité en parent pauvre avec son ministère de l’Air. Il
m’engagea alors comme architecte 6 . Nous trouvâmes en face du Mémorial du
Soldat, en bordure du Jardin zoologique, un terrain idéal pour ce
qu’il voulait. Les plans que je fis pour le nouvel édifice qui,
après 1940, devait regrouper tous les services dont il assumait la
direction et s’appeler le « Palais du Maréchal du
Reich », enthousiasmèrent Göring. Hitler, quant à lui,
déclara : « Göring a des prétentions excessives, cet
édifice est trop vaste pour lui ; de toute façon je n’aime pas
le voir engager ainsi mon architecte. « Mais, tout en
exprimant fréquemment le mécontentement que lui causait le projet
de Göring, il ne trouva jamais le courage de remettre à ce dernier
à sa place. Connaissant bien Hitler, Göring me rassura :
« Ne changez surtout rien à nos projets et ne vous inquiétez
pas. Nous ferons ce que nous avons prévu et finalement le Führer
sera enchanté. »
Hitler fit souvent preuve d’une semblable
indulgence pour la vie privée de son entourage ; ainsi il
ferma les yeux sur certains scandales conjugaux, jusqu’au moment
toutefois où il put les exploiter à des fins politiques, comme ce
fut le cas avec Blomberg. Il pouvait donc sourire de ce goût du
faste montré par l’un de ses fidèles, faire à ce sujet, en petit
comité, des remarques sarcastiques, sans pour autant donner à
entendre à l’intéressé qu’il réprouvait son attitude.
Le projet pour l’édifice de Göring comportait de
vastes suites d’escaliers, de halls et de salles qui occupaient
plus d’espace que les pièces de travail proprement dites. Le centre
de la partie destinée à la représentation devait être un hall
fastueux, d’où partait un escalier de quatre étages que personne
n’aurait jamais utilisé, car chacun aurait évidemment pris
l’ascenseur. Tout cela n’était que pompe et ostentation ; dans
mon évolution personnelle, c’était là un pas décisif par lequel je
m’éloignais du néoclassicisme auquel j’avais aspiré et qu’on
reconnaissait peut-être dans le style de la Chancellerie du Reich,
pour me consacrer à une architecture d’apparat d’un goût tapageur.
La Chronique tenue par mes services note, à la date du 5 mai
1941, que le Reichsmarschall ressentit une grande joie en voyant la
maquette du bâtiment. Il fut particulièrement enthousiasmé par le
hall du grand escalier. C’est là, dit-il, que chaque année il
annoncerait le mot d’ordre de l’année aux officiers de la
Luftwaffe. Et toujours suivant la Chronique, Göring ajouta
textuellement : « Dans le hall de cet escalier, le plus
grand du monde, Breker doit élever un monument à l’inspecteur
général de la Construction. Il sera érigé ici même pour honorer
l’homme qui a créé un édifice aussi grandiose. »
Cette partie du ministère, avec sa façade de 240
mètres donnant sur la « Grande Avenue », était reliée à
une aile de mêmes dimensions donnant sur le Jardin
zoologique ; elle comprenait les salles de réception exigées
par Göring, ainsi que ses appartements privés. Je mis les chambres
à coucher au dernier étage. Puis, invoquant des raisons de défense
aérienne, je décidai de recouvrir le bâtiment d’une couche de terre
végétale épaisse de quatre mètres, de façon que même de grands
arbres puissent y prendre racine. Ainsi aurait été créé, à 40
mètres au-dessus du Jardin zoologique, un parc d’une surface de
11 800 mètres carrés, agrémenté de jets d’eau, de bassins et
de colonnades, de pergolas et de coins buffets, et comprenant,
outre une piscine et un court de tennis, un théâtre d’été pouvant
accueillir 250 spectateurs. Göring était subjugué, rêvant déjà aux
fêtes qu’il donnerait dans ce jardin dominant les toits de
Berlin : « Je ferai illuminer le grand dôme par des feux
de Bengale et j’y ferai tirer un grand feu d’artifice pour mes
invités. »
Sans les caves, l’édifice de Göring aurait eu un
volume de 580 000 mètres cubes, alors que la nouvelle
Chancellerie de Hitler, construite depuis peu, ne faisait que
400 000 mètres cubes. Néanmoins Hitler ne s’avouait pas battu
par Göring. Dans son discours du 2 août 1938, fort instructif
quant à ses intentions en matière d’architecture, il déclara que,
suivant le grand projet d’aménagement de Berlin, il n’utiliserait
la nouvelle Chancellerie du Reich, qui venait d’être terminée, que
pendant dix à douze ans, et précisa qu’un centre gouvernemental et
résidentiel beaucoup plus vaste était prévu. En effet, après une
visite que nous fîmes ensemble dans l’immeuble qu’occupaient les
services de Hess, il avait spontanément décidé de la destination
définitive de la nouvelle construction de la Voss-Strasse. Car,
chez Hess, Hitler avait vu un hall d’escalier où dominaient des
tons d’un rouge violent, et un ameublement beaucoup plus discret et
beaucoup plus simple que le style « paquebot » auquel
allaient sa préférence et celle des sommités du Reich. De retour à
la Chancellerie, Hitler, horrifié, critiqua le manque de sens
artistique de son adjoint : « Hess n’est qu’un béotien.
Jamais je ne l’autoriserai à construire quelque chose de nouveau.
Il se verra plus tard attribuer comme siège de ses services
l’actuelle nouvelle Chancellerie du Reich et il ne pourra y
apporter la moindre modification. Car il n’entend rien à ces
choses. » Une telle critique, portant notamment sur le sens
esthétique de quelqu’un, pouvait parfois signifier la fin d’une
carrière et, dans le cas de Rudolf Hess, c’est bien ainsi qu’on
l’interpréta généralement. Hess fut le seul à qui ce verdict n’eût pas été
clairement signifié. Seule l’attitude désormais réservée de la cour
lui permit de constater que sa cote avait considérablement
baissé.
Notre projet prévoyait, à l’extrémité nord du
grand axe de la ville, une deuxième gare centrale. En sortant de
cette gare, on devait apercevoir, au-delà d’un plan d’eau de
1 100 mètres de long et de 350 mètres de large, le Grand Dôme,
éloigné de près de deux kilomètres. Nous ne voulions pas relier ce
plan d’eau à la Sprée, dont les eaux étaient polluées par les
immondices de la grande ville. Ancien adepte des sports nautiques,
je voulais que ce bassin offrît une eau claire aux nageurs. Des
vestiaires, des hangars pour les canots et des terrasses
ensoleillées devaient entourer cette vaste baignade située en
pleine ville, ce qui aurait sans doute formé un curieux contraste
avec les grands édifices qui allaient se refléter dans ses eaux.
L’origine de mon idée de bassin était très simple : la nature
marécageuse du sous-sol ne permettait pas de construire quoi que ce
soit à cet endroit.
Sur le bord ouest du bassin devaient se dresser
trois grands bâtiments : au milieu, le nouvel hôtel de ville
de Berlin, long de près d’un demi-kilomètre. Nos préférences, à
Hitler et à moi, allaient à des projets différents ; après de
longues discussions, mon argumentation finit par l’emporter sur la
résistance tenace de Hitler. L’hôtel de ville serait flanqué du
nouveau Haut commandement de la marine de guerre et de la nouvelle
Préfecture de police de Berlin. Sur le bord est serait construite,
au milieu d’espaces verts, la nouvelle Académie de guerre. Les
plans de tous ces bâtiments étaient déjà terminés.
Sans aucun doute, cette voie reliant les deux
gares centrales devait constituer une éclatante transposition
architecturale de la puissance politique, militaire et économique
de l’Allemagne. Au centre se trouvait le maître absolu du
Reich ; comme symbole suprême de sa puissance devait se
dresser, tout près de lui, le Grand Dôme, l’édifice qui devait
dominer le Berlin de l’avenir. Ainsi, sur le papier du moins, se
trouvait réalisée la phrase de Hitler affirmant que « Berlin
devait changer de visage pour s’adapter à sa nouvelle et grande
mission 7 ».
Je vécus dans ce monde pendant cinq ans et, malgré
tous leurs défauts, malgré tous leurs côtés grotesques, je ne
parviens pas à renier totalement mes conceptions d’alors. Il me
semble parfois, quand je recherche les raisons de mon aversion à
l’égard de Hitler, qu’en plus de tout ce qu’il fit et projeta
d’horrible, je dois peut-être également citer la déception
personnelle que m’a causée sa façon de jouer avec la guerre et les
catastrophes ; mais par ailleurs je vois bien aussi que tous
ces projets ne sont devenus possibles que par ce jeu sans
scrupules.
Des projets d’une telle importance étaient
évidemment les indices d’une mégalomanie permanente, mais, malgré
tout, il serait injuste de condamner à la légère toute la
planification de cet axe nord-sud. Il n’y avait guère plus
d’exagération dans les dimensions de cette large avenue, de ces
nouvelles gares centrales avec leurs moyens de transport
souterrains, que dans celles de nos immeubles commerciaux,
aujourd’hui dépassés dans le monde entier par les gratte-ciel
administratifs et les ministères. Si ces projets n’étaient plus à
l’échelle humaine, c’était moins en raison de leurs dimensions que
de leur côté outrancier et ostentatoire. Le Grand Dôme, la future
Chancellerie du Reich, l’édifice somptueux de Göring, le Mémorial
du Soldat et l’Arc de Triomphe, tous ces bâtiments je les voyais à
travers les prétentions politiques de Hitler qui, un jour qu’il
regardait la maquette de la ville, me prit par le bras et me
confia, les yeux embués de larmes : « Comprenez-vous
maintenant pourquoi nous voyons si grand ? La capitale de
l’Empire germanique – si seulement j’étais en bonne
santé… »
Hitler était très pressé de voir commencer la
réalisation de cette avenue longue de sept kilomètres, la pièce
maîtresse de ses plans d’urbanisme. Au printemps 1939, après avoir
fait des calculs très exacts, je lui promis que tous les édifices
seraient terminés en 1950. A dire vrai, j’avais espéré que cette
nouvelle le réjouirait particulièrement. Mais je fus quelque peu
déçu, car il se montra tout juste satisfait en prenant acte de ce
délai, qui pourtant ne pouvait être tenu que grâce à une activité
ininterrompue sur les chantiers. Peut-être songeait-il en même
temps à ses projets militaires, qui devaient rendre illusoires tous
mes calculs.
A d’autres moments, par contre, il insistait
tellement pour que les travaux soient achevés dans les délais
prévus, il semblait si impatient de voir arriver l’année 1950, que
cette attitude aurait été la meilleure de ses manœuvres de
mystification, si ses rêves urbanistes n’avaient été qu’un moyen de
camoufler ses desseins expansionnistes. Les nombreuses réflexions
de Hitler sur la signification politique de ses projets auraient dû
me rendre méfiant, mais elles étaient contrebalancées par la
certitude qu’il affichait de voir mes travaux berlinois être
exécutés normalement dans les délais prévus. Et puis j’étais
accoutumé à l’entendre parfois faire des remarques
d’halluciné ; après coup, bien sûr, il est plus facile de
découvrir le fil conducteur qui les reliait entre elles d’une part,
et à mes plans de construction d’autre part.
Hitler veillait avec un soin jaloux à ce que nos
plans ne soient pas connus du public. Seuls quelques fragments en
furent publiés, car il était impossible de travailler complètement
dans le secret, trop de gens participant aux travaux préparatoires.
Aussi faisions-nous à l’occasion connaître certaines parties du
projet qui semblaient sans conséquences et la conception
fondamentale qui était à la base de notre projet fut même portée à
la connaissance du public grâce à un article que j’écrivis avec
l’accord de Hitler 8 . Le
chansonnier Werner Fink, s’étant moqué de ces projets, fut jeté
dans un camp de concentration ; mais peut-être y avait-il
encore à cela d’autres
raisons. Au demeurant cette mesure fut prise la veille du jour où
je me proposais d’assister au spectacle, pour bien montrer que je
ne me sentais pas offensé.
Nous faisions preuve de prudence même pour des
questions futiles : ayant un moment envisagé de démolir la
tour de l’hôtel de ville de Berlin, nous fîmes paraître, dans le
« courrier des lecteurs » d’un journal berlinois, une
lettre écrite par le secrétaire d’État Karl Hanke, afin de
connaître la réaction des Berlinois. Les protestations furieuses de
la population me firent ajourner la réalisation de ce projet. D’une
façon générale, nous devions, en mettant nos plans à exécution,
ménager les sentiments de l’opinion publique. Ainsi, nous
envisagions de reconstruire dans le parc du château de
Charlottenburg le joli château de Monbijou qui devait faire place à
un musée 9 . Pour des raisons
similaires, on conserva même la tour de la radio, ainsi que la
colonne de la Victoire qui gênait pourtant nos plans
d’urbanisme ; Hitler la considérait comme un monument de
l’histoire allemande et il profita même de l’occasion pour la faire
surélever, afin qu’elle fît plus d’effet. Il fit pour cela une
esquisse qui existe encore aujourd’hui, se moquant de la parcimonie
de l’État prussien qui, même triomphant, avait lésiné sur la
hauteur de sa colonne de la Victoire.
J’évaluai les frais globaux de l’aménagement de
Berlin à une somme allant de 4 à 6 milliards de Reichsmarks ce
qui, aux prix actuels de la construction, représenterait une somme
de 16 à 24 milliards de deutsche marks environ. Pendant les
onze années qui nous séparaient encore de 1950, 500 millions
de Reichsmarks devaient être alloués chaque année à notre projet,
dépense nullement utopique puisqu’elle ne représentait qu’un
vingt-cinquième du volume total des sommes absorbées par la
construction en Allemagne 10 . Pour
me rassurer et me justifier, j’avais alors établi une comparaison,
fort sujette à caution il est vrai : je calculai quel
pourcentage représentaient, par rapport au produit total des impôts
perçus par l’État prussien, les sommes prélevées pour financer ses
constructions berlinoises par le roi Frédéric-Guillaume, père de
Frédéric le Grand, qui était, comme l’on sait, très économe. Ces
sommes dépassaient largement le montant de nos dépenses qui
n’auraient représenté, elles, qu’environ 3 % des
15 milliards 700 millions de marks de ce produit fiscal.
Il est vrai que cette comparaison n’était pas très convaincante,
car on ne peut pas comparer le produit des impôts de cette
époque-là au rendement fiscal de l’époque actuelle.
Le professeur Hettlage, mon conseiller en matière
budgétaire, résumait nos idées sur le financement du projet par
cette remarque sarcastique : « Pour la ville de Berlin,
les dépenses doivent être calculées en fonction des recettes, chez
nous c’est l’inverse 11 . » Ces 500 millions à trouver
chaque année, ne devaient pas, Hitler et moi étions d’accord sur ce
point, être prélevés en une seule fois, mais répartis sur autant de
budgets que possible ; chaque ministère, chaque service public
devait prévoir dans son budget les sommes nécessaires, tout comme
devaient faire les chemins de fer du Reich pour la transformation
du réseau ferroviaire berlinois ou la ville de Berlin pour les
routes et le métro souterrain. De plus les entreprises
industrielles privées devaient assumer elles-mêmes leurs propres
dépenses.
En 1938, lorsque tout fut réglé dans le détail,
Hitler, se félicita d’avoir trouvé un biais astucieux qui
permettrait de financer les travaux discrètement :
« Ainsi répartie, dit-il, la dépense globale passera
inaperçue. Nous ne financerons directement que le Grand Dôme et
l’Arc de Triomphe. Nous lancerons un appel au peuple pour qu’il
contribue à la dépense ; en outre, le ministre des Finances
devra mettre chaque année à la disposition de votre service
60 millions. Vous mettrez de côté les sommes que vous
n’utiliserez pas immédiatement. » En 1941, j’avais ainsi
amassé 218 millions 12 ; en 1943, sur proposition du
ministre des Finances et avec mon accord, ce compte, qui
entre-temps avait atteint 320 millions, fut tacitement dissous
sans que Hitler en fût informé.
Le ministre des Finances, von Schwerin-Krosigk,
irrité de cette dilapidation des deniers publics, réitérait
objections et protestations. Pour écarter les craintes exprimées
par son ministre, Hitler se compara au roi de Bavière,
Louis II : « Que le ministre des Finances pense aux
sources de revenus dont l’État disposera d’ici cinquante ans à
peine grâce à mes constructions ! Que s’est-il passé avec
Louis II : on a déclaré qu’il était fou à cause des
dépenses qu’il faisait pour construire ses châteaux. Et
aujourd’hui ? Beaucoup d’étrangers viennent en haute Bavière
uniquement pour voir ces châteaux. Les droits d’entrée, à eux
seuls, ont depuis longtemps amorti les frais de construction.
Croyez-le bien ! Le monde entier viendra à Berlin pour voir
nos édifices. Il nous suffira de dire aux Américains combien a
coûté le Grand Dôme. Peut-être exagérerons-nous un peu, au lieu
d’un milliard nous dirons un milliard et demi ! Alors ils
voudront absolument voir l’édifice le plus cher du
monde. »
Penché sur ses plans, il répétait souvent :
« Mon seul souhait, Speer, c’est de pouvoir un jour voir ces
édifices. En 1950, nous organiserons une exposition universelle. En
attendant, les bâtiments resteront vides, et ils serviront alors de
salles d’exposition. Nous inviterons le monde entier ! »
Voilà le genre de déclarations que pouvait faire Hitler ; il
était difficile de deviner ses véritables pensées. A ma femme qui,
pendant onze années, allait vraisemblablement se voir frustrée
toute vie de famille, je promis en guise de compensation un voyage
autour du monde en 1950.
L’idée de Hitler consistant à répartir le coût des
travaux sur autant de têtes que possible s’avéra juste. Car Berlin,
riche et en plein essor, attirait de plus en plus de
fonctionnaires, du fait de la centralisation des pouvoirs publics.
Les administrations des différentes industries devaient elles aussi
tenir compte de cette évolution et agrandir leur siège central
berlinois à des fins de représentation. Il n’y avait jusque-là,
comme « artère-vitrine de Berlin » où réaliser de tels projets de
constructions, que l’avenue Unter den Linden, et d’autres rues de
moindre importance. Aussi la nouvelle avenue, large de 120 mètres,
était-elle alléchante, d’abord parce qu’on n’y rencontrerait pas
les mêmes difficultés de circulation que dans les anciennes rues,
mais aussi parce que le prix des terrains à bâtir, dans ces
quartiers encore excentriques, était relativement bas. Au début de
mon activité, je me trouvai en présence de nombreuses demandes de
permis de construire sur des emplacements choisis au hasard sur
tout le territoire de la ville. Par exemple, dans les premiers
temps du gouvernement de Hitler, on avait édifié dans un quartier
insignifiant, après avoir démoli plusieurs pâtés de maisons, le
nouveau grand immeuble de la Banque du Reich. A ce propos, un jour,
après le repas, Himmler présenta à Hitler le plan de cet immeuble
et, très sérieusement, attira son attention sur le fait qu’à
l’intérieur du grand bloc rectangulaire l’aile longitudinale et
l’aile transversale formaient une croix chrétienne ; Himmler
voyait là, de la part de l’architecte catholique Wolf, une
glorification voilée de la foi chrétienne. Mais Hitler était assez
averti des choses du bâtiment pour se gausser de telles
remarques.
Quelques mois seulement après l’établissement
définitif des plans, nous avions attribué une première partie de
l’avenue, longue de 1 200 mètres, celle où l’on pouvait
commencer à construire sans attendre que soit achevé le déplacement
des voies ferrées. Le reste du terrain ne devait être disponible
que plusieurs années après, mais les options prises par les
ministères, les services publics du Reich et les entreprises
privées furent si nombreuses, que non seulement la construction sur
les sept kilomètres de l’avenue était assurée, mais que nous
commençâmes déjà à attribuer des terrains situés au sud de la gare
du Midi. Nous ne pûmes empêcher qu’à grand-peine le Dr Ley, chef du « Front allemand du
travail », qui disposait de fonds énormes provenant des
cotisations des travailleurs, de s’attribuer un cinquième de toute
la longueur de l’avenue. Il réussit toutefois à obtenir un lot de
300 mètres de long, où il voulait installer un grand centre de
distractions.
L’une des raisons de cette brusque fureur de
construire fut naturellement la perspective d’aller au-devant des
désirs de Hitler en érigeant d’importants édifices. Comme les
dépenses à engager pour ces constructions auraient été plus
importantes que sur des terrains à bâtir normaux, je recommandai à
Hitler d’accorder une distinction aux maîtres d’ouvrage pour tous
les millions dépensés en plus, suggestion qu’il accepta
spontanément. « Et pourquoi même ne pas décorer ceux qui
auront bien mérité de l’art ? Nous ne le ferons que très
rarement et principalement pour ceux qui auront financé un édifice
important. On peut obtenir beaucoup avec des médailles. »
L’ambassadeur britannique, avec raison d’ailleurs, crut lui aussi
faire plaisir à Hitler en lui proposant d’ériger une nouvelle
ambassade, dans le cadre du nouvel aménagement de Berlin ;
Mussolini, lui-même, montra un très vif intérêt pour tous ces
projets 13 .
Bien que Hitler gardât le silence sur ses
véritables projets en matière d’architecture, les détails rendus
publics suscitèrent bon nombre de commentaires écrits et oraux. Il
s’ensuivit un véritable boom de l’architecture. Hitler se serait-il
intéressé à l’élevage de chevaux que cette manie se serait
certainement emparée des dirigeants ; mais en l’occurrence, on
assista à une production massive de projets à la Hitler. Certes on
ne peut pas parler d’un style IIIe Reich, car il s’agissait seulement d’une
orientation privilégiée, se distinguant par certains caractères
aussi précis que disparates ; mais cette tendance était
souveraine. Pourtant Hitler n’avait rien d’un doctrinaire. Il
comprenait qu’un relais d’autoroute ou un foyer de la Jeunesse
hitlérienne à la campagne ne pouvaient ressembler à une
construction urbaine ; il ne lui serait jamais venu à l’idée
non plus de construire une usine dans son style d’apparat ; il
pouvait réellement s’enthousiasmer pour une construction
industrielle de verre et d’acier. Mais un édifice public, dans un
État qui se proposait de bâtir un empire, devait, selon lui, porter
une empreinte bien définie.
Nombreux furent les projets qui, dans d’autres
villes, virent le jour à la suite du plan d’aménagement de Berlin.
Tout Gauleiter voulut désormais s’immortaliser dans sa ville par
ses réalisations. Presque tous ces plans présentaient, comme mon
projet pour Berlin, deux axes en forme de croix, parfois même
orientés de la même façon ; le modèle berlinois était devenu
un schéma idéal. Quand nous discutions ensemble, penchés sur nos
plans, Hitler lui-même dessinait inlassablement, d’un crayon
facile, ses propres esquisses, trouvant chaque fois la perspective
juste ; il traçait, à l’échelle, plans, coupes et
projections : un architecte n’aurait pas mieux fait. Parfois,
le matin, il me montrait une esquisse réalisée avec soin et
terminée dans la nuit ; mais la plupart de ses dessins, il les
fit à grands traits rapides, au cours de nos discussions.
J’ai conservé jusqu’à ce jour, toutes les
esquisses faites par Hitler en ma présence, y inscrivant la date et
le sujet. Il est intéressant de noter que, sur un total de 125
esquisses, un bon quart intéressent les projets de constructions de
Linz, projets qui lui tinrent toujours le plus à cœur. Tout aussi
nombreux sont les plans de théâtres. Il nous surprit un matin en
nous montrant une esquisse qu’il avait dessinée au propre dans la
nuit, représentant une « colonne du Mouvement » destinée
à Munich ; nouveau symbole de la ville, cette colonne aurait
réduit à l’état lilliputien les deux tours de l’église Notre-Dame,
la Frauenkirche.
Il considérait ce projet, tout comme celui de
l’Arc de Triomphe de Berlin, comme son domaine réservé et il
n’hésita pas à corriger jusque dans le détail les travaux de
l’architecte munichois chargé de faire les plans. Aujourd’hui
encore il me semble que ces corrections étaient vraiment des
améliorations qui apportaient au problème des forces statiques
s’exerçant dans un socle une solution meilleure que celle proposée
par l’architecte.
Giessler, le
responsable de l’urbanisme à Munich, savait très bien imiter le
Dr Ley, le Führer ouvrier bégayant.
Hitler prenait tant de plaisir à ces imitations qu’il redemandait
sans cesse à Giessler de lui décrire la scène du couple Ley venant
visiter les salles des maquettes du Service de l’urbanisme de
Munich. Tout d’abord, Giessler racontait comment le Führer des
travailleurs allemands, en élégant costume d’été, portant gants
blancs et chapeau de paille, accompagné de son épouse vêtue de
façon à peine moins voyante, était entré dans son atelier ;
Giessler leur avait montré et commenté les plans de Munich jusqu’à
ce que Ley l’interrompît : « C’est moi qui construirai
tout ce bloc-ci. Ça coûte combien ? Quelques centaines de
millions ? Bon, nous allons construire ça… Et que voulez-vous
construire là ? – Une grande maison de haute couture. – La
mode c’est moi qui la ferai ! c’est ma femme qui le
fera ! Pour cela nous avons besoin d’une grande maison. C’est
entendu ! Ma femme et moi, c’est là-dedans que nous déciderons
de la mode allemande… Et… et… Et des filles il nous en faut
aussi ! Beaucoup, plein une maison, avec un intérieur très
moderne. Nous nous chargerons de tout, quelques centaines de
millions pour la construction, cela n’a aucune importance. »
Giessler, que cette obligation rebutait, dut décrire cette scène
d’innombrables fois, tandis que Hitler riait aux larmes de la
mentalité dépravée de son « Führer ouvrier ».
Mes projets de constructions n’étaient pas les
seuls dont Hitler stimulât inlassablement les progrès. Il
autorisait sans cesse la construction de forums dans les capitales
des Gaue et encourageait ses dirigeants à s’improviser maîtres
d’ouvrages de projets de prestige. A ce propos, il avait une manie
qui m’exaspérait. Il exigeait de voir ses cadres entrer en
compétition, partant du principe que seule une concurrence acharnée
permettait d’obtenir des réalisations de haute qualité. Il ne
pouvait concevoir que nos possibilités fussent limitées et passait
outre quand je lui objectais que bientôt plus aucun délai ne
pourrait être respecté, du fait que les Gauleiter utilisaient pour
leurs propres besoins toute la pierre à bâtir de leur région.
Himmler vint en aide à Hitler. Ayant appris que
nous étions menacés par une pénurie de briques et de granit, il
suggéra d’utiliser ses détenus pour en assurer la production. Il
proposa à Hitler de construire à Sachsenhausen, près de Berlin, une
vaste briqueterie, qui serait propriété de la SS et placée sous sa
direction. Comme Himmler était très ouvert aux innovations, il
trouva bientôt un inventeur pour proposer un nouveau procédé pour
la fabrication des briques. Mais la production promise ne put
démarrer, car l’invention fit long feu.
La seconde promesse de Himmler, toujours à l’affût
de quelque projet d’avenir, aboutit au même résultat. Il voulait,
en se servant des détenus des camps de concentration, produire des
blocs de granit pour les bâtiments de Nuremberg et de Berlin. Il
fonda sans tarder une firme sous un nom quelconque et se mit à
extraire des pierres. Mais les entreprises SS étant d’une
incompétence inimaginable, les blocs présentaient des fêlures et
des fissures et la SS dut finalement admettre qu’elle ne pourrait
fournir qu’une petite partie des blocs de granit promis. Le service
des ponts et chaussées du Dr Todt
prit livraison du reste de la production pour en faire des pavés.
Hitler, qui avait mis de grands espoirs dans les promesses de
Himmler, fut de plus en plus irrité et finit par déclarer
sarcastiquement que les SS feraient mieux de s’occuper de la
production de pantoufles de feutre et de sacs en papier, selon la
tradition des établissements pénitenciers.
En plus des nombreux édifices prévus, le projet
comprenait la création de la place qui devait s’étendre devant le
Grand Dôme. C’était moi qui devais en dessiner les plans, selon le
vœu de Hitler. En outre, j’étais chargé de construire le nouvel
édifice de Göring et la gare du Midi. C’était là plus que
suffisant, car je devais également réaliser les plans des bâtiments
des Congrès du parti à Nuremberg. Mais comme ces projets, dont
j’étais personnellement responsable, s’étalaient sur dix ans, je
pouvais les mener à bien en utilisant une équipe de huit à dix
collaborateurs que je pourrais superviser, et en laissant à
d’autres l’élaboration des détails techniques. Mon bureau privé se
trouvait dans la Lindenallee à Westend, non loin de
l’Adolf-Hitler-Platz, l’ancienne Reichskanzlerplatz. Mais je
réservais régulièrement mes après-midi, jusque tard dans la soirée,
à mon service officiel de la Construction de la Pariser-Platz.
C’est là que je fis appel aux architectes que j’estimais être les
meilleurs d’Allemagne, pour leur confier les grands ouvrages du
projet global : Paul Bonatz, auteur de nombreux ponts, reçut
sa première commande de construction hors de terre (le Haut
commandement de la marine de guerre) dont le projet grandiose fut
chaleureusement approuvé par Hitler ; Bestelmeyer fut chargé
des plans du nouvel Hôtel de Ville ; Wilhelm Kreis se vit
confier les projets du haut commandement de l’armée, du Mémorial du
Soldat et de divers musées ; sur proposition de l’A.E.G. qui
était son maître d’ouvrage habituel, Peter Behrens, le maître de
Gropius et de Mies van der Rohe, fut chargé de construire le
nouveau bâtiment administratif de cette firme, dans la grande
avenue. Évidemment cela provoqua les protestations de Rosenberg et
de ses gardiens de la culture, qui ne pouvaient admettre que ce
promoteur du radicalisme architectural s’immortalisât dans
l’ « avenue du Führer ». Hitler, qui appréciait
l’ambassade de Saint-Pétersbourg de Behrens, accepta néanmoins que
la commande allât à ce dernier. Je proposai également à plusieurs
reprises à mon maître Tessenow de répondre aux appels d’offre.
Mais, ne voulant pas renoncer à son style sobre et artisanal, il
repoussa obstinément la tentation de construire des édifices
importants.
Comme sculpteur je fis essentiellement appel à
Josef Thorak, aux œuvres duquel le directeur général des musées de
Berlin, Wilhem von Bode, avait consacré un livre ; j’employai
également l’élève de Maillol, Arno Breker. C’est lui qui, en 1943, servit
d’intermédiaire quand il s’agit de transmettre à son maître la
commande d’une sculpture qui devait trouver place à
Grunewald.
Les historiens affirment que je n’entretenais pas
de relations de caractère privé avec les cercles du
parti 14 ; on pourrait
tout aussi bien dire que, me considérant comme un intrus, les
ténors du parti me tenaient à l’écart. Quant aux sentiments des
Reichsleiter ou des Gauleiter, ils me laissaient indifférent
puisque j’avais la confiance de Hitler. Exception faite pour Karl
Hanke, qui m’avait « découvert », je n’étais lié de près
à aucun dignitaire du parti et aucun d’eux ne fréquentait ma
maison. Par contre je m’étais fait des amis parmi les artistes que
je faisais travailler et parmi leurs amis à eux. A Berlin, dans la
mesure où mon temps limité me le permettait, je rencontrais aussi
souvent que possible Breker et Kreis, auxquels se joignait
fréquemment le pianiste Wilhelm Kempff. A Munich je m’étais lié
d’amitié avec Josef Thorak et le peintre Hermann Kaspar qu’on
pouvait rarement empêcher, vers la fin de la soirée, de proclamer
bruyamment sa prédilection pour la monarchie bavaroise.
J’étais également lié avec mon premier maître
d’ouvrage, le Dr Robert Frank, pour
lequel j’avais, dès 1933, avant de travailler pour Hitler et
Goebbels, transformé la maison de maître du domaine de Sigrön, près
de Wilsnack. C’est chez lui que je passais souvent le week-end avec
ma famille, à 130 kilomètres des portes de Berlin. Jusqu’en 1933,
Frank avait été directeur général des centrales électriques de
Prusse ; limogé quand Hitler eut pris le pouvoir, il vivait
depuis retiré en simple particulier ; de temps à autre il
était en butte aux tracasseries du parti, mais mon amitié le
protégea d’ennuis plus graves. C’est à lui qu’en 1945 je confiai ma
famille lorsque je l’installai à Schleswig, aussi loin que possible
du centre de la débâcle.
Peu après ma nomination, je sus convaincre Hitler
que les plus compétents des membres du parti occupaient depuis
longtemps des postes de direction, si bien que je ne trouverais
plus dans le parti qu’un personnel de second ordre. Sans hésiter,
il m’autorisa à choisir mes collaborateurs à ma convenance. Peu à
peu le bruit se répandit que l’on pouvait trouver dans mon service
un emploi sûr et à l’abri de tout tracas. Aussi de plus en plus
d’architectes se pressèrent à notre porte.
Un jour, un de mes collaborateurs me demanda une
recommandation pour adhérer au parti. « Pourquoi, répondis-je,
ne suffit-il pas que je sois moi-même au parti ? » Ma
réponse fit le tour de l’Inspection générale de la Construction.
Certes nous prenions au sérieux les projets architecturaux de
Hitler, mais devant la solennité bornée de son Reich, nous
refusions d’être aussi solennels que d’autres.
Je continuai à ne fréquenter que très rarement les
réunions du parti et c’est à peine si j’eus encore des contacts
avec ses membres, ceux du Gau de Berlin, par exemple ; d’autre
part, je négligeai les fonctions que le parti m’avait confiées et
dont j’aurais pu cependant faire des positions puissantes. Par
manque de temps, j’abandonnai même de plus en plus la direction du
service « Beauté du travail » à mon représentant
permanent. Cette réserve, il faut bien le dire, m’était également
dictée par ma crainte d’avoir à prononcer des discours en
public.
En mars 1939, j’entrepris, en compagnie de mes
plus proches amis, un voyage en Sicile et en Italie du Sud. Notre
groupe comprenait Wilhelm Kreis, Josef Thorak, Hermann Kaspar, Arno
Breker, Robert Frank, Karl Brandt et leurs épouses. Sur notre
invitation Magda Goebbels, la femme du ministre de la Propagande,
participa au voyage, mais sous un nom d’emprunt.
Dans l’entourage immédiat de Hitler il y eut,
tolérées par lui, de nombreuses histoires sentimentales. Ainsi
Bormann, se conduisant avec une grossièreté et une goujaterie qui
ne sauraient étonner de la part de cet individu sans cœur ni
moralité, invita dans sa maison de l’Obersalzberg sa maîtresse, une
actrice de cinéma qui vécut là des jours durant au milieu de la
famille. Seule l’attitude conciliante, et pour moi
incompréhensible, de Mme Bormann
permit d’éviter le scandale.
Goebbels pour sa part, eut de nombreuses aventures
amoureuses. Son secrétaire d’État, Hanke, rapportait, mi-amusé,
mi-indigné, comment Goebbels usait souvent de chantage auprès des
jeunes artistes de cinéma. Mais ses rapports avec la star tchèque
Lida Baavora furent plus qu’un simple épisode. Sa femme voulut
alors le quitter et exigea que le ministre se séparât d’elle et des
enfants. Nous étions, Hanke et moi, entièrement du côté de
l’épouse ; Hanke, cependant, ne fit que compliquer la crise
conjugale en tombant amoureux de la femme de son ministre, beaucoup
plus âgée que lui. Pour la tirer d’embarras, j’invitai Mme Goebbels à faire en notre compagnie ce
voyage en Italie. Hanke voulut la rejoindre et l’importuna, pendant
tout le voyage, de lettres d’amour ; mais il fut fermement
éconduit.
Pendant ce voyage, Mme Goebbels se comporta en femme aimable et
équilibrée. D’une manière générale, les épouses des personnages du
régime firent preuve de beaucoup plus de détachement que leurs
maris devant les tentations du pouvoir. Elles ne s’égarèrent pas
dans le monde de fantasmes de ceux-ci, suivant leur rêve de
grandeur, souvent grotesque, avec une certaine réserve intérieure,
échappant ainsi au tourbillon politique qui emportait leurs époux
en une ascension vertigineuse. Mme Bormann resta une modeste ménagère, quelque
peu intimidée, aussi aveuglément dévouée, toutefois, à son mari
qu’à l’idéologie du parti ; quant à Mme Göring, j’avais l’impression qu’elle était
capable de sourire de l’amour du faste de son mari ; enfin Eva
Braun, elle aussi, montra une
certaine élévation de sentiments ; en tout cas, elle ne
chercha pas à user du pouvoir qui était à portée de sa main à des
fins personnelles.
La Sicile et les ruines des temples doriques à
Ségeste, Syracuse, Sélinonte et Agrigente furent pour nous une
source d’enrichissement et complétèrent les impressions que nous
avions recueillies au cours de notre voyage en Grèce. Devant les
temples de Sélinonte et d’Agrigente, je constatai une nouvelle
fois, non sans apaisement, que l’Antiquité elle aussi avait eu ses
accès de mégalomanie ; visiblement les Grecs des colonies
s’étaient ici écartés des principes de mesure en honneur dans la
mère patrie. Face à ces temples, tous les témoignages de
l’architecture sarrasino-normande rencontrés sur notre route
faisaient pâle figure, sauf Castel del Monte, le merveilleux
château de chasse de Frédéric II, construit sur un plan
octogonal. Paestum nous apparut comme un autre sommet. Pompéi, par
contre, me sembla plus éloigné des formes pures de Paestum que nos
propres édifices de celles du monde dorique.
Au retour nous fîmes une halte de quelques jours à
Rome ; le gouvernement fasciste découvrit l’identité de notre
illustre compagne de voyage et le ministre italien de la
Propagande, Alfieri, nous invita tous à l’Opéra ; mais aucun
de nous ne fut capable de donner une explication plausible au fait
que la seconde dame du Reich voyageait seule à l’étranger, nous
rentrâmes donc chez nous aussi vite que possible.
Tandis que nos rêves nous entraînaient dans le
monde du passé grec, Hitler faisait occuper et rattacher au Reich
la « Tchéquie ». Nous trouvâmes en Allemagne un climat de
désenchantement. Tous étaient en proie à un sentiment général
d’incertitude quant à notre proche avenir. Aujourd’hui encore je
m’étonne de voir avec quelle justesse un peuple peut pressentir ce
qui va arriver, sans se laisser influencer par la propagande
officielle.
Toutefois nous fûmes rassurés en voyant un jour
Hitler prendre position contre Goebbels quand celui-ci, au cours
d’un déjeuner à la Chancellerie, déclara en parlant de l’ancien
ministre des Affaires étrangères, Konstantin von Neurath, nommé
quelques semaines auparavant « Protecteur du Reich » en
Bohême-Moravie : « Von Neurath est connu pour être un
modéré. Or le protectorat a besoin d’une main ferme, qui maintienne
l’ordre. Cet homme n’a rien de commun avec nous, il fait partie
d’un tout autre monde. » Hitler rectifia : « Von
Neurath était le seul titulaire possible. Dans le monde anglo-saxon
on le considère comme un homme d’une grande distinction. Sur le
plan international, sa nomination aura un effet rassurant, car on y
verra une volonté de ne pas frustrer les Tchèques de leur vie
nationale. »
Hitler me demanda de lui faire le récit des
impressions que je rapportais d’Italie. Ce qui m’avait le plus
frappé, c’était que, même dans les villages, les murs étaient
recouverts de slogans politiques. « Nous n’avons pas besoin de
cela, dit-il simplement. Si jamais la guerre éclate, le peuple
allemand est assez endurci. Ce genre de propagande convient
peut-être à l’Italie. Quant à savoir si elle sert à quelque chose,
c’est une autre question 15 . »
A plusieurs reprises Hitler m’avait demandé de
prononcer à sa place le discours d’inauguration de l’exposition
d’architecture de Munich. J’avais jusqu’alors réussi à décliner de
telles offres, trouvant toujours des échappatoires. Au printemps
1938, une sorte de marchandage fut même conclu : j’étais prêt
à établir les plans de la galerie de tableaux et du stade de Linz,
à condition de ne pas avoir de discours à prononcer.
Mais la veille du cinquantième anniversaire de
Hitler, on devait ouvrir à la circulation un tronçon de
l’ « axe est-ouest », et il avait promis de procéder
lui-même à l’inauguration. Mon premier discours était devenu
inévitable – et cela devant le chef de l’État et en public. Au
déjeuner Hitler annonça : « Une grande nouvelle, Speer va
prononcer un discours ! Je suis curieux d’entendre ce qu’il va
dire. »
Devant la Porte de Brandebourg, les notables de la
ville étaient assemblés au milieu de la chaussée ; je me
trouvais sur le côté droit, tandis que la foule se pressait loin
derrière nous, sur les trottoirs, maintenue par des cordes. Au loin
retentirent des ovations dont l’intensité augmenta à mesure que la
colonne de voitures de Hitler approchait et bientôt ce fut du
délire. La voiture de Hitler s’arrêta juste devant moi, il
descendit, me salua d’une poignée de main, et répondit au salut des
dignitaires en levant rapidement le bras. Des caméras mobiles
toutes proches commencèrent à nous filmer, pendant que Hitler se
plaçait à deux mètres de moi, impatient. Respirant profondément, je
dis alors textuellement : « Mon Führer, je vous annonce
que l’axe est-ouest est achevé. Puisse l’ouvrage parler de
lui-même ! » Un long moment s’écoula avant que Hitler
répondît par quelques phrases, puis il m’invita à monter dans sa
voiture et nous longeâmes la haie de 7 kilomètres formée par les
Berlinois venus lui rendre hommage pour son cinquantième
anniversaire. Ce fut certainement l’un des plus grands déploiements
de masse que le ministre de la Propagande eût organisés ; mais
les applaudissements étaient sincères, me sembla-t-il.
Arrivés à la Chancellerie du Reich, nous
attendîmes le dîner. « Vous m’avez mis dans l’embarras avec
vos deux phrases, me dit aimablement Hitler ; je m’attendais à
un discours assez long et je voulais pendant ce temps réfléchir à
ma réponse, comme c’est mon habitude. Or vous avez eu si vite
terminé que je ne savais quoi dire. Mais je vous l’accorde, ce fut
un bon discours. L’un des meilleurs que j’aie entendus de ma
vie. » Par la suite, cette anecdote fit partie de son
répertoire permanent et il la raconta souvent.
A minuit, Hitler reçut les félicitations des
convives présents. Mais lorsque je lui dis que, pour marquer ce
jour, j’avais fait monter dans une salle une maquette de son Arc de
Triomphe haute de presque quatre mètres, plantant là toute la société, il se rendit
immédiatement dans cette pièce. Il resta un long moment à
contempler la maquette, visiblement ému : le rêve de ses
jeunes années était, du moins en réduction, devenu réalité.
Fasciné, il me serra la main sans mot dire pour ensuite, en pleine
euphorie, vanter à ses invités l’importance de cet ouvrage dans
l’histoire future du Reich. Dans le courant de la nuit il alla à
plusieurs reprises examiner la maquette. A l’aller et au retour
nous traversâmes chaque fois l’ancienne salle du Conseil où
Bismarck avait présidé, en 1878, le Congrès de Berlin. Sur de
longues tables étaient disposés les cadeaux d’anniversaire de
Hitler, pour l’essentiel un amas d’objets de mauvais goût, offerts
par les Reichsleiter et les Gauleiter : des nus de marbre
blanc, des reproductions de bronzes alors en vogue, comme par
exemple celui du jeune Romain à l’épine et des peintures à l’huile
dont le niveau était digne des expositions de la « Maison de
l’Art ». Une partie de ces cadeaux plaisait à Hitler, tandis
qu’il se moquait des autres, mais il y avait peu de différence
entre eux.
Sur ces entrefaites, les relations entre Hanke et
Mme Goebbels avaient pris une telle
tournure qu’ils voulaient se marier, au grand effroi de tous les
initiés. C’était un couple mal assorti : Hanke était jeune et
maladroit, elle une dame du monde élégante, beaucoup plus âgée que
lui. Hanke pressa Hitler de donner son accord au divorce, mais
Hitler refusa, invoquant la raison d’État. Le festival de Bayreuth
de 1939 allait commencer, lorsqu’un matin Hanke arriva chez moi à
Berlin, désespéré. Le couple Goebbels s’était réconcilié, me
dit-il, et ils étaient partis ensemble pour Bayreuth. Je trouvais
que c’était la chose la plus raisonnable, pour Hanke également.
Mais il est difficile de consoler un amant désespéré en le
félicitant de son malheur. Je lui promis donc de me renseigner à
Bayreuth sur ce qui s’était passé et je partis immédiatement.
La famille Wagner avait ajouté à la maison
Wahnfried une aile spacieuse où Hitler et ses aides de camp étaient
logés pendant le festival, tandis que les invités de Hitler étaient
installés chez des particuliers à Bayreuth. Hitler apportait ici
beaucoup plus de soin au choix de ses invités qu’il ne le faisait à
l’Obersalzberg ou surtout à la Chancellerie du Reich. Outre les
aides de camp de service, il n’invitait que quelques connaissances
dont il pouvait être sûr qu’elles seraient agréables à la famille
Wagner ; à vrai dire il n’y eut jamais que le Dr Dietrich, le Dr Brandt et moi-même.
Pendant le festival, Hitler donnait l’impression
d’être plus détendu qu’à l’ordinaire ; au sein de la famille
Wagner, il se sentait visiblement à son aise et libéré de
l’obligation de représenter le pouvoir, obligation à laquelle il se
croyait tenu à la Chancellerie, même parfois le soir au milieu de
ses intimes. Il était de bonne humeur, paternel avec les enfants,
amical et attentionné avec Winifred Wagner. Sans son aide
financière, il n’aurait sans doute pas été possible de maintenir le
festival. Bormann préleva chaque année sur ses fonds des centaines
de milliers de marks pour en faire le point culminant de la saison
d’opéra allemande. Être le mécène de ce festival et l’ami de la
famille Wagner représentait sans doute pour Hitler, en ces journées
de Bayreuth, la réalisation d’un rêve qu’il n’aurait probablement
pas osé faire dans sa jeunesse.
Goebbels et sa femme étaient arrivés à Bayreuth le
même jour que moi et s’étaient installés, comme Hitler, dans
l’annexe de la maison Wahnfried. Mme Goebbels, très abattue, s’ouvrit à moi avec
la plus grande franchise : « C’est épouvantable, la façon
dont mon mari m’a menacée. J’étais à Gastein et je commençais à me
remettre, quand il est arrivé à mon hôtel tout à fait à
l’improviste. Pendant trois jours, sans interruption, il a cherché
à me convaincre ; je n’en pouvais plus. Il s’est livré au
chantage, menaçant de m’enlever nos enfants. Que pouvais-je
faire ? Notre réconciliation n’est qu’apparente. C’est
terrible ! J’ai dû lui promettre de ne plus jamais revoir Karl
en privé. Je suis si malheureuse, mais je n’ai pas le
choix. »
Pouvait-on trouver meilleure toile de fond à ce
drame conjugal que Tristan et Yseult
auquel nous assistions justement, Hitler, le couple Goebbels,
Mme Winifried Wagner et moi-même
dans la grande loge centrale ? Pendant la représentation,
Mme Goebbels, assise à ma droite,
ne cessa de pleurer doucement. A l’entracte elle resta assise,
brisée et, perdant toute contenance, pleura dans un coin du salon,
pendant que Hitler et Goebbels se montraient au public, à la
fenêtre, s’efforçant, le reste du temps, d’ignorer cette scène
pénible.
Le lendemain matin je pus expliquer à Hitler, qui
ne comprenait rien au comportement de Mme Goebbels, les dessous de cette
réconciliation. En tant que chef d’État il fut satisfait de ce
dénouement mais il fit immédiatement appeler Goebbels et, en ma
présence, lui notifia, en quelques mots très secs, qu’il était
préférable qu’il quitte Bayreuth le jour même en compagnie de sa
femme. Sans lui laisser le temps de répondre et sans même lui
serrer la main, il congédia le ministre et me déclara :
« Avec les femmes, Goebbels est un cynique. » Lui aussi
en était un, mais d’une autre façon.