Minuit cinq
Au mois de septembre, le secrétaire d’État au
ministère de la Propagande, Werner Naumann, m’avait invité à
prononcer une allocution qui aurait été retransmise par tous les
émetteurs allemands, pour galvaniser la volonté de résistance du
peuple. Ayant supposé que c’était là un piège de Goebbels, j’avais
décliné cette invitation. Mais maintenant que Hitler semblait, en
prenant le décret que j’avais rédigé, avoir opéré un revirement
dans mon sens, je voulais mettre à profit le retentissement
qu’aurait un discours radiodiffusé pour exhorter le plus large
public possible à éviter toute destruction insensée. J’informai
Naumann que j’acceptais sa proposition et me rendis, dès que le
décret de Hitler eut paru, chez Milch, dans le pavillon de chasse
qu’il possédait sur les bords du lac Stechlin, dans un coin perdu
de la Marche.
Dans cette dernière période, nous nous préparions
à toute éventualité. Pour pouvoir me défendre en cas de besoin, je
m’exerçai sur le bord du lac à tirer au pistolet sur une cible.
Entre deux exercices, je préparai mon discours radiodiffusé. Le
soir venu, j’étais assez content de moi : j’arrivais à tirer
vite et bien et mon discours me semblait ne pas prêter à
malentendu, sans pourtant me découvrir totalement. Devant un verre
de vin, je le lus à Milch et à un de ses amis : « C’est
de la folie, disais-je, de croire à l’intervention d’armes miracles
dont l’efficacité pourrait remplacer le combattant. » Nous
n’avions pas détruit les usines dans les territoires occupés, il
fallait maintenant, de la même manière, nous faire un devoir de
sauvegarder les conditions d’existence de notre propre pays.
« Tous les zélateurs, disais-je expressément, qui ne veulent
pas comprendre le sens de telles mesures, doivent être punis de la
façon la plus sévère. Ils portent une main sacrilège sur ce qu’il y
a de plus sacré pour le peuple allemand : la source d’où
jaillit la force vitale de notre peuple. »
Après avoir sacrifié ainsi au pathos habituel de
l’époque et brièvement mentionné la théorie de la reconquête, je
reprenais le mot « désert » employé par le commandant en
chef du Train. « Le peuple allemand doit engager toutes ses
forces dans cette lutte inconditionnelle pour empêcher, par tous
les moyens, que ces desseins se réalisent. Si toutes ces mesures
sont appliquées raisonnablement, le ravitaillement pourra être
assuré jusqu’à la prochaine récolte, même si ce n’est que dans une
modeste mesure. » Avec un calme stoïque, Milch déclara quand
j’eus terminé : « Tout cela est assez clair, pour la
Gestapo y compris ! »
Le 11 avril, le camion d’enregistrement de la
Radio était déjà arrivé devant la porte du ministère ; des
ouvriers posaient les câbles dans mon bureau, quand je reçus un
coup de téléphone : « Venez chez le Führer et apportez le
texte du discours. » J’avais, dans une version destinée à la
presse, édulcoré les passages les plus violents 1 , sans pourtant renoncer à mon intention,
qui était toujours de lire le texte original. J’emportai la version
la moins dangereuse. Hitler était justement en train de boire le
thé avec une de ses secrétaires dans la partie du bunker qui lui
était réservée. Il y avait longtemps que je ne l’avais vu en privé.
Avec des gestes compliqués, Hitler mit ses lunettes à fine monture
de métal qui lui donnaient l’air d’un professeur et, s’étant emparé
d’un crayon, commença, dès les premières pages, à rayer des
paragraphes entiers. Sans vouloir entamer une discussion, il
remarquait de temps en temps d’un ton aimable : « Ça, on
le laisse de côté » ou « Ce passage est superflu ».
Sans se gêner, sa secrétaire parcourait les feuilles qu’il avait
reposées, constatant avec regret : « Dommage, c’était un
beau discours. » En me congédiant, Hitler me dit aimablement,
presque amicalement : « Faites donc un autre brouillon
2 . » Dans sa version
censurée, le discours n’avait plus aucun sens. Or, tant que je
n’avais pas l’autorisation de Hitler, je ne pouvais disposer des
émetteurs du Reich. Comme Naumann ne remit pas l’affaire sur le
tapis, je la laissai s’enfoncer dans l’oubli.
A la fin du concert donné par l’Orchestre
philharmonique à la mi-décembre 1944 à Berlin, Wilhelm Furtwängler
m’avait fait venir dans sa loge. Avec une naïveté désarmante, il
m’avait demandé sans détours si nous avions encore quelques chances
de gagner la guerre. Quand je lui eus répliqué que la fin était
proche, Furtwängler avait fait de la tête un signe d’approbation.
J’avais vraisemblablement répondu à son attente. Mais comme je le
tenais pour menacé, Bormann, Goebbels et même Himmler n’ayant pas
oublié la franchise de certaines de ses déclarations et surtout son
intervention en faveur du compositeur Hindeenmith, mis au ban du
peuple allemand, je lui avais conseillé de ne pas rentrer d’une
tournée qu’il devait entreprendre en Suisse. « Mais, avait-il
objecté, que va devenir mon orchestre ? J’en suis
responsable ! » Je lui avais promis de m’occuper de ses
musiciens dans les mois à venir.
Au début du mois d’avril 1945, Gerhart von
Westermann, intendant de l’Orchestre philharmonique, me fit
communiquer que, sur ordre de Goebbels, on avait prévu de faire
participer les musiciens à la défense de Berlin, dans le cadre de
la dernière levée en masse. Ayant essayé par téléphone d’obtenir de
Goebbels qu’ils ne soient pas incorporés dans la milice populaire,
je m’entendis répondre d’un ton tranchant : « C’est à moi
seul que cet orchestre doit
d’avoir atteint son incomparable niveau. C’est à mes initiatives et
mes subventions qu’il doit d’avoir la place qu’il occupe dans le
monde à l’heure actuelle. Ceux qui nous succéderont n’ont aucun
droit sur lui. Il peut périr avec nous. » Recourant alors au
système qu’avait utilisé Hitler au début de la guerre pour empêcher
que certains de ses artistes favoris ne fussent incorporés, je fis
détruire par le colonel von Poser les dossiers militaires des
musiciens dans les fichiers de la Wehrmacht. Pour soutenir
l’orchestre financièrement, le ministère organisa quelques
concerts.
« Quand on jouera la Symphonie romantique de
Brückner, avais-je dit à mes amis, c’est que la fin sera
proche. » Ce concert d’adieu eut lieu le 12 avril 1945
dans l’après-midi. Dans la salle sans chauffage de la Philharmonie,
sur des chaises qu’ils avaient eux-mêmes disposées, enveloppés dans
leurs manteaux, étaient rassemblés les Berlinois qui avaient malgré
tout entendu parler de ce concert organisé dans notre ville
menacée. Les autres habitants ont dû, eux, être tout étonnés
d’avoir du courant à une heure où d’habitude il était coupé. Mais
ce jour-là on l’avait rétabli sur mon ordre, pour pouvoir éclairer
la salle de concert. Le programme que j’avais composé débutait par
le dernier air de Brünnhilde et le final du Crépuscule des dieux, saluant symboliquement d’un
geste en même temps mélancolique et pathétique la fin du Reich.
Précédée du Concerto pour violon de
Beethoven, la Symphonie de Brückner,
avec son final à la majestueuse architecture, avait clos pour
longtemps ma vie musicale.
A mon retour au ministère, je trouvai un message
des aides de camp de Hitler qui me demandaient de rappeler
immédiatement. « Où étiez-vous donc ? Le Führer vous
attend depuis longtemps ! » Quand il me vit, Hitler,
comme possédé, se précipita sur moi avec une vivacité inhabituelle
chez lui, une coupure de journal à la main. « Regardez, lisez
ceci ! Là ! Vous ne vouliez jamais le croire.
Là ! » Il en bafouillait. « Le grand miracle, celui
que j’avais toujours prédit, est arrivé. Qui a raison
maintenant ? La guerre n’est pas perdue. Lisez. Roosevelt est
mort ! » Il n’arrivait pas à se calmer. Il croyait enfin
tenir la preuve de l’infaillibilité de la Providence qui le
protégeait. Débordant de joie, Goebbels et un grand nombre des
personnes présentes lui assuraient qu’ils voyaient là la
confirmation qu’il avait eu raison en ne cessant de réaffirmer sa
conviction qu’un miracle se produirait : le miracle qui, au
dernier moment, avait sauvé Frédéric le Grand et fait d’un vaincu
sans rémission un vainqueur, venait de se reproduire. Le miracle de
la maison de Brandebourg ! La tsarine venait de mourir une
deuxième fois, l’histoire connaissait un nouveau tournant, ne
cessait de répéter Goebbels. Cette scène déchira un moment le voile
qui avait, ces derniers mois, recouvert l’optimisme de commande de
tous ces gens-là. Hitler, lui, avait fini par s’asseoir dans un
fauteuil, épuisé, comme libéré et en même temps abasourdi ; il
avait pourtant l’air de quelqu’un qui n’a plus d’espoir.
Quelques jours plus tard, Goebbels, donnant suite
à une de ces innombrables élucubrations qui fleurirent à l’annonce
de la mort de Roosevelt, me fit dire que, comme j’avais un grand
crédit dans les démocraties bourgeoises occidentales, il serait
peut-être bon de se demander si je ne devais pas monter dans un
avion à long rayon d’action pour aller trouver le président Truman.
Mais de telles idées s’évanouissaient aussi vite qu’elles étaient
apparues.
Toujours en ces derniers jours d’avril, je tombai,
dans l’ancien salon de Bismarck, sur un groupe formé de Bormann, de
Schaub, d’aides de camp et de domestiques. Pêle-mêle, ils
entouraient le Dr Ley qui se
précipita sur moi en lançant : « Les rayons de la mort,
on a trouvé les rayons de la mort ! C’est un appareil très
simple que nous pourrons produire en grande quantité. J’en ai
examiné le principe, il n’y a aucun doute. Voilà qui va faire
pencher la balance en notre faveur ! » Encouragé par les
petits signes de tête approbateurs de Bormann, Ley, bégayant comme
à son habitude, m’accabla alors de reproches. « Naturellement,
dans votre ministère, on a éconduit cet inventeur. La chance a
voulu qu’il m’écrivît. Mais maintenant il faut que vous preniez
personnellement l’affaire en main. Immédiatement… Il n’y a rien de
plus important en ce moment ! » S’échauffant, Ley me
représenta l’incompétence de mon organisation, qu’il accusa de
sclérose bureaucratique. Tout cela était si absurde que je ne le
contredis même pas. « Vous avez pleinement raison ! Vous
ne voulez pas vous en occuper vous-même ? Je vous accorde
volontiers les pleins pouvoirs et vous nomme "délégué aux rayons de
la mort". » Cette proposition enthousiasma Ley. « Mais
bien sûr. Je m’en charge. Dans cette affaire, je veux bien même
être placé sous vos ordres. Car enfin, je suis chimiste de
formation. » Je lui suggérai d’organiser une expérience, lui
recommandant de prendre ses propres cobayes, car, dans ces
affaires-là, on n’est que trop souvent trompé par des animaux
préparés. Quelques jours plus tard, un de ses aides de camp
m’appela d’un coin perdu d’Allemagne, pour me communiquer une liste
d’appareils électriques dont ils auraient besoin pour les
expériences.
Nous décidâmes de continuer à jouer la comédie.
Nous mîmes notre ami Lüschen, le chef de toute notre industrie
électrique, dans la confidence, le priant de nous procurer les
appareils réclamés par l’inventeur. « J’ai pu, nous
déclara-t-il en revenant quelque temps après, tout trouver sauf le
disjoncteur. Il n’en existe pas qui ait la vitesse de disjonction
requise. Or votre « inventeur » insistant pour qu’il ait
précisément cette vitesse, savez-vous ce que j’ai alors
découvert ? On ne construit plus de tels disjoncteurs depuis
quarante ans. Le Grætz (manuel de physique pour les collèges) le
mentionne dans son édition de 1900. »
Les épisodes de ce genre se multiplièrent à
l’approche de l’ennemi. Très sérieusement, Ley soutenait, à cette
époque-là, la théorie suivante : « Les Russes nous ayant
submergés à l’est, le flot des réfugiés allemands grossira au point que, telles les grandes
invasions, il fera pression sur l’Ouest, il s’y ménagera une brèche
par laquelle il s’engouffrera pour le submerger et en prendre
possession. » Hitler avait beau se moquer des élucubrations de
son chef des travailleurs du Reich, il ne l’en traita pas moins,
précisément dans cette dernière période, avec une faveur toute
particulière.
A notre grande surprise, Eva Braun arriva à
Berlin, dans la première moitié du mois d’avril, déclarant ne plus
vouloir quitter Hitler. Celui-ci ne lui avait pas demandé de venir
et la pressa de retourner à Munich. Moi-même je lui offris une
place dans notre avion-courrier. Mais elle refusa obstinément de
nous écouter. Chacun dans le bunker savait pourquoi elle était
venue. Tel un symbole tangible, elle s’était installée là en
messagère de la mort.
Le docteur Brandt, médecin au service de Hitler et
membre habituel du groupe de l’Obersalzberg depuis 1934, avait,
selon l’expression technique en usage à l’époque, laissé les
Américains « surprendre » sa femme et son enfant en
Thuringe. Hitler constitua une cour martiale composée de Goebbels,
du dirigeant des Jeunesses hitlériennes, Axmann, et du général SS
Berger ; mais intervenant en même temps personnellement dans
les débats, en quelque sorte procureur et président en une seule
personne, il réclama la peine de mort contre Brandt, attendu que
l’accusé savait qu’il aurait pu mettre sa famille à l’abri à
l’Obersalzberg, attendu qu’on le soupçonnait d’avoir transmis par
l’intermédiaire de sa femme des dossiers secrets aux Américains.
Mlle Wolf, sa secrétaire en chef
depuis des années, déclara en pleurant : « Je ne le
comprends plus. » Himmler vint dans le bunker calmer
l’entourage bouleversé, annonçant qu’il fallait entendre un
important témoin, or, ajouta-t-il d’un air rusé, « on ne
trouve pas ce témoin ».
Cet incident inattendu m’avait moi aussi plongé
dans l’embarras, car, depuis le 6 avril, ma famille, fuyant
les grandes villes, s’était réfugiée au bord de la mer Baltique,
dans une propriété des environs de Kappeln, dans le
Holstein 3 . Or voilà que
c’était devenu un crime. Quand Hitler fit demander par Eva Braun où
se trouvait ma famille, je mentis donc en lui faisant répondre
qu’elle était dans la propriété d’un ami aux environs de Berlin.
Cette explication satisfit Hitler, mais il s’assura cependant que
nous le suivrions à l’Obersalzberg lorsqu’il s’y retirerait. En
effet, il avait encore à ce moment-là l’intention de livrer le
dernier combat depuis sa citadelle des Alpes.
Même si Hitler quittait Berlin, déclara Goebbels,
lui resterait dans la capitale pour y mourir. « Ma femme et
mes enfants ne me survivront pas. Les Américains les
endoctrineraient pour qu’ils fassent de la propagande contre
moi. » Mme Goebbels au
contraire me dit, un jour que j’étais chez elle à Schwanenwerder
vers la mi-avril, qu’elle ne pourrait supporter l’idée que ses
enfants devraient être tués. Et pourtant elle semblait se soumettre
à la décision prise par son mari. Quelques jours plus tard, je lui
proposai de faire, au dernier moment, accoster une péniche de notre
« flotte de transport » au débarcadère de la propriété de
Goebbels à Schwanenwerder. Elle pourrait, avais-je imaginé, rester
couchée sous le pont avec les enfants jusqu’à ce que la péniche ait
jeté l’ancre dans un affluent occidental de l’Elbe. On aurait
stocké suffisamment de nourriture pour qu’elle puisse vivre
quelques temps sans être découverte.
Lorsque Hitler eut déclaré qu’il ne survivrait pas
à une défaite, un grand nombre de ses collaborateurs s’empressèrent
de lui assurer qu’à eux non plus il ne resterait pas d’autre
solution que le suicide. Moi, en revanche, je trouvais qu’ils
devaient plutôt prendre sur eux et se livrer à la justice de
l’adversaire. Deux des plus glorieux officiers de la Luftwaffe,
Baumbach et Galland, et moi-même conclûmes en commun, dans les
derniers jours de la guerre, un plan aventureux pour nous emparer
des collaborateurs de Hitler les plus importants et les empêcher
ainsi de se suicider. Nous avions découvert que Bormann, Ley et
Himmler quittaient Berlin tous les soirs pour se rendre dans des
localités éloignées, épargnées par les alertes aériennes. Notre
plan était simple : comme chaque fois que l’ennemi lâchait des
bombes éclairantes, les autos s’arrêtaient et que leurs occupants
se dispersaient dans les champs, nous pensâmes que des fusées
devaient provoquer les mêmes réactions ; un commando équipé de
pistolets mitrailleurs devait alors neutraliser les six hommes
d’escorte et capturer les autres. Nous avions commencé à stocker
des fusées éclairantes chez moi, à discuter du choix des hommes des
commandos, à mettre au point tous les détails. Dans le désordre
général, il devait être facile de mettre en lieu sûr les hommes
faits prisonniers. Le Dr Hupfauer,
ancien collaborateur du Dr Ley,
insista, à mon grand étonnement, pour que le coup de main contre
Bormann fût exécuté par des membres du parti venant du front :
personne dans le parti, assurait-il, n’était aussi haï que lui.
Ainsi le Gauleiter Kaufmann tenait absolument à supprimer de sa
propre main « le Méphisto du Führer ». Pourtant le
général Thomale, chef d’état-major de l’armée blindée, ayant appris
notre projet fantastique, me persuada, au cours d’une conversation
nocturne sur une route de campagne, qu’il ne fallait pas intervenir
dans la justice divine.
Bormann lui aussi poursuivait la réalisation de
ses plans personnels. Ainsi, son secrétaire d’État, Klopfer,
m’avertit que ce n’était pas Hitler mais bien Bormann qui était à
l’origine de l’arrestation de Brandt. Bormann pensait, à tort
d’ailleurs, que si je jouissais d’un grand crédit auprès de Hitler,
Brandt y était pour beaucoup. Cette mesure me visait donc
également. Aussi Klopfer me prévint-il de me montrer d’une extrême
prudence dans mes propos 4 .
La radio de nos adversaires me causa aussi quelque inquiétude en
diffusant certaines nouvelles : j’aurais aidé un neveu,
condamné par un tribunal de guerre pour avoir imprimé des écrits de
Lénine, à recouvrer la
liberté 5 . En outre Hettlage,
que le parti avait toujours combattu, aurait été sur le point
d’être arrêté ; un journal suisse enfin aurait publié une
brève information selon laquelle l’ancien commandant en chef de
l’armée de terre, von Brauchitsch, et moi-même étions les seuls
avec qui on pourrait entamer des négociations en vue d’une
capitulation. Peut-être nos adversaires cherchaient-ils à diviser
les dirigeants en diffusant de telles nouvelles, peut-être aussi
s’agissait-il de bruits qui couraient.
En ces jours-là, l’armée de terre m’envoya dans le
plus grand secret quelques officiers du front en qui on pouvait
avoir confiance. Armés de pistolets mitrailleurs, ils s’étaient
installés chez moi. Pour parer à toute éventualité, nous tenions
prête une voiture blindée à huit roues qui nous aurait probablement
permis de nous échapper de Berlin. Jusqu’aujourd’hui, je n’ai
toujours pas pu savoir par qui ou à la suite de quelles
informations ces mesures avaient été prises.
L’attaque contre Berlin était imminente. Hitler
avait déjà nommé le général Reymann commandant des troupes chargées
de défendre la ville. Dans un premier temps, il resta sous les
ordres du général Heinrici, commandant en chef du groupe d’armées
qui défendait un territoire s’étendant de la Baltique jusqu’à
environ cent kilomètres au sud de Francfort-sur-l’Oder. J’avais
toute confiance en Heinrici parce que je le connaissais depuis
longtemps et que, peu de temps auparavant, il m’avait aidé à
sauvegarder l’industrie du bassin houiller de Rybnick. Quand
Reymann insista pour qu’on se prépare à faire sauter tous les ponts
de Berlin, je me rendis le 15 avril, la veille du
déclenchement de la grande offensive russe sur Berlin, au quartier
général de Heinrici à Prenzlau. J’avais emmené avec moi, pour
qu’ils m’apportent le soutien de spécialistes, le conseiller
d’urbanisme Langer, responsable des ponts et chaussées berlinois,
et Beck, le directeur des Chemins de fer de Berlin, tandis que
Heinrici avait sur ma demande convoqué Reymann.
Les deux spécialistes démontrèrent que les
destructions projetées étaient une condamnation à mort de
Berlin 6 . Le commandant de la
place se retrancha derrière les instructions de Hitler, ordonnant
de défendre Berlin par tous les moyens. « Je dois livrer
bataille et pour cela je dois pouvoir détruire les ponts. – Mais
seulement du côté où se développera l’offensive principale ?
objecta Heinrici. – Non, répliqua le général, partout où l’on se
battra. » Lorsque je lui demandai si les ponts du centre de la
ville seraient également détruits dans le cas où on en arriverait
aux combats de rue, Reymann répondit affirmativement. Comme je
l’avais déjà si souvent fait, j’eus recours à mon meilleur
argument : « Combattez-vous parce que vous croyez à la
victoire ? » Pris un moment de court, le général dut
répondre une nouvelle fois affirmativement. « Si Berlin est
détruit de fond en comble, poursuivis-je, l’industrie y est
liquidée pour une durée imprévisible. Or, sans industrie, la guerre
est perdue. » Le général Reymann était désemparé. Nous
n’aurions obtenu aucun résultat si le général Heinrici n’avait pas
donné l’ordre de retirer des chambres de mines les charges
d’explosif, sur les grandes artères routières et ferroviaires qui
étaient d’une importance capitale pour Berlin et de ne détruire de
ponts qu’en cas de combats importants 7 .
Nos collaborateurs sortis, Heinrici, se tournant
vers moi, me déclara en confidence : « Grâce à cette
dernière consigne, il n’y aura pas de ponts détruits à Berlin, car
il n’y aura pas de combats autour de Berlin. Quand les Russes
auront percé en direction de Berlin, une de nos ailes se repliera
vers le nord, l’autre vers le sud. Au nord, nous prendrons comme
points d’appui les canaux creusés dans le sens est-ouest. Alors là,
il est vrai, je ne pourrai pas garder les ponts intacts. »
Comprenant son raisonnement, je lui demandai : « Berlin
sera vite pris ? » Le général acquiesça : « En
tout cas, sans grande résistance. »
Le lendemain matin, le 16 avril, on me
réveilla aux premières heures du jour. Le lieutenant-colonel von
Poser et moi-même voulions, depuis une hauteur dominant la vallée
de l’Oder à Wriezen, voir l’offensive décisive de cette guerre,
l’attaque russe sur Berlin. Un brouillard dense masquait la vue. Au
bout de quelques heures, un garde forestier vint nous informer que
nos troupes battaient en retraite et que les Russes seraient
bientôt dans les parages. Nous abandonnâmes notre position.
Nous passâmes devant le grand élévateur de bateaux
de Nieder-Finow, merveille technique des années 30 et clef de la
navigation fluviale entre l’Oder et Berlin. Sur toute la hauteur de
sa carcasse métallique, haute de 36 mètres, on avait disposé des
explosifs dans les règles de l’art. Or on pouvait déjà entendre à
quelque distance des coups de feu. Un sous-lieutenant du génie
avait annoncé que tout était prêt pour le dynamitage. Ici on
continuait à se conformer aux ordres de Hitler du 19 mars. Le
sous-lieutenant reçut avec soulagement la consigne que lui donna
von Poser de ne pas procéder au dynamitage. Mais cet incident était
décourageant, car il montrait à l’évidence que les instructions du
3 avril 1945, selon lesquelles les voies fluviales devaient
être préservées de la destruction, n’étaient pas parvenues aux
troupes.
Renouveler des instructions données depuis
longtemps déjà était, vu le démantèlement croissant du réseau de
transmissions, une entreprise vouée à l’échec. En tout cas, il me
semblait insensé d’espérer empêcher de cette manière les effets
d’une telle folie destructrice. La compréhension que j’avais
rencontrée chez le général Heinrici me fit songer à nouveau à mon
projet de lancer, en m’adressant directement à l’opinion publique,
un appel à la raison. Dans la confusion des combats, Heinrici
pourrait, espérais-je, mettre à ma disposition une des stations
radio situées dans le territoire de son groupe d’armées.
Trente
kilomètres après, nous nous trouvâmes dans les forêts solitaires de
la Schorfheide, ce paradis des animaux appartenant à Göring. Ayant
renvoyé mon escorte, je m’assis sur une souche d’arbre pour
ébaucher d’un seul trait un discours dans lequel, cinq jours après
que Hitler eut refusé l’allocution que je voulais prononcer à la
radio, je prônais la rébellion. Cette fois-ci, j’appelais
ouvertement à la résistance, j’interdisais sans détours la
destruction des fabriques, des ponts, des voies navigables, des
installations ferroviaires et des installations de transmission, je
donnais l’ordre aux soldats de la Wehrmacht et des milices
populaires d’empêcher les destructions « par tous les moyens,
et, s’il le faut, par les armes ». J’exigeais en outre, dans
ce projet de discours, que l’on remît sains et saufs aux troupes
occupantes les prisonniers politiques et donc, du même coup, les
Juifs, et que l’on n’empêchât point les prisonniers de guerre et
les travailleurs étrangers de rejoindre leurs pays. J’y interdisais
les activités du Werwolf et sommais les troupes de rendre sans
combattre villes et villages. Dans ma conclusion, encore une fois
un peu trop solennelle, je redisais ma « foi inébranlable en
l’avenir de notre peuple éternel 8 ».
Je fis porter par Poser au Dr Richard Fischer, directeur général des
centrales électriques de Berlin, un mot crayonné à la hâte où
j’exprimais le souhait de voir assurée l’alimentation en courant
électrique de l’émetteur allemand le plus puissant, celui de
Königswusterhausen, jusqu’à son occupation par l’adversaire
9 . Cet émetteur assurait
quotidiennement les émissions du Werwolf. Son ultime émission
devait être la diffusion de mon discours qui précisément
interdisait toutes les activités du Werwolf.
Tard le soir, je rencontrai le général Heinrici à
son quartier général, entre-temps replié sur Dammsmühl. Je voulais
profiter du bref intervalle où les installations situées dans la
zone des combats échappaient à la souveraineté de l’État pour
passer sous celle des troupes combattantes pour prononcer mon
discours. Mais Heinrici pensait que les Russes occuperaient
l’émetteur avant que je l’aie terminé. C’est pourquoi il me proposa
d’enregistrer ce discours dès maintenant et de le lui laisser en
dépôt. Il le ferait ensuite diffuser juste avant l’occupation
soviétique. Mais, malgré tous les efforts de Lüschen, nous ne pûmes
trouver les appareils nécessaires à cet enregistrement.
Deux jours plus tard, Kaufmann me pria de venir à
Hambourg, toutes affaires cessantes, car la marine de guerre
projetait d’y détruire les installations portuaires. Au cours d’une
réunion à laquelle participèrent les principaux représentants de
l’industrie, des chantiers navals, de l’administration du port et
de la marine, on prit, grâce à la détermination du Gauleiter, la
décision de ne rien détruire 10 .
Nous poursuivîmes, Kaufmann et moi, notre conversation dans une
maison bâtie sur les bords d’un des deux lacs de Hambourg, l’Alster
extérieur. Des étudiants fortement armés la gardaient. Le Gauleiter
m’engagea à rester avec lui. « Ici, vous êtes en sécurité. En
cas de nécessité, on peut compter sur mes gens. » Je retournai
pourtant à Berlin où je rappelai à Goebbels que lui, qui était
entré dans l’histoire du parti comme « le conquérant de
Berlin », perdrait cette renommée s’il terminait sa vie comme
destructeur de cette ville. Pour bouffonne que puisse paraître
cette réflexion, elle correspondait parfaitement, à l’époque, à
notre monde de représentations à tous et surtout à celui de
Goebbels, qui croyait que son suicide rehausserait sa gloire
posthume. Le soir du 19 avril, Hitler mentionna avant la
conférence d’état-major qu’il s’était rallié à la proposition du
Gauleiter de Berlin et qu’il engagerait toutes les réserves dans la
bataille décisive qu’il livrerait devant les portes de la capitale
du Reich.