Profession et vocation
En 1928 déjà, j’ai failli devenir architecte
d’État et de cour. L’émir Aman Allah khan qui régnait sur
l’Afghanistan, voulait réformer son pays. A cet effet, il désirait
faire appel à de jeunes techniciens allemands. Joseph Brix,
professeur d’urbanisme, forma le groupe. J’étais prévu comme
urbaniste et architecte et devais en plus enseigner l’architecture
à un institut technique qui devait être fondé à Kaboul. Ma femme et
moi, nous nous plongeâmes dans tous les livres que l’on pouvait
trouver sur ce pays. Nous examinions comment on pourrait, à partir
de constructions simples, développer un style national. La vue de
montagnes inviolées nous faisait dresser des plans d’excursions à
ski. Les clauses du contrat étaient très avantageuses. Tout était
déjà prêt, le roi venait d’être reçu par Hindenburg, avec tous les
honneurs qui lui étaient dus, lorsque les Afghans le renversèrent
par un coup d’État.
Mais la perspective de continuer à travailler avec
Tessenow me dédommagea. De toute façon, je n’étais pas très au
clair avec moi-même et j’étais heureux que la chute d’Aman Allah me
délivrât de la nécessité de faire un choix. Le séminaire ne me
demandait que trois jours de travail par semaine. En outre, j’avais
cinq mois de vacances. Et je touchais 300 RM, ce qui doit
faire à peu près 800 DM actuels. Tessenow ne faisait pas de
cours magistraux, mais corrigeait dans la grande salle du séminaire
les travaux de ses quelque cinquante étudiants. Il ne venait que
quatre ou six heures par semaine, le reste du temps, les étudiants
devaient s’adresser à moi.
Ce fut très dur, surtout les premiers mois. Les
étudiants étaient très critiques, essayant de découvrir chez moi
des ignorances ou des points faibles. Mais, peu à peu, je pris de
l’assurance. Les commandes que j’espérais pouvoir mener à bien au
cours de mes nombreux loisirs ne vinrent pas. Je faisais
vraisemblablement trop jeune et, d’autre part, la construction
stagnait par suite de la récession économique. La commande que me
firent mes beaux-parents pour leur maison de Heidelberg resta une
exception. Je fis quelque chose d’excessivement simple. Suivirent
des commandes insignifiantes : deux garages ajoutés à des
villas du Wannsee et, à Berlin, le foyer de l’ « Office
des échanges universitaires ».
En 1930, avec nos deux canots pliants, nous
descendîmes le Danube de Donaueschingen jusqu’à Vienne. Alors que
nous étions sur le chemin du retour, des élections au Reichstag
eurent lieu le 14 septembre. Je ne les ai conservées en
mémoire que parce que leur résultat mit mon père en fureur. Le
N.S.D.A.P. avait obtenu 107 mandats, faisant ainsi brutalement
l’objet de toutes les discussions politiques. Ce succès électoral
inattendu fit naître chez mon père, déjà inquiet de la force des
sociaux-démocrates et des communistes, des craintes fondées surtout
sur l’existence de tendances socialistes au sein du
N.S.D.A.P.
Entre-temps notre école était devenue un terrain
propice aux idées nationales-socialistes. Tandis que le petit
groupe d’étudiants communistes était attiré par le séminaire du
professeur Poelzig, les nationaux-socialistes se regroupaient chez
Tessenow, bien que ce dernier ait été un ennemi déclaré du
mouvement hitlérien et le soit resté. Pourtant, il existait des
analogies latentes et involontaires entre ses théories et
l’idéologie nationale-socialiste. Tessenow n’était certainement pas
conscient de l’existence de ces analogies. Il ne fait pas de doute
que l’idée d’une parenté entre ses conceptions et celles des
nationaux-socialistes l’aurait rempli d’effroi.
Une des théories de Tessenow était que « tout
style émane du peuple. Il est naturel, disait-il, d’aimer sa
patrie. L’internationalisme ne peut produire aucune culture
véritable. Celle-ci ne peut naître que dans le giron d’un
peuple 1 ». Or, Hitler
lui aussi rejetait l’internationalisation de l’art. Pour lui et ses
adeptes, c’était dans le sol natal qu’était la racine de toute
rénovation. Tessenow condamnait la grande ville et lui opposait des
notions paysannes. « La grande ville, disait-il, est une chose
épouvantable. La grande ville est un fatras de vieux et de neuf. La
grande ville est un combat, un combat brutal. Toute bonhomie en est
exclue… Au contact de la ville, le monde paysan disparaît. Dommage
qu’on ne puisse plus penser paysan. » Hitler n’employait pas
d’autres termes pour dénoncer la décadence des mœurs dans les
grandes villes, pour mettre en garde contre les ravages de la
civilisation qui menacent la substance biologique du peuple et pour
insister sur l’importance d’une paysannerie saine constituant le
noyau générateur de l’État.
Hitler sut intuitivement structurer tous ces
courants encore diffus et insaisissables qui se faisaient jour dans
la conscience de l’époque pour les utiliser à ses propres
fins.
Lors de mes corrections, des étudiants
nationaux-socialistes m’entraînaient souvent dans des discussions
politiques. Les théories de Tessenow étaient naturellement l’objet
de controverses passionnées. Les quelques faibles objections que
j’allais chercher dans le vocabulaire de mon père étaient balayées
par une dialectique très habile.
A cette
époque-là, la jeunesse estudiantine trouvait ses idéaux surtout
chez les extrémistes. C’était précisément à l’idéalisme de cette
jeunesse en effervescence que s’adressait le parti de Hitler. Et
Tessenow lui-même ne les avait-il pas prédisposés à cette
crédulité ? Lorsque vers 1931 il déclarait : « Il y
en aura bien un qui viendra et qui pensera très simplement.
Aujourd’hui on pense de façon trop compliquée. Un homme sans
culture, un paysan, résoudrait tout cela beaucoup plus facilement
parce qu’il ne serait pas encore pourri. Il aurait l’énergie, lui,
de réaliser ses idées toutes simples 2 . » Cette remarque, dont l’action
souterraine ne fut pas négligeable, nous semblait pouvoir
s’appliquer à Hitler.
Vers cette époque, Hitler vint parler aux
étudiants de l’Université et de la Haute École technique de Berlin
dans le parc de « Hasenheide ». Mes étudiants me
pressèrent d’y aller. Je n’étais pas encore convaincu mais je
n’étais déjà plus sûr de rien. C’est pourquoi je m’y rendis. Le
local délabré, les murs sales, les couloirs étroits me firent une
piètre impression. Les ouvriers s’y réunissaient d’habitude pour
boire de la bière à l’occasion de fêtes. La salle était comble. On
avait l’impression que presque tous les étudiants de Berlin avaient
voulu voir et entendre cet homme pour lequel ses adeptes
professaient tant d’admiration et dont ses adversaires disaient
tant de mal. De nombreux professeurs étaient assis à des places de
choix, au milieu d’une estrade sans décoration aucune. Leur
présence donnait à la réunion une certaine importance et même un
certain lustre. Notre groupe avait réussi à s’assurer de bonnes
places sur la tribune, non loin de l’orateur.
Hitler apparut, follement acclamé par ses
partisans, nombreux chez les étudiants. Déjà cet enthousiasme fit
sur moi grande impression. Mais je fus également surpris par sa
personne. Affiches et caricatures me l’avaient toujours montré en
uniforme, portant une chemise avec ceinturon et baudrier, un
brassard à croix gammée, sa mèche rebelle sur le front. Mais ce
jour-là, il portait un complet bleu de bonne coupe et on voyait
qu’il avait sacrifié à la correction bourgeoise la plus stricte. On
sentait qu’il voulait donner l’impression d’être un homme plein de
raison et de modestie. J’appris plus tard qu’il savait,
intuitivement ou consciemment, parfaitement s’adapter à son
entourage.
Comme s’il voulait s’en défendre, il s’efforça de
mettre un terme aux ovations qui ne finissaient pas. Puis il
commença d’une voix basse, hésitante, presque timide, non pas un
discours, mais une sorte d’exposé historique, et il y avait dans
cette manière de procéder quelque chose qui me captiva. Cela
d’autant plus que son attitude contredisait tout ce à quoi je
m’attendais en raison de la propagande adverse qui le représentait
comme un démagogue hystérique, un fanatique en uniforme, criant et
gesticulant. Même les applaudissements les plus frénétiques ne le
firent pas abandonner ce ton didactique.
Apparemment il exposait, avec franchise et
sincérité, les soucis que lui causait l’avenir. Son ironie était
tempérée d’un humour plein d’assurance et son charme d’Allemand du
Sud me rappelait mon pays. Il était impensable qu’un Prussien froid
et distant m’eût séduit comme lui. La timidité que Hitler avait
montrée au début disparut bientôt. Par instants, sa voix montait
maintenant d’un ton et il parlait avec une énergie qui emportait la
conviction. L’impression qu’il me fit alla beaucoup plus profond
que les paroles du discours, dont je n’ai que peu de
souvenir.
Je fus bientôt moi aussi soulevé par
l’enthousiasme général qui, pour ainsi dire physiquement, portait
l’orateur de phrase en phrase, balayait les réserves des
sceptiques, réduisait les adversaires au silence. Par moments on
avait l’impression trompeuse que l’unanimité était totale. A la
fin, Hitler ne semblait plus parler pour convaincre. Il paraissait
bien plutôt convaincu d’exprimer ce que le public, qui n’était plus
qu’un troupeau docile, attendait de lui, comme si c’eût été pour
lui la chose la plus naturelle du monde de mener en laisse les
étudiants et une partie du corps enseignant des deux plus grandes
institutions universitaires d’Allemagne. Et pourtant il n’était pas
encore ce soir-là le maître absolu, à l’abri de toute
critique ; au contraire, il restait la cible d’attaques venant
de tous côtés.
Il se peut que d’autres participants à cette
soirée mouvementée soient allés la commenter devant un verre de
bière. Il est même vraisemblable que les étudiants m’invitèrent moi
aussi. Mais je ressentais le besoin de voir clair en moi-même et de
dominer mon désarroi. Je voulais rester seul. Remué jusqu’au plus
profond de moi-même, j’errai dans la nuit au volant de ma petite
voiture, m’arrêtai dans une forêt de pins des bords de la Havel, et
marchai longtemps.
Il me sembla qu’il y avait là un espoir, qu’il y
avait là de nouveaux idéaux, une nouvelle compréhension des choses,
de nouvelles tâches à accomplir. Les sombres prédictions de
Spengler me semblaient réfutées et, en même temps, sa prophétie
annonçant la venue d’un imperator,
réalisée. Hitler nous avait convaincus qu’on pouvait écarter le
danger du communisme et arrêter sa marche apparemment irrésistible
vers le pouvoir. On pourrait même, prétendait-il, mettre fin à ce
chômage désespérant pour promouvoir un renouveau économique. Les
allusions qu’il fit au problème juif restèrent marginales. Mais ces
quelques remarques ne me dérangèrent point. Je n’étais d’ailleurs
pas antisémite et avais comme presque chacun d’entre nous des amis
juifs, dont j’avais fait la connaissance à l’école ou à
l’université.
Quelques semaines après ce discours, qui eut pour
moi une telle importance, des amis m’emmenèrent à une réunion au
Palais des Sports. Goebbels, le Gauleiter de Berlin, y parlait.
L’impression qu’il me fit fut totalement différente de celle que
m’avait laissée Hitler. Des phrases, encore des phrases, bien
balancées, aux formules tranchantes. Une foule en délire, secouée par des
explosions d’enthousiasme ou de haine d’un fanatisme croissant, une
fournaise de passions déchaînées que je n’avais connue jusque-là
que dans les nuits des Six Jours cyclistes. Tout cela me répugnait.
L’impression favorable laissée par Hitler s’en trouva atténuée,
sinon totalement effacée.
Le Palais des Sports se vida. Dans le calme, la
foule descendit la rue de Potsdam. Le discours de Goebbels l’ayant
raffermie dans la conscience qu’elle avait de sa force, elle
occupait, comme par provocation, toute la largeur de la chaussée,
bloquant le trafic des voitures et des tramways. La police laissa
d’abord faire sans bouger. Peut-être ne voulait-elle pas exciter la
foule. Cependant, dans les rues adjacentes, des commandos à cheval
et des camions avec des brigades d’intervention se tenaient prêts.
Soudain la police chargea, matraques levées, pour faire évacuer la
chaussée. Bouleversé, je les regardais faire. Je n’avais jamais
assisté jusque-là à de telles violences. Dans le même instant, je
me sentis saisi d’un sentiment fait de compassion et de répulsion
et qui n’avait, je le suppose, rien à faire avec des motifs
politiques ; je pris parti pour ces gens-là. En réalité, il ne
s’était rien passé d’extraordinaire. Il n’y avait même pas eu de
blessés. Dans les jours qui suivirent, au mois de janvier 1931, je
m’inscrivis au parti et devins membre du N.S.D.A.P., avec le numéro
474481.
Ce fut là une décision parfaitement libre de tout
aspect dramatique. C’est que je me sentais alors, et me suis
toujours senti, beaucoup moins membre d’un parti politique que
partisan de Hitler dont l’apparition, la première fois que je le
vis, m’avait profondément touché et dont l’image ne m’avait plus
lâché depuis. Sa force de persuasion, la magie singulière de sa
voix, par ailleurs dépourvue d’agrément, le côté insolite de ses
manières plutôt banales, la simplicité séduisante avec laquelle il
abordait la complexité de nos problèmes, tout cela me troublait et
me fascinait. Je ne connaissais pour ainsi dire rien de son
programme. Il m’avait pris et enchaîné avant que j’aie
compris.
Même après avoir assisté à une manifestation
organisée par la « Ligue combattante populaire de la Culture
allemande », je ne ressentis aucune irritation, bien que
nombre de buts visés par notre maître Tessenow y fussent condamnés.
L’un des orateurs exigea qu’on en revînt aux formes et aux
conceptions artistiques de nos ancêtres, attaqua l’art moderne et
pour finir insulta le groupement d’architectes « Der
Ring », auquel appartenait Tessenow, mais aussi Gropius, Mies
van der Rohe, Scharoun, Mendelssohn, Taut, Behrens et Poelzig. A la
suite de ce discours, un de nos étudiants envoya une lettre à
Hitler, dans laquelle il prenait position contre ce discours et
défendait avec un enthousiasme juvénile notre maître admiré. Peu
après, il reçut, sur du papier à en-tête, une réponse de la
direction du parti l’assurant qu’on avait la plus grande estime
pour les travaux de Tessenow. Cette réponse apparemment personnelle
n’était que routine, mais elle nous sembla d’une grande importance.
A cette époque-là, bien sûr, je ne dis rien à Tessenow de mon
appartenance au parti 3 .
Ce doit être à peu près à la même époque que ma
mère assista à un défilé des SA dans les rues de Heidelberg. Cette
vision d’ordre, dans une période de chaos, l’impression d’énergie,
dans une atmosphère de désespoir général, durent la conquérir elle
aussi. En tout cas, sans avoir jamais entendu un discours ni lu un
écrit, elle adhéra au parti. Il semble que nous ayons tous les deux
senti que cette décision était comme une rupture avec la tradition
libérale de la famille. De toute façon, nous la tînmes cachée l’un
à l’autre et à mon père. C’est seulement bien des années après,
alors que j’appartenais depuis longtemps déjà au cercle intime de
Hitler, que nous découvrîmes par hasard cette appartenance commune
de première heure.