Opération « Walkyrie »
En survolant une usine d’hydrogénation bombardée,
je fus frappé par la précision avec laquelle les flottes aériennes
alliées larguaient leurs tapis de bombes. Soudain, à la vue de
cette précision, l’idée me traversa l’esprit que les Alliés
pouvaient facilement détruire en un seul jour tous les ponts du
Rhin. Des experts à qui je demandai de dessiner à l’échelle les
ponts du Rhin sur les photos aériennes des champs d’entonnoirs
confirmèrent cette crainte. En hâte je fis amener les poutrelles
d’acier nécessaires à une réparation rapide des ponts. En outre je
passai commande de dix bacs et d’un pont de
bateaux 1 .
Dix jours plus tard, le 29 mai 1944, rempli
d’inquiétude, j’écrivis à Jodl : « Je suis tourmenté à
l’idée qu’un jour les ponts du Rhin puissent être détruits, ce qui
est dans l’ordre des possibilités comme j’ai pu m’en rendre compte
ces derniers temps d’après la densité des bombardements. Quelle
sera la situation si l’ennemi, après avoir coupé les voies de
communication des armées stationnées dans les territoires occupés
de l’Ouest, effectue ses débarquements non pas sur la côte
atlantique, mais sur la côte allemande de la mer du Nord ? Un
tel débarquement serait dans le domaine des choses possibles,
maintenant que la première condition nécessaire à la réussite d’un
débarquement dans la zone côtière de l’Allemagne du Nord, la
maîtrise absolue de l’espace aérien, est remplie. En tout cas, les
pertes de l’ennemi seraient moindres que dans le cas d’une attaque
directe du mur de l’Atlantique. »
C’est à peine si nous disposions encore sur notre
propre territoire d’unités combattantes. Si des unités de
parachutistes réussissaient à s’emparer des aérodromes de Hambourg
et de Brème, si l’ennemi, avec des forces peu importantes, pouvait
conquérir ces deux ports, je craignais que les armées d’invasion
débarquées ne soient en mesure d’occuper Berlin en quelques jours
sans rencontrer de résistance, puis d’envahir toute
l’Allemagne ; les trois armées qui se trouvaient encore à
l’ouest se verraient alors coupées de leurs arrières et les groupes
d’armées du front seraient fixés par de durs combats
défensifs ; ils seraient en outre trop éloignés pour pouvoir
intervenir en temps utile.
Mes craintes étaient aussi extravagantes que
pouvaient l’être à l’occasion les idées de Hitler. Jodl me déclara
ironiquement, lors du séjour que je fis peu après à l’Obersalzberg,
que j’avais sans doute grossi les rangs déjà pléthoriques des
stratèges ; Hitler, lui, adopta mon idée. A la date du
5 juin 1944, Jodl notait dans son journal : « On
doit créer en Allemagne les infrastructures de divisions que l’on
pourra gonfler le cas échéant avec les permissionnaires présents et
les convalescents. Speer se déclare prêt à fournir les armes grâce
à une opération de choc. Il y a toujours 300 000
permissionnaires chez eux, ce qui représente de 10 à 12
divisions 2 . »
Sans que Jodl ou moi-même le sachions, l’idée
avait été préparée depuis longtemps sur le plan de l’organisation.
Depuis mai 1942, sous le nom d’opération « Walkyrie »,
des dispositions élaborées jusque dans les moindres détails
existaient, qui prévoyaient le rassemblement rapide des unités qui
se trouvaient en Allemagne dans le cas de troubles ou en cas
d’urgence 3 . Mais désormais
l’intérêt de Hitler était éveillé et, dès le 7 juin 1944, une
conférence sur ce sujet eut lieu à l’Obsersalzberg, à laquelle
participa, outre Keitel et Fromm, le colonel von
Stauffenberg.
Le comte von Stauffenberg avait été choisi par le
général Schmundt, le premier aide de camp de Hitler, pour être le
chef d’état-major de l’armée de l’Intérieur et seconder Fromm qui
était fatigué. Ainsi que me l’a déclaré Schmundt, Stauffenberg
était considéré comme l’un des officiers les plus sérieux et les
plus capables de l’armée allemande 4 . Hitler lui-même m’engagea plusieurs fois à
travailler en étroite collaboration avec Stauffenberg. Malgré ses
graves blessures, ce dernier avait conservé un charme
juvénile ; d’un naturel à la fois poétique et rigoureux,
c’était un être original, qui avait été marqué par deux expériences
apparemment inconciliables : le Cercle de George et
l’état-major général. Même sans la recommandation de Schmundt, nous
nous serions bien entendus. Lorsqu’il eut accompli l’acte qui reste
indissolublement lié à son nom, j’ai souvent pensé à lui et je n’ai
pas trouvé de mot qui s’appliquât aussi bien à lui que cette
définition de Hölderlin : « Un caractère absolument
contraire à la nature et tout à fait anormal, si l’on ne tient pas
compte des conditions qui imposèrent à son esprit de douceur cette
forme austère 52. »
De nouvelles conférences concernant l’opération
« Walkyrie » eurent lieu le 6 et le 8 juillet. Avec
Hitler et Keitel, Fromm et d’autres officiers étaient assis autour
de la table ronde placée près de la baie du grand salon du
Berghof ; Stauffenberg avait pris place à mes côtés avec son
porte-documents étonnamment gros. Il expliqua le plan
d’intervention « Walkyrie », Hitler écouta attentivement
et, au cours de la discussion qui suivit, il accepta la majorité de ses propositions. A
la fin de la discussion, il décida que lors des combats qui
auraient lieu sur le territoire du Reich, les commandants
militaires disposeraient d’un pouvoir exécutif illimité, mais que
les autorités politiques, donc essentiellement les Gauleiter
agissant en qualité de commissaires à la défense du Reich,
n’auraient que des rôles consultatifs. C’est-à-dire que les
autorités du commandement militaire pourraient faire parvenir
directement aux services de l’État et des communes toutes les
directives nécessaires, donc sans avoir à en référer aux
Gauleiter 5 .
Était-ce un hasard ou était-ce prémédité ?
Toujours est-il que ces jours-là les conjurés militaires les plus
concernés étaient réunis à Berchtesgaden. Ils avaient décidé, comme
je l’ai appris plus tard, d’exécuter l’attentat contre Hitler avec
une bombe préparée par le général de brigade Stieff. Le
8 juillet, je rencontrai le général Friedrich Olbricht pour
discuter avec lui de la répartition des travailleurs mis à la
disposition de l’armée de terre. Cet entretien faisait suite à
celui que je venais tout juste d’avoir avec Keitel et au cours
duquel nous n’avions pas pu nous mettre d’accord. Une fois de plus,
Olbricht se plaignit des difficultés qui découlaient de
l’organisation de la Wehrmacht en quatre unités séparées. Il me
démontra qu’en remédiant à certaines anomalies on pouvait fournir à
l’armée de terre des centaines de milliers de jeunes soldats
provenant de la Luftwaffe.
Le lendemain, je rencontrai au Berchtesgadener Hof
le quartier-maître général Eduard Wagner, le général des
transmissions Erich Fellgiebel, le général Fritz Lindemann, adjoint
du chef d’état-major général ainsi que le chef du service de
l’organisation au quartier général de l’armée de terre, le général
de brigade Helmut Stieff. Ils participaient tous à la conjuration
et aucun d’entre eux ne devait survivre aux mois qui allaient
suivre. Peut-être était-ce le fait que la décision si longtemps
différée de tenter le coup d’État avait été prise maintenant de
manière irrévocable, toujours est-il qu’ils se montrèrent tous
particulièrement insouciants cet après-midi-là, comme c’est souvent
le cas après les grandes décisions. La chronique de mon ministère
porte la trace du désarroi dont je fis preuve en les voyant
minimiser la situation désespérée du front : « Selon les
termes employés par le quartier-maître général, les difficultés ne
sont pas très importantes… Les généraux affichent un air de
supériorité et traitent la situation sur le front est comme une
bagatelle 6 . »
Une ou deux semaines auparavant, le général Wagner
avait brossé un tableau extrêmement noir de la situation et avait
présenté, au cas où de nouveaux reculs se produiraient, des
exigences tellement élevées dans le domaine de l’armement qu’elles
étaient irréalisables ; je pense aujourd’hui qu’elles ne
pouvaient tendre qu’à prouver à Hitler qu’il n’était plus possible
d’équiper l’armée en armes et que nous nous dirigions vers une
catastrophe. En mon absence, mon collaborateur Saur, soutenu par
Hitler, avait chapitré lors de cette conférence le quartier-maître
général, pourtant beaucoup plus âgé que lui. Depuis, je lui avais
rendu visite pour lui témoigner ma sympathie, restée inchangée.
Mais je constatai que le motif de sa contrariété ne le préoccupait
plus depuis longtemps.
Nous nous étendîmes sur les abus qui étaient
apparus en raison des insuffisances du commandement suprême. Le
général Fellgiebel me décrivit le gaspillage de soldats et de
matériel qui provenait de ce que chaque arme de la Wehrmacht
disposait de son propre réseau de transmission : la Luftwaffe
et l’armée de terre avaient installé des câbles distincts jusqu’à
Athènes et jusqu’en Laponie. La réunion de ces services garantirait
en cas d’urgence, en dehors des considérations d’économie, un
fonctionnement sans accroc. Mais Hitler opposait à de telles
suggestions un refus catégorique. Moi-même, j’abondai dans ce sens
en citant quelques exemples montrant les avantages que retireraient
toutes les armes de la Wehrmacht d’un armement à direction
unique.
Bien que j’aie eu assez souvent l’occasion de
converser franchement avec les conjurés, je ne soupçonnais rien de
leurs intentions. Une seule fois, je sentis que quelque chose se
manigançait, non à la suite d’une conversation avec eux, mais grâce
à une remarque de Himmler. Ce devait être à la fin de l’automne
1943, et Hitler s’entretenait avec Himmler dans l’enceinte du
quartier général ; je me tenais à proximité et je fus le
témoin involontaire de cette conversation : « Vous
acceptez donc, mon Führer, que je parle à l’ « éminence
grise » et fasse semblant de participer à leur
entreprise ? » Hitler acquiesça : « Il se trame
je ne sais quels projets obscurs, peut-être me sera-t-il possible,
si je gagne sa confiance, d’en savoir davantage. Si des tiers vous
en parlent, mon Führer, vous serez au courant de mes
motivations. » Hitler fit un geste qui exprimait son
accord : « Mais naturellement, j’ai pleine confiance en
vous. » Je me renseignai auprès d’un aide de camp pour savoir
s’il savait qui portait le sobriquet d’« éminence
grise ». « Oui, me répondit-il, c’est le ministre des
Finances de Prusse, Popitz ! »
Le hasard se chargea de distribuer les rôles. Il
sembla hésiter un moment sans savoir si je me trouverais le
20 juillet au centre du putsch, dans la Bendlerstrasse, ou au
cœur de la résistance, au domicile de Goebbels.
Le 17 juillet, Fromm m’invita, par
l’intermédiaire de son chef d’état-major Stauffenberg, à déjeuner
le 20 juillet chez lui, dans la Bendlerstrasse, déjeuner qui
devait être suivi d’une conférence. Ayant prévu depuis longtemps
pour la fin de la matinée de prononcer un discours consacré à la
situation de l’armement devant les représentants du gouvernement du
Reich et de l’économie, je me vis contraint de décliner
l’invitation. Malgré mon refus, le chef d’état-major de Fromm
renouvela d’une manière pressante l’invitation pour le
20 juillet en affirmant que ma présence était absolument
indispensable. Mais la perspective de discuter avec Fromm de questions importantes touchant aux
problèmes de l’armement après la réunion de la matinée qui serait
probablement pénible me rebutait, et je refusai pour la seconde
fois.
Mon exposé commença vers onze heures, dans la
salle du ministère de la Propagande aménagée et décorée par
Schinkel, que Goebbels avait mise à ma disposition. Deux cents
personnes environ, tous les ministres présents à Berlin, tous les
secrétaires d’État et les fonctionnaires importants étaient
venus : le Tout-Berlin de la politique était rassemblé. Je
commençai par lancer un appel pour que l’engagement du pays dans la
guerre soit plus total, une exigence que je ne cessais pas de
répéter et pouvais réciter presque automatiquement, puis, à l’aide
de graphiques, je mis l’assistance au courant de la situation de
notre armement.
A peu près au moment où je terminais mon exposé et
tandis que Goebbels, le maître de maison, ajoutait quelques mots
pour clore la séance, la bombe de Stauffenberg explosa à
Rastenburg. Si les putschistes s’étaient montrés plus habiles, ils
auraient eu la possibilité, avec cette réunion, de faire arrêter
parallèlement à l’attentat la presque totalité des membres du
gouvernement ainsi que les plus importants de leurs collaborateurs
à l’aide de la figure légendaire du sous-lieutenant accompagné de
ses dix hommes. Ne se doutant de rien, Goebbels nous fit passer,
Funk et moi, dans son bureau. Nous nous entretenions, ainsi que
nous le faisions constamment ces derniers temps, des occasions
négligées et de celles qui nous restaient encore de mobiliser la
patrie, lorsqu’un petit haut-parleur annonça : « M. le
Ministre est réclamé d’urgence par le quartier général. A
l’appareil, le Dr Dietrich. »
Goebbels intervint : « Faites relier avec mon
bureau ! » Il alla vers sa table de travail, décrocha le
combiné : « Docteur Dietrich ? Ici Goebbels…
Quoi ? un attentat contre le Führer ? A l’instant ?…
Le Führer est en vie, dites-vous ? Tiens ! Dans le
baraquement de Speer. A-t-on des détails ?… Le Führer pense
qu’il s’agit d’un ouvrier de l’organisation Todt ? »
Dietrich, sans doute obligé d’être bref, interrompit la
conversation. L’opération « Walkyrie » dont les conjurés
avaient délibéré ouvertement depuis des mois, même avec Hitler, en
la présentant comme un plan d’action destiné à mobiliser les
réserves de la nation, avait commencé.
« Il ne manquait plus que cela ! »
pensai-je immédiatement lorsque Goebbels nous rapporta ce qu’il
avait entendu en reparlant des soupçons qui visaient les ouvriers
de l’O.T. Si ces présomptions étaient vérifiées, mon prestige en
souffrirait directement, car Bormann pourrait prendre prétexte de
mes attributions pour ourdir de nouvelles intrigues et distiller
son fiel. Goebbels était déjà indigné par ce que je ne pouvais lui
donner aucun renseignement sur les mesures de contrôle auxquelles
étaient soumis les ouvriers de l’O.T. choisis pour travailler à
Rastenburg. Il se fit expliquer par moi que des centaines de
travailleurs étaient admis à pénétrer chaque jour dans l’enceinte
de sécurité n° 1, afin d’effectuer les travaux de
consolidation du bunker de Hitler et que celui-ci travaillait
pendant ce temps dans le baraquement construit pour moi puisqu’il
était pourvu d’une grande salle de réunion et qu’il restait vide
pendant mon absence. Dans ces conditions, déclara-t-il en hochant
la tête devant tant d’insouciance, il n’avait pas dû être bien
difficile de pénétrer dans le périmètre le mieux isolé et le mieux
protégé du monde : « Quel sens peuvent bien avoir toutes
les mesures de sécurité ? » lança-t-il à la cantonade,
comme s’il s’adressait à un responsable invisible.
Peu de temps après Goebbels nous congédia. Nous
étions tous les deux très occupés, même en un pareil moment, par la
routine ministérielle. Il était déjà tard, lorsque j’arrivai chez
moi pour déjeuner : le colonel Engel, l’ex-aide de camp de
Hitler pour l’armée de terre, qui commandait maintenant une unité
au front, m’attendait. J’étais curieux de savoir ce qu’il penserait
d’un mémoire que j’avais rédigé plusieurs jours auparavant et dans
lequel je réclamais la nomination d’un
« vice-dictateur », c’est-à-dire d’un homme pourvu de
pouvoirs exceptionnels qui, sans se préoccuper des questions de
prestige, serait chargé de supprimer l’organisation confuse de la
Wehrmacht en trois ou quatre armes et de créer enfin des structures
aussi claires qu’efficaces. Si ce mémoire portait la date du
20 juillet, c’était un simple hasard, mais il contenait un
certain nombre d’idées que nous avions discutées au cours de
conversations avec les militaires qui avaient participé au putsch
7 .
L’idée de téléphoner entre-temps au quartier
général du Führer pour obtenir des détails ne m’effleura pas. Je
supposai vraisemblablement qu’étant donné l’agitation qu’un tel
événement ne pouvait manquer d’avoir déclenchée, un appel
téléphonique ne ferait qu’ajouter à la perturbation. En outre,
j’étais accablé à l’idée que le responsable de l’attentat pouvait
venir de mon organisation. Après le déjeuner, je reçus comme prévu
l’ambassadeur Clodius, du ministère des Affaires étrangères, qui me
fit son rapport au sujet de fa « préservation du pétrole
roumain ». Mais avant la fin de l’entretien, je reçus un coup
de téléphone de Goebbels 8 .
Depuis la matinée, sa voix apparaissait
étonnamment transformée ; elle était rauque et traduisait une
grande agitation : « Pouvez-vous interrompre
immédiatement votre travail ? Venez vite ! C’est
absolument urgent ! Non, je ne peux rien vous dire au
téléphone. » L’entretien fut interrompu sur-le-champ, je me
rendis chez Goebbels vers dix-sept heures. Il me reçut dans son
bureau, au premier étage de son palais résidentiel qui était situé
au sud de la porte de Brandebourg. Il me dit avec
précipitation : « Je viens de recevoir du quartier
général l’information selon laquelle un putsch militaire est
déclenché dans tout le Reich. Je voudrais que vous soyez à mes
côtés dans cette situation. Il m’arrive parfois de décider trop
vite. Vous pouvez tempérer cette précipitation par votre calme.
Nous devons agir avec circonspection. »
De fait, cette nouvelle me plongea dans un état
d’agitation qui n’avait rien à envier à celui de Goebbels. D’un
seul coup je me souvins de toutes les conversations que j’avais
eues avec Fromm, Zeitzler et Guderian, avec Wagner, Stieff, Fellgiebel, Olbricht ou
Lindenmann. Je pensai à notre situation sans issue sur tous les
fronts, à la réussite de l’invasion, à la suprématie de l’Armée
rouge et aussi à la faillite imminente de notre approvisionnement
en carburant, et me remémorai la manière souvent virulente dont
nous avions critiqué le dilettantisme de Hitler, ses décisions
absurdes, les affronts perpétuels, les humiliations et les
mortifications incessantes qu’il réservait aux officiers
supérieurs. Certes je ne pensais pas que Stauffenberg, Olbricht,
Stieff et leur cercle fussent mêlés au putsch. J’aurais plutôt cru
capable d’un tel acte un homme de tempérement colérique comme
Guderian. Goebbels devait déjà avoir été informé à cette heure,
ainsi que je le découvris plus tard, des soupçons qui pesaient sur
Stauffenberg. Mais il ne m’en parla pas. Pas plus qu’il ne
m’informa de la conversation téléphonique qu’il venait d’avoir avec
Hitler juste avant mon arrivée 9 .
Sans avoir connaissance de ces faits, je m’étais
déjà décidé. De fait, je pensais qu’un putsch tenté dans notre
situation était catastrophique ; d’autre part, je ne
discernais pas son éthique. Goebbels pouvait compter sur mon
aide.
Les fenêtres du bureau de Goebbels donnaient sur
la rue. Quelques minutes après mon arrivée, je vis des soldats en
tenue de combat, casqués, les grenades passées dans la ceinture et
le pistolet mitrailleur à la main se diriger, en petites
formations, vers la porte de Brandebourg. Arrivés là-bas, ils
mirent en place leurs mitrailleuses et interdirent toute
circulation, tandis que deux d’entre eux, armés jusqu’aux dents, se
dirigeaient vers la porte d’entrée aménagée dans le mur du parc
pour monter la garde. Je demandai à Goebbels de venir, il comprit
tout de suite ce que cela signifiait et disparut dans sa chambre à
coucher attenante où il prit quelques pilules dans une petite boîte
qu’il mit dans la poche de sa veste : « Voilà, on ne sait
jamais ! » dit-il, visiblement tendu.
Nous cherchâmes à savoir par un aide de camp quels
étaient les ordres que ces sentinelles avaient reçus, mais nous
n’apprîmes pas grand-chose. Les soldats en faction près du mur se
montrèrent peu loquaces et finirent par répondre sans
aménité : « Ici, personne n’entre ni ne
sort. »
Les coups de téléphone que Goebbels passait
inlassablement et dans tous les azimuts apportèrent des nouvelles
inquiétantes. Des unités de Potsdam semblaient déjà en route vers
Berlin, des garnisons de la province approchaient également,
disait-on. Pour ma part, tout en réprouvant spontanément le
soulèvement, j’éprouvais le sentiment étrange d’être simplement
présent sans participer aux événements, comme si tout cela,
l’activité fiévreuse d’un Goebbels nerveux et décidé, ne me
concernait pas. Pour le moment la situation paraissait plutôt
désespérée et Goebbels se montrait extrêmement préoccupé. De la
constatation que le téléphone fonctionnait toujours et que la radio
ne transmettait pas encore de proclamation des insurgés, il conclut
toutefois que la partie adverse hésitait encore. De fait, il est
incompréhensible que les conjurés aient négligé de neutraliser les
moyens d’information ou de s’en servir à leurs propres fins bien
qu’ils eussent prévu, dans un plan établi plusieurs semaines à
l’avance, non seulement d’arrêter Goebbels, mais aussi de s’emparer
du central téléphonique interurbain, du bureau télégraphique
central, du centre de transmission de la SS, du bureau central de
la Reichspost, des émetteurs les plus importants situés autour de
Berlin et de la Maison de la Radio 10 . Il aurait suffi de quelques soldats pour
pénétrer chez Goebbels sans rencontrer de résistance et arrêter le
ministre ; en effet nous n’avions pour toutes armes et pour
toute protection que quelques revolvers. Goebbels aurait
probablement tenté d’échapper à la captivité en absorbant le
cyanure de potassium qu’il tenait prêt à toute éventualité. Ainsi
aurait été éliminé l’adversaire le plus talentueux des
conjurés.
Pendant ces heures critiques, Himmler, le seul à
disposer de troupes sûres capables d’écraser le putsch, resta
bizarrement introuvable. Il se tenait manifestement à l’écart, et
cela inquiétait d’autant plus Goebbels qu’il essayait en vain de
trouver un motif plausible à cette attitude. Il exprima devant moi
à plusieurs reprises sa méfiance à l’égard du Reichsführer et
ministre de l’Intérieur, et les doutes de Goebbels quant à la
loyauté de Himmler lui-même m’ont toujours paru être l’indice par
excellence de l’incertitude qui régna en ces heures-là.
Était-ce par méfiance à mon égard qu’il me demanda
de sortir pendant qu’il téléphonait ? Assez ouvertement, il me
faisait sentir son scepticisme. Plus tard, j’ai supposé qu’il avait
peut-être eu le sentiment de s’assurer de ma personne en me
retenant à ses côtés ; d’autant que les premiers soupçons
s’étaient portés sur Stauffenberg et donc nécessairement sur Fromm.
Après tout, Goebbels connaissait mon amitié pour Fromm qu’il
affectait depuis longtemps de traiter ouvertement
d’ « ennemi du parti ».
Moi aussi je pensai immédiatement à Fromm.
Congédié par Goebbels, je me fis mettre en communication avec le
central téléphonique de la Bendlerstrasse et demandai à parler à
Fromm, car c’est de lui que j’avais le plus de chances d’obtenir
des détails. « Le général Fromm est introuvable », fut la
seule réponse que j’obtins. J’ignorais qu’à ce moment-là il était
enfermé dans une pièce de la Bendlerstrasse. « Mettez-moi en
communication avec son aide de camp. » On me répondit alors
que personne ne répondait au numéro demandé. « S’il vous
plaît, passez-moi le général Olbricht. » Il fut tout de suite
à l’appareil : « Que se passe-t-il, mon général ?
lui demandai-je sur le ton de plaisanterie qui nous était familier
et qui permettait de surmonter des situations difficiles, je dois
travailler et je suis retenu ici chez Goebbels par des
soldats. » Olbricht s’excusa. « Pardonnez-moi, dans votre
cas, il s’agit d’une erreur. Je vais arranger cela. » Il avait
raccroché avant que je puisse lui poser d’autres questions.
J’évitai de rapporter intégralement à Goebbels ma conversation avec
Olbricht. Car le ton et le
contenu de nos paroles indiquaient plutôt une entente entre nous et
pouvaient éveiller la méfiance de Goebbels.
Entre-temps, Schach, le représentant du Gauleiter
de Berlin, était entré dans la pièce où je me trouvais : un de
ses amis, nommé Hagens, s’était porté garant des opinions
nationales-socialistes du commandant Remer, dont le bataillon avait
cerné le quartier du gouvernement. Aussitôt Goebbels tenta
d’obtenir une entrevue avec Remer. A peine avait-il obtenu son
accord, qu’il me fit revenir dans son bureau. Il était certain de
pouvoir entraîner Remer à ses côtés et me pria de rester. Hitler,
déclara-t-il, était au courant de la conversation qui allait avoir
lieu, il en attendait le résultat dans son quartier général et il
était prêt à parler à tout moment avec le commandant.
Le major Remer entra, Goebbels donnait
l’impression d’être maître de soi, mais nerveux. Il semblait savoir
que le destin du putsch, et donc le sien propre, se décidait en ce
moment. Tout fut terminé au bout de quelques minutes curieusement
dénuées de tout caractère dramatique, et le putsch avait
échoué.
Tout d’abord, Goebbels rappela au commandant son
serment de fidélité au Führer. Remer répondit en promettant
solennellement de rester fidèle au Führer et au parti, mais,
ajouta-t-il, Hitler était mort. En conséquence il devait exécuter
les ordres de son supérieur, le général de division von Haase.
Goebbels lui opposa l’argument décisif qui changeait tout :
« Le Führer vit ! » Et, remarquant que Remer était
tout d’abord interloqué, puis qu’il devenait hésitant, il ajouta
immédiatement : « Il est en vie ! J’ai parlé il y a
quelques minutes avec lui ! Une petite clique de généraux
ambitieux a déclenché un putsch militaire ! C’est une
infamie ! La plus grande infamie de l’histoire ! »
Pour cet homme qui avait reçu l’ordre de cerner le quartier et qui
était à la fois irrité et mis au pied du mur, la nouvelle que
Hitler était encore en vie fut une véritable délivrance. Remer nous
dévisagea tous l’air heureux, mais encore incrédule. Goebbels
attira son attention sur cet instant historique, sur l’énorme
responsabilité qu’il portait devant l’histoire : rarement le
destin avait offert à un homme une chance pareille ; il
dépendait de lui qu’il la saisisse au bond ou qu’il la repousse.
Ceux qui voyaient Remer en cet instant, ceux qui observaient les
transformations qui s’opéraient en lui pendant qu’il écoutait ces
mots savaient que Goebbels avait déjà gagné. C’est alors que le
ministre abattit son suprême atout : « Je vais maintenant
parler au Führer et vous pourrez lui téléphoner. Le Führer peut
bien vous donner des ordres qui annulent ceux de votre
général ? » dit-il en conclusion sur un ton légèrement
ironique. Puis il établit la communication avec Rastenburg.
Goebbels pouvait communiquer avec le quartier
général du Führer grâce à une ligne spéciale du central
téléphonique de son ministère. Au bout de quelques secondes il eut
Hitler à l’appareil ; après quelques remarques sur la
situation, Goebbels passa l’écouteur au commandant. Aussitôt Remer
reconnut la voix de Hitler qu’on disait mort et rectifia
involontairement la position, l’écouteur à la main. On entendit
seulement à plusieurs reprises : « Mais oui, mon Führer…
Oui ! A vos ordres, mon Führer ! »
Goebbels se fit redonner le combiné et renseigner
sur le résultat de la conversation. Le commandant était chargé
d’exécuter à la place du général Haase toutes les mesures
militaires à Berlin et en même temps, ordre lui était donné
d’exécuter toutes les directives émanant de Goebbels. Une seule
ligne téléphonique intacte avait fait échouer définitivement la
sédition. Goebbels passa à la contre-attaque et ordonna de
rassembler immédiatement dans le jardin de sa résidence tous les
hommes du bataillon de garde récupérables.
Certes, le soulèvement avait échoué, mais il
n’était pas encore totalement écrasé lorsque, à sept heures du
soir, Goebbels fit passer un message à la radio annonçant qu’un
attentat à la bombe avait été commis contre Hitler, mais que le
Führer était en vie et avait déjà repris son travail. Il avait
ainsi à nouveau utilisé un des moyens techniques que les insurgés
avaient négligé dans les heures précédentes, commettant ainsi une
erreur lourde de conséquences.
Son assurance était excessive : le succès fut
de nouveau mis en cause lorsqu’on annonça peu de temps après qu’une
brigade de blindés venait d’arriver sur la Fehrbelliner Platz, qui
refusait d’obéir aux ordres de Remer. Elle obéissait uniquement au
général Guderian : « Celui qui n’obéit pas sera
fusillé », tel était dans sa brièveté le seul renseignement
militaire qui nous fut rapporté. La supériorité de cette unité
était telle, que son attitude commandait plus que le destin de
l’heure suivante.
Un fait était symptomatique de l’incertitude de
notre situation : personne ne pouvait nous dire si cette unité
de blindés, à laquelle Goebbels ne pouvait opposer aucune force, se
rangeait aux côtés du gouvernement ou était passée du côté des
insurgés. Goebbels et Remer tenaient pour plausible la
participation de Guderian au putsch 11 . La brigade était commandée par le colonel
Bollbrinker. Le connaissant bien, je tentai d’entrer en
communication téléphonique avec lui. Le renseignement qu’il me
donna nous soulagea : les blindés étaient venus pour écraser
le soulèvement.
Pendant ce temps, environ cent cinquante soldats
du bataillon berlinois de garde, la plupart des hommes d’un certain
âge, avaient pris position dans le jardin de Goebbels. Avant
d’aller les voir, le ministre déclara : « Si j’arrive à
les convaincre, la partie sera gagnée. Regardez bien comme je vais
les mettre dans ma poche ! » Entre-temps la nuit était
tombée, la scène n’était éclairée que par une porte de jardin
ouverte. Dès les premiers mots, les soldats écoutèrent avec
attention le discours assez long et au fond assez creux de
Goebbels. Mais celui-ci fit
preuve d’une extraordinaire assurance, et il apparut comme le vrai
vainqueur de cette journée. Il reprit des lieux communs éculés,
mais d’une façon si personnelle, que son discours eut un effet à la
fois envoûtant et excitant. L’impression qu’il produisit se lisait
directement sur les visages des soldats rassemblés dans la
pénombre : ils furent conquis non par des menaces ou des
ordres, mais à force de persuasion.
Vers onze heures du soir, le colonel Bollbrinker
vint me voir dans la pièce qui m’avait été attribuée : Fromm
voulait faire passer en conseil de guerre, dans la Bendlerstrasse,
les conjurés qui avaient été arrêtés entre-temps. Cela devait
accabler Fromm, ainsi que je le compris tout de suite. En outre, à
mon avis, c’était à Hitler qu’il incombait de décider du sort qui
devait être réservé aux conjurés. Peu après minuit, je partis en
auto pour m’opposer à leur exécution. Bollbrinker et Remer étaient
avec moi dans l’auto. Au milieu de Berlin plongé complètement dans
les ténèbres, la Bendlerstrasse était illuminée par des
projecteurs : tableau irréel et fantastique. Il faisait le
même effet théâtral qu’un décor de cinéma illuminé au beau milieu
d’un studio plongé dans l’obscurité. De longues ombres noires
ajoutaient à la plasticité du décor.
Lorsque je voulus tourner dans la Bendlerstrasse,
un officier SS m’enjoignit de m’arrêter au bord du trottoir dans la
Tiergartenstrasse. Dans l’obscurité, sous les arbres, se
trouvaient, presque méconnaissables, Kaltenbrunner, le chef de la
Gestapo, et Skorzeny, le libérateur de Mussolini, entourés par un
grand nombre de sous-officiers SS. Ces silhouettes sombres
semblaient aussi fantomatiques que leur comportement. Personne ne
claqua des talons lorsque nous saluâmes, ils avaient perdu cette
allure fringante qu’ils affichaient d’habitude, tout se passait en
silence notre entretien se déroula à voix basse, comme lors de
funérailles. J’expliquai à Kaltenbrunner que j’étais venu pour
empêcher Fromm de tenir un conseil de guerre. Mais aussi bien
Kaltenbrunner que Skorzeny, dont j’avais attendu plutôt des
explosions de colère ou de triomphe devant la défaite morale de
l’armée de terre concurrente, me répartirent sur un ton presque
indifférent que les événements étaient en premier lieu l’affaire de
l’armée de terre : « Nous ne voulons pas nous immiscer ni
intervenir en aucun cas. Du reste, le conseil de guerre s’est
probablement déjà tenu ! » Kaltenbrunner m’assura que la
SS n’interviendrait pas pour écraser le soulèvement ou pour
exécuter les jugements des cours martiales. Il avait même interdit
à ses gens de pénétrer dans le bâtiment de la Bendlerstrasse. Toute
intervention de la SS créerait obligatoirement de nouvelles
complications avec l’armée de terre et aggraverait les tensions qui
existaient déjà 12 . Ces
considérations tactiques, fruits de la situation du moment, furent
de courte durée. Quelques heures plus tard, la poursuite des
officiers de l’armée de terre impliqués dans le putsch par les
organes de la SS battait son plein.
Kaltenbrunner venait à peine de finir de me parler
qu’une ombre majestueuse se détacha sur l’arrière-plan illuminé de
la Bendlerstrasse. Tout seul, en grand uniforme, Fromm se dirigeait
vers nous d’un pas lent. Je pris congé de Kaltenbrunner et de sa
suite et, sortant de l’obscurité des arbres, j’allai à la rencontre
de Fromm. « Le putsch est terminé, commença-t-il en se
maîtrisant avec peine. Je viens de donner les ordres nécessaires à
tous les commandements des régions militaires. J’ai été empêché
pendant un certain temps d’exercer mon commandement sur l’armée de
l’intérieur. On m’a carrément enfermé dans une pièce. Mon chef
d’état-major, mes collaborateurs les plus proches ! »
L’indignation, mais aussi l’inquiétude devinrent perceptibles
lorsqu’il éleva la voix pour justifier l’exécution de son
état-major, dont les membres venaient d’être fusillés :
« En qualité de juge et de chef, j’étais obligé de tenir
immédiatement un conseil de guerre pour juger tous ceux qui étaient
impliqués dans le putsch. » A voix basse, il ajouta d’une voix
torturée : « Le général Olbricht et mon chef
d’état-major, le colonel von Stauffenberg, ne sont plus en
vie. »
Fromm voulait tout de suite téléphoner à Hitler.
C’est en vain que je le priai de passer d’abord à mon ministère,
mais il insista pour voir Goebbels, bien que sachant aussi bien que
moi que le ministre n’éprouvait qu’animosité et méfiance à son
égard.
Dans la résidence de Goebbels, le commandant de la
place de Berlin, le général Haase, était déjà arrêté. Fromm
expliqua brièvement en ma présence les événements et demanda à
Goebbels de lui permettre de téléphoner à Hitler. Mais au lieu de
lui répondre, Goebbels pria Fromm d’aller dans une pièce à côté,
puis il s’apprêta à téléphoner à Hitler. Lorsque la liaison fut
établie, il me demanda de le laisser seul. Vingt minutes après
environ, il apparut à la porte, appela une sentinelle et lui
ordonna de se mettre en faction devant la pièce où se trouvait
Fromm.
Il était déjà minuit lorsque Himmler, qui était
resté introuvable jusqu’alors, arriva chez Goebbels. Sans en avoir
été prié, il exposa longuement les raisons qui avaient justifié son
éloignement 1 3 , en invoquant une règle qui avait fait ses
preuves : lorsqu’on avait à combattre des soulèvements, il
fallait toujours rester éloigné du centre de l’opération et engager
les contre-offensives uniquement de l’extérieur. C’était de la
tactique, Goebbels sembla accepter cette thèse. Il se montra
d’excellente humeur et prit plaisir à montrer à Himmler, grâce à
une description détaillée des événements, comment il avait maîtrisé
pratiquement tout seul la situation : « Si seulement ils
n’avaient pas été si maladroits ! Ils ont eu une chance
unique ! Quels atouts ! Quel enfantillage ! Quand je
pense à ce que j’aurais fait à leur place ! Pourquoi n’ont-ils
pas occupé la Maison de la Radio et diffusé les mensonges les plus
extravagants ! Ici, ils placent des sentinelles devant ma
porte. Mais, sans s’occuper de rien, ils me laissent téléphoner
avec le Führer et tout mobiliser ! Ils n’ont même pas coupé
mon téléphone ! Avoir eu tant d’atouts entre les mains… Quels
débutants ! » Ces militaires, poursuivit-il,
s’étaient trop fiés à la
notion traditionnelle de l’obéissance, selon laquelle il va de soi
que tout ordre est obéi par les officiers et les hommes de troupes
subalternes. A elle seule, cette erreur avait causé l’échec du
putsch. Car ils avaient oublié, ajouta-t-il non sans un sentiment
de satisfaction curieusement dénué d’enthousiasme, que les
Allemands avaient reçu au cours des dernières années une éducation
politique grâce à l’État national-socialiste : « Il n’est
plus possible aujourd’hui de les soumettre telles des marionnettes
aux ordres d’une clique de généraux. » Goebbels s’arrêta
subitement. Comme si ma présence le gênait, il dit :
« J’ai quelques questions dont je dois m’entretenir seul à
seul avec le Reichsführer, mon cher monsieur Speer. Bonne
nuit. »
Le lendemain, le 21 juillet, les ministres
les plus importants furent invités à venir au quartier général du
Führer présenter leurs félicitations à Hitler. Mon invitation
mentionnait que je devais être accompagné de Dorsch et de Saur, mes
deux principaux collaborateurs : cette précision était
d’autant plus singulière que tous les ministres arrivèrent sans
leurs adjoints. Lors de la réception, Hitler les salua avec une
cordialité ostentatoire, tandis qu’il passait devant moi en se
contentant de me serrer négligemment la main. Les membres de
l’entourage de Hitler me manifestèrent une froideur
incompréhensible. Dès que j’entrais dans une pièce, les
conversations cessaient, les personnes présentes s’éloignaient ou
se détournaient. Schaub, l’aide de camp civil de Hitler, me dit
d’un ton qui en disait long : « Maintenant nous savons
qui était derrière l’attentat ! » Puis il me planta là,
et je ne pus en apprendre davantage. Saur et Dorsch furent même
invités sans moi à prendre le thé le soir avec le cercle des
intimes. Tout cela était troublant et m’inquiétait beaucoup.
Keitel, par contre, était définitivement sorti de
la crise qui s’était préparée dans les dernières semaines à partir
des conceptions en vogue dans l’entourage de Hitler. En se relevant
immédiatement après l’attentat et en voyant Hitler sain et sauf, il
s’était précipité vers lui, ainsi que le racontait maintenant
Hitler, en criant : « Mon Führer, vous êtes en vie, vous
vivez ! » et, passant outre à toutes les conventions, il
l’avait embrassé fougueusement. Il était évident qu’après cela
Hitler ne le laisserait plus tomber et cela d’autant moins que
Keitel lui semblait être l’homme qu’il fallait pour exercer les
représailles contre les putschistes : « Un peu plus, et
Keitel aurait perdu la vie. Il sera impitoyable »,
déclara-t-il.
Le lendemain, Hitler était redevenu presque
aimable à mon égard et son entourage adopta la même attitude. Sous
sa présidence, une conférence eut lieu dans le pavillon de thé à
laquelle je participai aux côtés de Keitel, Himmler, Bormann et
Goebbels. Hitler avait repris à son compte les idées que je lui
avais communiquées par écrit quinze jours auparavant et conféra à
Goebbels le titre de « commissaire du Reich à la guerre
totale 14 ». Le fait
d’avoir échappé à la mort lui avait rendu son esprit de
décision ; en quelques minutes furent obtenus des résultats
pour lesquels nous nous battions, Goebbels et moi, depuis plus d’un
an.
Immédiatement après, Hitler aborda les événements
de ces derniers jours : il triomphait, affirmant que désormais
le grand tournant positif de la guerre était venu. Le temps de la
trahison était maintenant passé, de nouveaux généraux plus capables
assumeraient le commandement. Aujourd’hui il comprenait qu’en
organisant un procès pour éliminer Toukhatchevski, Staline avait
fait un pas décisif lui permettant de mettre sur pied un
commandement efficace. En liquidant l’état-major général, il avait
fait place nette pour des hommes nouveaux qui n’avaient pas été
formés pendant l’époque tsariste. Jadis il avait toujours vu dans
les accusations portées pendant les procès de Moscou de 1937 des
falsifications ; mais maintenant, après l’expérience du
20 juillet, il se demandait s’il n’y avait pas eu une part de
vérité dans ces accusations. Certes, il n’avait pas aujourd’hui
plus de preuves qu’hier, poursuivit Hitler, mais il ne pouvait plus
exclure la possibilité d’une trahison des deux états-majors
collaborant ensemble.
Tous les participants à la conférence
approuvèrent. Goebbels se mit particulièrement en évidence en
accablant de son mépris et de ses railleries les généraux de
l’état-major. Comme je faisais des réserves, il me rabroua aussitôt
brutalement. Hitler écoutait en silence 15 .
Le fait que le général Fellgiebel, le chef des
services de transmission, ait fait partie lui aussi du groupe des
conjurés provoqua chez Hitler une explosion où la satisfaction, la
colère et le triomphe se mêlaient à la conscience d’être
justifié : « Maintenant, je sais pourquoi tous mes grands
plans étaient condamnés à échouer en Russie pendant ces dernières
années. Tout était trahison ! Il y a longtemps que nous
serions vainqueurs sans ces traîtres ! Voilà ma justification
devant l’histoire ! Il faut maintenant absolument chercher à
savoir si Fellgiebel disposait d’une ligne directe avec la Suisse,
grâce à laquelle il aurait transmis tous mes plans aux Russes. Il
faut employer tous les moyens pour l’interroger… Encore une fois
c’est moi qui ai eu raison. Qui est-ce qui me croyait lorsque je
m’opposais à toute unification du commandement de la
Wehrmacht ? Regroupée dans une seule main, la Wehrmacht
constitue un danger ! Pensez-vous aujourd’hui encore que c’est
un hasard si j’ai fait mettre sur pied le plus grand nombre
possible de divisions de Waffen-SS ? Je savais pourquoi je
donnais ces ordres en dépit de toutes les résistances… l’inspecteur
général des blindés : j’ai créé tout cela pour diviser l’armée
de terre une fois de plus ! »
Puis Hitler laissa de nouveau libre cours à sa
fureur contre les conjurés ; il allait tous les
« supprimer et les exterminer ». Il pensa à des noms qui
étaient apparus à un moment ou à un autre et qu’il rangeait
maintenant au nombre des conjurés : Schacht avait toujours été
un saboteur de l’armement. Malheureusement, il avait toujours été
trop faible, déclara Hitler. Il ordonna l’arrestation immédiate de
Schacht, et ajouta : « Hess aussi sera impitoyablement pendu, tout comme ces salauds,
ces officiers criminels. C’est lui qui a commencé en donnant
l’exemple de la trahison. »
Après de tels accès, Hitler se calmait ;
soulagé comme un homme qui vient tout juste d’échapper à un grand
danger, il raconta comment l’attentat s’était produit, il parla du
tournant qu’il avait provoqué, de la victoire qui paraissait à
nouveau à portée de la main. Nageant dans l’euphorie, il puisait
dans l’échec du putsch une confiance nouvelle et nous aussi, nous
nous laissâmes gagner trop docilement par son optimisme.
Peu de temps après le 20 juillet, le bunker
que Hitler avait dû quitter à cause des travaux pour aller
travailler dans mon baraquement le jour de l’attentat fut prêt.
S’il est possible de voir dans une construction le symbole d’une
situation, alors ce bunker est tout indiqué : ressemblant
extérieurement à une sépulture de l’Égypte antique, ce n’était à
proprement parler qu’un gros bloc de béton dépourvu de fenêtres et
d’arrivée d’air directe. Vu en coupe, c’était une construction où
le volume du béton dépassait plusieurs fois l’espace utile. C’est
dans cette construction funéraire que Hitler vivait, travaillait et
dormait. On peut dire que ces murs de béton épais de cinq mètres le
séparaient, au sens propre et au sens figuré du terme, du monde
extérieur et l’enfermaient dans sa folie.
Je profitai de mon séjour à Rastenburg pour
effectuer ma visite d’adieux, dans son quartier général tout
proche, au chef d’état-major général Zeitzler, qui avait été relevé
de ses fonctions au soir même du 20 juillet. Je ne parvins pas
à dissuader Saur de m’accompagner. Pendant notre entretien, l’aide
de camp de Zeitzler, le lieutenant-colonel Günther Smend, qui
devait être exécuté quelques jours plus tard, vint annoncer qu’il
était de retour. Saur conçut immédiatement un soupçon :
« Avez-vous vu le regard de connivence qu’ils ont échangé en
se saluant ? » Je réagis par un « non » irrité.
Peu de temps après, lorsque nous nous retrouvâmes seuls, Zeitzler
et moi, j’appris que Smend revenait de Berchtesgaden, où il était
allé mettre de l’ordre dans le coffre de l’état-major. Mais en
entendant Zeitzler parler de cette question sur un ton tout à fait
anodin, je fus confirmé dans mon impression qu’il n’avait pas été
mis au courant par les conjurés. Je n’ai jamais su si Saur avait
fait part à Hitler de ce qu’il avait remarqué.
Au bout de trois jours passés au quartier général
du Führer, je repris l’avion le 24 juillet pour rentrer à
Berlin.
L’Obergruppenführer SS Kaltenbrunner, le chef de
la Gestapo, venait de se faire annoncer. Je le reçus couché, ma
jambe me faisant à nouveau souffrir. Tout en me témoignant une
cordialité inquiétante, comme le soir du 20 juillet,
Kaltenbrunner semblait me scruter d’un regard perçant. Il aborda
directement le sujet qui motivait sa visite : « Nous
avons trouvé dans le coffre-fort de la Bendlerstrasse la liste du
gouvernement prévu par les conjurés du 20 juillet. Vous y êtes
porté comme ministre de l’Armement. » Il me demanda si j’étais
au courant de cette fonction prévue pour moi et ce que j’en savais,
mais il resta correct et ne se départit pas de son urbanité
coutumière. Peut-être pris-je un visage si consterné en entendant
ses déclarations qu’il me crut. Il renonça vite à obtenir des
renseignements supplémentaires et tira un document de sa
serviette : c’était l’organigramme du gouvernement qui devait
être mis en place par le coup d’État 16 . Apparemment il avait été fait par un
officier, car l’organisation de la Wehrmacht y était traitée avec
un soin tout particulier. Un « Grand État-Major général »
englobait les trois armes de la Wehrmacht. A cet état-major était
subordonné le commandant en chef de l’armée de l’intérieur, qui
était en même temps chef de l’armement et, dépendant de lui, au
milieu des autres petites cases, je vis porté en lettres
d’imprimerie : « Armement : Speer. » Un
sceptique avait écrit au crayon la mention : « Si
possible », suivie d’un point d’interrogation. Cet inconnu et
le fait que je n’aie pas répondu le 20 juillet à l’invitation
à déjeuner dans la Bendlerstrasse me tirèrent de ce mauvais pas.
Curieusement, Hitler ne me demanda jamais de précisions à ce
sujet.
Naturellement je me suis demandé à l’époque ce que
j’aurais fait, si le putsch du 20 juillet avait réussi et si
on m’avait prié de continuer à exercer mes fonctions. Je l’aurais
sans doute fait provisoirement, mais non sans me poser des
questions. D’après tout ce que je sais aujourd’hui des
personnalités et des motifs qui animaient la conspiration, une
collaboration avec eux m’aurait délié de mon attachement à Hitler
et m’aurait gagné à leur cause. Mais de ce fait, mon maintien au
gouvernement aurait tout de suite été difficile, cela pour des
raisons extérieures ; au plan intérieur, il aurait été
impossible ; car tout jugement moral sur la nature du régime
et sur ma position personnelle au sein de ce régime m’aurait
obligatoirement amené à reconnaître qu’il ne m’était plus possible
d’occuper un poste de direction en Allemagne après Hitler.
L’après-midi du même jour, nous organisâmes, comme
tous les ministères, une manifestation de fidélité au Führer dans
notre salle de réunion en présence de mes principaux
collaborateurs. Cette manifestation ne dura pas plus de vingt
minutes. Mon discours fut le plus faible et le moins assuré que
j’aie jamais prononcé. Alors que je m’appliquais d’habitude à
éviter les formules consacrées, j’exprimai cette fois la grandeur
de Hitler et notre confiance avec des accents exagérés et pour la
première fois je conclus mon discours par un Sieg Heil ! retentissant. Jusqu’à présent je
n’avais pas éprouvé le besoin d’employer de telles formules. Elles
allaient contre mon tempérament et contre mon orgueil. Mais ce
jour-là je me sentais mal à l’aise, j’avais le sentiment d’être
compromis et malgré tout impliqué dans une procédure
inextricable.
Mes
appréhensions n’étaient du reste pas sans fondement. Des bruits
couraient qui annonçaient mon arrestation, d’autres affirmaient que
j’avais déjà été exécuté, ces rumeurs prouvaient que l’opinion
publique, qui continuait à s’exprimer clandestinement, jugeait ma
position menacée 17 .
Toutes mes inquiétudes furent dissipées lorsque
Bormann me demanda de parler à nouveau de l’armement au cours d’un
congrès qui réunit les Gauleiter le 3 août à Posen.
L’assistance était encore sous le coup du 20 juillet ;
mais bien que cette invitation m’eût réhabilité officiellement, je
me heurtai dès le début à des marques glaciales de parti pris. Je
me sentais seul au milieu des nombreux Gauleiter rassemblés. Rien
ne peut mieux caractériser l’atmosphère dont je me sentis environné
cet après-midi-là, que cette réflexion de Goebbels aux Gauleiter et
aux Reichsleiter qui l’entouraient : « Maintenant nous
savons enfin de quel côté se trouve Speer 18 . »
C’est justement au mois de juillet 1944 que notre
armement avait atteint son maximum. Pour ne pas provoquer à nouveau
les dirigeants du parti et aggraver ma situation, je m’en tins
prudemment à des considérations générales et je les gratifiai d’une
avalanche de chiffres montrant les succès que nous avions
jusqu’alors remportés au cours de notre travail et concernant les
nouveaux programmes que Hitler nous avait confiés. Les progrès dans
la production exigés par Hitler devaient montrer aux dirigeants du
parti que nous étions, moi et mon appareil ministériel,
irremplaçables pour le moment. Je réussis à détendre l’atmosphère
en démontrant, à l’aide de nombreux exemples, que la Wehrmacht
possédait des stocks de matériel qui n’étaient pas exploités.
Goebbels s’écria à voix haute : « Sabotage !
sabotage ! » et montra par là que les dirigeants voyaient
partout, depuis le 20 juillet, la trahison, la conspiration et
la perfidie à l’œuvre. Quoi qu’il en soit, les Gauleiter furent
impressionnés par mon rapport sur la production.
Depuis Posen, les participants au congrès se
rendirent au quartier général du Führer où Hitler s’adressa à eux
le lendemain dans la salle de cinéma. Bien que mon rang dans le
parti ne m’eût pas habilité à siéger parmi eux 19 , Hitler m’avait demandé expressément de
participer à cette réunion. Je m’assis au dernier rang.
Hitler parla des conséquences du 20 juillet,
expliqua ses échecs passés par la trahison des officiers de l’armée
de terre et se montra rempli d’espoir pour l’avenir : il avait
acquis une confiance « comme il n’en avait jamais connu dans
[sa] vie 20 ». Car jusqu’à
présent tous ses efforts avaient été sabotés, mais maintenant la
clique de criminels était démasquée et éliminée, et finalement ce
putsch avait peut-être constitué un événement extrêmement bénéfique
pour notre avenir. Hitler répétait presque mot pour mot ce qu’il
avait déjà déclaré immédiatement après le putsch, devant un cercle
plus restreint. Il était précisément en train de faire impression
sur moi, malgré tout ce que son attitude pouvait avoir d’absurde,
avec ses paroles dénuées de passion, mais qui reflétaient l’émotion
qu’il éprouvait en évoquant son sort, lorsqu’une phrase tomba, qui
me tira d’un seul coup de toutes mes illusions : « Mais
si maintenant le peuple allemand succombe dans ce combat, dit-il,
c’est qu’il aura été trop faible. Il n’aura pas triomphé de
l’épreuve devant l’histoire et il n’était destiné à rien d’autre
qu’à périr 21 . »
Fait surprenant et tout à fait contraire à son
habitude de ne pas mettre en valeur ses collaborateurs, Hitler
attira l’attention de son auditoire sur mon travail et sur mes
mérites. Il savait ou pressentait sans doute qu’il était
nécessaire, compte tenu de l’attitude hostile des Gauleiter, de me
réhabiliter à leurs yeux, pour me permettre à l’avenir de continuer
à travailler avec succès. Il montra ostensiblement et publiquement
aux dirigeants du parti que ses rapports avec moi ne s’étaient pas
refroidis depuis le 20 juillet.
Je profitai de ma position à nouveau renforcée
pour venir en aide à des amis et à des collaborateurs qui avaient
été atteints par la vague de persécutions déclenchée le
20 juillet 22 . Par contre,
Saur dénonça deux officiers de la direction de l’armement et du
matériel de l’armée de terre, le général Schneider et le colonel
Fichtner, dont l’arrestation fut décrétée aussitôt par Hitler. Saur
s’était contenté de rapporter une déclaration présumée de Schneider
qui aurait prétendu que Hitler était incapable de comprendre les
problèmes techniques ; quant à Fichtner, on prétexta le fait
qu’il n’avait pas encouragé avec toute l’énergie possible la
production des nouveaux types de blindés réclamés par Hitler dès le
début de la guerre, pour l’accuser de sabotage conscient. Typique
du manque d’assurance de Hitler fut cependant le fait qu’il fut
immédiatement d’accord pour que soient libérés les deux officiers
en faveur desquels j’étais intervenu 23 , à la condition toutefois qu’ils ne
seraient plus affectés à la direction de l’armement de l’armée de
terre.
Un événement dont je fus témoin le 18 août au
quartier général était très révélateur de l’inquiétude qui s’était
emparée de Hitler, depuis que les généraux passaient pour peu sûrs.
Trois jours plus tôt, alors qu’il se rendait auprès de la
VIIe armée, le maréchal Kluge,
commandant en chef du front ouest, n’avait pu être joint pendant
plusieurs heures. Apprenant que le maréchal, accompagné de son seul
aide de camp transportant un poste émetteur, s’était approché du
front, Hitler échafauda toutes sortes de présomptions et bientôt il
ne douta plus que Kluge se fût rendu en compagnie de son aide de
camp vers un lieu prévu à l’avance, où des négociations devaient
s’engager avec les alliés occidentaux pour envisager une
capitulation de l’armée allemande du front ouest. Les pourparlers
n’ayant pas eu lieu, Hitler affirma que seule une attaque aérienne
avait interrompu le voyage du maréchal et avait déjoué ses
intentions de trahir. Lorsque j’arrivai au quartier général, Kluge
avait déjà été relevé de son poste par Hitler et avait reçu l’ordre
de regagner le quartier général. En apprenant que le maréchal avait
succombé à une crise cardiaque pendant le voyage, Hitler, invoquant
son sixième sens, avait
ordonné à la Gestapo de faire procéder à une autopsie. L’autopsie
ayant révélé que la mort avait été provoquée par du poison, Hitler
triompha : maintenant il se disait parfaitement persuadé que
les menées de Kluge relevaient de la trahison, bien que le maréchal
lui eût écrit avant de mourir pour l’assurer de sa fidélité jusque
dans la mort.
Durant ce séjour au quartier général de
Rastenburg, je découvris, sur la grande table de cartes, dans le
bunker de Hitler, les procès-verbaux des interrogatoires menés par
Kaltenbrunner. Un aide de camp de Hitler qui était de mes amis me
les donna à lire pendant deux nuits, car je ne me sentais pas
encore rassuré. Beaucoup de points, qui auraient pu passer avant le
20 juillet pour des critiques justifiées, accablaient
maintenant leurs auteurs. Pourtant aucune des personnes arrêtées
n’avait fait de déclarations à mon sujet. Les putschistes s’étaient
bornés à reprendre l’expression que j’avais forgée pour désigner
les béni-oui-oui de l’entourage de Hitler : je les avais
appelés les « ânes qui opinent du bonnet ».
Sur la même table, je vis ces jours-là une pile de
photos. Perdu dans mes pensées, je les pris, mais les reposai
sur-le-champ. Sur le dessus de la pile, j’avais aperçu un pendu en
costume de détenu, une large écharpe multicolore fixée au pantalon.
Un officier SS qui faisait partie de l’entourage de Hitler
m’expliqua : « C’est Witzleben. Vous ne voulez pas
regarder les autres ? Ce sont toutes des photos prises pendant
les exécutions. » Le soir, le film de l’exécution des conjurés
fut passé dans la salle de cinéma. Je ne pouvais ni ne voulais le
voir. Pour ne pas attirer l’attention, je prétendis que j’étais
surchargé de travail ; je vis un grand nombre de gens, pour la
plupart de petits gradés SS et des civils, se rendre à cette
séance ; mais pas un seul officier de la Wehrmacht.
52. Citation extraite d’une lettre de Hölderlin à Neuffer. (N.D.T.)