Triple défaite
Le 8 mai 1944, je revins à Berlin pour
reprendre mon travail. Je me souviendrai toujours de la date du
12 mai, quatre jours plus tard. Car ce jour-là décida de
l’issue de la guerre technique 1 . J’avais réussi jusqu’alors à produire à
peu près autant d’armes que les besoins de la Wehrmacht
l’exigeaient et ce malgré des pertes considérables. L’attaque de
jour des 935 bombardiers de la 8e flotte
aérienne américaine sur plusieurs usines de carburant au centre et
à l’est de l’Allemagne marqua le début d’une nouvelle époque dans
la guerre aérienne : elle signifiait la fin de l’armement
allemand.
Avec les spécialistes des usines Leuna bombardées,
nous nous frayâmes le lendemain un chemin à travers
l’enchevêtrement des canalisations arrachées et tordues. Les usines
chimiques s’étaient révélées particulièrement vulnérables aux
bombes ; les prévisions les plus favorables ne permettaient
pas d’envisager une reprise de la production avant des semaines.
Notre production journalière était tombée de 5 850 à
4 820 tonnes après ce bombardement. Nos réserves de carburant
pour l’aviation qui atteignaient 574 000 tonnes, ce qui
correspondait tout juste à trois mois de production, purent
toutefois compenser ce déficit dans la production pour dix-neuf
mois.
Après m’être fait une idée des conséquences du
bombardement, je pris l’avion le 19 mai 1944 pour
l’Obersalzberg où Hitler me reçut en présence de Keitel. Je lui
annonçai la catastrophe imminente : « L’ennemi nous a
attaqués à l’un de nos points les plus faibles. Au train où vont
les choses, nous ne disposerons bientôt plus de production de
carburant digne de ce nom. Notre seul espoir est que, de l’autre
côté, l’aviation ennemie ait un état-major qui conçoive les
opérations avec aussi peu de cohérence que le nôtre ! »
Keitel par contre, toujours soucieux de plaire à Hitler, déclara en
minimisant la situation qu’il était en mesure de surmonter les
difficultés avec ses réserves, avant de conclure avec l’argument
standard de Hitler : « Combien de situations critiques
n’avons-nous pas déjà surmontées ! » puis, tourné vers
Hitler, il ajouta : « Nous surmonterons celle-ci aussi,
mon Führer ! »
Hitler ne semblait pourtant pas partager
l’optimisme de Keitel : outre Göring, Keitel et Milch, les
industriels Krauch, Pleiger, Butefisch et R. Fischer, ainsi
que le directeur de l’Office de la planification et des matières
premières, Kehrl, devaient venir participer à une autre conférence
sur fa situation 2 . Göring
tenta d’éviter que les représentants de l’industrie des carburants
ne soient convoqués. Nous devions, déclara-t-il, rester entre nous
pour débattre de sujets d’une telle importance. Mais Hitler avait
déjà déterminé quels seraient les participants.
Quatre jours plus tard, dans la cage d’escalier si
peu accueillante du Berghof, nous attendions Hitler, qui était en
conférence dans le grand salon. Alors que j’avais prié auparavant
les représentants de l’industrie des carburants de dire à Hitler la
vérité toute nue, Göring employa les dernières minutes précédant la
séance à faire pression sur eux pour qu’ils ne se montrent pas trop
pessimistes. Sans doute craignait-il que les reproches de Hitler ne
se tournent essentiellement contre lui.
Des officiers supérieurs qui venaient de
participer à la réunion précédente passèrent en hâte devant
nous ; immédiatement après, nous fûmes priés de passer chez
Hitler par un aide de camp. Il nous salua brièvement, l’air absent,
en tendant la main à chacun. Il nous invita à nous asseoir et
déclara qu’il avait convoqué les participants à cette réunion pour
se renseigner sur les conséquences des derniers bombardements. Puis
il pria les représentants de l’industrie de donner leur opinion.
Avec une objectivité conforme à leur tempérament, ces hommes de
calcul firent la démonstration du caractère désespéré de la
situation, au cas où ces bombardements seraient poursuivis
systématiquement. Certes, Hitler tenta tout d’abord de balayer
toutes les manifestations de pessimisme en les interrompant par des
interjections stéréotypées comme « Vous y arriverez
bien ! » « Nous avons connu des situations
pires ! » et naturellement Keitel et Göring sautaient sur
ces slogans pour surenchérir sur la certitude de la victoire à
venir et affaiblir l’impression produite par nos
déclarations ; surtout Keitel, qui revenait toujours sur ses
réserves de carburant. Mais les industriels étaient plus coriaces
que les membres de l’entourage de Hitler ; ils persévéraient
dans leurs mises en garde, les étayant par des faits et des
comparaisons chiffrées. Soudain Hitler changea d’attitude, les
encourageant à analyser la situation en toute objectivité. On avait
l’impression qu’il voulait enfin entendre la vérité, même si elle
était désagréable, comme s’il était las de tous les maquillages des
déclarations fallacieuses d’optimisme, des mensonges complaisants.
Il tira lui-même le bilan de la séance : « A mon avis,
les usines de carburant, de buna et d’oxygène constituent un point
particulièrement vulnérable pour la conduite de la guerre, les
matières premières indispensables pour l’armement étant produites
dans un nombre restreint d’usines 3 . » Aussi hébété et absent que Hitler
ait pu nous paraître au début, il nous fit l’impression d’un homme
concentré, réaliste, perspicace. Mais quelques mois après, lorsque la catastrophe se fut
produite, il ne voulut plus reconnaître la justesse de ses vues.
Lorsque nous nous retrouvâmes dans le vestibule, Göring nous
reprocha d’avoir accablé exagérément Hitler de soucis et de
déclarations pessimistes.
Les autos furent avancées, les invités de Hitler
se rendirent au Berchtesgadener Hof pour prendre un
rafraîchissement. Car, pour Hitler, le Berghof n’était dans les
occasions semblables qu’un lieu de réunion. Il ne se sentait aucune
obligation de maître de maison. Mais maintenant, après le départ
des participants de la conférence, les membres de l’entourage privé
de Hitler sortirent de toutes les chambres du premier étage. Hitler
s’était retiré pour quelques minutes et nous attendîmes dans
l’escalier. Il prit sa canne, son chapeau et sa cape noire ;
la promenade quotidienne en direction du pavillon de thé commença.
On servit du café et des gâteaux. Le feu était allumé dans la
cheminée, on menait des conversations anodines. Hitler se laissa
transporter hors de ses soucis dans un monde plus amical : on
pouvait sentir à quel point il avait besoin de ce monde. Avec moi
non plus, il ne parla plus du danger qui nous menaçait.
Nous venions tout juste d’atteindre le niveau
ancien de la production au bout de seize jours de réparations
fiévreuses, lorsque les 28 et 29 mai 1944, nous essuyâmes une
deuxième vague de bombardements. Cette fois-ci, 400 bombardiers de
la 8e flotte aérienne américaine
parvinrent à eux seuls à nous infliger des destructions plus graves
que les 935 bombardiers de la première attaque. En même temps les
raffineries des champs pétrolifères roumains, situées près de
Ploesti, et qui avaient une extrême importance pour nous, furent
bombardées par la 15e flotte aérienne
américaine. Désormais notre production était réduite de moitié
4 . Ainsi donc il ne fallut pas
plus de cinq jours pour que nos déclarations pessimistes de la
réunion de l’Obersalzberg fussent pleinement justifiées et les
slogans lénifiants de Göring contredits. Certaines remarques de
Hitler permettaient de conclure que le prestige de Göring était
redescendu à son point le plus bas.
Si je ne tardai pas à profiter de cette faiblesse
de Göring, ce n’était pas uniquement par opportunité. Certes nous
avions de bonnes raisons, étant donné nos succès dans la production
de chasseurs, de proposer le transfert de l’ensemble de l’armement
de la Luftwaffe dans mon ministère 5 ; mais je tenais encore plus à rendre
à Göring la monnaie de sa pièce pour son attitude pendant ma
maladie. Le 4 juin, je priai Hitler, qui continuait à diriger
les opérations de guerre depuis l’Obersalzberg, de
« déterminer le maréchal du Reich à me convoquer de sa propre
initiative et à faire en sorte que la proposition d’intégrer
l’armement de la Luftwaffe dans mon ministère émane de lui ».
Hitler accepta ce défi lancé à Göring sans formuler d’objection. Il
se montra au contraire compréhensif, ma tactique visant
manifestement à ménager la fierté et le prestige de Göring. Non
sans rudesse, il ajouta : « L’armement de la Luftwaffe
doit être intégré à votre ministère, cela ne souffre plus de
discussion. Je vais faire venir le maréchal du Reich sur-le-champ
et lui faire part de mon intention. Vous examinerez avec lui les
modalités de ce transfert 6 . »
Quelques mois auparavant encore, Hitler aurait
hésité à dire ouvertement à son vieux paladin ce qu’il avait sur le
cœur. A la fin de l’année précédente, il m’avait, par exemple,
chargé d’aller voir Göring dans sa lande de Rominten pour lui
présenter je ne sais plus quelle affaire mineure et désagréable que
j’ai oubliée depuis longtemps. A l’époque, Göring avait dû être au
courant de ma mission car, contrairement à ses habitudes, il
m’avait traité comme un invité éminent ; il avait fait atteler
pour une randonnée de plusieurs heures dans son terrain de chasse
et n’avait cessé de parler, si bien que je n’avais même pas pu
aborder le sujet qui m’avait amené et étais reparti comme j’étais
venu : Hitler ne m’avait pas tenu rigueur de ma
dérobade.
Cette fois, par contre, Göring n’essaya pas de
s’en tirer grâce à une cordialité de routine. Notre entretien eut
lieu dans son bureau privé de sa maison de l’Obersalzberg. Il était
déjà informé, Hitler l’ayant mis au courant. En termes sévères,
Göring se plaignit de la versatilité de Hitler. Quinze jours
auparavant déjà, il avait voulu me retirer les constructions et
était revenu sur sa décision après un bref entretien avec moi. Il
en était toujours ainsi. Malheureusement le Führer avait trop
souvent montré qu’il n’était pas l’homme des décisions fermes.
Naturellement, s’il le voulait, il me remettrait l’armement de la
Luftwaffe, déclara Göring d’un ton résigné. Mais il n’arrivait pas
à comprendre tout cela, Hitler lui ayant déclaré peu de temps
auparavant que le champ de mes attributions était trop
étendu.
Il me parut caractéristique et en même temps fort
inquiétant pour mon propre avenir qu’on pût si facilement rentrer
en grâce ou tomber en disgrâce, mais j’avoue avoir vu un juste
retour des choses dans cette inversion des rôles. En revanche, je
renonçai à humilier Göring de manière éclatante. Au lieu de
présenter un décret à Hitler, je convins avec Göring que ce serait
lui qui transférerait à mon ministère la responsabilité de
l’armement de la Luftwaffe 7 .
Le transfert de l’armement de la Luftwaffe
constitua un intermède insignifiant en comparaison des événements
qui se déroulaient en Allemagne et qui découlaient de la
supériorité des flottes aériennes ennemies. Bien qu’elles aient dû
concentrer une partie de leurs forces pour appuyer l’invasion, une
nouvelle série de bombardements, après une interruption de deux
semaines, mit hors d’usage un grand nombre d’usines de carburant.
Le 22 juin, les neuf dixièmes de la production de carburant
pour l’aviation manquaient, et nous ne produisions plus que 632
tonnes par jour. Lorsque les bombardements se ralentirent, nous
atteignîmes encore une fois le 17 juillet une production de
2 307 tonnes, en gros 40 % de la production initiale,
mais quatre jours plus tard,
le 21 juillet, nous étions pratiquement à bout avec 120 tonnes
de production journalière. La production de carburant pour
l’aviation avait diminué de 98 %.
Certes l’ennemi nous permit de faire tourner
partiellement les grandes usines chimiques de Leuna, ce qui nous
donna la possibilité d’atteindre à la fin de juillet 609 tonnes.
Désormais nous considérions comme un succès d’avoir malgré tout
atteint un dixième de la production. Mais les nombreux
bombardements avaient endommagé les canalisations des usines
chimiques à un point tel, que non seulement les bombes atteignant
leur but, mais davantage encore les ébranlements provoqués par les
bombes explosant à proximité, causaient partout des fuites dans les
installations. Il était presque impossible de procéder à des
réparations. En août nous atteignîmes 10 %, en septembre
5 1/2 %, en octobre à nouveau 10 % de notre ancienne
capacité de production. Ce n’est qu’en novembre 1944 que nous
parvînmes, à notre grande surprise, à rattraper les 28 %
(1 633 tonnes journalières 8 ). « Des rapports enjolivés émanant des
services de la Wehrmacht font craindre au ministre que le caractère
critique de la situation ne soit pas reconnu » : telle
était la mention que portait la Chronique à la date du
22 juillet 1944. Ce qui entraîna six jours après la rédaction
d’un mémoire à Hitler, mémoire consacré à la situation sur le plan
des carburants et dont certains passages coïncidaient presque mot
pour mot avec un premier mémoire daté du 30 juin 9 . Les deux études constataient à l’évidence
que le manque de production attendu pour juillet et août
entraînerait sans aucun doute la consommation de l’essentiel des
réserves de carburant pour avions et des autres carburants, et
qu’ainsi une pénurie insurmontable surviendrait, qui ne manquerait
pas « d’avoir des conséquences tragiques 10 ».
En même temps, je proposai à Hitler diverses
solutions qui devaient nous mettre en état d’éviter ou simplement
de différer ces conséquences. En vue d’obtenir le maximum
d’efficacité, je priai Hitler de m’accorder les pleins pouvoirs
pour mobiliser toutes les forces appropriées à remédier aux
destructions résultant de ces bombardements. Je lui suggérai de
donner à Edmund Geilenberg, qui avait réalisé des prodiges dans la
production des munitions, toute latitude, pour saisir sans aucun
ménagement tous les matériaux permettant de relancer notre
production de carburants, limiter au besoin certaines fabrications,
et faire appel à des spécialistes. Tout d’abors Hitler
refusa : « Si j’accorde ces pleins pouvoirs, nous aurons
immédiatement moins de chars d’assaut. Impossible ! En aucun
cas, je ne permettrai cela. » Il n’avait manifestement pas
saisi la gravité de la situation, bien que nous nous soyons
entretenus à plusieurs reprises de l’évolution menaçante des
événements. Je n’avais cessé de lui répéter que les chars d’assaut
n’avaient pas de sens, si nous ne produisions pas suffisamment de
carburant. Hitler ne donna sa signature que lorsque je lui eus
promis d’augmenter le nombre des chars produits et que Saur eut
confirmé cette promesse. Deux mois plus tard, 150 000
travailleurs étaient employés à reconstruire les usines
d’hydrogénation et, parmi eux, un fort pourcentage des meilleurs
ouvriers indispensables à l’armement. Ils étaient 350 000 à la
fin de l’automne 1944.
En dictant mon mémoire, j’étais épouvanté devant
le manque de discernement du commandement. J’avais sous les yeux
des rapports de mon service de planification donnant les pertes de
production journalières, les déficits et les délais nécessaires à
une reprise de la production : mais tout cela n’avait de
raison d’être qu’à la condition expresse qu’on réussisse à empêcher
les attaques ennemies ou à les réduire. J’adjurai Hitler, dans mon
mémoire du 28 juillet 1944, « d’attribuer une part
notablement plus importante de la production des avions de chasse à
la défense du pays 11 ». Je
lui réitérai mes objurgations en lui demandant s’il n’était pas
plus rationnel « de protéger en priorité les usines
d’hydrogénation situées sur le territoire de la patrie grâce à
l’aviation de chasse, de telle sorte qu’en août et en septembre une
partie au moins de la production soit préservée, au lieu de s’en
tenir à la méthode actuelle et de savoir avec certitude qu’en
septembre ou en octobre la Luftwaffe se trouverai à court de
carburant au front comme sur la terre allemande 12 ».
C’était déjà la deuxième fois que je soumettais
ces questions à Hitler. Après la réunion de l’Obersalzberg à la fin
mai, Hitler avait approuvé un plan de Galland qui prévoyait la
création, à partir de notre production accrue d’avions de chasse,
d’une flotte aérienne qui devait être réservée à la défense du
territoire. A une conférence à Karinhall, après que les
représentants de l’industrie des carburants eurent à nouveau décrit
la situation désespérée en ce domaine, Göring avait promis
solennellement de ne jamais envoyer au front cette flotte qui avait
été baptisée du nom de « Reich ». Mais après le début de
l’invasion, Hitler et Göring l’engagèrent en France ; elle y
fut mise hors de combat sans avantage apparent. Alors, à la fin du
mois de juillet, la promesse de Göring et de Hitler fut
renouvelée ; une flotte de 2 000 avions de chasse devait
être mise sur pied et affectée à la défense du territoire allemand.
Elle devait être prête à prendre l’air en septembre ; mais
cette réaction fut à nouveau vouée à l’échec par manque de
compréhension de la situation.
Rétrospectivement, je déclarai le 1er décembre 1944, lors d’une conférence
consacrée aux problèmes de l’armement : « Il faut bien
comprendre que les hommes qui, chez l’adversaire, élaborent la
stratégie des bombardements visant l’économie sont au courant de la
vie économique allemande et qu’à la différence de nos
bombardements, l’ennemi se livre à une planification intelligente.
Nous avons eu la chance que l’ennemi n’ait commencé à exécuter ses
plans de manière conséquente qu’au cours du dernier semestre… qu’il
ait auparavant agi, de son propre point de vue, d’une manière
insensée. » En disant cela, j’ignorais que dès le
9 décembre 1942, donc deux années plus tôt, un rapport émanant
de l’ « Économie Warfare Division » des Américains
avait constaté qu’il était préférable « de causer un degré
élevé de destructions dans quelques industries indispensables, plutôt qu’un degré moindre de
destructions dans un grand nombre d’industries. Les résultats
accentuent mutuellement et le plan une fois adopté devrait être
appliqué avec un esprit de décision inflexible 13 ». Ces vues étaient justes, leur
exécution défectueuse.
Dès le mois d’août 1942, Hitler avait déclaré, au
cours de conférences avec les chefs de la marine, qu’une invasion,
si elle voulait avoir des chances de réussir, présupposait la
possession d’un port d’une certaine importance 14 . Car sans la possession d’un tel port,
l’ennemi ne pourrait acheminer à la longue que des renforts trop
peu importants pour pouvoir résister aux contre-attaques des forces
allemandes. L’établissement d’une ligne continue de bunkers
rapprochés les uns des autres, et qui se soutiendraient
mutuellement sur toute la longueur des côtes française, belge et
hollandaise, dépasserait de loin les capacités de l’industrie
allemande de construction, en outre on manquerait de soldats pour
occuper un tel nombre de bunkers. C’est pourquoi seuls les ports
d’assez grande importance furent entourés d’une ceinture de
bunkers, tandis que les étendues de côte qui les séparaient étaient
occupées de loin en loin par des bunkers d’observation. 15 000
bunkers plus petits devaient servir d’abris aux soldats dans le cas
d’une attaque préparée par l’artillerie. Du reste, Hitler
s’imaginait que les soldats sortiraient pendant l’attaque
proprement dite, une position abritée affaiblissant les qualités de
courage et d’engagement personnel indispensables au combat. Ces
installations défensives furent prévues jusque dans les moindres
détails par Hitler. Il fit même les projets des différents types de
bunkers, le plus souvent la nuit. Ce n’étaient que des ébauches,
mais elles étaient exécutées avec beaucoup de précision. Ne
craignant pas de s’adresser des autosatisfecit, il avait coutume de
faire remarquer que ses plans répondaient de manière idéale à tous
les besoins d’un soldat au front. Ils furent adoptés presque sans
modifications par le général commandant le génie et transmis pour
exécution.
Pour construire toutes ces défenses, nous
utilisâmes en deux années à peine de travail précipité
13 302 000 mètres cubes de béton 1 5 , d’une
valeur de 3,7 milliards de DM ; elles engloutirent en
outre 1 200 000 tonnes de fer pris à la production
d’armements. Ce déploiement de moyens fut mis en échec quinze jours
après le premier débarquement de l’ennemi grâce à une seule idée de
génie. Car on sait que les troupes d’invasion amenèrent leur propre
port, et construisirent près d’Arromanches et d’Omaha, sur une côte
non abritée, des rampes de débarquement et d’autres installations
qui leur permirent d’assurer l’approvisionnement en munitions,
engins, ravitaillement et l’acheminement des renforts 16 . Tout le plan de défense fut ainsi rendu
caduc.
Rommel, qui avait été nommé à la fin de 1943
inspecteur de la défense des côtes à l’ouest, montra plus de
prévoyance. Peu de temps après sa nomination, Hitler l’avait prié
de venir le voir dans son quartier général en Prusse-Orientale.
Après un long entretien, il avait raccompagné le Feldmarschall
devant son bunker où je l’attendais déjà, devant être le prochain
interlocuteur. La discussion sembla devoir reprendre lorsque Rommel
déclara sans ambages à Hitler : « Nous devons arrêter
l’ennemi dès le premier débarquement. Les bunkers disposés autour
des ports ne se prêtent pas à ce genre d’opérations. Seuls des
barrages et des obstacles grossiers mais efficaces, disposés tout
au long de la côte, peuvent rendre le débarquement assez difficile
pour que nos contre-attaques puissent être victorieuses. »
Rommel parlait avec fermeté et concision : « Faute de
quoi, malgré le mur de l’Atlantique, l’invasion réussira. A Tripoli
et à Tunis, les bombes ont été larguées dans les derniers temps si
massivement que nos troupes d’élite en étaient démoralisées. Si
vous ne pouvez faire cesser ces bombardements, toutes les autres
mesures seront sans effet, même les barrages. » Rommel était
poli, mais distant. Il évitait presque ostensiblement l’apostrophe
« mon Führer ». Il s’était acquis auprès de Hitler une
réputation de spécialiste, aux yeux de Hitler il était devenu une
sorte de spécialiste de la défense contre les offensives
occidentales. Face à la critique formulée par Rommel Hitler garda
son calme, mais il semblait s’être attendu au dernier argument
concernant les bombardements massifs. « C’est précisément ce
que je voulais vous montrer aujourd’hui, monsieur le
Feldmarschall. » Hitler nous conduisit jusqu’à un véhicule
expérimental, une voiture blindée de tous côtés, sur laquelle était
monté un canon antiaérien de 88 mm. Des soldats firent une
démonstration de la puissance de feu, de la protection contre les
déplacements latéraux pendant le tir : « Combien
pouvez-vous nous en livrer dans les mois à venir, monsieur
Saur ? » Saur lui garantit quelques centaines de pièces.
« Vous voyez, avec cette D.C.A. blindée, il est possible de
disperser les concentrations de bombardiers au-dessus de nos
divisions. » Rommel avait-il abandonné l’idée d’argumenter
contre un tel dilettantisme de profane ? Toujours est-il qu’il
réagit par un sourire méprisant, presque compatissant. Lorsque
Hitler remarqua qu’il lui était impossible de susciter la confiance
espérée, il prit congé brièvement et se rendit, mécontent, avec
Saur et moi dans son bunker pour y conférer, sans revenir sur cet
incident. Plus tard, après l’invasion, Sepp Dietrich me fit une
relation éloquente de l’action démoralisante de ces tapis de bombes
larguées sur sa division d’élite. Les soldats qui avaient survécu
avaient perdu leur équilibre et étaient devenus apathiques, leur
moral de combattant était brisé pour des jours, même lorsqu’ils
n’étaient pas blessés.
Le 6 juin vers dix heures du matin, j’étais
au Berghof, lorsqu’un des aides de camp de Hitler me raconta que
l’invasion avait commencé le matin même. « A-t-on réveillé le
Führer ? » Il hocha la tête : « Non, il n’est
informé des nouvelles qu’après avoir pris son
petit-déjeuner. » Hitler ayant déclaré quelques jours
auparavant que l’ennemi commencerait probablement par une attaque
de diversion pour attirer nos troupes loin du lieu de l’invasion, personne ne voulait
réveiller Hitler, pour ne pas être accusé par lui d’avoir commis
une erreur d’appréciation sur la situation.
Lors de la conférence qui se tint quelques heures
plus tard dans le grand salon du Berghof, Hitler sembla renforcé
davantage encore dans son idée préconçue que l’ennemi voulait
l’induire en erreur. « Vous rappelez-vous ? Parmi les
nombreuses nouvelles que nous avons reçues, l’une d’elles prédisait
avec précision le lieu, le jour et l’heure du débarquement. Cela me
confirme dans mon opinion qu’il ne peut pas s’agir encore de la
véritable invasion. » Cette information était un coup des
services d’espionnage ennemis, affirma Hitler, destiné à l’attirer
loin du véritable lieu de l’invasion et à l’inciter à engager ses
troupes prématurément et mal à propos. Induit en erreur par une
information exacte, il repoussa sa première conception, qui était
juste à l’origine, et selon laquelle la côte normande était
vraisemblablement destinée à servir de front à l’invasion.
Au cours des semaines précédentes, on avait
communiqué à Hitler des prévisions contradictoires sur le moment et
le lieu de l’invasion ; elles émanaient des services de
renseignements de la SS, de la Wehrmacht et du ministère des
Affaires étrangères. Comme dans beaucoup d’autres domaines, Hitler
s’était chargé de la tâche, déjà difficile pour des spécialistes,
d’apprécier laquelle de ces nouvelles était exacte, quel service de
renseignements méritait le plus qu’on lui fît confiance et lequel
s’était le plus profondément immiscé chez l’ennemi. Maintenant il
se moquait même de l’incapacité des différents services et,
renchérissant sur lui-même, finissait par ironiser sur la stupidité
des services de renseignements en général : « Vous
n’imaginez pas combien d’agents irréprochables sont payés par les
alliés ! Ils nous livrent alors des nouvelles destinées à
semer la confusion. Je ne vais pas transmettre tout cela tel quel à
Paris. Il faut arrêter tout cela. Ces nouvelles ne font que rendre
nerveux nos états-majors. »
Ce n’est que vers midi que fut tranchée la
question la plus urgente de cette journée : on décida
d’engager contre la tête de pont anglo-américaine la « réserve
O.K.W. » stationnée en France, car Hitler s’était réservé la
décision concernant le transfert de toute division. Dans le cas
présent, il avait fini par accéder de mauvaise grâce à la demande
du commandant en chef du front occidental, le Feldmarschall von
Rundstedt, qui le pressait de libérer ces divisions pour qu’elles
puissent être engagées dans la bataille. A la suite de ces
tergiversations, deux divisions blindées ne purent plus profiter de
la nuit du 6 au 7 juin pour progresser ; de jour, leur
déploiement fut gêné par les bombardiers ennemis et, avant même
d’avoir pu établir le contact avec l’ennemi, elles subirent de
fortes pertes en hommes et en matériel.
Cette journée décisive pour l’évolution de la
guerre ne se déroula pas comme on aurait pu s’y attendre dans une
atmosphère d’agitation fébrile. Hitler s’efforçait de garder son
calme, surtout dans les situations les plus dramatiques, et son
état-major copiait cette maîtrise de soi. Montrer de la nervosité
ou de l’inquiétude aurait constitué un manquement au ton en usage
au Berghof.
Même pendant les jours et les semaines qui
suivirent, Hitler, prisonnier de sa méfiance caractéristique mais
de plus en plus absurde, continua à être convaincu qu’il ne
s’agissait que d’une invasion de diversion, uniquement destinée à
lui faire commettre des erreurs dans la disposition de ses forces
de défense. A son avis, la véritable invasion se produirait à un
tout autre emplacement qui serait, lui, dégarni de troupes. La
marine jugeait également le rivage impraticable pour de grandes
opérations de débarquement. Hitler attendit pendant un temps
l’attaque décisive dans la région de Calais, comme s’il exigeait
également de son ennemi qu’il lui donnât raison : car, dès
1942, il avait fait installer dans cette région des canons de
marine de très gros calibre sous des protections de béton de
plusieurs mètres d’épaisseur destinés à anéantir toute flotte de
débarquement ennemie. C’est la raison pour laquelle il n’engagea
pas la XVe armée stationnée près de
Calais dans le champ de bataille de la côte
normande 17 .
Une autre raison poussait Hitler à prévoir une
attaque dans le Pas-de-Calais. Cinquante-cinq bases avaient été
installées, d’où chaque jour quelques centaines de V1 devaient être envoyés sur l’Angleterre. Hitler
supposait que la véritable invasion devrait nécessairement être
dirigée en premier lieu contre ces bases de lancement. D’une
manière ou d’une autre, il ne voulait pas concéder que les Alliés
pourraient prendre ces territoires français en partant de la
Normandie. Il escomptait plutôt pouvoir réduire la tête de pont
ennemie au cours de combats difficiles.
Hitler et nous espérions que cette nouvelle arme
jetterait l’effroi et la confusion dans le camp ennemi et qu’elle
le réduirait à l’impuissance. Nous en surestimions l’efficacité.
Certes je nourrissais de sérieuses inquiétudes à cause de la
vitesse limitée de ces bombes volantes et je conseillai à Hitler de
ne les faire partir que lorsque le ciel serait couvert de nuages
bas 18 . Mais il ne tint aucun
compte de cet avis. Lorsque le 12 juin, sur l’ordre prématuré
de Hitler, les premiers V1 furent
catapultés, la précipitation et le manque d’organisation furent
tels, que dix seulement de ces projectiles purent être mis en
service et que cinq seulement atteignirent Londres. Hitler oublia
qu’il avait lui-même insisté pour que ce tir ait lieu et déchargea
sa colère, provoquée par l’inefficacité de l’entreprise, sur les
constructeurs de ces engins. A la conférence d’état-major, Göring
se hâta de faire retomber la responsabilité de cet échec sur Milch
son adversaire et Hitler voulait déjà que l’on stoppe la production
de cette fusée qu’il jugeait maintenant complètement ratée. Lorsque
le chef des services de presse du Reich lui eut présenté des
reportages démesurément grossis de la presse londonienne rendant
compte des effets des V1 , l’état
d’esprit de Hitler changea du tout au tout. Il exigea alors que
l’on augmente la production des V1 ; Göring s’empressa de déclarer que ce coup d’éclat de
sa Luftwaffe avait toujours été exigé et favorisé par lui. On ne
parla plus de Milch qui avait été le bouc émissaire de la journée
précédente.
Avant l’invasion, Hitler avait toujours affirmé
qu’il dirigerait personnellement les opérations à partir de la
France dès le début du débarquement. A cet effet, au prix d’un
nombre incalculable de millions de marks, des centaines de
kilomètres de câbles téléphoniques avaient été installés et deux
quartiers généraux pourvus d’installations coûteuses et réclamant
des quantités énormes de béton avaient été construits par
l’organisation Todt. Hitler avait déterminé personnellement
l’emplacement ainsi que l’importance de ces quartiers généraux. Il
justifia en ces jours où il allait perdre la France, les énormes
moyens mis en œuvre en faisant remarquer qu’un de ces quartiers
généraux au moins était situé exactement à la frontière occidentale
de l’Allemagne et pourrait s’intégrer dans un système de
fortifications. Le 17 juin, il visita ce quartier général
situé entre Soissons et Laon, baptisé W2 , pour revenir le jour même à
l’Obersalzberg. Il se montra de méchante humeur :
« Rommel n’est plus maître de ses nerfs, il est devenu
pessimiste. Aujourd’hui seuls les optimistes peuvent arriver à un
résultat. » Après de telles remarques, le renvoi de Rommel
n’était plus qu’une question de temps. Car Hitler considérait
encore que la ligne de défense qu’il avait mise en place en face de
la tête de pont était toujours invincible. Il me déclara ce soir-là
que W2 lui semblait trop peu sûr, situé
qu’il était au milieu d’une France infestée de résistants.
L’invasion remportait ses premiers succès
importants, lorsque presque au même moment, le 22 juin 1944,
une offensive des troupes soviétiques commença, qui devait bientôt
amener fa perte de 25 divisions allemandes. Désormais la
progression de l’Armée rouge ne pouvait plus être stoppée, même en
été. Incontestablement, même pendant ces semaines marquées par
l’effondrement de trois fronts, le front occidental, le front
oriental et le front aérien, Hitler conserva la maîtrise de ses
nerfs, montrant une faculté étonnante de persévérance. La longue
lutte pour le pouvoir ainsi que de nombreux revers l’avaient
vraisemblablement aguerri, tout comme Goebbels et les autres
compagnons de lutte. Peut-être l’expérience acquise pendant cette
période héroïque lui avait-elle appris qu’il était inopportun de
laisser paraître devant ses collaborateurs ne serait-ce que la
moindre trace de préoccupation. Son entourage admirait la maîtrise
de soi qu’il conservait jusque dans les moments critiques. Il avait
certainement contribué, par cette attitude, à inspirer la confiance
avec laquelle on accueillait ses décisions. Manifestement il était
conscient du nombre d’yeux qui l’observaient et du découragement
qu’il aurait provoqué, s’il avait perdu contenance ne fût-ce qu’une
seule fois. Cette maîtrise de soi constitua jusqu’à la fin un
extraordinaire prodige de volonté, une victoire arrachée à soi-même
malgré l’âge, la maladie, les expériences de Morell et les charges
qui pesaient sans cesse plus lourd. J’eus souvent l’impression
qu’il avait cette volonté effrénée et farouche d’un enfant de six
ans que rien ne peut décourager ni même lasser. Mais pour ridicule
qu’elle fût dans une certaine mesure, elle n’en inspirait pas moins
le respect.
Il est cependant impossible d’expliquer sa
certitude de la victoire, phénomène étonnant dans une période de
défaites continuelles, uniquement par son énergie. Pendant notre
détention à Spandau, Funk me confia qu’il ne pouvait abuser les
médecins sur son état de santé avec tant d’opiniâtreté et de
crédibilité que parce qu’il croyait à ses propres mensonges. Il
ajouta que cette thèse avait été le fondement de la propagande de
Goebbels. Je ne puis m’expliquer l’attitude figée de Hitler que par
ses efforts pour s’autosuggestionner sur la victoire finale. En un
certain sens, il s’adorait lui-même. Il était dans la contemplation
perpétuelle d’un miroir, où il voyait non seulement sa propre image
mais aussi la confirmation de sa mission par des signes de la
Providence. Sa religion était ce « grand hasard » qui ne
pouvait manquer de le sauver, sa méthode une affirmation de soi par
autosuggestion. Plus il était acculé par les événements, plus sa
confiance dans le destin en était raffermie. Naturellement il ne se
faisait aucune illusion sur les événements militaires ; mais
il les transposait dans le domaine de sa foi et voyait même dans la
défaite une conjoncture créée par la Providence, secret prélude à
la victoire imminente. Parfois il pouvait saisir le caractère
désespéré d’une situation donnée, mais il restait inébranlable dans
son attente d’un retournement qu’au dernier moment susciterait pour
lui le destin. S’il y avait en Hitler quelque chose de
pathologique, c’était bien cette foi inébranlable en sa bonne
étoile. Il était le type même du croyant, mais sa faculté de croire
avait dégénéré en cette foi en lui-même 19 .
La foi qui possédait Hitler ne restait pas sans
effet sur son entourage. J’étais en partie conscient que tout
devait maintenant aller à sa fin. Pourtant je parlais souvent, tout
en me limitant à mon ressort, du « rétablissement de la
situation ». Cette confiance subsistait, curieusement séparée
dans mon esprit de l’analyse qui me poussait à comprendre que la
défaite était inévitable.
Le 24 juin 1944, lors d’un congrès consacré
aux problèmes de l’armement, réuni à Linz au plus fort de la triple
catastrophe militaire dont il a été question, je tentai de redonner
confiance à mes auditeurs. Ce fut un fiasco assez net. En relisant
aujourd’hui mon discours, je suis effrayé de la témérité folle et
presque grotesque de ma tentative de convaincre des personnes
sérieuses qu’un effort ultime pouvait encore entraîner le succès. A
la fin de mon exposé, j’avais dit ma conviction que dans notre
domaine nous surmonterions la crise imminente et que nous
atteindrions l’année suivante une progression aussi nette que celle
de l’année précédente. Ma propre conviction m’avait porté tout au
cours de ce discours improvisé. J’exprimais des espoirs qui
devaient faire l’effet de chimères à la lumière de la réalité. Les
faits devaient prouver que nous pouvions connaître dans les mois
suivants une nouvelle progression dans notre production
d’armements. Mais ne faisais-je pas preuve de plus de réalisme lorsque j’annonçais à Hitler,
dans une série de mémoires, la fin imminente ? Ceci était la
vision réelle des faits, cela la foi. La démarcation totale qui
séparait ces deux attitudes était révélatrice de l’espèce de
trouble mental avec lequel chacun des membres de l’entourage de
Hitler voyait venir la fin inéluctable.
Dans la phrase que je prononçai en conclusion de
mon discours, se fit jour à nouveau l’idée d’une responsabilité
transcendant ma loyauté personnelle à l’égard de Hitler ou de mes
collaborateurs. Cette phrase semblait être un poncif assez gratuit,
mais en fait j’attachais beaucoup d’importance à cette
déclaration : « Nous continuerons à faire notre devoir
afin que le peuple allemand soit préservé. » Mais, en même
temps, c’étaient les paroles que voulait entendre ce cercle
d’industriels. Quant à moi, je me référais pour la première fois à
cette obligation supérieure à laquelle Rohland avait fait appel
lors de sa visite en avril. Cette idée avait pris de plus en plus
de force. J’y trouvais la justification d’une mission à la
réalisation de laquelle il valait la peine de se consacrer.
Aucun doute : je n’avais pas convaincu les
dirigeants de l’industrie. Après mon discours, ainsi que pendant
les jours de congrès qui suivirent, j’entendis un grand nombre de
voix exprimer leur désespoir. Dix jours auparavant, j’avais engagé
Hitler à parler lui-même aux industriels et il avait accepté. De
son discours j’espérais avec une impatience encore plus grande un
effet positif sur ce climat de désolation.
A proximité du Berghof, un hôtel avait été
construit par Bormann avant la guerre sur les ordres de Hitler,
pour donner aux nombreux pèlerins de l’Obersalzberg la possibilité
de se restaurer ou même de passer la nuit au voisinage de Hitler.
Le 26 juin, les quelque cent représentants de l’industrie
allemande d’armement se réunirent dans la grande salle du
« Platterhof ». Lors de notre congrès de Linz, j’avais
constaté que leur mauvaise humeur était dirigée également contre
l’emprise croissante du parti sur la vie économique. De fait, dans
l’esprit d’un grand nombre de fonctionnaires du parti, une sorte de
socialisme d’État semblait gagner du terrain. Des tentatives visant
à répartir sur les régions toutes les usines propriété de l’État et
à les subordonner à leurs propres entreprises régionales avaient
déjà été partiellement couronnées de succès. Les nombreuses
entreprises enterrées surtout, qui avaient été installées et
financées par l’État, mais dont le personnel de direction, les
ouvriers spécialisés et les machines dépendaient des firmes
privées, couraient le risque de passer après la guerre sous le
contrôle de l’État 20 .
Précisément notre système de direction de l’industrie conçue comme
industrie de guerre pouvait servir de cadre à un ordre économique
régi par le socialisme d’État, en sorte que l’industrie elle-même
donnait aux dirigeants du parti à chaque progrès dans la production
les instruments qui contribueraient à sa propre perte.
J’avais prié Hitler de tenir compte de ces
préoccupations. Il m’avait demandé quelques idées directrices pour
son discours et, à son usage, je notai un certain nombre
d’idées : il fallait qu’il donne aux dirigeants de notre
industrie l’assurance qu’on les aiderait dans les temps de crise
auxquels il fallait s’attendre, et en outre qu’ils seraient
protégés contre les interventions des instances locales du parti.
Je l’engageai enfin à insister expressément sur les points
suivants : « Intangibilité de la propriété privée des
entreprises, même si provisoirement la nécessité de les enterrer
les transformait en entreprises étatiques ; liberté économique
après la guerre et opposition fondamentale à une nationalisation de
l’industrie. »
Dans son discours, Hitler se conforma sur le fond
à mes recommandations, mais il donna l’impression d’être inhibé. Il
se trompa souvent, hésita, s’interrompit au milieu de ses phrases,
omit des transitions et à l’occasion bafouilla. Ce discours
témoignait de son état d’épuisement effrayant. La situation avait
ce jour-là empiré à un point tel qu’il n’était plus possible
d’éviter la prise du premier grand port, Cherbourg. Ce succès
allait apporter aux Alliés la solution de tous leurs problèmes de
renfort, il ne pouvait que renforcer considérablement la force des
armées d’invasion.
Au premier abord, Hitler nia toutes les
restrictions idéologiques, « car il ne peut y avoir qu’un seul
dogme et ce dogme se résume ainsi : est juste ce qui est
utile ». Ce faisant il réaffirmait son mode de pensée
pragmatique et abrogeait tous les engagements pris vis-à-vis de
l’industrie.
Hitler donna libre cours à son amour des théories
de philosophie historique et des concepts vagues sur l’évolution.
En termes confus, il assura que « la force créatrice ne se
contente pas de créer des formes, mais prend les formes créées sous
sa juridiction. Voilà l’origine de ce que nous désignons par les
concepts de capital privé, propriété privée. Il n’est pas vrai,
comme le pensent les communistes, que l’avenir réalisera l’idéal
égalitaire du communisme, mais inversement, plus l’humanité évolue
et plus les réalisations se différencient, et l’administration de
ces réalisations sera nécessairement confiée à ceux qui produisent
ces réalisations… » Il voyait « dans l’encouragement de
l’initiative privée la condition unique de toute véritable
évolution vers un but plus élevé et même de la poursuite de
l’évolution de toute l’humanité. Lorsque cette guerre se sera
achevée par notre victoire, l’initiative privée de l’économie
allemande connaîtra son temps de splendeur ! Que ne
faudra-t-il pas créer alors ! N’allez pas croire que je
mettrai sur pied quelques bureaux d’études d’État ou quelques
bureaux économiques d’État… Et quand la grande époque de l’économie
de paix allemande sera à nouveau revenue, je n’aurai alors pas
d’autre intérêt que de laisser travailler les plus grands génies de
l’économie allemande… Je vous suis reconnaissant de me permettre de
réaliser les missions du temps de guerre. Mais en témoignage de mon
extrême gratitude vous devez considérer ma promesse que ma
gratitude ne cessera pas à l’avenir de s’affirmer, et que personne
dans le peuple allemand ne pourra venir me dire que j’aurai jamais
failli à mon programme.
C’est-à-dire que lorsque je vous dis que l’économie allemande
d’après guerre connaîtra une prospérité très grande, la plus grande
qu’elle ait connue de tous les temps, vous devez considérer cela
comme une promesse qui sera un jour tenue. »
C’est à peine si Hitler recueillit des
applaudissements pendant son discours désordonné. C’était comme si
nous avions reçu un coup de massue. Peut-être cette réserve le
détermina-t-elle à tenter d’effrayer les chefs de l’industrie avec
les perspectives qui les attendaient si nous perdions cette
guerre : « Il n’y a pas de doute que si nous perdions
cette guerre, il ne resterait pas d’économie allemande privée. Avec
l’anéantissement du peuple allemand entier, il va de soi que
l’économie allemande serait anéantie. Non pas seulement parce que
l’ennemi ne souhaite pas la concurrence allemande – ce n’est là
qu’une vue superficielle des choses –, mais parce qu’il s’agit de
questions de principe. Nous nous trouvons dans une lutte qui doit
décider de deux points de vue : ou bien l’humanité se trouvera
rejetée par-delà quelques milliers d’années dans son état primitif
originaire, avec une production de masse exclusivement dirigée par
l’État, ou bien l’évolution sera poursuivie grâce à l’encouragement
de l’initiative privée. » Il revint sur cette idée quelques
minutes plus tard : « Si nous perdions la guerre,
messieurs, vous n’auriez pas à envisager une reconversion de
l’économie (en économie de paix). Il ne resterait plus à chaque
individu qu’à envisager sa reconversion privée de ce monde dans
l’autre : il devrait se demander s’il veut disparaître de
lui-même ou s’il veut se faire pendre ou s’il veut mourir de faim
ou encore s’il veut travailler en Sibérie. Voilà les seules
considérations qu’aurait à se faire l’individu. » Hitler avait
prononcé ces phrases d’un ton presque railleur et en tout cas avec
une pointe de mépris pour ces « lâches âmes de
bourgeois ». Cela ne passa pas inaperçu et réduisit à néant
mon espoir de voir les chefs de l’industrie stimulés par son
discours.
Soit que la présence de Bormann l’ait irrité, soit
qu’il ait été mis en garde par lui, toujours est-il que la
profession de foi en faveur de l’économie libérale en temps de paix
que j’avais demandée à Hitler et obtenue comme
promis 21 avait manqué de la
clarté que j’avais espérée. Quelques phrases de son discours
étaient toutefois assez remarquables pour être consignées dans nos
archives. Hitler donna spontanément son accord à l’enregistrement
du discours et me pria de lui faire des propositions de retouche.
Par contre Bormann fit obstacle à sa publication. Je rappelai son
acceptation à Hitler. Mais il éluda en disant qu’il devait
auparavant retoucher le texte 22 .