8.
La nouvelle Chancellerie du Reich
Pour que l’ascension d’un des « plus grands hommes de l’histoire » puisse se dérouler sur un fond à la mesure du personnage, Hitler exigeait maintenant un décor architectural de dimensions impériales. La Chancellerie du Reich où il avait emménagé le 30 janvier 1933 était, selon son expression, tout juste bonne pour des fabricants de savon. Ce n’était, en tout cas pas à son goût, le siège central du puissant Reich.
Fin janvier 1938, Hitler me convoqua officiellement et me reçut dans son cabinet de travail ; debout au milieu de la pièce, il me fit, d’un air solennel, la déclaration suivante : « J’ai pour vous un travail urgent. Je dois bientôt engager des pourparlers d’une extrême importance. Pour cela, j’ai besoin de grands salons et de grandes salles pour pouvoir en imposer aux potentats étrangers, surtout aux plus petits. Comme terrain, je vous donne la Voss-Strasse en entier. Le coût de l’opération m’est égal. Mais ça doit aller très vite et malgré cela être du solide. Combien de temps vous faut-il ? Plans, démolition, tout compris ? Un an et demi ou deux ans seraient déjà trop. Pourriez-vous être prêt pour le 10 janvier 1939 ? Je veux que la prochaine réception du corps diplomatique ait lieu dans la nouvelle Chancellerie. » L’entretien était terminé.
Les heures qui suivirent se déroulèrent comme Hitler le relata dans le discours qu’il fit à l’achèvement du gros œuvre : « Mon inspecteur général de la construction demanda quelques heures de réflexion et revint le soir pour me dire : au mois de mars, le tant, la démolition sera achevée, le 1er août, le gros œuvre sera terminé et, le 9 janvier, mon Führer, je vous annoncerai, l’achèvement des travaux. Je suis moi-même de la partie, du bâtiment, et sais ce que cela signifie. On n’a encore jamais fait ça. C’est une performance unique 1 . » De fait, en acceptant ce travail, je commis l’acte le plus léger de ma carrière. Mais Hitler était satisfait.
On commença tout de suite à démolir les maisons de la Voss-Strasse pour dégager le chantier. On devait en même temps établir les plans pour déterminer l’aspect extérieur du bâtiment et son ordonnancement interne. On commença même à construire l’abri antiaérien d’après de simples croquis. Mais, même à un stade ultérieur, je fis commencer des parties entières sans avoir vraiment mené à bien les calculs nécessaires. Ainsi, par exemple, les immenses tapis, noués à la main, que j’avais prévus pour plusieurs grandes salles réclamaient de très longs délais de livraison. Je fus donc obligé de décider, avant de savoir comment seraient les salles auxquelles je les destinais, quel format et quelles couleurs ils auraient. On tailla en quelque sorte les salles sur eux. Je refusai de me fixer un planning compliqué. Il n’aurait fait que prouver que ce projet était irréalisable. Sur bien des points, cette improvisation me fait penser aux méthodes que je devais employer quatre ans plus tard pour diriger l’économie de guerre allemande.
Le terrain tout en longueur invitait à prévoir une enfilade de pièces se succédant le long d’un axe. Je soumis le projet à Hitler : venant de la Wilhelmplatz, le visiteur franchissait un grand portail pour arriver dans une cour d’honneur. Par un perron, il pénétrait dans une première pièce de réception et passant une porte à double battant de presque cinq mètres de haut, débouchait sur un hall recouvert de mosaïque. Au bout de ce hall, il montait quelques marches, traversait une pièce ronde à coupole et se trouvait devant une galerie de 145 mètres de long. Celle-ci impressionna beaucoup Hitler, parce qu’elle faisait plus du double de la galerie des Glaces à Versailles. Des niches d’une grande profondeur devaient donner un éclairage indirect, et produire cet effet agréable qui m’avait frappé dans la grande salle du château de Fontainebleau, quand j’avais visité celui-ci.
J’obtenais ainsi une enfilade de pièces se succédant dans un changement constant de matériaux et de composition de couleurs de 220 mètres de long. C’est seulement après l’avoir parcourue que le visiteur parvenait à la pièce de réception de Hitler. Indubitablement, une débauche d’architecture d’apparat et certainement un art d’esbroufe, mais le baroque avait connu ça, on avait toujours connu ça.
Hitler était impressionné. « Vous verrez, exultait-il, ils prendront conscience de la puissance et de la grandeur du Reich allemand, quand ils auront fait tout ce chemin depuis l’entrée jusqu’à la salle de réception ! » Dans les mois qui suivirent, il ne cessait de se faire montrer le projet, mais n’intervint, alors que c’était pour lui que je construisais ce bâtiment, que très rarement et me laissa libre de faire ce que je voulais.
La hâte que montrait Hitler à faire progresser les travaux de la nouvelle Chancellerie avait pour raison profonde l’inquiétude que lui donnait sa santé. Il avait sérieusement peur de ne plus vivre longtemps. Dès 1935, des maux d’estomac firent travailler son imagination. Il essaya de les calmer par tout un système de privations qu’il s’imposait à lui-même ; il croyait savoir quels mets lui faisaient du mal et se mit peu à peu à suivre un régime très strict. Un peu de soupe, de la salade, des aliments très légers en très petite quantité. Il se mit à manger de moins en moins. Montrant son assiette, il s’exclamait d’un ton désespéré : « Et vous voulez qu’un homme vive de ça ! Mais regardez ça ! Ça leur est facile, aux médecins, de dire qu’un homme doit manger tout ce qui lui fait envie 2 . Je ne digère presque plus rien. Après chaque repas, mes maux d’estomac recommencent. Manger moins encore ? Mais vous pouvez me dire de quoi je vivrais ? »
Il arrivait fréquemment que les douleurs l’obligent à interrompre brusquement un entretien, pendant une demi-heure ou plus ; parfois même il ne revenait pas. Il souffrait aussi, à ce qu’il disait, de ballonnements, de malaises cardiaques et d’insomnie. Eva Braun me raconta une fois que cet homme qui n’avait pas encore cinquante ans lui avait dit : « Je vais bientôt devoir te redonner ta liberté ; que ferais-tu avec un vieil homme ? »
Le médecin, le Dr Brandt, était un jeune chirurgien qui essaya de convaincre Hitler de se faire examiner à fond par un spécialiste des maladies internes. Nous soutînmes tous cette proposition. On passa en revue les professeurs les plus célèbres et on chercha le moyen de réussir à garder cette consultation secrète. On évoqua la possibilité de le faire entrer dans un hôpital militaire, car le secret y serait mieux gardé. Mais à la fin Hitler rejetait toujours toutes les suggestions, prétextant qu’il ne pouvait absolument pas se permettre de passer pour malade, car cela affaiblirait sa position, surtout à l’étranger. Il se refusa même à faire venir discrètement un spécialiste chez lui pour un premier examen. A ce que je sais, on ne l’examina donc jamais sérieusement et il continua à soigner ses symptômes selon ses propres théories, ce qui d’ailleurs correspondait tout à fait à son attitude de dilettante.
En revanche, il consulta pour une extinction de voix, qui allait empirant, le célèbre spécialiste berlinois de la gorge, le professeur von Eicken. Celui-ci vint à la Chancellerie l’examiner à fond et Hitler fut soulagé d’apprendre qu’il ne s’agissait pas d’un cancer. Depuis des mois, il nous parlait de l’empereur Frédéric III et de sa fin tragique. Le chirurgien lui enleva un kyste inoffensif. Cette opération bénigne eut également lieu à son domicile.
En 1935, Heinrich Hoffmann était tombé sérieusement malade ; le Dr Morell, une de ses vieilles connaissances, le soigna et le guérit en employant des sulfamides 3 venus de Hongrie. Hoffmann n’arrêtait pas de vanter à Hitler les mérites de ce merveilleux docteur qui lui avait sauvé la vie. Il était certainement de bonne foi, car l’une des qualités de Morell était la capacité d’exagérer au-delà de toute mesure la gravité de la maladie qu’il avait guérie, pour mieux faire ressortir son art.
Le Dr Morell prétendait être l’élève du célèbre bactériologue Elie Metchnikoff (1845-1916), prix Nobel de médecine et professeur à l’Institut Pasteur 4 . Il prétendait que Metchnikoff lui avait enseigné l’art de combattre les maladies bactériennes. Plus tard, il aurait, à ses dires, entrepris de grands voyages comme médecin de bord sur de gros paquebots. Indubitablement, ce n’était pas vraiment un charlatan ; c’était plutôt un fanatique possédé par l’amour de sa profession et la passion de l’argent.
Hoffmann réussit à convaincre Hitler de se faire examiner par Morell. Le résultat nous étonna car, pour la première fois, Hitler sembla convaincu de l’importance d’un médecin. « Personne encore, nous expliqua-t-il, ne m’avait dit ce que j’avais, si clairement et si nettement. On voit où il va pour vous guérir, et c’est si logique que j’ai la plus grande confiance en lui. Je suivrai ses prescriptions à la lettre. » Le diagnostic avait, d’après les déclarations de Hitler, conclu principalement à une complète régression de la flore intestinale dont Morell voyait l’origine dans un surmenage nerveux. Il assurait que, cette maladie guérie, tous les autres maux disparaîtraient d’eux-mêmes. Il voulait pourtant hâter le processus de guérison par des injections de vitamines, de substances glandulaires, de phosphore et de glucose. Le traitement devait durer un an ; auparavant on ne pourrait en attendre que des succès partiels.
De ce jour, il ne fut plus question que de capsules emplies de bactéries intestinales, appelées « Multiflor » et cultivées, à ce qu’assurait Morell, « à partir d’une souche bactérienne de la première qualité prélevée chez un paysan bulgare ». Nous ne connaissions ce qu’il injectait ou donnait par ailleurs à avaler à Hitler que par certaines allusions. Ces méthodes nous inquiétaient quelque peu. Le Dr Brandt se renseigna auprès d’amis spécialistes des maladies internes qui récusèrent en bloc les méthodes de Morell, comme osées et non fondées sur des expériences de laboratoire. Il semblait surtout craindre l’accoutumance. On dut en effet augmenter la fréquence et la dose de ces injections, composées de substances chimiques, d’extraits de plantes et d’extraits de testicules et d’entrailles d’animaux. Un jour, Göring blessa gravement Morell en lui décernant le titre de « maître seringueur du Reich ».
Pourtant un eczéma au pied, qui donnait depuis longtemps de gros soucis à Hitler, disparut dès le début du traitement. Au bout de quelques semaines, les maux d’estomac s’atténuèrent ; Hitler mangeait nettement plus et aussi des plats plus lourds à digérer, il se sentait mieux et déclarait avec enthousiasme : « Ah, si je n’avais pas rencontré Morell ! Il m’a sauvé la vie ! Admirable, comme il m’a soigné ! »
Si, d’habitude, Hitler s’entendait à fasciner les autres, cette fois-ci, le rapport était inverse : Hitler était pleinement convaincu du génie de son médecin et ne toléra bientôt plus qu’on le critiquât. En tout cas, Morell fit dès ce moment partie des intimes de Hitler, devenant involontairement – lorsque Hitler était absent – l’objet de la risée générale, car il ne savait que parler de streptocoques et autres coques, de testicules de taureau et des dernières vitamines.
Au moindre ennui qu’ils avaient, Hitler recommandait à tous ses collaborateurs d’aller voir Morell. Lorsqu’on 1936, ma circulation et mon estomac se rebellèrent contre un rythme de travail déraisonnable et l’adaptation aux habitudes de vie anormales de Hitler, j’allai consulter Morell. Sur la porte de son cabinet, une plaque annonçait : « Dr Théo Morell. Maladies de la peau et maladies vénériennes. » Le cabinet et l’appartement de Morell étaient situés dans la partie la plus mondaine du Kurfürstendamm, près de la Gedächtniskirche. Dans son appartement on pouvait voir de nombreuses photographies dédicacées d’actrices et d’acteurs de cinéma. J’y rencontrai aussi le prince héritier. Après un examen superficiel, Morell me prescrivit ses bactéries intestinales, du glucose et des cachets de vitamines et d’hormones. Pour plus de sécurité, j’allai quelques jours plus tard me faire examiner à fond par un spécialiste des maladies internes de l’Université de Berlin, le professeur von Bergmann. Le résultat était net, je ne souffrais pas de troubles organiques, mais seulement de troubles nerveux causés par le surmenage. Je réduisis autant que je le pus mon rythme de travail et les troubles s’atténuèrent. Pour éviter de mettre Hitler de mauvaise humeur, je dis à qui voulait l’entendre que je suivais scrupuleusement les instructions de Morell et, comme j’allais mieux, je devins pour un temps la réclame vivante de Morell. Eva Braun alla, elle aussi, sur l’injonction de Hitler, se faire examiner par lui. Elle me raconta ensuite qu’il était sale à vous donner envie de vomir et m’assura, visiblement dégoûtée, qu’elle ne se laisserait pas soigner plus longtemps par Morell.
Hitler n’alla mieux que passagèrement, mais il ne voulut plus se séparer de son nouveau médecin ; au contraire, la maison que ce dernier possédait sur l’île de Schwanenwerder près de Berlin fut le but de visites toujours plus fréquentes de Hitler, qui venait y prendre le thé, et le seul prétexte qui l’attirât hors de la Chancellerie. Il lui arrivait aussi, mais très rarement, de rendre visite à Goebbels ; il ne vint chez moi, à Schlachtensee, qu’une seule fois, pour voir la maison que j’y avais fait construire.
Dès la fin de l’année 1937, le traitement de Morell commençant lui aussi à ne plus agir, Hitler avait recommencé à se plaindre comme par le passé. Quand il passait des commandes ou qu’il discutait d’un projet, il lui arrivait d’ajouter : « Je ne sais pas combien de temps j’ai à vivre. Peut-être la plupart de ces édifices ne seront-ils terminés que quand je ne serai plus 5 … » Or de nombreux édifices devaient être terminés entre 1945 et 1950. Hitler ne comptait donc plus que sur peu d’années. Ou il disait encore : « Quand je quitterai ces lieux… je n’ai plus beaucoup de temps devant moi 6 … » En petit comité aussi, son refrain favori devint : « Je ne vivrai plus longtemps. J’avais toujours pensé que je pourrais avoir du temps devant moi pour mes projets. Car je dois les réaliser moi-même. De tous mes successeurs, pas un n’a l’énergie suffisante pour surmonter les crises qu’ils vont sûrement provoquer. Je dois faire passer mes intentions dans les faits tant que ma santé, qui devient tous les jours plus mauvaise, m’en laissera la possibilité. »
Le 2 mai 1938, Hitler rédigea son testament personnel ; son testament politique, il l’avait déjà ouvert le 5 novembre 1937 en présence du ministre des Affaires étrangères et des chefs militaires du Reich, qualifiant ses projets de conquête de « legs testamentaire pour le cas de son décès 7  ». A ses intimes qui devaient, nuit après nuit, voir d’insignifiantes opérettes filmées et entendre d’interminables tirades sur l’Église catholique, les recettes de régime, les temples grecs et les chiens bergers allemands, il cachait à quel point il prenait à la lettre son rêve de domination mondiale. De nombreux anciens collaborateurs de Hitler ont essayé plus tard de faire croire à la théorie d’un changement intervenu chez Hitler au cours de l’année 1938 et explicable par une dégradation de sa santé due aux méthodes thérapeutiques de Morell. Je suis au contraire d’avis que les intentions et les projets de Hitler n’ont jamais varié. La maladie et la crainte de la mort ne firent que le pousser à en accélérer la réalisation. Seule une opposition supérieure en forces pouvait encore tromper ses desseins, mais, en 1938, ces forces ne se manifestaient pas. Au contraire, les succès de cette année-là encouragèrent Hitler à accentuer son rythme déjà élevé.
La fébrilité avec laquelle il nous poussait à avancer nos travaux était, me semblait-il, étroitement liée à cette fièvre intérieure. A l’achèvement du gros œuvre il déclara aux travailleurs : « Ce n’est déjà plus le rythme américain, c’est déjà le rythme allemand. J’ai la prétention de travailler, moi aussi, plus vite que les chefs de ces États qu’on appelle démocraties. Je crois qu’en politique aussi nous imposons un autre rythme, et s’il est possible d’annexer au Reich un État en deux ou trois jours, il doit aussi être possible d’ériger un édifice en un ou deux ans. » Il est vrai que je me demande parfois si l’excessive passion qu’il mettait à construire n’avait pas en plus pour but de camoufler ses projets, et la multiplication des poses de premières pierres celui de faire illusion aux yeux de l’opinion publique.
Cela devait se passer en 1938, à l’hôtel Deutscher Hof à Nuremberg. Hitler parlait du devoir de chacun de ne dire que les choses que tout le monde pouvait entendre. Parmi les personnes présentes, il y avait le Reichsleiter Philip Bouhler et sa jeune épouse. Celle-ci objecta que de telles restrictions ne s’appliquaient certainement pas à notre petit comité, car nous saurions tous garder un secret qu’il nous confierait. Hitler répondit en riant et en me désignant : « Personne ici ne sait se taire, sauf un. » Pourtant les événements des mois qui suivirent, ce n’est pas de lui que je les appris.

 

Le 2 février 1938, je vis le commandant en chef de la Marine, Erich Raeder, blême et hagard, traverser en titubant le hall de la Chancellerie. Il ressemblait à un homme guetté par une attaque. Le surlendemain, je lus dans le journal que le ministre des Affaires étrangères von Neurath avait été remplacé par von Ribbentrop, et le commandant en chef de l’armée de terre von Fritsch par von Brauchitsch. C’est Hitler en personne qui avait pris le haut commandement de la Wehrmacht, exercé jusqu’à ce jour par le Feldmarschall von Blomberg, Keitel était nommé chef d’état-major de Hitler.
Je connaissais le Feldmarschall von Blomberg pour l’avoir vu à l’Obersalzberg. C’était un homme courtois et très distingué, jouissant d’un grand prestige auprès de Hitler qui, jusqu’au moment où il le révoqua, l’avait toujours traité avec beaucoup de prévenances. A l’automne 1937, il était venu, à l’instigation de Hitler, dans mes bureaux de la Panser Platz voir les plans et les maquettes de notre projet berlinois. Il resta environ une heure, montrant son intérêt sans démonstrations inutiles. Un général l’accompagnait, approuvant chaque mot de son chef d’un petit signe de tête. C’était Wilhelm Keitel, devenu depuis le plus proche collaborateur de Hitler au haut commandement de la Wehrmacht. Ignorant tout de la hiérarchie militaire, je l’avais pris pour un aide de camp de Blomberg.
A la même époque, le général de corps d’armée von Fritsch, que je ne connaissais pas jusqu’alors, me pria de venir le voir dans ses bureaux de la Bendlerstrasse. L’intérêt qu’il portait aux projets de Berlin n’était pas de simple curiosité. Je déployai les plans sur une grande table à cartes. Gardant ses distances, d’une froideur et d’une concision toutes militaires mais presque désobligeantes, il écouta mes explications. Les questions qu’il me posa me donnèrent l’impression qu’il était en train de supputer dans quelle mesure une évolution pacifique de la situation pouvait intéresser un Hitler absorbé par ses grands projets aux échéances lointaines. Mais peut-être me suis-je trompé.
Je ne connaissais pas non plus le ministre des Affaires étrangères, le baron von Neurath. Un jour, en 1937, Hitler trouva que la villa du ministre n’était pas suffisamment vaste pour lui permettre de satisfaire aux obligations officielles de sa charge. Il m’envoya chez Mme von Neurath pour lui offrir d’agrandir la maison, aux frais de l’État. Elle me fit visiter sa demeure et conclut d’un ton ferme qu’à son avis et à l’avis de son mari, cette villa remplissait parfaitement sa fonction, qu’en conséquence je veuille bien remercier Hitler de cette offre, mais qu’elle la refusait. Ce refus indisposa Hitler, qui ne renouvela plus son offre. Cette fois-là, la vieille noblesse, montrant par sa modestie même qu’elle avait conscience de sa valeur, avait ouvertement pris ses distances vis-à-vis du besoin effréné d’apparat des nouveaux maîtres. Ce ne fut pas le cas de Ribbentrop, qui me fit venir à Londres durant l’été 1936 parce qu’il voulait agrandir et rénover l’ambassade d’Allemagne ; il voulait qu’elle fût prête pour les cérémonies du couronnement du roi George VI, fixées au printemps 1937, pour pouvoir, lors des mondanités prévisibles en pareille occasion, en imposer à la Society londonienne par le faste et le luxe de sa résidence. Ribbentrop avait laissé sa femme s’occuper des détails. Or, celle-ci, conseillée par un décorateur des « Ateliers réunis » de Munich, organisa une telle orgie architecturale que je me sentis bientôt superflu. L’attitude de Ribbentrop à mon égard fut toujours correcte. Pourtant, quand il recevait des télégrammes du ministre des Affaires étrangères, il se montrait de fort mauvaise humeur car il les considérait comme des immixtions dans ses affaires. Dans son irritation, il proclamait que Hitler lui avait confié cette mission londonienne à lui directement et que c’était à Hitler lui-même de définir sa ligne de conduite.
Un grand nombre de collaborateurs politiques de Hitler, souhaitant entretenir de bonnes relations avec l’Angleterre, semblaient mettre en doute, déjà à cette époque-là, la capacité de Ribbentrop dans la recherche d’une solution à ce problème. A l’automne 1937, le Dr Todt alla avec Lord Wolton visiter les chantiers de l’autoroute. Il nous rapporta, au retour de ce voyage, que Lord Wolton avait exprimé le souhait, non officiel, de le voir envoyé comme ambassadeur à Londres à la place de Ribbentrop. Car Lord Wolton avait précisé qu’avec l’ambassadeur actuel, les relations entre les deux pays ne s’amélioreraient jamais. Nous veillâmes à ce que Hitler en entendît parler. Mais il n’y eut aucune réaction.
Peu après la nomination de Ribbentrop au poste de ministre des Affaires étrangères, Hitler lui offrit de démolir la villa du ministre des Affaires étrangères et de faire agrandir, pour lui servir de résidence de fonction, le palais occupé jusqu’alors par le président du Reich. Ribbentrop accepta l’offre.
Le deuxième événement de cette année-là à rendre sensible l’accélération croissante de la politique de Hitler, je le vécus le 9 mars 1938, dans le salon de la résidence de Hitler à Berlin. Schaub, l’aide de camp, écoutait à la radio le discours que le chancelier fédéral autrichien Schuschnigg prononçait à Innsbruck. Hitler s’était retiré dans son bureau privé au premier étage. Visiblement, Schaub attendait quelque chose de précis. Il prenait des notes, tandis que Schuschnigg, devenant de plus en plus clair, annonçait un référendum, par lequel, disait-il, le peuple autrichien devait se prononcer pour ou contre son indépendance et, pour finir, il lança à ses compatriotes dans leur parler autrichien : « Hommes, il est temps ! »
Pour Schaub aussi, il fut temps de se précipiter chez Hitler. Dans l’instant qui suivit, Goebbels, en habit de soirée, et Göring, en uniforme de gala, arrivèrent en toute hâte. Ils venaient d’un quelconque bal de la saison berlinoise et disparurent chez Hitler au premier étage.
C’est à nouveau par les journaux que j’appris au bout de quelques jours ce qui s’était passé. Le 13 mars, les troupes allemandes pénétraient en Autriche. Quelque trois semaines plus tard, je me rendis en auto à Vienne pour y préparer le hall de la gare du Nord-Ouest, où devait se tenir une grande manifestation. A chaque traversée de villes ou de villages, hommes et femmes saluaient de la main les voitures allemandes. A Vienne, je découvris brutalement, à l’hôtel « Impérial », le revers de la liesse de l’Anschluss. Il était moins reluisant. De nombreuses personnalités du « vieux Reich », comme par exemple, le président de la police berlinoise, le comte Helldorf, étaient accourues, manifestement attirées par l’abondance de marchandises dans les magasins. « Là, entendait-on, il y a encore du beau linge, là-bas des couvertures de laine autant qu’on en veut… J’ai découvert un magasin avec des liqueurs étrangères. » Ces bribes de conversations saisies dans le hall de l’hôtel m’écœuraient. Je me bornai à acheter un Borsalino. En quoi cela me concernait-il ?
Peu après l’Anschluss, Hitler se fit apporter une carte de l’Europe centrale et montra à ses intimes recueillis comment, maintenant, la Tchécoslovaquie était prise en tenaille. Des années après, Hitler soulignait encore combien le geste désintéressé de Mussolini, donnant son assentiment à l’entrée des troupes en Autriche, avait été le fait d’un grand homme d’État. Il lui en garderait toujours une grande reconnaissance, car, pour l’Italie, la solution d’une Autriche État-tampon neutre aurait été préférable. La présence de troupes allemandes au col du Brenner risquait à la longue de grever la vie politique intérieure romaine. Le voyage de Hitler en Italie en 1938 devait être en quelque sorte sa première marque de reconnaissance. Mais il se réjouissait aussi de découvrir les monuments et les trésors artistiques de Rome et de Florence. On lui soumit les uniformes d’un faste pompeux qu’on avait fait faire sur mesure pour son escorte. Il aima ce faste. La préférence qu’il accordait, dans sa mise, à des vêtements d’une sobriété marquée cachait un calcul relevant de la psychologie des masses. « Il faut, estimait-il, que mon entourage fasse majestueux. Alors ma simplicité frappera davantage. »
Environ un an plus tard, Hitler chargea le décorateur Benno von Arent, qui, jusqu’alors, avait fait des décors d’opéras et d’opérettes, de dessiner les nouveaux uniformes du corps diplomatique. Les habits recouverts de broderies dorées plurent à Hitler, tandis que des railleurs déclarèrent : « On se croirait dans La Chauve-souris ! ». Quant aux décorations pour lesquelles il avait dû également faire des maquettes, elles auraient, elles aussi, fait sensation sur n’importe quelle scène. Du coup, je surnommai Arent « le ferblantier du IIIe Reich ».
A son retour d’Italie, Hitler résuma ainsi ses impressions : « Heureusement que nous n’avons pas de monarchie et que je n’ai pas écouté ceux qui voulaient m’embobiner avec leur restauration. Vous auriez vu ces barrières à la cour, et cette étiquette ! Impensable ! Et le Duce toujours à l’arrière-plan ! A table, ou sur les tribunes, c’est toujours la famille royale qui avait les meilleures places. Le Duce, qui est pourtant le vrai représentant de l’État, venait loin derrière. » Hitler avait, comme chef d’État, le même rang que le roi. D’après le protocole, Mussolini n’avait que rang de Premier ministre.
Après son voyage en Italie, Hitler se sentit obligé d’honorer Mussolini de façon particulière. Il décida que la place Adolf-Hitler, à Berlin, porterait, après sa transformation dans le cadre de la restructuration urbaine, le nom de Mussolini 8 . Certes, il trouvait cette place affreuse sur le plan architectural, sous prétexte que des bâtiments modernes de l’ « époque du système 45 » la déparaient, mais, disait-il, « si cette place Adolf-Hitler, nous la rebaptisons place Mussolini, je suis d’abord débarrassé d’elle et je parais ensuite faire un grand honneur au Duce en lui cédant ma place. J’ai déjà dessiné moi-même l’ébauche d’un monument Mussolini. » On n’en arriva pas là, la transformation de la place ordonnée par Hitler n’ayant pas été réalisée.
La dramatique année 1938 aboutit à l’accord de Hitler et des puissances occidentales concernant la cession de grandes parties de la Tchécoslovaquie. Quelques semaines auparavant, Hitler avait, dans ses discours au Congrès de Nuremberg, joué au guide courroucé de sa nation, essayant, soutenu par les applaudissements frénétiques de ses partisans, de convaincre l’étranger aux écoutes qu’une guerre ne lui ferait pas peur. Avec le recul, je ne vois là qu’une énorme manœuvre d’intimidation dont il avait déjà, sur un champ plus réduit, expérimenté l’efficacité, au cours de son entrevue avec Schuschnigg. D’un autre côté, il aimait bien, par des déclarations d’intentions faites en public, se fixer une frontière en deçà de laquelle il ne pourrait plus reculer sans mettre son prestige en jeu.
A cette époque-là, même ses collaborateurs les plus proches ne doutaient pas qu’il fût disposé à faire la guerre, car il revenait sans cesse sur le caractère inéluctable de la situation, alors que son comportement habituel consistait plutôt à ne laisser voir à personne quels étaient ses desseins. Les déclarations selon lesquelles il était prêt à faire la guerre impressionnèrent même Brückner, son aide de camp de longue date. C’était un jour de septembre 1938, pendant le Congrès de Nuremberg. Nous étions assis sur un des murs du château ; devant nous s’étendait, sous un doux soleil de septembre, la vieille ville recouverte par un voile de brume. Abattu, Brückner me déclara : « Peut-être est-ce la dernière fois que nous voyons ce spectacle si paisible. Nous allons vraisemblablement avoir la guerre bientôt. »
C’est plus à l’attitude conciliante des puissances occidentales qui lui cédèrent, qu’à la retenue de Hitler, que nous dûmes d’éviter, une fois encore, cette guerre prophétisée par Brückner. Aux yeux du monde étonné et de ses partisans désormais totalement convaincus de l’infaillibilité de leur Führer, s’accomplit l’abandon des territoires des Sudètes à l’Allemagne.
Les fortifications de la frontière tchèque suscitèrent l’étonnement général. Des tirs d’essai prouvèrent, à la surprise des spécialistes, que les armes que nous devions engager contre elles n’avaient pas l’efficacité attendue. Hitler alla lui-même voir l’ancienne frontière, pour se faire une idée des installations fortifiées et il revint très impressionné. Ayant constaté que les fortifications étaient d’une solidité surprenante, leur emplacement choisi avec une extraordinaire habileté et leur échelonnement très profond, grâce à un remarquable savoir-faire dans l’utilisation du terrain, il déclara : « Leur prise aurait été très dure en cas de défense résolue et nous aurait coûté beaucoup de sang. Et voilà que nous les avons eues sans verser une goutte de sang ! Mais il y a une chose de sûre : je ne permettrai plus jamais que les Tchèques bâtissent une nouvelle ligne de défense. C’est une excellente position de départ que nous avons maintenant ! La montagne est passée, nous sommes déjà dans les vallées de Bohême. »

 

Le 10 novembre, en me rendant au bureau, je passai devant les décombres encore fumants de la synagogue de Berlin. C’était le quatrième de ces événements qui devaient marquer de leur empreinte cette dernière année de l’avant-guerre. Le souvenir de cette vision reste pour moi, aujourd’hui encore, l’une des plus pénibles expériences démon existence, car ce qui, à l’époque, me choqua, au spectacle de la Fasanenstrasse, ce fut avant tout le désordre qui régnait : poutres calcinées, parties de façades effondrées, murs détruits par le feu, images prémonitoires de celles qu’allait bientôt offrir toute l’Europe en guerre. Mais quelque chose me parut plus fâcheux : c’était le réveil politique de la « rue ». Les carreaux brisés des vitrines indisposèrent avant tout mon sens bourgeois de l’ordre.
Je ne vis point, à cette époque-là, qu’on venait de briser plus qu’un peu de verre, et que Hitler avait, pour la quatrième fois cette année-là, franchi le Rubicon, rendant irréversible le destin de son Reich. Ai-je, un fugitif instant, senti que quelque chose venait de commencer qui se terminerait par l’extermination d’une fraction de notre peuple ? Qui changerait aussi ma substance morale ? Je ne le sais pas.
L’événement me laissa plutôt indifférent. Attitude motivée aussi par quelques mots de Hitler regrettant ces excès, que, selon lui, il n’aurait pas voulu. Il semblait éprouver une certaine gêne. Plus tard, Goebbels laissa entendre en petit comité que c’était lui l’instigateur de cette nuit sinistre et monstrueuse. Je crois tout à fait plausible qu’il ait placé un Hitler hésitant devant le fait accompli, pour lui imposer la nécessité de l’action.
J’ai toujours été surpris par le peu de traces qu’ont laissées en moi les remarques antisémites de Hitler. Un retour en arrière me permet de composer, à partir des éléments encore vivaces de mes souvenirs, un tableau de ce qui, à l’époque, me frappait : déformation du portrait que j’aurais aimé me faire de Hitler, soucis causés par le constant déclin de sa santé, espoir d’une atténuation du combat mené contre l’Église, annonce de projets dont les buts me semblaient utopiques, toutes sortes de choses curieuses, mais la haine que Hitler portait aux Juifs me semblait, à l’époque, aller tellement de soi qu’elle ne fit pas grande impression sur moi.
Je me sentais l’architecte de Hitler. Les événements de la vie politique ne me concernaient pas. Je ne faisais que leur fournir des décors impressionnants. Hitler me renforçait quotidiennement dans cette attitude en me consultant presque uniquement pour des questions d’architecture ; de surcroît, il eût paru fort prétentieux, de la part d’un nouveau assez tard venu, d’essayer de participer aux délibérations politiques. Je me sentais et me voyais dispensé de toute prise de position. En outre, le but de l’éducation nationale-socialiste était la séparation des sphères de réflexion ; ainsi, on attendait de moi que je me limite à mon domaine : la construction. Le mémoire que j’adressai à Hitler en 1944 montre bien que l’illusion dont j’étais victime atteignait les limites du grotesque. « La tâche que j’ai à remplir, y affirmai-je, est une tâche apolitique. Je me suis senti à mon aise dans mon travail, aussi longtemps que ma personne comme mon travail ont été jugées en fonction des résultats que j’obtenais 9 . »
Cependant cette distinction, au fond, n’était pas essentielle. Aujourd’hui, elle me paraît symptomatique des efforts que je faisais pour garder hors d’atteinte le portrait idéalisé que je me faisais de Hitler et ne pas le laisser entacher par la sale besogne qui consistait à faire passer dans les faits ces slogans antisémites qu’on pouvait lire à l’entrée des villages et ces déclarations qui constituaient le thème de nos conversations dans le pavillon de thé. De fait, l’identité de celui qui avait mobilisé la populace contre les synagogues et les magasins juifs n’avait aucune importance, de même que la question de savoir si c’était arrivé à l’instigation ou seulement avec l’approbation de Hitler.
Dans les années qui ont suivi ma libération, on n’a pas cessé de me poser des questions auxquelles j’avais moi-même essayé de répondre, tout seul dans ma cellule, vingt années durant : on voulait savoir ce que je savais de la persécution, de la déportation et de l’extermination des Juifs ; ce que j’aurais dû savoir et quelles conséquences je me sommais moi-même de tirer.
Je ne donne plus la réponse dont j’ai si longtemps essayé de satisfaire ceux qui me posaient ces questions, mais aussi, au premier chef, moi-même : à savoir que dans le système hitlérien, comme dans tout régime totalitaire, l’isolement, et en conséquence, le cloisonnement protecteur croissent à mesure que la position qu’on occupe devient plus importante ; que la technicité croissante des méthodes d’assassinat réduisait le nombre des assassins, augmentant du même coup la possibilité de l’ignorance ; que la manie du secret régnant dans le système créait des degrés d’initiation et donc, à tout un chacun, des occasions de fuir devant la prise de conscience de l’inhumain.
Je ne donne plus toutes ces réponses ; car elles tentent d’aborder la confrontation avec les événements à la manière d’un avocat. Certes, ma position de favori et plus tard mon poste de ministre, un des plus influents du régime, m’isolaient ; certes, le morcellement de la pensée en sphères de compétences distinctes avait offert à l’architecte comme au ministre de l’Armement de nombreuses échappatoires ; certes, je n’ai pas su ce qui avait véritablement commencé en cette nuit du 9 au 10 novembre 1938, pour aboutir à Auschwitz et Maidanek. Mais la mesure de mon isolement, l’intensité de mes échappatoires et le degré de mon ignorance, c’est, à la fin des fins, moi qui les déterminais.
C’est pourquoi je sais aujourd’hui qu’en me torturant par mes examens de conscience, je posais la question tout aussi mal que les curieux qu’entre-temps j’ai rencontrés. La question de savoir si j’ai su ou je n’ai pas su, et dans quelle mesure, grande ou petite, j’ai su, perd toute son importance, quand je songe à ce que j’aurais dû savoir d’effroyable et quelles conséquences j’aurais dû tout naturellement tirer du peu que je savais. Ceux qui me posent ces questions attendent de moi au fond que je me justifie. Mais je n’écris pas mon apologie.
C’est le 9 janvier 1939 que la nouvelle Chancellerie devait être terminée. Le 7 janvier, Hitler arriva de Munich. Il vint plein d’impatience, s’attendant visiblement à trouver une cohue d’artisans et de brigades de nettoiement. Chacun connaît la hâte fébrile avec laquelle, juste avant la livraison d’un bâtiment, on démonte les échafaudages, on enlève poussière et détritus, on déroule les tapis et on pend les tableaux. Mais Hitler s’était trompé. Nous nous étions, dès le départ, réservé une marge de quelques jours dont nous n’eûmes pas besoin, étant prêts quarante-huit heures avant la date fixée. Lorsque Hitler parcourut le bâtiment, il aurait pu s’asseoir à sa table de travail et commencer à régler les affaires de l’État.
Le bâtiment l’impressionna beaucoup. Il ne tarit pas d’éloges sur l’ « architecte génial », le faisant, contrairement à son habitude, en ma présence. Mais réussir à terminer deux jours avant l’heure dite me fit la réputation d’un grand organisateur.
Ce qui plut surtout à Hitler, ce fut le long chemin que les hôtes officiels et les diplomates devraient faire avant d’arriver à la pièce de réception. Il ne partagea pas mes scrupules concernant le sol en marbre poli, que je pensais devoir recouvrir d’un tapis. « C’est très bien ainsi, me dit-il, les diplomates doivent savoir se mouvoir sur un sol glissant. »
La salle de réception était trop petite à son goût. Il donna l’ordre de l’agrandir du triple. Au début de la guerre, les plans de cet agrandissement étaient prêts. Son bureau, en revanche, eut sa pleine approbation. Ce qui le réjouit surtout, ce fut une marqueterie ornant sa table de travail et représentant une épée à moitié dégainée : « Très bien, très bien, dit-il, quand les diplomates assis à la table devant moi verront cela, ils apprendront à avoir peur. » Dans leurs panneaux dorés surmontant les quatre portes de la pièce, les quatre vertus : « la Sagesse », « la Circonspection », « la Bravoure » et « la Justice » laissaient tomber sur lui leur regard. Je ne sais pas comment l’idée m’en était venue. Deux sculptures d’Arno Breker flanquaient, dans la salle ronde, le portail donnant sur la grande galerie, l’une représentant « le Hardi », l’autre « le Sage 10  ». Cette pathétique indication de mon ami Breker rappelant la nécessité de la réflexion avant chaque coup d’audace, comme ma propre composition allégorique invitant à cultiver les trois autres vertus autant que le courage, témoignaient d’un optimisme naïf quant à la portée des recommandations des artistes, mais elles montraient en même temps que nous ne laissions pas d’éprouver une certaine inquiétude devant les périls qui menaçaient tout ce que nous avions atteint.
Une grande table au lourd plateau de marbre se trouvait à côté de la fenêtre. D’abord sans utilité, elle servit à partir de 1944 aux conférences d’état-major. On y étala ces cartes militaires qui ne montraient plus que la rapide progression des adversaires occidentaux et orientaux envahissant le Reich allemand. C’est ici que Hitler tint ses dernières conférences militaires, à la surface de la terre du moins ; les suivantes se tinrent à 150 mètres de distance, sous plusieurs mètres de béton. La salle du Conseil des ministres qui, elle, pour d’évidentes raisons d’acoustique, possédait un revêtement de bois, lui plut également, mais il ne s’en servit jamais pour les réunions du Conseil. Plus d’un ministre me pria d’obtenir de Hitler qu’il puisse voir « sa » salle au moins une fois. Hitler le permettait toujours, aussi, de temps en temps, un ministre venait-il en silence, contempler la place qu’il n’avait jamais occupée, marquée d’un grand portefeuille de cuir bleu portant son nom gravé en lettres d’or.
Pour tenir les délais, on avait embauché quatre mille cinq cents ouvriers qu’on fit travailler en équipes de jour et en équipes de nuit. Il fallait y ajouter, dispersés à travers le pays, les quelques milliers d’ouvriers et d’artisans ayant fabriqué divers éléments. Eux tous, tailleurs de pierre, menuisiers, maçons, plombiers et autres artisans, furent invités à venir voir le bâtiment achevé dont, impressionnés, ils parcoururent toutes les salles.
Au Palais des Sports, Hitler leur parla en ces termes : « Je suis ici le représentant du peuple allemand ! Et quand je reçois quelqu’un à la Chancellerie, ce n’est pas Adolf Hitler qui reçoit ce quelqu’un, mais le Führer de la nation allemande. Et ainsi ce n’est pas moi qui le reçois, mais c’est la nation allemande qui le reçoit à travers moi. Et c’est pour cela que je veux que ces pièces répondent à cette tâche. Chacun a mis la main à un édifice qui résistera aux siècles et parlera de notre époque. Le premier édifice du nouveau grand Reich allemand ! »
Après le repas, il demandait souvent qui, parmi les convives, n’avait pas encore vu la nouvelle Chancellerie, tout heureux quand il pouvait montrer à l’un d’eux le nouveau bâtiment. Il en profitait pour démontrer aux visiteurs étonnés son aptitude à emmagasiner les données techniques. Il me demanda un jour : « Quelle est la longueur de cette salle ? sa hauteur ? » Confus, je haussai les épaules en signe d’ignorance, mais lui indiqua les mesures. Elles étaient exactes. Cette démonstration devint peu à peu un coup monté, car les chiffres me devinrent vite familiers à moi aussi. Mais comme il était visible que ce jeu l’amusait, je continuai à lui fournir la réplique.
Hitler me combla d’honneurs : il organisa pour mes collaborateurs un déjeuner dans sa résidence, écrivit un article pour un livre sur la Chancellerie, me décora de l’ « insigne d’or du parti » et me fit présent, avec quelques paroles timides, d’une des aquarelles de sa période de jeunesse. Peinte en 1909, à la période la plus sombre de son existence, elle représente une église gothique reproduite avec une patience, une précision et un pédantisme extrêmes. On n’y sent aucune émotion personnelle, on n’y découvre aucune verve dans le trait. Le manque de personnalité n’apparaît pas seulement dans la facture, mais également dans le choix de l’objet, les couleurs plates, la perspective insignifiante de cette aquarelle qui semble être caractéristique de la première période de Hitler : toutes les aquarelles de cette époque sont sans âme, et les tableaux du soldat de liaison de la Première Guerre mondiale n’en ont pas plus. Il ne prit conscience de sa valeur que bien plus tard. Les deux esquisses à la plume du Grand Dôme et de l’Arc de Triomphe de Berlin, dessinées aux environs de 1925, témoignent de ce changement. Et dix ans plus tard, c’était d’une main énergique qu’il dessinait devant moi, couvrant le papier de plusieurs couches successives de crayon bleu ou de crayon rouge, jusqu’à ce qu’il eût accroché la forme qu’il avait en tête. Mais même à cette époque, il ne reniait pas les insignifiantes aquarelles de sa jeunesse, puisqu’il en faisait parfois présent en signe de distinction particulière.
Depuis des décennies, il y avait dans la Chancellerie un buste en marbre de Bismarck par Reinhold Begas. Quelques jours avant l’inauguration, des ouvriers, dans le déménagement, le laissèrent tomber par terre et la tête se brisa. Cela me sembla un mauvais présage. Comme, en plus, je connaissais l’histoire, que racontait Hitler, de l’aigle impériale tombant du fronton de l’hôtel des Postes le jour même de la déclaration de la Première Guerre mondiale, je lui cachai cet accident, demandant à Breker de faire une copie exacte que nous frottâmes avec du thé pour la patiner.

 

Dans le discours déjà mentionné, Hitler déclara avec une belle assurance : « Ce qu’il y a de merveilleux dans la construction, c’est que, lorsqu’on travaille, on a un monument. Ça tient, c’est autre chose qu’une paire de bottes qu’on doit aussi fabriquer, mais qu’on use en un ou deux ans pour la jeter ensuite. Un monument reste debout et, à travers les siècles, témoignera de tous ceux qui y ont travaillé. » Le 12 janvier 1939, Hitler inaugurait ce nouveau bâtiment, conçu pour durer des siècles, en recevant dans la Grande Salle le corps diplomatique venu recevoir l’adresse du nouvel An.
Soixante-cinq jours après l’inauguration, le 15 mars 1939, on conduisit le président de l’État tchécoslovaque dans le nouveau cabinet de travail. C’est dans cette pièce que se déroula cette tragédie qui commença dans la nuit par la soumission de Hacha et se termina au petit matin par l’occupation de son pays. « A la fin, nous rapporta Hitler plus tard, j’avais tellement travaillé le vieil homme, qu’à bout de nerfs, il allait signer ; et voilà qu’il a une attaque au cœur. Dans la pièce contiguë, mon brave Dr Morell fait une piqûre, mais elle est trop efficace. Hacha reprend trop de forces. Remis sur pied, il ne veut plus signer ; mais j’ai fini par l’avoir. »
Soixante-dix-huit mois après l’inauguration, le 16 juillet 1945, Winston Churchill visita la Chancellerie 11 . « A mon arrivée, raconte-t-il, je trouvai une grande foule rassemblée devant la Chancellerie. Elle m’acclama, à l’exception d’un vieil homme qui hochait la tête d’un air désapprobateur. Cette démonstration m’émut autant que les visages émaciés et les vêtements élimés de la population. Pénétrant dans la Chancellerie, nous y déambulâmes longtemps à travers les couloirs détruits et les salles effondrées. »
Peu après, le bâtiment fut démoli. Le marbre et les pierres fournirent le matériau avec lequel fut construit le Monument aux morts russe de Berlin-Treptow.

45. Dans la bouche des nazis, le « système » désignait le régime et les institutions de la République de Weimar (N.D.T.).