La nouvelle Chancellerie du Reich
Pour que l’ascension d’un des « plus grands
hommes de l’histoire » puisse se dérouler sur un fond à la
mesure du personnage, Hitler exigeait maintenant un décor
architectural de dimensions impériales. La Chancellerie du Reich où
il avait emménagé le 30 janvier 1933 était, selon son
expression, tout juste bonne pour des fabricants de savon. Ce
n’était, en tout cas pas à son goût, le siège central du puissant
Reich.
Fin janvier 1938, Hitler me convoqua
officiellement et me reçut dans son cabinet de travail ;
debout au milieu de la pièce, il me fit, d’un air solennel, la
déclaration suivante : « J’ai pour vous un travail
urgent. Je dois bientôt engager des pourparlers d’une extrême
importance. Pour cela, j’ai besoin de grands salons et de grandes
salles pour pouvoir en imposer aux potentats étrangers, surtout aux
plus petits. Comme terrain, je vous donne la Voss-Strasse en
entier. Le coût de l’opération m’est égal. Mais ça doit aller très
vite et malgré cela être du solide. Combien de temps vous
faut-il ? Plans, démolition, tout compris ? Un an et demi
ou deux ans seraient déjà trop. Pourriez-vous être prêt pour le
10 janvier 1939 ? Je veux que la prochaine réception du
corps diplomatique ait lieu dans la nouvelle Chancellerie. »
L’entretien était terminé.
Les heures qui suivirent se déroulèrent comme
Hitler le relata dans le discours qu’il fit à l’achèvement du gros
œuvre : « Mon inspecteur général de la construction
demanda quelques heures de réflexion et revint le soir pour me
dire : au mois de mars, le tant, la démolition sera achevée,
le 1er août, le gros œuvre sera
terminé et, le 9 janvier, mon Führer, je vous annoncerai,
l’achèvement des travaux. Je suis moi-même de la partie, du
bâtiment, et sais ce que cela signifie. On n’a encore jamais fait
ça. C’est une performance unique 1 . » De fait, en acceptant ce travail,
je commis l’acte le plus léger de ma carrière. Mais Hitler était
satisfait.
On commença tout de suite à démolir les maisons de
la Voss-Strasse pour dégager le chantier. On devait en même temps
établir les plans pour déterminer l’aspect extérieur du bâtiment et
son ordonnancement interne. On commença même à construire l’abri
antiaérien d’après de simples croquis. Mais, même à un stade
ultérieur, je fis commencer des parties entières sans avoir
vraiment mené à bien les calculs nécessaires. Ainsi, par exemple,
les immenses tapis, noués à la main, que j’avais prévus pour
plusieurs grandes salles réclamaient de très longs délais de
livraison. Je fus donc obligé de décider, avant de savoir comment
seraient les salles auxquelles je les destinais, quel format et
quelles couleurs ils auraient. On tailla en quelque sorte les
salles sur eux. Je refusai de me fixer un planning compliqué. Il
n’aurait fait que prouver que ce projet était irréalisable. Sur
bien des points, cette improvisation me fait penser aux méthodes
que je devais employer quatre ans plus tard pour diriger l’économie
de guerre allemande.
Le terrain tout en longueur invitait à prévoir une
enfilade de pièces se succédant le long d’un axe. Je soumis le
projet à Hitler : venant de la Wilhelmplatz, le visiteur
franchissait un grand portail pour arriver dans une cour d’honneur.
Par un perron, il pénétrait dans une première pièce de réception et
passant une porte à double battant de presque cinq mètres de haut,
débouchait sur un hall recouvert de mosaïque. Au bout de ce hall,
il montait quelques marches, traversait une pièce ronde à coupole
et se trouvait devant une galerie de 145 mètres de long. Celle-ci
impressionna beaucoup Hitler, parce qu’elle faisait plus du double
de la galerie des Glaces à Versailles. Des niches d’une grande
profondeur devaient donner un éclairage indirect, et produire cet
effet agréable qui m’avait frappé dans la grande salle du château
de Fontainebleau, quand j’avais visité celui-ci.
J’obtenais ainsi une enfilade de pièces se
succédant dans un changement constant de matériaux et de
composition de couleurs de 220 mètres de long. C’est seulement
après l’avoir parcourue que le visiteur parvenait à la pièce de
réception de Hitler. Indubitablement, une débauche d’architecture
d’apparat et certainement un art d’esbroufe, mais le baroque avait
connu ça, on avait toujours connu ça.
Hitler était impressionné. « Vous verrez,
exultait-il, ils prendront conscience de la puissance et de la
grandeur du Reich allemand, quand ils auront fait tout ce chemin
depuis l’entrée jusqu’à la salle de réception ! » Dans
les mois qui suivirent, il ne cessait de se faire montrer le
projet, mais n’intervint, alors que c’était pour lui que je
construisais ce bâtiment, que très rarement et me laissa libre de
faire ce que je voulais.
La hâte que montrait Hitler à faire progresser les
travaux de la nouvelle Chancellerie avait pour raison profonde
l’inquiétude que lui donnait sa santé. Il avait sérieusement peur
de ne plus vivre longtemps. Dès 1935, des maux d’estomac firent
travailler son imagination. Il essaya de les calmer par tout un
système de privations qu’il s’imposait à lui-même ; il croyait
savoir quels mets lui faisaient du mal et se mit peu à peu à suivre
un régime très strict. Un peu de soupe, de la salade, des aliments
très légers en très petite quantité. Il se mit à manger de moins en
moins. Montrant son assiette, il s’exclamait d’un ton
désespéré : « Et vous voulez qu’un homme vive de
ça ! Mais regardez ça ! Ça leur est facile, aux médecins,
de dire qu’un homme doit manger tout ce qui lui fait envie 2 . Je ne digère presque plus rien. Après
chaque repas, mes maux d’estomac recommencent. Manger moins
encore ? Mais vous pouvez me dire de quoi je
vivrais ? »
Il arrivait fréquemment que les douleurs
l’obligent à interrompre brusquement un entretien, pendant une
demi-heure ou plus ; parfois même il ne revenait pas. Il
souffrait aussi, à ce qu’il disait, de ballonnements, de malaises
cardiaques et d’insomnie. Eva Braun me raconta une fois que cet
homme qui n’avait pas encore cinquante ans lui avait dit :
« Je vais bientôt devoir te redonner ta liberté ; que
ferais-tu avec un vieil homme ? »
Le médecin, le Dr Brandt, était un jeune chirurgien qui essaya
de convaincre Hitler de se faire examiner à fond par un spécialiste
des maladies internes. Nous soutînmes tous cette proposition. On
passa en revue les professeurs les plus célèbres et on chercha le
moyen de réussir à garder cette consultation secrète. On évoqua la
possibilité de le faire entrer dans un hôpital militaire, car le
secret y serait mieux gardé. Mais à la fin Hitler rejetait toujours
toutes les suggestions, prétextant qu’il ne pouvait absolument pas
se permettre de passer pour malade, car cela affaiblirait sa
position, surtout à l’étranger. Il se refusa même à faire venir
discrètement un spécialiste chez lui pour un premier examen. A ce
que je sais, on ne l’examina donc jamais sérieusement et il
continua à soigner ses symptômes selon ses propres théories, ce qui
d’ailleurs correspondait tout à fait à son attitude de
dilettante.
En revanche, il consulta pour une extinction de
voix, qui allait empirant, le célèbre spécialiste berlinois de la
gorge, le professeur von Eicken. Celui-ci vint à la Chancellerie
l’examiner à fond et Hitler fut soulagé d’apprendre qu’il ne
s’agissait pas d’un cancer. Depuis des mois, il nous parlait de
l’empereur Frédéric III et de sa fin tragique. Le chirurgien
lui enleva un kyste inoffensif. Cette opération bénigne eut
également lieu à son domicile.
En 1935, Heinrich Hoffmann était tombé
sérieusement malade ; le Dr Morell, une de ses vieilles connaissances,
le soigna et le guérit en employant des sulfamides 3 venus de Hongrie. Hoffmann n’arrêtait pas de
vanter à Hitler les mérites de ce merveilleux docteur qui lui avait
sauvé la vie. Il était certainement de bonne foi, car l’une des
qualités de Morell était la capacité d’exagérer au-delà de toute
mesure la gravité de la maladie qu’il avait guérie, pour mieux
faire ressortir son art.
Le Dr Morell
prétendait être l’élève du célèbre bactériologue Elie Metchnikoff
(1845-1916), prix Nobel de médecine et professeur à l’Institut
Pasteur 4 . Il prétendait que
Metchnikoff lui avait enseigné l’art de combattre les maladies
bactériennes. Plus tard, il aurait, à ses dires, entrepris de
grands voyages comme médecin de bord sur de gros paquebots.
Indubitablement, ce n’était pas vraiment un charlatan ;
c’était plutôt un fanatique possédé par l’amour de sa profession et
la passion de l’argent.
Hoffmann réussit à convaincre Hitler de se faire
examiner par Morell. Le résultat nous étonna car, pour la première
fois, Hitler sembla convaincu de l’importance d’un médecin.
« Personne encore, nous expliqua-t-il, ne m’avait dit ce que
j’avais, si clairement et si nettement. On voit où il va pour vous
guérir, et c’est si logique que j’ai la plus grande confiance en
lui. Je suivrai ses prescriptions à la lettre. » Le diagnostic
avait, d’après les déclarations de Hitler, conclu principalement à
une complète régression de la flore intestinale dont Morell voyait
l’origine dans un surmenage nerveux. Il assurait que, cette maladie
guérie, tous les autres maux disparaîtraient d’eux-mêmes. Il
voulait pourtant hâter le processus de guérison par des injections
de vitamines, de substances glandulaires, de phosphore et de
glucose. Le traitement devait durer un an ; auparavant on ne
pourrait en attendre que des succès partiels.
De ce jour, il ne fut plus question que de
capsules emplies de bactéries intestinales, appelées
« Multiflor » et cultivées, à ce qu’assurait Morell,
« à partir d’une souche bactérienne de la première qualité
prélevée chez un paysan bulgare ». Nous ne connaissions ce
qu’il injectait ou donnait par ailleurs à avaler à Hitler que par
certaines allusions. Ces méthodes nous inquiétaient quelque peu. Le
Dr Brandt se renseigna auprès
d’amis spécialistes des maladies internes qui récusèrent en bloc
les méthodes de Morell, comme osées et non fondées sur des
expériences de laboratoire. Il semblait surtout craindre
l’accoutumance. On dut en effet augmenter la fréquence et la dose
de ces injections, composées de substances chimiques, d’extraits de
plantes et d’extraits de testicules et d’entrailles d’animaux. Un
jour, Göring blessa gravement Morell en lui décernant le titre de
« maître seringueur du Reich ».
Pourtant un eczéma au pied, qui donnait depuis
longtemps de gros soucis à Hitler, disparut dès le début du
traitement. Au bout de quelques semaines, les maux d’estomac
s’atténuèrent ; Hitler mangeait nettement plus et aussi des
plats plus lourds à digérer, il se sentait mieux et déclarait avec
enthousiasme : « Ah, si je n’avais pas rencontré
Morell ! Il m’a sauvé la vie ! Admirable, comme il m’a
soigné ! »
Si, d’habitude, Hitler s’entendait à fasciner les
autres, cette fois-ci, le rapport était inverse : Hitler était
pleinement convaincu du génie de son médecin et ne toléra bientôt
plus qu’on le critiquât. En tout cas, Morell fit dès ce moment
partie des intimes de Hitler, devenant involontairement – lorsque
Hitler était absent – l’objet de la risée générale, car il ne
savait que parler de streptocoques et autres coques, de testicules
de taureau et des dernières vitamines.
Au moindre ennui qu’ils avaient, Hitler
recommandait à tous ses collaborateurs d’aller voir Morell.
Lorsqu’on 1936, ma circulation et mon estomac se rebellèrent contre
un rythme de travail déraisonnable et l’adaptation aux habitudes de
vie anormales de Hitler, j’allai consulter Morell. Sur la porte de
son cabinet, une plaque
annonçait : « Dr Théo
Morell. Maladies de la peau et maladies vénériennes. » Le
cabinet et l’appartement de Morell étaient situés dans la partie la
plus mondaine du Kurfürstendamm, près de la Gedächtniskirche. Dans
son appartement on pouvait voir de nombreuses photographies
dédicacées d’actrices et d’acteurs de cinéma. J’y rencontrai aussi
le prince héritier. Après un examen superficiel, Morell me
prescrivit ses bactéries intestinales, du glucose et des cachets de
vitamines et d’hormones. Pour plus de sécurité, j’allai quelques
jours plus tard me faire examiner à fond par un spécialiste des
maladies internes de l’Université de Berlin, le professeur von
Bergmann. Le résultat était net, je ne souffrais pas de troubles
organiques, mais seulement de troubles nerveux causés par le
surmenage. Je réduisis autant que je le pus mon rythme de travail
et les troubles s’atténuèrent. Pour éviter de mettre Hitler de
mauvaise humeur, je dis à qui voulait l’entendre que je suivais
scrupuleusement les instructions de Morell et, comme j’allais
mieux, je devins pour un temps la réclame vivante de Morell. Eva
Braun alla, elle aussi, sur l’injonction de Hitler, se faire
examiner par lui. Elle me raconta ensuite qu’il était sale à vous
donner envie de vomir et m’assura, visiblement dégoûtée, qu’elle ne
se laisserait pas soigner plus longtemps par Morell.
Hitler n’alla mieux que passagèrement, mais il ne
voulut plus se séparer de son nouveau médecin ; au contraire,
la maison que ce dernier possédait sur l’île de Schwanenwerder près
de Berlin fut le but de visites toujours plus fréquentes de Hitler,
qui venait y prendre le thé, et le seul prétexte qui l’attirât hors
de la Chancellerie. Il lui arrivait aussi, mais très rarement, de
rendre visite à Goebbels ; il ne vint chez moi, à
Schlachtensee, qu’une seule fois, pour voir la maison que j’y avais
fait construire.
Dès la fin de l’année 1937, le traitement de
Morell commençant lui aussi à ne plus agir, Hitler avait recommencé
à se plaindre comme par le passé. Quand il passait des commandes ou
qu’il discutait d’un projet, il lui arrivait d’ajouter :
« Je ne sais pas combien de temps j’ai à vivre. Peut-être la
plupart de ces édifices ne seront-ils terminés que quand je ne
serai plus 5 … » Or de
nombreux édifices devaient être terminés entre 1945 et 1950. Hitler
ne comptait donc plus que sur peu d’années. Ou il disait
encore : « Quand je quitterai ces lieux… je n’ai plus
beaucoup de temps devant moi 6 … » En petit comité aussi, son refrain
favori devint : « Je ne vivrai plus longtemps. J’avais
toujours pensé que je pourrais avoir du temps devant moi pour mes
projets. Car je dois les réaliser moi-même. De tous mes
successeurs, pas un n’a l’énergie suffisante pour surmonter les
crises qu’ils vont sûrement provoquer. Je dois faire passer mes
intentions dans les faits tant que ma santé, qui devient tous les
jours plus mauvaise, m’en laissera la possibilité. »
Le 2 mai 1938, Hitler rédigea son testament
personnel ; son testament politique, il l’avait déjà ouvert le
5 novembre 1937 en présence du ministre des Affaires
étrangères et des chefs militaires du Reich, qualifiant ses projets
de conquête de « legs testamentaire pour le cas de son
décès 7 ». A ses intimes
qui devaient, nuit après nuit, voir d’insignifiantes opérettes
filmées et entendre d’interminables tirades sur l’Église
catholique, les recettes de régime, les temples grecs et les chiens
bergers allemands, il cachait à quel point il prenait à la lettre
son rêve de domination mondiale. De nombreux anciens collaborateurs
de Hitler ont essayé plus tard de faire croire à la théorie d’un
changement intervenu chez Hitler au cours de l’année 1938 et
explicable par une dégradation de sa santé due aux méthodes
thérapeutiques de Morell. Je suis au contraire d’avis que les
intentions et les projets de Hitler n’ont jamais varié. La maladie
et la crainte de la mort ne firent que le pousser à en accélérer la
réalisation. Seule une opposition supérieure en forces pouvait
encore tromper ses desseins, mais, en 1938, ces forces ne se
manifestaient pas. Au contraire, les succès de cette année-là
encouragèrent Hitler à accentuer son rythme déjà élevé.
La fébrilité avec laquelle il nous poussait à
avancer nos travaux était, me semblait-il, étroitement liée à cette
fièvre intérieure. A l’achèvement du gros œuvre il déclara aux
travailleurs : « Ce n’est déjà plus le rythme américain,
c’est déjà le rythme allemand. J’ai la prétention de travailler,
moi aussi, plus vite que les chefs de ces États qu’on appelle
démocraties. Je crois qu’en politique aussi nous imposons un autre
rythme, et s’il est possible d’annexer au Reich un État en deux ou
trois jours, il doit aussi être possible d’ériger un édifice en un
ou deux ans. » Il est vrai que je me demande parfois si
l’excessive passion qu’il mettait à construire n’avait pas en plus
pour but de camoufler ses projets, et la multiplication des poses
de premières pierres celui de faire illusion aux yeux de l’opinion
publique.
Cela devait se passer en 1938, à l’hôtel Deutscher
Hof à Nuremberg. Hitler parlait du devoir de chacun de ne dire que
les choses que tout le monde pouvait entendre. Parmi les personnes
présentes, il y avait le Reichsleiter Philip Bouhler et sa jeune
épouse. Celle-ci objecta que de telles restrictions ne
s’appliquaient certainement pas à notre petit comité, car nous
saurions tous garder un secret qu’il nous confierait. Hitler
répondit en riant et en me désignant : « Personne ici ne
sait se taire, sauf un. » Pourtant les événements des mois qui
suivirent, ce n’est pas de lui que je les appris.
Le 2 février 1938, je vis le commandant en
chef de la Marine, Erich Raeder, blême et hagard, traverser en
titubant le hall de la Chancellerie. Il ressemblait à un homme
guetté par une attaque. Le surlendemain, je lus dans le journal que
le ministre des Affaires étrangères von Neurath avait été remplacé
par von Ribbentrop, et le commandant en chef de l’armée de terre
von Fritsch par von Brauchitsch. C’est Hitler en personne qui avait
pris le haut commandement de
la Wehrmacht, exercé jusqu’à ce jour par le Feldmarschall von
Blomberg, Keitel était nommé chef d’état-major de Hitler.
Je connaissais le Feldmarschall von Blomberg pour
l’avoir vu à l’Obersalzberg. C’était un homme courtois et très
distingué, jouissant d’un grand prestige auprès de Hitler qui,
jusqu’au moment où il le révoqua, l’avait toujours traité avec
beaucoup de prévenances. A l’automne 1937, il était venu, à
l’instigation de Hitler, dans mes bureaux de la Panser Platz voir
les plans et les maquettes de notre projet berlinois. Il resta
environ une heure, montrant son intérêt sans démonstrations
inutiles. Un général l’accompagnait, approuvant chaque mot de son
chef d’un petit signe de tête. C’était Wilhelm Keitel, devenu
depuis le plus proche collaborateur de Hitler au haut commandement
de la Wehrmacht. Ignorant tout de la hiérarchie militaire, je
l’avais pris pour un aide de camp de Blomberg.
A la même époque, le général de corps d’armée von
Fritsch, que je ne connaissais pas jusqu’alors, me pria de venir le
voir dans ses bureaux de la Bendlerstrasse. L’intérêt qu’il portait
aux projets de Berlin n’était pas de simple curiosité. Je déployai
les plans sur une grande table à cartes. Gardant ses distances,
d’une froideur et d’une concision toutes militaires mais presque
désobligeantes, il écouta mes explications. Les questions qu’il me
posa me donnèrent l’impression qu’il était en train de supputer
dans quelle mesure une évolution pacifique de la situation pouvait
intéresser un Hitler absorbé par ses grands projets aux échéances
lointaines. Mais peut-être me suis-je trompé.
Je ne connaissais pas non plus le ministre des
Affaires étrangères, le baron von Neurath. Un jour, en 1937, Hitler
trouva que la villa du ministre n’était pas suffisamment vaste pour
lui permettre de satisfaire aux obligations officielles de sa
charge. Il m’envoya chez Mme von
Neurath pour lui offrir d’agrandir la maison, aux frais de l’État.
Elle me fit visiter sa demeure et conclut d’un ton ferme qu’à son
avis et à l’avis de son mari, cette villa remplissait parfaitement
sa fonction, qu’en conséquence je veuille bien remercier Hitler de
cette offre, mais qu’elle la refusait. Ce refus indisposa Hitler,
qui ne renouvela plus son offre. Cette fois-là, la vieille
noblesse, montrant par sa modestie même qu’elle avait conscience de
sa valeur, avait ouvertement pris ses distances vis-à-vis du besoin
effréné d’apparat des nouveaux maîtres. Ce ne fut pas le cas de
Ribbentrop, qui me fit venir à Londres durant l’été 1936 parce
qu’il voulait agrandir et rénover l’ambassade d’Allemagne ; il
voulait qu’elle fût prête pour les cérémonies du couronnement du
roi George VI, fixées au printemps 1937, pour pouvoir, lors des
mondanités prévisibles en pareille occasion, en imposer à la
Society londonienne par le faste et le luxe de sa résidence.
Ribbentrop avait laissé sa femme s’occuper des détails. Or,
celle-ci, conseillée par un décorateur des « Ateliers
réunis » de Munich, organisa une telle orgie architecturale
que je me sentis bientôt superflu. L’attitude de Ribbentrop à mon
égard fut toujours correcte. Pourtant, quand il recevait des
télégrammes du ministre des Affaires étrangères, il se montrait de
fort mauvaise humeur car il les considérait comme des immixtions
dans ses affaires. Dans son irritation, il proclamait que Hitler
lui avait confié cette mission londonienne à lui directement et que
c’était à Hitler lui-même de définir sa ligne de conduite.
Un grand nombre de collaborateurs politiques de
Hitler, souhaitant entretenir de bonnes relations avec
l’Angleterre, semblaient mettre en doute, déjà à cette époque-là,
la capacité de Ribbentrop dans la recherche d’une solution à ce
problème. A l’automne 1937, le Dr Todt alla avec Lord Wolton visiter les
chantiers de l’autoroute. Il nous rapporta, au retour de ce voyage,
que Lord Wolton avait exprimé le souhait, non officiel, de le voir
envoyé comme ambassadeur à Londres à la place de Ribbentrop. Car
Lord Wolton avait précisé qu’avec l’ambassadeur actuel, les
relations entre les deux pays ne s’amélioreraient jamais. Nous
veillâmes à ce que Hitler en entendît parler. Mais il n’y eut
aucune réaction.
Peu après la nomination de Ribbentrop au poste de
ministre des Affaires étrangères, Hitler lui offrit de démolir la
villa du ministre des Affaires étrangères et de faire agrandir,
pour lui servir de résidence de fonction, le palais occupé
jusqu’alors par le président du Reich. Ribbentrop accepta
l’offre.
Le deuxième événement de cette année-là à rendre
sensible l’accélération croissante de la politique de Hitler, je le
vécus le 9 mars 1938, dans le salon de la résidence de Hitler
à Berlin. Schaub, l’aide de camp, écoutait à la radio le discours
que le chancelier fédéral autrichien Schuschnigg prononçait à
Innsbruck. Hitler s’était retiré dans son bureau privé au premier
étage. Visiblement, Schaub attendait quelque chose de précis. Il
prenait des notes, tandis que Schuschnigg, devenant de plus en plus
clair, annonçait un référendum, par lequel, disait-il, le peuple
autrichien devait se prononcer pour ou contre son indépendance et,
pour finir, il lança à ses compatriotes dans leur parler
autrichien : « Hommes, il est temps ! »
Pour Schaub aussi, il fut temps de se précipiter
chez Hitler. Dans l’instant qui suivit, Goebbels, en habit de
soirée, et Göring, en uniforme de gala, arrivèrent en toute hâte.
Ils venaient d’un quelconque bal de la saison berlinoise et
disparurent chez Hitler au premier étage.
C’est à nouveau par les journaux que j’appris au
bout de quelques jours ce qui s’était passé. Le 13 mars, les
troupes allemandes pénétraient en Autriche. Quelque trois semaines
plus tard, je me rendis en auto à Vienne pour y préparer le hall de
la gare du Nord-Ouest, où devait se tenir une grande manifestation.
A chaque traversée de villes ou de villages, hommes et femmes
saluaient de la main les voitures allemandes. A Vienne, je
découvris brutalement, à l’hôtel « Impérial », le revers
de la liesse de l’Anschluss. Il était moins reluisant. De
nombreuses personnalités du « vieux Reich », comme par
exemple, le président de la police berlinoise, le comte Helldorf, étaient accourues,
manifestement attirées par l’abondance de marchandises dans les
magasins. « Là, entendait-on, il y a encore du beau linge,
là-bas des couvertures de laine autant qu’on en veut… J’ai
découvert un magasin avec des liqueurs étrangères. » Ces
bribes de conversations saisies dans le hall de l’hôtel
m’écœuraient. Je me bornai à acheter un Borsalino. En quoi cela me
concernait-il ?
Peu après l’Anschluss, Hitler se fit apporter une
carte de l’Europe centrale et montra à ses intimes recueillis
comment, maintenant, la Tchécoslovaquie était prise en tenaille.
Des années après, Hitler soulignait encore combien le geste
désintéressé de Mussolini, donnant son assentiment à l’entrée des
troupes en Autriche, avait été le fait d’un grand homme d’État. Il
lui en garderait toujours une grande reconnaissance, car, pour
l’Italie, la solution d’une Autriche État-tampon neutre aurait été
préférable. La présence de troupes allemandes au col du Brenner
risquait à la longue de grever la vie politique intérieure romaine.
Le voyage de Hitler en Italie en 1938 devait être en quelque sorte
sa première marque de reconnaissance. Mais il se réjouissait aussi
de découvrir les monuments et les trésors artistiques de Rome et de
Florence. On lui soumit les uniformes d’un faste pompeux qu’on
avait fait faire sur mesure pour son escorte. Il aima ce faste. La
préférence qu’il accordait, dans sa mise, à des vêtements d’une
sobriété marquée cachait un calcul relevant de la psychologie des
masses. « Il faut, estimait-il, que mon entourage fasse
majestueux. Alors ma simplicité frappera davantage. »
Environ un an plus tard, Hitler chargea le
décorateur Benno von Arent, qui, jusqu’alors, avait fait des décors
d’opéras et d’opérettes, de dessiner les nouveaux uniformes du
corps diplomatique. Les habits recouverts de broderies dorées
plurent à Hitler, tandis que des railleurs déclarèrent :
« On se croirait dans La
Chauve-souris ! ». Quant aux décorations pour
lesquelles il avait dû également faire des maquettes, elles
auraient, elles aussi, fait sensation sur n’importe quelle scène.
Du coup, je surnommai Arent « le ferblantier du IIIe Reich ».
A son retour d’Italie, Hitler résuma ainsi ses
impressions : « Heureusement que nous n’avons pas de
monarchie et que je n’ai pas écouté ceux qui voulaient m’embobiner
avec leur restauration. Vous auriez vu ces barrières à la cour, et
cette étiquette ! Impensable ! Et le Duce toujours à
l’arrière-plan ! A table, ou sur les tribunes, c’est toujours
la famille royale qui avait les meilleures places. Le Duce, qui est
pourtant le vrai représentant de l’État, venait loin
derrière. » Hitler avait, comme chef d’État, le même rang que
le roi. D’après le protocole, Mussolini n’avait que rang de Premier
ministre.
Après son voyage en Italie, Hitler se sentit
obligé d’honorer Mussolini de façon particulière. Il décida que la
place Adolf-Hitler, à Berlin, porterait, après sa transformation
dans le cadre de la restructuration urbaine, le nom de
Mussolini 8 . Certes, il
trouvait cette place affreuse sur le plan architectural, sous
prétexte que des bâtiments modernes de l’ « époque du
système 45 » la déparaient, mais,
disait-il, « si cette place Adolf-Hitler, nous la rebaptisons
place Mussolini, je suis d’abord débarrassé d’elle et je parais
ensuite faire un grand honneur au Duce en lui cédant ma place. J’ai
déjà dessiné moi-même l’ébauche d’un monument Mussolini. » On
n’en arriva pas là, la transformation de la place ordonnée par
Hitler n’ayant pas été réalisée.
La dramatique année 1938 aboutit à l’accord de
Hitler et des puissances occidentales concernant la cession de
grandes parties de la Tchécoslovaquie. Quelques semaines
auparavant, Hitler avait, dans ses discours au Congrès de
Nuremberg, joué au guide courroucé de sa nation, essayant, soutenu
par les applaudissements frénétiques de ses partisans, de
convaincre l’étranger aux écoutes qu’une guerre ne lui ferait pas
peur. Avec le recul, je ne vois là qu’une énorme manœuvre
d’intimidation dont il avait déjà, sur un champ plus réduit,
expérimenté l’efficacité, au cours de son entrevue avec
Schuschnigg. D’un autre côté, il aimait bien, par des déclarations
d’intentions faites en public, se fixer une frontière en deçà de
laquelle il ne pourrait plus reculer sans mettre son prestige en
jeu.
A cette époque-là, même ses collaborateurs les
plus proches ne doutaient pas qu’il fût disposé à faire la guerre,
car il revenait sans cesse sur le caractère inéluctable de la
situation, alors que son comportement habituel consistait plutôt à
ne laisser voir à personne quels étaient ses desseins. Les
déclarations selon lesquelles il était prêt à faire la guerre
impressionnèrent même Brückner, son aide de camp de longue date.
C’était un jour de septembre 1938, pendant le Congrès de Nuremberg.
Nous étions assis sur un des murs du château ; devant nous
s’étendait, sous un doux soleil de septembre, la vieille ville
recouverte par un voile de brume. Abattu, Brückner me
déclara : « Peut-être est-ce la dernière fois que nous
voyons ce spectacle si paisible. Nous allons vraisemblablement
avoir la guerre bientôt. »
C’est plus à l’attitude conciliante des puissances
occidentales qui lui cédèrent, qu’à la retenue de Hitler, que nous
dûmes d’éviter, une fois encore, cette guerre prophétisée par
Brückner. Aux yeux du monde étonné et de ses partisans désormais
totalement convaincus de l’infaillibilité de leur Führer,
s’accomplit l’abandon des territoires des Sudètes à
l’Allemagne.
Les fortifications de la frontière tchèque
suscitèrent l’étonnement général. Des tirs d’essai prouvèrent, à la
surprise des spécialistes, que les armes que nous devions engager
contre elles n’avaient pas l’efficacité attendue. Hitler alla
lui-même voir l’ancienne frontière, pour se faire une idée des
installations fortifiées et il revint très impressionné. Ayant
constaté que les fortifications étaient d’une solidité surprenante,
leur emplacement choisi avec
une extraordinaire habileté et leur échelonnement très profond,
grâce à un remarquable savoir-faire dans l’utilisation du terrain,
il déclara : « Leur prise aurait été très dure en cas de
défense résolue et nous aurait coûté beaucoup de sang. Et voilà que
nous les avons eues sans verser une goutte de sang ! Mais il y
a une chose de sûre : je ne permettrai plus jamais que les
Tchèques bâtissent une nouvelle ligne de défense. C’est une
excellente position de départ que nous avons maintenant ! La
montagne est passée, nous sommes déjà dans les vallées de
Bohême. »
Le 10 novembre, en me rendant au bureau, je
passai devant les décombres encore fumants de la synagogue de
Berlin. C’était le quatrième de ces événements qui devaient marquer
de leur empreinte cette dernière année de l’avant-guerre. Le
souvenir de cette vision reste pour moi, aujourd’hui encore, l’une
des plus pénibles expériences démon existence, car ce qui, à
l’époque, me choqua, au spectacle de la Fasanenstrasse, ce fut
avant tout le désordre qui régnait : poutres calcinées,
parties de façades effondrées, murs détruits par le feu, images
prémonitoires de celles qu’allait bientôt offrir toute l’Europe en
guerre. Mais quelque chose me parut plus fâcheux : c’était le
réveil politique de la « rue ». Les carreaux brisés des
vitrines indisposèrent avant tout mon sens bourgeois de
l’ordre.
Je ne vis point, à cette époque-là, qu’on venait
de briser plus qu’un peu de verre, et que Hitler avait, pour la
quatrième fois cette année-là, franchi le Rubicon, rendant
irréversible le destin de son Reich. Ai-je, un fugitif instant,
senti que quelque chose venait de commencer qui se terminerait par
l’extermination d’une fraction de notre peuple ? Qui
changerait aussi ma substance morale ? Je ne le sais
pas.
L’événement me laissa plutôt indifférent. Attitude
motivée aussi par quelques mots de Hitler regrettant ces excès,
que, selon lui, il n’aurait pas voulu. Il semblait éprouver une
certaine gêne. Plus tard, Goebbels laissa entendre en petit comité
que c’était lui l’instigateur de cette nuit sinistre et
monstrueuse. Je crois tout à fait plausible qu’il ait placé un
Hitler hésitant devant le fait accompli, pour lui imposer la
nécessité de l’action.
J’ai toujours été surpris par le peu de traces
qu’ont laissées en moi les remarques antisémites de Hitler. Un
retour en arrière me permet de composer, à partir des éléments
encore vivaces de mes souvenirs, un tableau de ce qui, à l’époque,
me frappait : déformation du portrait que j’aurais aimé me
faire de Hitler, soucis causés par le constant déclin de sa santé,
espoir d’une atténuation du combat mené contre l’Église, annonce de
projets dont les buts me semblaient utopiques, toutes sortes de
choses curieuses, mais la haine que Hitler portait aux Juifs me
semblait, à l’époque, aller tellement de soi qu’elle ne fit pas
grande impression sur moi.
Je me sentais l’architecte de Hitler. Les
événements de la vie politique ne me concernaient pas. Je ne
faisais que leur fournir des décors impressionnants. Hitler me
renforçait quotidiennement dans cette attitude en me consultant
presque uniquement pour des questions d’architecture ; de
surcroît, il eût paru fort prétentieux, de la part d’un nouveau
assez tard venu, d’essayer de participer aux délibérations
politiques. Je me sentais et me voyais dispensé de toute prise de
position. En outre, le but de l’éducation nationale-socialiste
était la séparation des sphères de réflexion ; ainsi, on
attendait de moi que je me limite à mon domaine : la
construction. Le mémoire que j’adressai à Hitler en 1944 montre
bien que l’illusion dont j’étais victime atteignait les limites du
grotesque. « La tâche que j’ai à remplir, y affirmai-je, est
une tâche apolitique. Je me suis senti à mon aise dans mon travail,
aussi longtemps que ma personne comme mon travail ont été jugées en
fonction des résultats que j’obtenais 9 . »
Cependant cette distinction, au fond, n’était pas
essentielle. Aujourd’hui, elle me paraît symptomatique des efforts
que je faisais pour garder hors d’atteinte le portrait idéalisé que
je me faisais de Hitler et ne pas le laisser entacher par la sale
besogne qui consistait à faire passer dans les faits ces slogans
antisémites qu’on pouvait lire à l’entrée des villages et ces
déclarations qui constituaient le thème de nos conversations dans
le pavillon de thé. De fait, l’identité de celui qui avait mobilisé
la populace contre les synagogues et les magasins juifs n’avait
aucune importance, de même que la question de savoir si c’était
arrivé à l’instigation ou seulement avec l’approbation de
Hitler.
Dans les années qui ont suivi ma libération, on
n’a pas cessé de me poser des questions auxquelles j’avais moi-même
essayé de répondre, tout seul dans ma cellule, vingt années
durant : on voulait savoir ce que je savais de la persécution,
de la déportation et de l’extermination des Juifs ; ce que
j’aurais dû savoir et quelles conséquences je me sommais moi-même
de tirer.
Je ne donne plus la réponse dont j’ai si longtemps
essayé de satisfaire ceux qui me posaient ces questions, mais
aussi, au premier chef, moi-même : à savoir que dans le
système hitlérien, comme dans tout régime totalitaire, l’isolement,
et en conséquence, le cloisonnement protecteur croissent à mesure
que la position qu’on occupe devient plus importante ; que la
technicité croissante des méthodes d’assassinat réduisait le nombre
des assassins, augmentant du même coup la possibilité de
l’ignorance ; que la manie du secret régnant dans le système
créait des degrés d’initiation et donc, à tout un chacun, des
occasions de fuir devant la prise de conscience de
l’inhumain.
Je ne donne plus toutes ces réponses ; car
elles tentent d’aborder la confrontation avec les événements à la
manière d’un avocat. Certes, ma position de favori et plus tard mon
poste de ministre, un des plus influents du régime,
m’isolaient ; certes, le morcellement de la pensée en sphères
de compétences distinctes avait offert à l’architecte comme au ministre de l’Armement de
nombreuses échappatoires ; certes, je n’ai pas su ce qui avait
véritablement commencé en cette nuit du 9 au 10 novembre 1938,
pour aboutir à Auschwitz et Maidanek. Mais la mesure de mon
isolement, l’intensité de mes échappatoires et le degré de mon
ignorance, c’est, à la fin des fins, moi qui les déterminais.
C’est pourquoi je sais aujourd’hui qu’en me
torturant par mes examens de conscience, je posais la question tout
aussi mal que les curieux qu’entre-temps j’ai rencontrés. La
question de savoir si j’ai su ou je n’ai pas su, et dans quelle
mesure, grande ou petite, j’ai su, perd toute son importance, quand
je songe à ce que j’aurais dû savoir d’effroyable et quelles
conséquences j’aurais dû tout naturellement tirer du peu que je
savais. Ceux qui me posent ces questions attendent de moi au fond
que je me justifie. Mais je n’écris pas mon apologie.
C’est le 9 janvier 1939 que la nouvelle
Chancellerie devait être terminée. Le 7 janvier, Hitler arriva
de Munich. Il vint plein d’impatience, s’attendant visiblement à
trouver une cohue d’artisans et de brigades de nettoiement. Chacun
connaît la hâte fébrile avec laquelle, juste avant la livraison
d’un bâtiment, on démonte les échafaudages, on enlève poussière et
détritus, on déroule les tapis et on pend les tableaux. Mais Hitler
s’était trompé. Nous nous étions, dès le départ, réservé une marge
de quelques jours dont nous n’eûmes pas besoin, étant prêts
quarante-huit heures avant la date fixée. Lorsque Hitler parcourut
le bâtiment, il aurait pu s’asseoir à sa table de travail et
commencer à régler les affaires de l’État.
Le bâtiment l’impressionna beaucoup. Il ne tarit
pas d’éloges sur l’ « architecte génial », le
faisant, contrairement à son habitude, en ma présence. Mais réussir
à terminer deux jours avant l’heure dite me fit la réputation d’un
grand organisateur.
Ce qui plut surtout à Hitler, ce fut le long
chemin que les hôtes officiels et les diplomates devraient faire
avant d’arriver à la pièce de réception. Il ne partagea pas mes
scrupules concernant le sol en marbre poli, que je pensais devoir
recouvrir d’un tapis. « C’est très bien ainsi, me dit-il, les
diplomates doivent savoir se mouvoir sur un sol
glissant. »
La salle de réception était trop petite à son
goût. Il donna l’ordre de l’agrandir du triple. Au début de la
guerre, les plans de cet agrandissement étaient prêts. Son bureau,
en revanche, eut sa pleine approbation. Ce qui le réjouit surtout,
ce fut une marqueterie ornant sa table de travail et représentant
une épée à moitié dégainée : « Très bien, très bien,
dit-il, quand les diplomates assis à la table devant moi verront
cela, ils apprendront à avoir peur. » Dans leurs panneaux
dorés surmontant les quatre portes de la pièce, les quatre
vertus : « la Sagesse », « la
Circonspection », « la Bravoure » et « la
Justice » laissaient tomber sur lui leur regard. Je ne sais
pas comment l’idée m’en était venue. Deux sculptures d’Arno Breker
flanquaient, dans la salle ronde, le portail donnant sur la grande
galerie, l’une représentant « le Hardi », l’autre
« le Sage 10 ».
Cette pathétique indication de mon ami Breker rappelant la
nécessité de la réflexion avant chaque coup d’audace, comme ma
propre composition allégorique invitant à cultiver les trois autres
vertus autant que le courage, témoignaient d’un optimisme naïf
quant à la portée des recommandations des artistes, mais elles
montraient en même temps que nous ne laissions pas d’éprouver une
certaine inquiétude devant les périls qui menaçaient tout ce que
nous avions atteint.
Une grande table au lourd plateau de marbre se
trouvait à côté de la fenêtre. D’abord sans utilité, elle servit à
partir de 1944 aux conférences d’état-major. On y étala ces cartes
militaires qui ne montraient plus que la rapide progression des
adversaires occidentaux et orientaux envahissant le Reich allemand.
C’est ici que Hitler tint ses dernières conférences militaires, à
la surface de la terre du moins ; les suivantes se tinrent à
150 mètres de distance, sous plusieurs mètres de béton. La salle du
Conseil des ministres qui, elle, pour d’évidentes raisons
d’acoustique, possédait un revêtement de bois, lui plut également,
mais il ne s’en servit jamais pour les réunions du Conseil. Plus
d’un ministre me pria d’obtenir de Hitler qu’il puisse voir
« sa » salle au moins une fois. Hitler le permettait
toujours, aussi, de temps en temps, un ministre venait-il en
silence, contempler la place qu’il n’avait jamais occupée, marquée
d’un grand portefeuille de cuir bleu portant son nom gravé en
lettres d’or.
Pour tenir les délais, on avait embauché quatre
mille cinq cents ouvriers qu’on fit travailler en équipes de jour
et en équipes de nuit. Il fallait y ajouter, dispersés à travers le
pays, les quelques milliers d’ouvriers et d’artisans ayant fabriqué
divers éléments. Eux tous, tailleurs de pierre, menuisiers, maçons,
plombiers et autres artisans, furent invités à venir voir le
bâtiment achevé dont, impressionnés, ils parcoururent toutes les
salles.
Au Palais des Sports, Hitler leur parla en ces
termes : « Je suis ici le représentant du peuple
allemand ! Et quand je reçois quelqu’un à la Chancellerie, ce
n’est pas Adolf Hitler qui reçoit ce quelqu’un, mais le Führer de
la nation allemande. Et ainsi ce n’est pas moi qui le reçois, mais
c’est la nation allemande qui le reçoit à travers moi. Et c’est
pour cela que je veux que ces pièces répondent à cette tâche.
Chacun a mis la main à un édifice qui résistera aux siècles et
parlera de notre époque. Le premier édifice du nouveau grand Reich
allemand ! »
Après le repas, il demandait souvent qui, parmi
les convives, n’avait pas encore vu la nouvelle Chancellerie, tout
heureux quand il pouvait montrer à l’un d’eux le nouveau bâtiment.
Il en profitait pour démontrer aux visiteurs étonnés son aptitude à
emmagasiner les données techniques. Il me demanda un jour :
« Quelle est la longueur de cette salle ? sa
hauteur ? » Confus, je haussai les épaules en signe
d’ignorance, mais lui indiqua les mesures. Elles étaient exactes.
Cette démonstration devint peu à peu un coup monté, car les
chiffres me devinrent vite
familiers à moi aussi. Mais comme il était visible que ce jeu
l’amusait, je continuai à lui fournir la réplique.
Hitler me combla d’honneurs : il organisa
pour mes collaborateurs un déjeuner dans sa résidence, écrivit un
article pour un livre sur la Chancellerie, me décora de
l’ « insigne d’or du parti » et me fit présent, avec
quelques paroles timides, d’une des aquarelles de sa période de
jeunesse. Peinte en 1909, à la période la plus sombre de son
existence, elle représente une église gothique reproduite avec une
patience, une précision et un pédantisme extrêmes. On n’y sent
aucune émotion personnelle, on n’y découvre aucune verve dans le
trait. Le manque de personnalité n’apparaît pas seulement dans la
facture, mais également dans le choix de l’objet, les couleurs
plates, la perspective insignifiante de cette aquarelle qui semble
être caractéristique de la première période de Hitler : toutes
les aquarelles de cette époque sont sans âme, et les tableaux du
soldat de liaison de la Première Guerre mondiale n’en ont pas plus.
Il ne prit conscience de sa valeur que bien plus tard. Les deux
esquisses à la plume du Grand Dôme et de l’Arc de Triomphe de
Berlin, dessinées aux environs de 1925, témoignent de ce
changement. Et dix ans plus tard, c’était d’une main énergique
qu’il dessinait devant moi, couvrant le papier de plusieurs couches
successives de crayon bleu ou de crayon rouge, jusqu’à ce qu’il eût
accroché la forme qu’il avait en tête. Mais même à cette époque, il
ne reniait pas les insignifiantes aquarelles de sa jeunesse,
puisqu’il en faisait parfois présent en signe de distinction
particulière.
Depuis des décennies, il y avait dans la
Chancellerie un buste en marbre de Bismarck par Reinhold Begas.
Quelques jours avant l’inauguration, des ouvriers, dans le
déménagement, le laissèrent tomber par terre et la tête se brisa.
Cela me sembla un mauvais présage. Comme, en plus, je connaissais
l’histoire, que racontait Hitler, de l’aigle impériale tombant du
fronton de l’hôtel des Postes le jour même de la déclaration de la
Première Guerre mondiale, je lui cachai cet accident, demandant à
Breker de faire une copie exacte que nous frottâmes avec du thé
pour la patiner.
Dans le discours déjà mentionné, Hitler déclara
avec une belle assurance : « Ce qu’il y a de merveilleux
dans la construction, c’est que, lorsqu’on travaille, on a un
monument. Ça tient, c’est autre chose qu’une paire de bottes qu’on
doit aussi fabriquer, mais qu’on use en un ou deux ans pour la
jeter ensuite. Un monument reste debout et, à travers les siècles,
témoignera de tous ceux qui y ont travaillé. » Le
12 janvier 1939, Hitler inaugurait ce nouveau bâtiment, conçu
pour durer des siècles, en recevant dans la Grande Salle le corps
diplomatique venu recevoir l’adresse du nouvel An.
Soixante-cinq jours après l’inauguration, le
15 mars 1939, on conduisit le président de l’État
tchécoslovaque dans le nouveau cabinet de travail. C’est dans cette
pièce que se déroula cette tragédie qui commença dans la nuit par
la soumission de Hacha et se termina au petit matin par
l’occupation de son pays. « A la fin, nous rapporta Hitler
plus tard, j’avais tellement travaillé le vieil homme, qu’à bout de
nerfs, il allait signer ; et voilà qu’il a une attaque au
cœur. Dans la pièce contiguë, mon brave Dr Morell fait une piqûre, mais elle est trop
efficace. Hacha reprend trop de forces. Remis sur pied, il ne veut
plus signer ; mais j’ai fini par l’avoir. »
Soixante-dix-huit mois après l’inauguration, le
16 juillet 1945, Winston Churchill visita la
Chancellerie 11 . « A mon
arrivée, raconte-t-il, je trouvai une grande foule rassemblée
devant la Chancellerie. Elle m’acclama, à l’exception d’un vieil
homme qui hochait la tête d’un air désapprobateur. Cette
démonstration m’émut autant que les visages émaciés et les
vêtements élimés de la population. Pénétrant dans la Chancellerie,
nous y déambulâmes longtemps à travers les couloirs détruits et les
salles effondrées. »
Peu après, le bâtiment fut démoli. Le marbre et
les pierres fournirent le matériau avec lequel fut construit le
Monument aux morts russe de Berlin-Treptow.
45. Dans la bouche des nazis, le « système » désignait le régime et les institutions de la République de Weimar (N.D.T.).