14.
Nouvelles fonctions
Sepp Dietrich, l’un des premiers fidèles de Hitler, commandait à cette époque un corps blindé SS qui était aux prises avec les Russes non loin de Rostov, dans le sud de l’Ukraine. Le 30 janvier 1942, il partait avec un avion de l’escadrille du Führer pour rejoindre Dniepropetrovsk et je le priai de m’emmener. Mon état-major se trouvait déjà là-bas, pour préparer la réfection des installations ferroviaires du sud de la Russie 1 . Évidemment la simple idée de faire mettre un avion à ma disposition ne m’était pas venue à l’esprit, ce qui montre bien que je n’estimais pas jouer un très grand rôle dans le déroulement de la guerre.
Très à l’étroit dans cet avion, un bombardier Heinkel aménagé pour le transport des passagers, serrés les uns contre les autres, nous survolions les plaines désolées et enneigées du sud de la Russie. Dans les grandes exploitations, nous distinguions des granges et des étables brûlées. Pour nous orienter, nous suivions la ligne de chemin de fer. On voyait rarement un train, les gares étaient incendiées, les ateliers détruits, les routes rares et désertes. Sur les étendues que nous traversions régnait un silence de mort, un silence lugubre que nous percevions jusque dans l’appareil. Des chutes de neige rompaient la monotonie ou plutôt l’accentuaient. Ce voyage fut pour moi l’occasion de prendre conscience du danger que couraient nos troupes, qui étaient presque coupées de leurs communications avec le pays. Le crépuscule tombait lorsque notre appareil se posa à Dniepropetrovsk, une grande ville industrielle.
Mon état-major se composait de plusieurs techniciens formant une équipe que l’on appelait le « Baustab Speer » conformément à la tendance, coutumière à l’époque, d’assimiler les personnes aux fonctions qu’elles assuraient. Ils avaient trouvé un cantonnement de fortune dans un wagon-lit ; de temps à autre, une locomotive envoyait un peu de vapeur dans les canalisations du chauffage pour l’empêcher de geler. Un wagon-restaurant faisait office de bureau et de pièce de séjour, les conditions de travail y étaient déplorables. La réfection des voies ferrées se révélait plus difficile que nous ne l’avions pensé. Les Russes avaient détruit toutes les stations secondaires ; il n’existait plus nulle part d’ateliers de réparation ni de réservoirs d’eau protégés contre le gel ; les bâtiments des gares étaient par terre, les postes d’aiguillage ne fonctionnaient plus. Les questions les plus élémentaires, que chez nous un employé aurait réglées par un coup de téléphone, constituaient ici un véritable problème, même s’il s’agissait simplement de se procurer des clous ou du bois de construction.
Il neigeait sans discontinuer. Sur les routes et les voies ferrées, la circulation était totalement interrompue, la piste d’envol de l’aérodrome disparaissait sous la neige. Nous étions bloqués là, et je dus remettre mon retour à plus tard. Nous passions notre temps à voir nos ouvriers. Des soirées étaient organisées entre camarades, on chantait des chansons, Sepp Dietrich prononçait des discours, on lui faisait fête. J’assistais moi aussi à ces réunions mais, médiocrement doué pour l’éloquence, je ne me hasardais pas à adresser à mes collaborateurs la moindre allocution. Parmi les chants qu’exécutaient les militaires, il en était de fort tristes qui exprimaient la nostalgie du pays natal et évoquaient la désolation des immensités russes. Ils étaient l’indice de la tension morale qui régnait dans ces positions avancées. Et pourtant, fait assez révélateur, ces chants étaient ceux que les troupes préféraient.
Entre-temps la situation était devenue préoccupante. Un petit détachement de chars russes avait rompu nos lignes et s’approchait de Dniepropetrovsk. Des conférences eurent lieu pour décider quelle défense nous pourrions leur opposer. Nous n’avions pratiquement rien : quelques fusils et un canon abandonné sans munitions. Les Russes s’approchèrent à une vingtaine de kilomètres et se mirent à tourner en rond dans la steppe, sans tactique bien définie. Ils commirent une erreur qui, dans les guerres, se produit fréquemment : ils ne surent pas exploiter la situation. S’ils avaient poussé jusqu’au grand pont sur le Dniepr pour y mettre le feu – nous l’avions reconstruit en bois au prix d’un travail exténuant de plusieurs mois –, ils auraient pu isoler pour longtemps l’armée allemande qui se trouvait au sud-est de Rostov et la couper de tous renforts pour l’hiver.
Les exploits guerriers ne sont pas mon fort. Par ailleurs je n’avais pas réussi à faire grand-chose de positif depuis sept jours que j’étais arrivé, ma présence contribuant plutôt à faire fondre les stocks de vivres de mes ingénieurs. Je décidai donc de prendre un train qui partait vers l’ouest et allait essayer de se frayer un chemin dans la neige amoncelée. Lorsque je pris congé de mes hommes, ceux-ci me manifestèrent une sympathie où se mêlait, me sembla-t-il, quelque soulagement. Le train roula toute la nuit à une vitesse de quelques dizaines de kilomètres à l’heure ; de temps à autre, on s’arrêtait pour dégager la voie, puis on repartait. « Je dois avoir parcouru un bon bout de chemin », me dis-je à l’aube, au moment où le train arrivait dans une gare abandonnée.
Mais tout dans cette gare me sembla étrangement familier : les ateliers incendiés, la fumée qui s’échappait de quelques wagons-lits et de quelques wagons-restaurants, les patrouilles de soldats. J’étais de nouveau à Dniepropetrovsk. La couche de neige était si épaisse que le train avait dû revenir à son point de départ. Accablé, je me dirigeai vers le wagon-restaurant où logeaient mes hommes : à la stupéfaction que je pus lire sur leur visage s’ajoutait un certain désappointement. En effet, ils avaient fêté le départ de leur patron jusqu’aux premières heures du matin et mis à mal leurs réserves d’alcool.
Ce même jour, on était le 7 février 1942, l’avion qui avait amené Sepp Dietrich devait repartir. Le commandant Nein, qui devait bientôt piloter mon propre appareil, était disposé à m’emmener. Pour nous rendre à l’aérodrome, nous éprouvâmes des difficultés considérables. La température était très en dessous de zéro, le ciel était clair, mais une tempête faisait rage qui balayait la neige amoncelée. Des Russes, dans leurs vêtements fourrés, s’évertuaient vainement à dégager la route recouverte par plusieurs mètres de neige. Nous marchions depuis environ une heure, lorsque soudain plusieurs d’entre eux firent cercle autour de moi et, tout excités, se mirent à me tenir de grands discours dont je ne comprenais pas un traître mot. Finalement l’un d’eux prit de la neige et, sans plus de façons, m’en frictionna le visage. « J’ai le nez gelé », pensai-je, me souvenant de ce que m’avaient appris mes courses en haute montagne. Mon étonnement ne fit que croître lorsqu’un des Russes sortit de ses vêtements tout sales un mouchoir soigneusement plié, immaculé, avec lequel il me sécha le visage.
L’avion décolla vers onze heures, non sans quelques difficultés, car la neige qui recouvrait la piste n’avait pu être totalement dégagée. Le pilote mit le cap sur Rastenburg, en Prusse-Orientale, où était stationnée l’escadrille du Führer. Pour ma part, j’allais à Berlin, mais ce n’était pas mon propre appareil, et j’étais content malgré tout de faire ainsi une bonne partie du chemin. C’est donc le hasard qui m’amena pour la première fois au quartier général de Hitler en Prusse-Orientale.
Arrivé à Rastenburg, j’appelai au téléphone l’un des aides de camp, espérant qu’il annoncerait mon arrivée à Hitler et que peut-être ce dernier souhaiterait me voir. Je ne l’avais pas revu depuis le début décembre ; une entrevue avec lui, même brève, aurait été pour moi un honneur tout particulier. Une voiture du convoi du Führer m’amena au quartier général. Mon premier souci fut de manger vraiment à ma faim dans le baraquement qui servait de mess ; c’était là que Hitler lui-même prenait quotidiennement ses repas en compagnie de ses généraux, de ses adjoints politiques, de ses aides de camp. Mais il n’y était pas. Le Dr Todt, ministre de l’Armement et des Munitions, était en conférence avec lui, et tous deux prenaient leur repas dans la pièce qui servait à Hitler de salle de séjour. J’attendis en compagnie du général Gercke, chef du département des transports de l’état-major général, et du commandant des troupes de chemins de fer, à qui je relatai les difficultés que nous rencontrions en Ukraine. Le soir, Hitler prit part au dîner, auquel assistaient de nombreux convives, puis il poursuivit son entretien avec Todt. Il était fort tard lorsque ce dernier, tendu et harassé, sortit de chez Hitler, après une discussion longue et apparemment difficile. Il paraissait découragé. Je restai quelques instants avec lui, pendant qu’il buvait sans mot dire un verre de vin, mais je m’abstins de lui demander pourquoi il était si sombre. Dans le cours de la conversation, qui traînait quelque peu, j’appris incidemment que Todt avait l’intention de repartir le lendemain matin en avion pour Berlin et qu’il restait une place libre dans son appareil. Il était tout disposé à m’emmener, et pour ma part je m’estimai heureux de pouvoir ainsi éviter un long voyage en chemin de fer. Nous tombâmes d’accord pour partir de bonne heure, et le Dr Todt me quitta, car il voulait essayer de dormir un peu. Un aide de camp vint me chercher de la part de Hitler. Il était environ une heure du matin.
A cette heure-là, il nous était fréquemment arrivé, à Berlin, d’être encore penchés sur nos projets. Hitler me parut aussi épuisé et morose que Todt. Le mobilier de la pièce qu’il occupait était tout à fait élémentaire : il avait même renoncé au confort d’un fauteuil rembourré. La conversation s’engagea sur les travaux projetés à Berlin et à Nuremberg et Hitler se rasséréna et s’anima visiblement. Son teint pâle retrouva des couleurs. Finalement il voulut connaître les impressions que j’avais recueillies au cours de mon séjour dans le sud de la Russie ; mon récit éveilla son intérêt, et de temps à autre il me posait des questions qui m’encourageaient à poursuivre. Les difficultés auxquelles nous nous heurtions pour réparer les installations ferroviaires, les tempêtes de neige, le comportement incompréhensible des chars russes, les soirées entre camarades, les chants pleins de tristesse, je n’omis rien de tout cela. Lorsque je fis allusion à ces chants, il dressa l’oreille et s’enquit de ce qu’ils disaient. J’en avais conservé le texte, je le sortis de ma poche et le lui tendis : il le lut sans dire un mot. Pour moi, ces chants traduisaient de façon bien compréhensible un découragement imputable à une situation déprimante. Hitler, lui, fut d’emblée convaincu qu’il s’agissait d’une action subversive menée par quelque adversaire. Cet adversaire, il crut l’avoir dépisté grâce à mon récit. Et comme je l’ai appris après la guerre, il donna des ordres pour qu’un tribunal militaire engage une procédure contre ceux qui avaient fait imprimer ces chants.
Cette anecdote illustre de manière caractéristique l’éternelle méfiance de Hitler. Obsédé par la crainte de ne pas savoir la vérité, il croyait pouvoir se fier à des indices isolés et en tirer des conclusions importantes. Aussi était-il toujours enclin à puiser ses informations auprès de personnes subalternes, même quand celles-ci n’étaient pas en mesure de dominer les problèmes. Cette méfiance, parfois justifiée, était véritablement une composante de sa vie, et elle pouvait le hanter dans les circonstances les plus insignifiantes. Il est hors de doute que cela explique aussi son isolement, son ignorance de ce qui se passait au front et de l’état d’esprit qui y régnait ; en effet son entourage faisait tout pour écarter les visiteurs qui apportaient à Hitler des informations par une voie non réglementaire.
Je pris congé de Hitler à trois heures du matin, en l’informant que je rentrais à Berlin. L’avion du Dr Todt devait décoller cinq heures plus tard 2 , mais je fis savoir que je ne partirais pas avec lui. J’étais en effet trop fatigué et je voulais d’abord m’accorder une bonne nuit de repos. Arrivé dans la petite chambre où je logeais, je songeai à l’impression que j’avais faite sur Hitler, comme l’aurait fait, je suppose, toute personne de son entourage qui aurait eu avec lui un entretien de deux heures. Je n’étais pas mécontent, car j’avais retrouvé foi en l’avenir : les édifices dont nous avions conçu les plans ensemble, et dont la réalisation me semblait souvent compromise, étant donné la situation de nos armes, nous pourrions un jour les construire. Encore une fois cette nuit-là, le rêve était devenu réalité, encore une fois nous nous étions abandonnés à nos visions optimistes.
Le lendemain matin, je fus tiré d’un profond sommeil par la sonnerie du téléphone. J’entendis au bout du fil la voix bouleversée du Dr Brandt : « Le Dr Todt vient de mourir dans un accident, son avion s’est écrasé au sol ! » Cette minute allait changer toute ma vie.
Ces dernières années, entre le Dr Todt et moi, les liens s’étaient notablement resserrés. En lui je perdais un confrère plein de maturité et de sagesse. Nous étions liés par de nombreux points communs : tous deux originaires du pays de Bade, issus de familles aisées et bourgeoises, nous avions l’un comme l’autre fait des études techniques supérieures. Nous aimions la nature, la vie dans les refuges de montagne, les randonnées à ski – et nous éprouvions une égale antipathie à l’égard de Bormann. Todt avait déjà eu avec ce dernier de sérieux démêlés, parce que le secrétaire de Hitler faisait construire sur l’Obersalzberg des routes qui défiguraient les paysages. Nous avions été, ma femme et moi, reçus plusieurs fois chez les Todt : ils habitaient une petite maison modeste, située à l’écart, non loin du lac Hintersee, dans les environs de Berchtesgaden ; personne n’aurait soupçonné qu’elle était la demeure du célèbre créateur des autoroutes.
Le Dr Todt était l’un des rares membres de ce gouvernement qui fût d’un naturel modeste et discret ; c’était un homme sur qui l’on pouvait compter, avec lui on n’avait pas à craindre les intrigues. Il se distinguait par un mélange de sensibilité et de froide lucidité, comme cela est fréquent chez les techniciens, de sorte qu’il détonnait plutôt parmi les dirigeants de l’État national-socialiste. Il menait une vie solitaire, retirée, n’avait pas de contacts personnels avec les cercles du parti – et ses apparitions à la table de Hitler, où il aurait pourtant été le bienvenu, étaient extrêmement rares. Or cette réserve, précisément, lui valait un prestige considérable : dès qu’il arrivait quelque part, il était le pôle d’attraction vers qui convergeait l’intérêt général. Hitler lui-même avait pour lui et ses travaux une considération qui touchait presque à la vénération ; Todt, en revanche, avait toujours préservé, à l’égard de Hitler, son indépendance personnelle, bien qu’il fût un fidèle camarade du parti et cela depuis les premières années.
En janvier 1941, j’avais eu des démêlés avec Bormann et Giessler ; Todt m’écrivit alors une lettre dans laquelle, parlant à cœur ouvert, il ne cachait pas ses sentiments désabusés vis-à-vis des procédés en usage dans les sphères dirigeantes du national-socialisme : « En vous livrant ma propre expérience et les amères déceptions que m’ont causées tous ceux avec lesquels, en fait, nous devrions travailler la main dans la main, j’aurais peut-être pu vous aider à considérer que vos propres problèmes sont liés aux circonstances ; peut-être auriez-vous pu tirer quelque réconfort de la position que je me suis forgée peu à peu, à savoir que, dans une conjoncture de cette importance, toute activité se heurte à une opposition, tout homme qui agit doit compter avec des rivaux, voire des adversaires : ce n’est pas que les êtres veuillent se combattre, mais la nature des tâches à accomplir et les circonstances les amènent à adopter des points de vue différents. Peut-être avez-vous choisi, vous qui êtes encore jeune, une meilleure façon de vous affranchir de toutes les difficultés avec lesquelles je me débats moi-même 3 . »
Pendant le petit-déjeuner, au mess du quartier général du Führer, les discussions allèrent bon train : on se demandait qui pouvait bien succéder au Dr Todt. Tout le monde s’accordait à dire qu’il était irremplaçable ; à lui seul il cumulait en effet les fonctions de trois ministres ; il était, avec rang de ministre, directeur général des Ponts et Chaussées, il avait la haute main sur toutes les voies navigables, les rivières, les systèmes d’irrigation, les centrales électriques ; en outre il était ministre chargé de l’approvisionnement de l’armée de terre en armements et en munitions ; dans le Plan de quatre ans de Göring, il était commissaire général à la construction ; enfin il avait créé l’organisation Todt, chargée de construire les fortifications et les abris de sous-marins du mur de l’Atlantique, ainsi que les routes des territoires occupés, depuis le nord de la Norvège jusqu’au sud de la France, ainsi qu’en Russie.
Au cours des dernières années, Todt avait donc réuni entre ses mains les plus hautes responsabilités techniques. Il avait édifié un système qui était encore divisé en plusieurs services, mais préfigurait déjà le futur ministère de la Technique, d’autant que, dans l’organisation du parti, s’est lui qui dirigeait l’office central de la technique et qui était à la tête de l’organisation centrale groupant toutes les associations et toutes les fédérations du secteur technique.
Je me rendis compte dès ce moment que j’allais devoir prendre en main une part importante des très vastes attributions du Dr Todt. En effet, dès le printemps 1939, un jour qu’il était allé inspecter les travaux du mur de l’Atlantique, Hitler m’avait dit qu’il comptait me confier la construction, au cas où il arriverait quelque chose à Todt. Plus tard, durant l’été 1940, Hitler me convoqua dans son bureau de la Chancellerie du Reich pour un entretien officiel, et m’apprit que Todt était surchargé de travail. En conséquence, il avait décidé de me confier toute la construction, y compris les travaux du mur de l’Atlantique. J’avais alors réussi à le convaincre qu’il était préférable de laisser la construction et l’armement sous la responsabilité d’une seule personne, car les deux choses étaient étroitement liées. Hitler n’était pas revenu sur ce sujet et moi-même je n’en avais parlé à personne. Cette proposition aurait pu non seulement froisser le Dr Todt, mais aussi porter atteinte à son prestige 4 .
Je m’attendais donc à une proposition de cet ordre, lorsque Hitler me fit appeler, comme toujours assez tard, à environ une heure de l’après-midi. J’étais le premier à être convoqué. A la mine que faisait Schaub, le premier aide de camp, je vis tout de suite que l’heure était grave. Contrairement au soir précédent, c’est officiellement, en qualité de Führer du Reich, que Hitler me reçut. Debout, l’air austère et protocolaire, il écouta mes paroles de condoléances, répondit en quelques mots, puis, sans autres commentaires, déclara : « Monsieur Speer, je vous nomme ministre et successeur du Dr Todt, vous le remplacerez dans toutes ses fonctions. » Je fus frappé de stupeur. ! Déjà il s’apprêtait à me congédier et me tendait la main. Toutefois, croyant qu’il avait mal précisé sa pensée, je répondis que je ferais tout mon possible pour remplacer le Dr Todt dans sa charge de responsable de la construction : « Non, dans toutes ses fonctions, également comme ministre de l’Armement. – Mais je n’entends rien à… » voulus-je objecter. Hitler me coupa la parole : « Je vous fais confiance et je suis persuadé que vous réussirez, d’ailleurs je n’ai personne d’autre ! Prenez contact immédiatement avec le ministère et mettez-vous au travail ! – Dans ce cas, mon Führer, je ne puis accepter que si vous m’en donnez l’ordre, car je ne peux pas vous garantir que je serai à la hauteur de cette tâche. » L’ordre exprès me fut notifié en quelques mots brefs et j’acquiesçai en silence.
Sans ajouter une parole qui eût un caractère plus personnel, comme il l’avait toujours fait avec moi, Hitler se remit à son travail et je pris congé : le style de nos relations avait soudain changé, je venais d’en faire la première expérience. Jusqu’à ce jour Hitler m’avait toujours témoigné, à moi son architecte, une sympathie en quelque sorte confraternelle ; je sentais maintenant qu’une nouvelle étape venait de commencer et que Hitler avait voulu d’emblée mettre entre nous la distance qui convînt à des relations d’ordre professionnel entre lui et un ministre, c’est-à-dire un subordonné.
J’allais quitter la pièce, lorsque Schaub entra : « M. le Reichsmarschall est là, mon Führer, il désire vous parler de toute urgence, bien qu’il n’ait pas rendez-vous. » Hitler parut ennuyé et dit à contrecœur : « Faites-le entrer », et se tournant vers moi : « Restez encore un moment. » Göring entra d’un air décidé, prononça quelques paroles de condoléances, puis d’un ton véhément : « La meilleure solution, dit-il, est que je reprenne les attributions que le Dr Todt avait dans le Plan de quatre ans. Cela éviterait les incidents et les difficultés que son attitude envers moi a suscités dans le passé. »
Göring avait probablement voyagé avec son train spécial pour venir de son terrain de chasse de Rominten, situé à une centaine de kilomètres du quartier général de Hitler. L’accident s’étant produit à neuf heures et demie, il n’avait pas dû perdre un instant.
« J’ai déjà nommé le successeur de Todt, déclara Hitler sans se préoccuper de la proposition de Göring. M. le ministre Speer, ici présent, exerce à partir de maintenant toutes ; les fonctions du Dr Todt. » Ce fut dit sur un ton dont la fermeté excluait toute réplique. Göring demeura pantois, consterné. Quelques secondes après il s’était ressaisi mais, vexé et échaudé, il n’insista pas. « Vous ne verrez pas d’inconvénients, mon Führer, reprit-il, à ce que je n’assiste pas aux obsèques de Todt ? Vous n’ignorez pas les ennuis que j’ai eus avec lui. Je ne peux absolument pas venir à cette cérémonie. » Je ne sais plus très bien quelle fut la réponse de Hitler, car ce premier entretien officiel de ma carrière de ministre m’avait, cela se comprend, laissé sans voix. Pourtant je me souviens que Göring finit par accepter d’assister aux obsèques, afin que le différend qui l’avait opposé à Todt ne fût pas ébruité. Dans ce régime qui attachait une telle importance au respect des formes et des apparences, l’absence du deuxième personnage de l’État à la cérémonie officielle donnée en l’honneur d’un ministre décédé aurait été remarquée et aurait paru étrange.
Il ne fait aucun doute qu’en cette occurrence Göring avait immédiatement tenté de prendre Hitler de vitesse ; celui-ci avait dû s’en douter, comme je l’ai tout de suite supposé ; c’est pourquoi il avait procédé, sans attendre, à ma nomination.
Pour le Dr Todt, la seule possibilité de mener à bien sa tâche de ministre chargé de l’Armement était de donner directement ses ordres à l’industrie ; Göring en revanche, qui était le directeur du Plan de quatre ans, se considérait comme responsable de l’ensemble de l’économie de guerre. C’est pourquoi lui et tout son appareil étaient opposés à ce que Todt agisse de sa propre autorité. En janvier 1942, environ une quinzaine de jours avant sa mort, Todt avait assisté à une réunion sur l’économie de guerre, et il avait eu, au cours des débats, une altercation si violente avec Göring qu’il avait déclaré l’après-midi à Funk, qu’il ne pouvait continuer à participer à ces réunions. Todt portait son uniforme de général de la Luftwaffe, ce qui en de telles occasions constituait pour lui un handicap, car dans la hiérarchie militaire il était, malgré son rang de ministre, l’inférieur de Göring.
A la suite de cette brève entrevue, une chose me paraissait claire : Göring ne serait pas mon allié, mais au cas où des difficultés surgiraient entre lui et moi, Hitler semblait prêt à m’accorder son soutien.
Après le décès de Todt, Hitler commença par afficher l’attitude calme et stoïque de l’homme qui, dans son travail, doit compter avec ce genre d’incidents. Les premiers temps, sans dire sur quels indices il se fondait, il émit l’hypothèse que, dans cet accident, il s’était passé des choses anormales et suspectes ; il n’était pas impossible, selon lui, que ce fût un coup monté par les services secrets. Mais bientôt son attitude changea et, lorsqu’on abordait ce sujet en sa présence, Hitler montrait des signes d’agacement, souvent même d’exaspération ; il lui arrivait alors de déclarer brutalement : « Je ne veux plus entendre parler de cela, et je vous interdis de vous en préoccuper plus longtemps » ; parfois il ajoutait : « Vous le savez, la perte de cet homme me touche trop, aujourd’hui encore, pour que je veuille en parler. »
Sur l’ordre de Hitler, le ministère de l’Air procéda à une enquête, afin d’établir si l’accident pouvait être imputé à un acte de sabotage. Les recherches révélèrent qu’une flamme avait jailli de l’avion et que l’appareil avait explosé à 20 mètres au-dessus du sol. Pourtant, le rapport du tribunal militaire, que présidait, vu l’importance de l’affaire, un général d’aviation, se terminait par cette étrange conclusion : « On n’a découvert aucun indice particulier permettant de conclure à un sabotage. Il est inutile de poursuivre les recherches 5 . » Au demeurant, le Dr Todt avait, quelque temps avant sa mort, déposé dans son coffre-fort une assez forte somme, destinée à sa secrétaire personnelle, depuis longtemps à son service. Pour le cas où quelque chose lui arriverait, avait-il dit.

 

Choisir d’une manière aussi impulsive le titulaire de l’un des trois ou quatre ministères dont dépendait l’existence de son État comportait pour Hitler une grosse part de risque et d’inconséquence. Pour l’armée, pour le parti, pour les milieux de l’économie, j’étais en effet le type même du profane. Jamais de ma vie je ne m’étais occupé d’armements, car je n’avais jamais été soldat et je ne m’étais jamais servi d’un fusil, même pas d’un fusil de chasse. Mais Hitler, conformément à sa propre tendance au dilettantisme, choisissait de préférence ses collaborateurs parmi des non-spécialistes. Après tout, il avait déjà, par exemple, fait d’un négociant en vins son ministre des Affaires étrangères ; il avait nommé le philosophe de son parti ministre des territoires occupés de l’Est, et mis un ancien pilote de guerre à la tête de toute l’économie nationale ; aujourd’hui c’était un architecte qu’il choisissait pour être ministre de l’Armement. Ce qui est sûr, c’est que Hitler préférait placer des profanes aux postes de commande ; toute sa vie il s’est défié des spécialistes, tels que Schacht par exemple.
Dans mon arrivée inopinée au quartier général, la veille de la mort de Todt, et dans ma décision de ne pas partir avec lui en avion, de sorte que pour la seconde fois ma carrière se trouvait infléchie par la mort d’un autre homme (la première fois ce fut après la mort du professeur Troost), Hitler vit les signes absolument patents d’une intervention de la Providence. Après mes premiers succès de ministre, il souligna plus d’une fois que l’accident de Todt avait été un mal nécessaire, pour que la production d’armements connût des résultats supérieurs.
Todt n’était pas un collaborateur facile à manœuvrer ; en moi Hitler avait au contraire trouvé un instrument plus docile de ses volontés, du moins au début ; à cet égard ma nomination était conforme au principe de la sélection négative qui régissait le choix de l’entourage de Hitler. En effet, comme il éliminait tout opposant en choisissant quelqu’un de plus maniable, et comme le processus durait depuis longtemps, il était maintenant entouré d’hommes qui approuvaient ses idées avec une soumission toujours plus grande et les mettaient en pratique sans faire d’objections.
Si les historiens manifestent aujourd’hui quelque intérêt pour mon action de ministre de l’Armement, ils inclinent à considérer mes projets architecturaux pour Berlin et Nuremberg comme des travaux de second ordre. Pour moi, en revanche, mon activité d’architecte ne cessa jamais d’être la grande tâche de ma vie. Mes nouvelles fonctions n’étaient dans mon esprit qu’une interruption qui ne devait pas excéder la durée de la guerre, c’était ma façon de faire la guerre, en quelque sorte. Je voyais là l’occasion d’acquérir une renommée et un prestige qui auréoleraient l’architecte de Hitler et non pas le ministre, dont le rôle, si important fût-il, serait nécessairement éclipsé par la gloire qui entourait Hitler. Je sollicitai donc très tôt de lui qu’il s’engage à me rendre à mes fonctions d’architecte dès que la guerre serait terminée 6 . Dans mon esprit cette disposition était indispensable, ce qui montre combien on se sentait soumis à la volonté de Hitler, même dans ses choix les plus personnels. Hitler me donna son accord sans hésiter ; il pensait lui aussi que, dans mon rôle de premier architecte, je rendrais au Reich et à lui-même d’éminents services. En de telles occasions, quand il parlait de ses projets d’avenir, il déclarait parfois avec nostalgie : « Ce jour-là nous partirons tous les deux pendant quelques mois et nous reverrons tous les projets de constructions. » Mais ces réflexions allaient bientôt devenir extrêmement rares.
La première conséquence de ma nomination au poste de ministre fut l’arrivée au quartier général du Führer d’un conseiller ministériel, adjoint personnel de Todt, l’Oberregierungsrat Konrad Haasemann, qui venait de Berlin par avion. De tous les collaborateurs de Todt, ce n’était pas lui le plus influent ni le plus haut placé, et j’interprétai cette délégation comme une tentative de mettre mon autorité à l’épreuve ; d’où mon irritation. Haasemann s’empressa de me signaler que je pouvais grâce à lui avoir des renseignements sur les qualités de mes futurs collaborateurs ; je lui répondis brièvement que j’avais l’intention de me faire une opinion par moi-même. Le soir même, je pris un train de nuit pour Berlin. Ma préférence pour l’avion m’avait momentanément passé.
Le lendemain matin, alors que nous traversions la banlieue de la capitale du Reich avec toutes ses usines et ses voies ferrées, je fus saisi par la crainte de ne pas être à la hauteur de cette tâche immense et toute nouvelle qui venait de m’être confiée. Le doute m’envahit, je désespérai soudain de pouvoir m’acquitter de ces nouvelles fonctions, de venir à bout des problèmes techniques, de répondre par mes qualités personnelles aux exigences de ce poste de ministre. Au moment où le train entra dans la « gare de Silésie », je me sentis mal et fus pris de violents battements de cœur.
Dans cette guerre, en effet, il y avait un poste clé et c’est justement moi qui allais l’occuper, moi qui étais plutôt timide avec les gens que je ne connaissais pas, moi qui manquais d’assurance pour paraître dans les meetings et qui, même dans les réunions de travail, éprouvais des difficultés à exprimer mes idées avec netteté et précision. Quelle serait la réaction des généraux de l’armée, quand ils m’auraient pour interlocuteur, moi le civil et l’artiste catalogué ? Incontestablement, le problème de mon autorité et de mon impact personnel me tracassait pour le moment tout autant que les questions d’ordre technique.
J’allais être confronté avec un problème assez délicat, relatif à l’organisation de mes services : je me rendais compte que les anciens collaborateurs de Todt allaient me considérer comme un intrus. Certes, ils me connaissaient et savaient que j’avais entretenu avec leur patron des relations amicales, mais ils me connaissaient aussi comme un solliciteur qui avait eu souvent recours à eux pour obtenir des contingents. De plus, ils étaient très attachés à la personne du Dr Todt, et cela depuis des années.
Dès mon arrivée, je rendis visite à tous mes collaborateurs les plus importants dans leur bureau, pour leur épargner l’obligation de se présenter à moi. Je donnai également des instructions pour que rien ne soit modifié dans le bureau du Dr Todt tant que dureraient mes fonctions de ministre, bien qu’il ne fût pas aménagé à mon goût 7 .
C’est à moi qu’il incomba de présider, le matin du 11 février 1942, la réception solennelle de la dépouille mortelle de Todt. Cette cérémonie me bouleversa, tout comme les obsèques qui eurent lieu le lendemain à la Chancellerie du Reich, dans cette salle des mosaïques que j’avais moi-même conçue ; Hitler était ému aux larmes. Pendant la cérémonie toute simple qui se déroula au cimetière, Dorsch, l’un des proches collaborateurs de Todt, me fit une solennelle profession de loyauté. Deux ans plus tard, quand je tombai gravement malade, il devait tremper dans une machination que Göring avait ourdie contre moi.

 

Mon travail commença aussitôt. Le Feldmarschall Ehrard Milch, secrétaire d’État au ministère de l’Air, me pria d’assister à une conférence qui devait avoir lieu le vendredi 13 février dans la grande salle du ministère de l’Air et où l’on devait discuter avec les représentants des trois armes de la Wehrmacht et avec ceux de l’Économie, de problèmes communs concernant l’armement. Je demandai à Milch s’il n’était pas possible de reporter cette réunion, parce que je voulais me mettre au courant ; comme nous nous connaissions bien, il me répondit, dans le style plutôt libre qu’il affectionnait, par une question : les industriels les plus en vue de tout le Reich étaient déjà en route : est-ce que j’allais me dégonfler ? J’acceptai. La veille de la réunion je fus appelé chez Göring. C’était la première visite que je lui faisais en tant que ministre. D’un ton cordial, il évoqua les bonnes relations que nous avions eues quand j’avais travaillé pour lui comme architecte. Il espérait que cela continuerait. Quand il le voulait, Göring savait conquérir les gens à force d’amabilité, même si cette amabilité n’était pas exempte d’une certaine condescendance. Mais ensuite il formula ses exigences. Avec mon prédécesseur il avait passé un accord écrit. Il avait fait préparer pour moi le même document, et allait me le faire parvenir pour que je le signe. Cette pièce stipulait que je devais m’acquitter de ma mission en faveur de l’armée de terre sans intervenir dans les problèmes du Plan de quatre ans. En guise de conclusion, il me déclara de façon sibylline que j’en apprendrais davantage au cours de la conférence avec Milch. Je ne répondis rien et je mis fin à notre entretien sans me départir du ton cordial que nous avions adopté. Mais comme le Plan de quatre ans englobait toute l’économie nationale, avec l’arrangement prévu par Göring, j’aurais eu les mains liées et j’aurais été incapable d’agir.
J’eus le pressentiment que cette réunion me réservait une surprise désagréable. Comme je ne sentais pas ma position encore très sûre, je fis part de mes appréhensions à Hitler, qui se trouvait encore à Berlin. Étant donné l’impression que Göring n’avait pu manquer de faire sur lui à l’occasion de ma nomination, je pouvais espérer qu’il serait compréhensif. « C’est bon, fit-il, si l’on manigance quoi que ce soit contre vous, ou si on vous fait des difficultés, vous n’aurez qu’à suspendre la séance et inviter les participants à venir dans la salle du conseil des ministres. Je dirai à ces messieurs ce qu’il convient. »
La salle du conseil passait pour être un « lieu sacré », y être reçu devait faire une forte impression. Et la perspective de voir Hitler adresser la parole à ces hommes avec lesquels j’aurais désormais à coopérer signifiait pour moi commencer mes fonctions sous les meilleurs auspices.
La grande salle de conférences du ministère de l’Air était comble ; trente personnes assistaient à la réunion ; il y avait là les hommes les plus en vue de l’industrie, parmi eux le directeur général Albert Vögler et Wilhelm Zangen, le président de la fédération de l’industrie allemande du Reich ; étaient présents également le général Ernst Fromm, chef de l’armée de l’intérieur, accompagné de son subordonné le général Leeb, directeur de l’armement et du matériel de l’armée de terre, l’amiral Witzell, directeur de l’armement de la marine, le général Thomas, chef du bureau chargé de l’armement et des questions économiques à l’O.K.W., Walter Funk, le ministre de l’Économie du Reich, plusieurs commissaires généraux du Plan de quatre ans et d’autres collaborateurs important de Göring. Milch, représentant le maître des lieux, présidait la séance. Après avoir invité Funk à siéger à sa droite, et moi-même à sa gauche, il ouvrit les débats par un bref exposé des difficultés que connaissait la production d’armements du fait des rivalités qui opposaient les trois armes de la Wehrmacht. Vögler, des Aciéries réunies, dans une analyse extrêmement pénétrante, démontra à quel point la production pâtissait de l’alternance des ordres et des contrordres, des désaccords sur l’urgence des diverses fabrications et des changements incessants dans la définition des priorités. Il existait encore, selon lui, des ressources inexploitées et qui, du fait de tous ces tiraillements, ne pouvaient se manifester ; il était grand temps de mettre de l’ordre dans cette situation, et de définir clairement les responsabilités. Pour cela, il fallait quelqu’un qui ait pouvoir de trancher ces problèmes. Quant à savoir qui ce devait être, ce n’était pas l’affaire des industriels.
Prirent ensuite la parole le général Fromm pour l’armée de terre, et l’amiral Witzell au nom de la marine : à quelques réserves près, ils se rallièrent aux conclusions de Vögler. L’avis des autres participants allait dans le même sens, de tout cela ressortait le vœu que soient confiés à l’un des membres de notre assemblée les pleins pouvoirs. Quant à moi, après avoir travaillé pour l’armement de l’aviation, j’étais également convaincu de l’urgence d’une telle mesure.
Pour finir, Funk, le ministre de l’Économie du Reich, se leva et s’adressa immédiatement à Milch : nous étions tous d’accord, déclara-t-il ; le déroulement de cette séance l’avait prouvé, la seule question qui se posait encore était de savoir qui devait assumer cette responsabilité : « Qui donc pourrait être mieux qualifié que vous, mon cher Milch, qui jouissez de la confiance de notre Reichsmarschall vénéré ? Je crois exprimer le souhait de chacun d’entre nous, en vous priant d’accepter cette charge », s’écria-t-il d’un ton quelque peu emphatique pour une telle assemblée.
A n’en pas douter, tout cela avait été convenu d’avance. Avant que Funk ait achevé, je glissai à l’oreille de Milch : « Nous continuons la séance dans la salle du conseil. Le Führer veut parler de mes attributions. » Milch vit clair immédiatement et, à la proposition de Funk, il répondit que la confiance qu’on lui témoignait l’honorait beaucoup mais qu’il ne pouvait accepter 8 .
Je pris alors la parole pour la première fois : j’annonçai que le Führer voulait nous parler et je proposai en même temps que l’on poursuive cette discussion le jeudi 18 février à mon ministère, car toutes ces questions entreraient probablement dans mes attributions. Milch leva la séance.
Ultérieurement, Funk a reconnu devant moi que, la veille de cette conférence, Billy Körner, qui était le secrétaire d’État de Göring et son homme de confiance au Plan de quatre ans, l’avait pressé de proposer que Milch reçoive tous pouvoirs de décision. Pour Funk, il était évident que Körner ne pouvait lui avoir demandé cela sans que Göring le sache.
Mais l’intervention de Hitler allait révéler à ces initiés que le rapport des forces changeait et que ma position était d’entrée de jeu plus forte que ne l’avait jamais été celle de mon prédécesseur.

 

C’était maintenant à Hitler de tenir parole. Il me demanda de venir dans son bureau et de le mettre brièvement au courant de ce qui s’était passé ; ensuite il me pria de le laisser seul quelques instants, car il voulait jeter quelques notes sur le papier. Après quoi nous nous rendîmes tous deux dans la salle du conseil, où il prit la parole aussitôt.
Son allocution dura environ une heure. Il s’étendit longuement sur le rôle de l’économie de guerre, insista sur le fait que l’augmentation de la production d’armements était d’une importance capitale, expliqua que l’industrie offrait des ressources décisives qu’il s’agissait de mobiliser et ne mâcha pas ses mots lorsqu’il aborda le conflit avec Göring : « Cet homme-là ne peut pas assumer la responsabilité de l’armement dans le cadre du Plan de quatre ans. » Il était nécessaire, continua Hitler, de dissocier cette charge du Plan de quatre ans et de me la confier. Reprendre à quelqu’un une responsabilité qu’on lui avait confiée était une chose qui pouvait arriver. Les conditions requises pour une augmentation de la production existaient, mais il y avait trop de laisser-aller sur bien des points. Funk me raconta en prison que, pendant le procès de Nuremberg, Göring s’était fait remettre le texte de ce verdict de Hitler, qui équivalait à une destitution, pour se décharger de l’accusation d’être l’instigateur du travail obligatoire.
Hitler éluda la question de savoir s’il convenait de placer l’ensemble de l’armement sous une autorité unique ; d’autre part il ne parla que de l’armement de l’armée de terre et de la marine, évitant ainsi volontairement de traiter de l’armée de l’air. Je me serais d’ailleurs bien gardé de lui signaler qu’il subsistait là un point litigieux, car il s’agissait d’une décision politique et, étant donné les habitudes du régime, il y aurait toujours des points équivoques. Hitler conclut son allocution en lançant un appel aux participants : il souligna tout d’abord les qualités d’organisateur dont j’avais fait preuve dans le domaine de la construction – ce qui n’était pas forcément un argument probant –, ensuite il déclara qu’accepter ces nouvelles fonctions représentait pour moi un grand sacrifice personnel – ce qui, dans la situation critique où nous nous trouvions, parut probablement tout naturel aux auditeurs – et exprima l’espoir que je serais non seulement soutenu dans ma mission, mais aussi traité avec loyauté : « Conduisez-vous avec lui comme des gentlemen ! » dit-il, employant un mot qu’on entendait rarement dans sa bouche. En quoi consistait ma mission, il ne l’expliqua pas clairement, et j’aimais autant qu’il en fût ainsi.
Jamais encore Hitler n’avait intronisé un ministre de cette façon. Débuter ainsi aurait constitué, même dans un régime moins autoritaire, un atout appréciable. Dans l’État de Hitler, les conséquences furent stupéfiantes, même pour moi : longtemps je pus me mouvoir en quelque sorte dans un espace vide, dégagé de tout obstacle, et je pus faire pratiquement tout ce que je voulais.
Funk accompagna Hitler avec moi dans ses appartements de la Chancellerie du Reich et, chemin faisant, il me promit de façon touchante de mettre à ma disposition tous les moyens en son pouvoir et de tout faire pour m’aider. Promesse qu’il devait effectivement tenir, sauf en quelques occasions peu importantes.
Bormann et moi nous demeurâmes encore quelques minutes à bavarder avec Hitler dans le salon. Avant de se retirer, Hitler m’engagea une nouvelle fois à travailler le plus possible avec l’industrie, car c’était là que se trouvaient les meilleures ressources à exploiter. Cette idée n’était pas pour moi une nouveauté, car Hitler avait déjà souvent insisté sur le fait que le meilleur moyen de réaliser une grande œuvre, était de faire appel directement à l’économie, car la bureaucratie ministérielle, pour laquelle il professait un profond mépris, ne faisait qu’entraver l’initiative de l’économie. Je profitai de cette bonne occasion pour l’assurer devant Bormann que j’avais bien l’intention de recourir avant tout aux techniciens de l’industrie pour mener à bien la mission qui m’incombait ; j’ajoutai que, pour cela, il était nécessaire que les industriels ne fussent pas jugés en fonction de leur appartenance au parti ; car beaucoup d’entre eux, ce n’était pas un secret, n’étaient pas membres du parti. Hitler approuva et engagea Bormann à respecter ce souhait ; c’est ainsi que, jusqu’à l’attentat du 20 juillet 1944 tout au moins, mon ministère fut à l’abri des tracasseries de la chancellerie du parti, sur laquelle régnait Bormann.
Le soir même, Milch et moi nous eûmes une franche explication : nous décidâmes de mettre fin à la concurrence qui avait opposé l’aviation d’une part et d’autre part l’armée de terre et la marine dans les questions d’armement, et Milch me promit de collaborer étroitement avec moi. De fait, durant les premiers mois, ses conseils me furent indispensables ; ainsi naquit bientôt entre nous une cordiale amitié, qui s’est maintenue jusqu’aujourd’hui.