Nouvelles fonctions
Sepp Dietrich, l’un des premiers fidèles de
Hitler, commandait à cette époque un corps blindé SS qui était aux
prises avec les Russes non loin de Rostov, dans le sud de
l’Ukraine. Le 30 janvier 1942, il partait avec un avion de
l’escadrille du Führer pour rejoindre Dniepropetrovsk et je le
priai de m’emmener. Mon état-major se trouvait déjà là-bas, pour
préparer la réfection des installations ferroviaires du sud de la
Russie 1 . Évidemment la
simple idée de faire mettre un avion à ma disposition ne m’était
pas venue à l’esprit, ce qui montre bien que je n’estimais pas
jouer un très grand rôle dans le déroulement de la guerre.
Très à l’étroit dans cet avion, un bombardier
Heinkel aménagé pour le transport des passagers, serrés les uns
contre les autres, nous survolions les plaines désolées et
enneigées du sud de la Russie. Dans les grandes exploitations, nous
distinguions des granges et des étables brûlées. Pour nous
orienter, nous suivions la ligne de chemin de fer. On voyait
rarement un train, les gares étaient incendiées, les ateliers
détruits, les routes rares et désertes. Sur les étendues que nous
traversions régnait un silence de mort, un silence lugubre que nous
percevions jusque dans l’appareil. Des chutes de neige rompaient la
monotonie ou plutôt l’accentuaient. Ce voyage fut pour moi
l’occasion de prendre conscience du danger que couraient nos
troupes, qui étaient presque coupées de leurs communications avec
le pays. Le crépuscule tombait lorsque notre appareil se posa à
Dniepropetrovsk, une grande ville industrielle.
Mon état-major se composait de plusieurs
techniciens formant une équipe que l’on appelait le « Baustab
Speer » conformément à la tendance, coutumière à l’époque,
d’assimiler les personnes aux fonctions qu’elles assuraient. Ils
avaient trouvé un cantonnement de fortune dans un wagon-lit ;
de temps à autre, une locomotive envoyait un peu de vapeur dans les
canalisations du chauffage pour l’empêcher de geler. Un
wagon-restaurant faisait office de bureau et de pièce de séjour,
les conditions de travail y étaient déplorables. La réfection des
voies ferrées se révélait plus difficile que nous ne l’avions
pensé. Les Russes avaient détruit toutes les stations
secondaires ; il n’existait plus nulle part d’ateliers de
réparation ni de réservoirs d’eau protégés contre le gel ; les
bâtiments des gares étaient par terre, les postes d’aiguillage ne
fonctionnaient plus. Les questions les plus élémentaires, que chez
nous un employé aurait réglées par un coup de téléphone,
constituaient ici un véritable problème, même s’il s’agissait
simplement de se procurer des clous ou du bois de
construction.
Il neigeait sans discontinuer. Sur les routes et
les voies ferrées, la circulation était totalement interrompue, la
piste d’envol de l’aérodrome disparaissait sous la neige. Nous
étions bloqués là, et je dus remettre mon retour à plus tard. Nous
passions notre temps à voir nos ouvriers. Des soirées étaient
organisées entre camarades, on chantait des chansons, Sepp Dietrich
prononçait des discours, on lui faisait fête. J’assistais moi aussi
à ces réunions mais, médiocrement doué pour l’éloquence, je ne me
hasardais pas à adresser à mes collaborateurs la moindre
allocution. Parmi les chants qu’exécutaient les militaires, il en
était de fort tristes qui exprimaient la nostalgie du pays natal et
évoquaient la désolation des immensités russes. Ils étaient
l’indice de la tension morale qui régnait dans ces positions
avancées. Et pourtant, fait assez révélateur, ces chants étaient
ceux que les troupes préféraient.
Entre-temps la situation était devenue
préoccupante. Un petit détachement de chars russes avait rompu nos
lignes et s’approchait de Dniepropetrovsk. Des conférences eurent
lieu pour décider quelle défense nous pourrions leur opposer. Nous
n’avions pratiquement rien : quelques fusils et un canon
abandonné sans munitions. Les Russes s’approchèrent à une vingtaine
de kilomètres et se mirent à tourner en rond dans la steppe, sans
tactique bien définie. Ils commirent une erreur qui, dans les
guerres, se produit fréquemment : ils ne surent pas exploiter
la situation. S’ils avaient poussé jusqu’au grand pont sur le
Dniepr pour y mettre le feu – nous l’avions reconstruit en bois au
prix d’un travail exténuant de plusieurs mois –, ils auraient pu
isoler pour longtemps l’armée allemande qui se trouvait au sud-est
de Rostov et la couper de tous renforts pour l’hiver.
Les exploits guerriers ne sont pas mon fort. Par
ailleurs je n’avais pas réussi à faire grand-chose de positif
depuis sept jours que j’étais arrivé, ma présence contribuant
plutôt à faire fondre les stocks de vivres de mes ingénieurs. Je
décidai donc de prendre un train qui partait vers l’ouest et allait
essayer de se frayer un chemin dans la neige amoncelée. Lorsque je
pris congé de mes hommes, ceux-ci me manifestèrent une sympathie où
se mêlait, me sembla-t-il, quelque soulagement. Le train roula
toute la nuit à une vitesse de quelques dizaines de kilomètres à
l’heure ; de temps à autre, on s’arrêtait pour dégager la
voie, puis on repartait. « Je dois avoir parcouru un bon bout
de chemin », me dis-je à l’aube, au moment où le train
arrivait dans une gare abandonnée.
Mais tout dans cette gare me sembla étrangement
familier : les ateliers incendiés, la fumée qui s’échappait de
quelques wagons-lits et de quelques wagons-restaurants, les
patrouilles de soldats. J’étais de nouveau à Dniepropetrovsk. La couche de neige était si
épaisse que le train avait dû revenir à son point de départ.
Accablé, je me dirigeai vers le wagon-restaurant où logeaient mes
hommes : à la stupéfaction que je pus lire sur leur visage
s’ajoutait un certain désappointement. En effet, ils avaient fêté
le départ de leur patron jusqu’aux premières heures du matin et mis
à mal leurs réserves d’alcool.
Ce même jour, on était le 7 février 1942,
l’avion qui avait amené Sepp Dietrich devait repartir. Le
commandant Nein, qui devait bientôt piloter mon propre appareil,
était disposé à m’emmener. Pour nous rendre à l’aérodrome, nous
éprouvâmes des difficultés considérables. La température était très
en dessous de zéro, le ciel était clair, mais une tempête faisait
rage qui balayait la neige amoncelée. Des Russes, dans leurs
vêtements fourrés, s’évertuaient vainement à dégager la route
recouverte par plusieurs mètres de neige. Nous marchions depuis
environ une heure, lorsque soudain plusieurs d’entre eux firent
cercle autour de moi et, tout excités, se mirent à me tenir de
grands discours dont je ne comprenais pas un traître mot.
Finalement l’un d’eux prit de la neige et, sans plus de façons,
m’en frictionna le visage. « J’ai le nez gelé »,
pensai-je, me souvenant de ce que m’avaient appris mes courses en
haute montagne. Mon étonnement ne fit que croître lorsqu’un des
Russes sortit de ses vêtements tout sales un mouchoir soigneusement
plié, immaculé, avec lequel il me sécha le visage.
L’avion décolla vers onze heures, non sans
quelques difficultés, car la neige qui recouvrait la piste n’avait
pu être totalement dégagée. Le pilote mit le cap sur Rastenburg, en
Prusse-Orientale, où était stationnée l’escadrille du Führer. Pour
ma part, j’allais à Berlin, mais ce n’était pas mon propre
appareil, et j’étais content malgré tout de faire ainsi une bonne
partie du chemin. C’est donc le hasard qui m’amena pour la première
fois au quartier général de Hitler en Prusse-Orientale.
Arrivé à Rastenburg, j’appelai au téléphone l’un
des aides de camp, espérant qu’il annoncerait mon arrivée à Hitler
et que peut-être ce dernier souhaiterait me voir. Je ne l’avais pas
revu depuis le début décembre ; une entrevue avec lui, même
brève, aurait été pour moi un honneur tout particulier. Une voiture
du convoi du Führer m’amena au quartier général. Mon premier souci
fut de manger vraiment à ma faim dans le baraquement qui servait de
mess ; c’était là que Hitler lui-même prenait quotidiennement
ses repas en compagnie de ses généraux, de ses adjoints politiques,
de ses aides de camp. Mais il n’y était pas. Le Dr Todt, ministre de l’Armement et des
Munitions, était en conférence avec lui, et tous deux prenaient
leur repas dans la pièce qui servait à Hitler de salle de séjour.
J’attendis en compagnie du général Gercke, chef du département des
transports de l’état-major général, et du commandant des troupes de
chemins de fer, à qui je relatai les difficultés que nous
rencontrions en Ukraine. Le soir, Hitler prit part au dîner, auquel
assistaient de nombreux convives, puis il poursuivit son entretien
avec Todt. Il était fort tard lorsque ce dernier, tendu et harassé,
sortit de chez Hitler, après une discussion longue et apparemment
difficile. Il paraissait découragé. Je restai quelques instants
avec lui, pendant qu’il buvait sans mot dire un verre de vin, mais
je m’abstins de lui demander pourquoi il était si sombre. Dans le
cours de la conversation, qui traînait quelque peu, j’appris
incidemment que Todt avait l’intention de repartir le lendemain
matin en avion pour Berlin et qu’il restait une place libre dans
son appareil. Il était tout disposé à m’emmener, et pour ma part je
m’estimai heureux de pouvoir ainsi éviter un long voyage en chemin
de fer. Nous tombâmes d’accord pour partir de bonne heure, et le
Dr Todt me quitta, car il voulait
essayer de dormir un peu. Un aide de camp vint me chercher de la
part de Hitler. Il était environ une heure du matin.
A cette heure-là, il nous était fréquemment
arrivé, à Berlin, d’être encore penchés sur nos projets. Hitler me
parut aussi épuisé et morose que Todt. Le mobilier de la pièce
qu’il occupait était tout à fait élémentaire : il avait même
renoncé au confort d’un fauteuil rembourré. La conversation
s’engagea sur les travaux projetés à Berlin et à Nuremberg et
Hitler se rasséréna et s’anima visiblement. Son teint pâle retrouva
des couleurs. Finalement il voulut connaître les impressions que
j’avais recueillies au cours de mon séjour dans le sud de la
Russie ; mon récit éveilla son intérêt, et de temps à autre il
me posait des questions qui m’encourageaient à poursuivre. Les
difficultés auxquelles nous nous heurtions pour réparer les
installations ferroviaires, les tempêtes de neige, le comportement
incompréhensible des chars russes, les soirées entre camarades, les
chants pleins de tristesse, je n’omis rien de tout cela. Lorsque je
fis allusion à ces chants, il dressa l’oreille et s’enquit de ce
qu’ils disaient. J’en avais conservé le texte, je le sortis de ma
poche et le lui tendis : il le lut sans dire un mot. Pour moi,
ces chants traduisaient de façon bien compréhensible un
découragement imputable à une situation déprimante. Hitler, lui,
fut d’emblée convaincu qu’il s’agissait d’une action subversive
menée par quelque adversaire. Cet adversaire, il crut l’avoir
dépisté grâce à mon récit. Et comme je l’ai appris après la guerre,
il donna des ordres pour qu’un tribunal militaire engage une
procédure contre ceux qui avaient fait imprimer ces chants.
Cette anecdote illustre de manière caractéristique
l’éternelle méfiance de Hitler. Obsédé par la crainte de ne pas
savoir la vérité, il croyait pouvoir se fier à des indices isolés
et en tirer des conclusions importantes. Aussi était-il toujours
enclin à puiser ses informations auprès de personnes subalternes,
même quand celles-ci n’étaient pas en mesure de dominer les
problèmes. Cette méfiance, parfois justifiée, était véritablement
une composante de sa vie, et elle pouvait le hanter dans les
circonstances les plus insignifiantes. Il est hors de doute que
cela explique aussi son isolement, son ignorance de ce qui se
passait au front et de l’état d’esprit qui y régnait ; en
effet son entourage faisait tout pour écarter les visiteurs qui
apportaient à Hitler des informations par une voie non
réglementaire.
Je pris
congé de Hitler à trois heures du matin, en l’informant que je
rentrais à Berlin. L’avion du Dr Todt devait décoller cinq heures plus
tard 2 , mais je fis savoir
que je ne partirais pas avec lui. J’étais en effet trop fatigué et
je voulais d’abord m’accorder une bonne nuit de repos. Arrivé dans
la petite chambre où je logeais, je songeai à l’impression que
j’avais faite sur Hitler, comme l’aurait fait, je suppose, toute
personne de son entourage qui aurait eu avec lui un entretien de
deux heures. Je n’étais pas mécontent, car j’avais retrouvé foi en
l’avenir : les édifices dont nous avions conçu les plans
ensemble, et dont la réalisation me semblait souvent compromise,
étant donné la situation de nos armes, nous pourrions un jour les
construire. Encore une fois cette nuit-là, le rêve était devenu
réalité, encore une fois nous nous étions abandonnés à nos visions
optimistes.
Le lendemain matin, je fus tiré d’un profond
sommeil par la sonnerie du téléphone. J’entendis au bout du fil la
voix bouleversée du Dr Brandt : « Le Dr Todt vient de mourir dans un accident, son
avion s’est écrasé au sol ! » Cette minute allait changer
toute ma vie.
Ces dernières années, entre le Dr Todt et moi, les liens s’étaient notablement
resserrés. En lui je perdais un confrère plein de maturité et de
sagesse. Nous étions liés par de nombreux points communs :
tous deux originaires du pays de Bade, issus de familles aisées et
bourgeoises, nous avions l’un comme l’autre fait des études
techniques supérieures. Nous aimions la nature, la vie dans les
refuges de montagne, les randonnées à ski – et nous éprouvions une
égale antipathie à l’égard de Bormann. Todt avait déjà eu avec ce
dernier de sérieux démêlés, parce que le secrétaire de Hitler
faisait construire sur l’Obersalzberg des routes qui défiguraient
les paysages. Nous avions été, ma femme et moi, reçus plusieurs
fois chez les Todt : ils habitaient une petite maison modeste,
située à l’écart, non loin du lac Hintersee, dans les environs de
Berchtesgaden ; personne n’aurait soupçonné qu’elle était la
demeure du célèbre créateur des autoroutes.
Le Dr Todt était
l’un des rares membres de ce gouvernement qui fût d’un naturel
modeste et discret ; c’était un homme sur qui l’on pouvait
compter, avec lui on n’avait pas à craindre les intrigues. Il se
distinguait par un mélange de sensibilité et de froide lucidité,
comme cela est fréquent chez les techniciens, de sorte qu’il
détonnait plutôt parmi les dirigeants de l’État
national-socialiste. Il menait une vie solitaire, retirée, n’avait
pas de contacts personnels avec les cercles du parti – et ses
apparitions à la table de Hitler, où il aurait pourtant été le
bienvenu, étaient extrêmement rares. Or cette réserve, précisément,
lui valait un prestige considérable : dès qu’il arrivait
quelque part, il était le pôle d’attraction vers qui convergeait
l’intérêt général. Hitler lui-même avait pour lui et ses travaux
une considération qui touchait presque à la vénération ; Todt,
en revanche, avait toujours préservé, à l’égard de Hitler, son
indépendance personnelle, bien qu’il fût un fidèle camarade du
parti et cela depuis les premières années.
En janvier 1941, j’avais eu des démêlés avec
Bormann et Giessler ; Todt m’écrivit alors une lettre dans
laquelle, parlant à cœur ouvert, il ne cachait pas ses sentiments
désabusés vis-à-vis des procédés en usage dans les sphères
dirigeantes du national-socialisme : « En vous livrant ma
propre expérience et les amères déceptions que m’ont causées tous
ceux avec lesquels, en fait, nous devrions travailler la main dans
la main, j’aurais peut-être pu vous aider à considérer que vos
propres problèmes sont liés aux circonstances ; peut-être
auriez-vous pu tirer quelque réconfort de la position que je me
suis forgée peu à peu, à savoir que, dans une conjoncture de cette
importance, toute activité se heurte à une opposition, tout homme
qui agit doit compter avec des rivaux, voire des adversaires :
ce n’est pas que les êtres veuillent se combattre, mais la nature
des tâches à accomplir et les circonstances les amènent à adopter
des points de vue différents. Peut-être avez-vous choisi, vous qui
êtes encore jeune, une meilleure façon de vous affranchir de toutes
les difficultés avec lesquelles je me débats
moi-même 3 . »
Pendant le petit-déjeuner, au mess du quartier
général du Führer, les discussions allèrent bon train : on se
demandait qui pouvait bien succéder au Dr Todt. Tout le monde s’accordait à dire qu’il
était irremplaçable ; à lui seul il cumulait en effet les
fonctions de trois ministres ; il était, avec rang de
ministre, directeur général des Ponts et Chaussées, il avait la
haute main sur toutes les voies navigables, les rivières, les
systèmes d’irrigation, les centrales électriques ; en outre il
était ministre chargé de l’approvisionnement de l’armée de terre en
armements et en munitions ; dans le Plan de quatre ans de
Göring, il était commissaire général à la construction ; enfin
il avait créé l’organisation Todt, chargée de construire les
fortifications et les abris de sous-marins du mur de l’Atlantique,
ainsi que les routes des territoires occupés, depuis le nord de la
Norvège jusqu’au sud de la France, ainsi qu’en Russie.
Au cours des dernières années, Todt avait donc
réuni entre ses mains les plus hautes responsabilités techniques.
Il avait édifié un système qui était encore divisé en plusieurs
services, mais préfigurait déjà le futur ministère de la Technique,
d’autant que, dans l’organisation du parti, s’est lui qui dirigeait
l’office central de la technique et qui était à la tête de
l’organisation centrale groupant toutes les associations et toutes
les fédérations du secteur technique.
Je me rendis compte dès ce moment que j’allais
devoir prendre en main une part importante des très vastes
attributions du Dr Todt. En effet,
dès le printemps 1939, un jour qu’il était allé inspecter les
travaux du mur de l’Atlantique, Hitler m’avait dit qu’il comptait
me confier la construction, au cas où il arriverait quelque chose à
Todt. Plus tard, durant l’été 1940, Hitler me convoqua dans son
bureau de la Chancellerie du Reich pour un entretien officiel, et
m’apprit que Todt était surchargé de travail. En conséquence, il
avait décidé de me confier toute la construction, y compris les travaux du mur
de l’Atlantique. J’avais alors réussi à le convaincre qu’il était
préférable de laisser la construction et l’armement sous la
responsabilité d’une seule personne, car les deux choses étaient
étroitement liées. Hitler n’était pas revenu sur ce sujet et
moi-même je n’en avais parlé à personne. Cette proposition aurait
pu non seulement froisser le Dr Todt, mais aussi porter atteinte à son
prestige 4 .
Je m’attendais donc à une proposition de cet
ordre, lorsque Hitler me fit appeler, comme toujours assez tard, à
environ une heure de l’après-midi. J’étais le premier à être
convoqué. A la mine que faisait Schaub, le premier aide de camp, je
vis tout de suite que l’heure était grave. Contrairement au soir
précédent, c’est officiellement, en qualité de Führer du Reich, que
Hitler me reçut. Debout, l’air austère et protocolaire, il écouta
mes paroles de condoléances, répondit en quelques mots, puis, sans
autres commentaires, déclara : « Monsieur Speer, je vous
nomme ministre et successeur du Dr Todt, vous le remplacerez dans toutes ses
fonctions. » Je fus frappé de stupeur. ! Déjà il
s’apprêtait à me congédier et me tendait la main. Toutefois,
croyant qu’il avait mal précisé sa pensée, je répondis que je
ferais tout mon possible pour remplacer le Dr Todt dans sa charge de responsable de la
construction : « Non, dans toutes ses fonctions,
également comme ministre de l’Armement. – Mais je n’entends rien
à… » voulus-je objecter. Hitler me coupa la parole :
« Je vous fais confiance et je suis persuadé que vous
réussirez, d’ailleurs je n’ai personne d’autre ! Prenez
contact immédiatement avec le ministère et mettez-vous au
travail ! – Dans ce cas, mon Führer, je ne puis accepter que
si vous m’en donnez l’ordre, car je ne peux pas vous garantir que
je serai à la hauteur de cette tâche. » L’ordre exprès me fut
notifié en quelques mots brefs et j’acquiesçai en silence.
Sans ajouter une parole qui eût un caractère plus
personnel, comme il l’avait toujours fait avec moi, Hitler se remit
à son travail et je pris congé : le style de nos relations
avait soudain changé, je venais d’en faire la première expérience.
Jusqu’à ce jour Hitler m’avait toujours témoigné, à moi son
architecte, une sympathie en quelque sorte confraternelle ; je
sentais maintenant qu’une nouvelle étape venait de commencer et que
Hitler avait voulu d’emblée mettre entre nous la distance qui
convînt à des relations d’ordre professionnel entre lui et un
ministre, c’est-à-dire un subordonné.
J’allais quitter la pièce, lorsque Schaub
entra : « M. le Reichsmarschall est là, mon Führer, il
désire vous parler de toute urgence, bien qu’il n’ait pas
rendez-vous. » Hitler parut ennuyé et dit à contrecœur :
« Faites-le entrer », et se tournant vers moi :
« Restez encore un moment. » Göring entra d’un air
décidé, prononça quelques paroles de condoléances, puis d’un ton
véhément : « La meilleure solution, dit-il, est que je
reprenne les attributions que le Dr Todt avait dans le Plan de quatre ans. Cela
éviterait les incidents et les difficultés que son attitude envers
moi a suscités dans le passé. »
Göring avait probablement voyagé avec son train
spécial pour venir de son terrain de chasse de Rominten, situé à
une centaine de kilomètres du quartier général de Hitler.
L’accident s’étant produit à neuf heures et demie, il n’avait pas
dû perdre un instant.
« J’ai déjà nommé le successeur de Todt,
déclara Hitler sans se préoccuper de la proposition de Göring.
M. le ministre Speer, ici présent, exerce à partir de
maintenant toutes ; les fonctions du Dr Todt. » Ce fut dit sur un ton dont la
fermeté excluait toute réplique. Göring demeura pantois, consterné.
Quelques secondes après il s’était ressaisi mais, vexé et échaudé,
il n’insista pas. « Vous ne verrez pas d’inconvénients, mon
Führer, reprit-il, à ce que je n’assiste pas aux obsèques de
Todt ? Vous n’ignorez pas les ennuis que j’ai eus avec lui. Je
ne peux absolument pas venir à cette cérémonie. » Je ne sais
plus très bien quelle fut la réponse de Hitler, car ce premier
entretien officiel de ma carrière de ministre m’avait, cela se
comprend, laissé sans voix. Pourtant je me souviens que Göring
finit par accepter d’assister aux obsèques, afin que le différend
qui l’avait opposé à Todt ne fût pas ébruité. Dans ce régime qui
attachait une telle importance au respect des formes et des
apparences, l’absence du deuxième personnage de l’État à la
cérémonie officielle donnée en l’honneur d’un ministre décédé
aurait été remarquée et aurait paru étrange.
Il ne fait aucun doute qu’en cette occurrence
Göring avait immédiatement tenté de prendre Hitler de
vitesse ; celui-ci avait dû s’en douter, comme je l’ai tout de
suite supposé ; c’est pourquoi il avait procédé, sans
attendre, à ma nomination.
Pour le Dr Todt,
la seule possibilité de mener à bien sa tâche de ministre chargé de
l’Armement était de donner directement ses ordres à
l’industrie ; Göring en revanche, qui était le directeur du
Plan de quatre ans, se considérait comme responsable de l’ensemble
de l’économie de guerre. C’est pourquoi lui et tout son appareil
étaient opposés à ce que Todt agisse de sa propre autorité. En
janvier 1942, environ une quinzaine de jours avant sa mort, Todt
avait assisté à une réunion sur l’économie de guerre, et il avait
eu, au cours des débats, une altercation si violente avec Göring
qu’il avait déclaré l’après-midi à Funk, qu’il ne pouvait continuer
à participer à ces réunions. Todt portait son uniforme de général
de la Luftwaffe, ce qui en de telles occasions constituait pour lui
un handicap, car dans la hiérarchie militaire il était, malgré son
rang de ministre, l’inférieur de Göring.
A la suite de cette brève entrevue, une chose me
paraissait claire : Göring ne serait pas mon allié, mais au
cas où des difficultés surgiraient entre lui et moi, Hitler
semblait prêt à m’accorder son soutien.
Après le décès de Todt, Hitler commença par
afficher l’attitude calme et stoïque de l’homme qui, dans son
travail, doit compter avec ce genre d’incidents. Les premiers
temps, sans dire sur quels indices il se fondait, il émit l’hypothèse que, dans cet
accident, il s’était passé des choses anormales et suspectes ;
il n’était pas impossible, selon lui, que ce fût un coup monté par
les services secrets. Mais bientôt son attitude changea et,
lorsqu’on abordait ce sujet en sa présence, Hitler montrait des
signes d’agacement, souvent même d’exaspération ; il lui
arrivait alors de déclarer brutalement : « Je ne veux
plus entendre parler de cela, et je vous interdis de vous en
préoccuper plus longtemps » ; parfois il ajoutait :
« Vous le savez, la perte de cet homme me touche trop,
aujourd’hui encore, pour que je veuille en parler. »
Sur l’ordre de Hitler, le ministère de l’Air
procéda à une enquête, afin d’établir si l’accident pouvait être
imputé à un acte de sabotage. Les recherches révélèrent qu’une
flamme avait jailli de l’avion et que l’appareil avait explosé à 20
mètres au-dessus du sol. Pourtant, le rapport du tribunal
militaire, que présidait, vu l’importance de l’affaire, un général
d’aviation, se terminait par cette étrange conclusion :
« On n’a découvert aucun indice particulier permettant de
conclure à un sabotage. Il est inutile de poursuivre les
recherches 5 . » Au
demeurant, le Dr Todt avait,
quelque temps avant sa mort, déposé dans son coffre-fort une assez
forte somme, destinée à sa secrétaire personnelle, depuis longtemps
à son service. Pour le cas où quelque chose lui arriverait,
avait-il dit.
Choisir d’une manière aussi impulsive le titulaire
de l’un des trois ou quatre ministères dont dépendait l’existence
de son État comportait pour Hitler une grosse part de risque et
d’inconséquence. Pour l’armée, pour le parti, pour les milieux de
l’économie, j’étais en effet le type même du profane. Jamais de ma
vie je ne m’étais occupé d’armements, car je n’avais jamais été
soldat et je ne m’étais jamais servi d’un fusil, même pas d’un
fusil de chasse. Mais Hitler, conformément à sa propre tendance au
dilettantisme, choisissait de préférence ses collaborateurs parmi
des non-spécialistes. Après tout, il avait déjà, par exemple, fait
d’un négociant en vins son ministre des Affaires étrangères ;
il avait nommé le philosophe de son parti ministre des territoires
occupés de l’Est, et mis un ancien pilote de guerre à la tête de
toute l’économie nationale ; aujourd’hui c’était un architecte
qu’il choisissait pour être ministre de l’Armement. Ce qui est sûr,
c’est que Hitler préférait placer des profanes aux postes de
commande ; toute sa vie il s’est défié des spécialistes, tels
que Schacht par exemple.
Dans mon arrivée inopinée au quartier général, la
veille de la mort de Todt, et dans ma décision de ne pas partir
avec lui en avion, de sorte que pour la seconde fois ma carrière se
trouvait infléchie par la mort d’un autre homme (la première fois
ce fut après la mort du professeur Troost), Hitler vit les signes
absolument patents d’une intervention de la Providence. Après mes
premiers succès de ministre, il souligna plus d’une fois que
l’accident de Todt avait été un mal nécessaire, pour que la
production d’armements connût des résultats supérieurs.
Todt n’était pas un collaborateur facile à
manœuvrer ; en moi Hitler avait au contraire trouvé un
instrument plus docile de ses volontés, du moins au début ; à
cet égard ma nomination était conforme au principe de la sélection
négative qui régissait le choix de l’entourage de Hitler. En effet,
comme il éliminait tout opposant en choisissant quelqu’un de plus
maniable, et comme le processus durait depuis longtemps, il était
maintenant entouré d’hommes qui approuvaient ses idées avec une
soumission toujours plus grande et les mettaient en pratique sans
faire d’objections.
Si les historiens manifestent aujourd’hui quelque
intérêt pour mon action de ministre de l’Armement, ils inclinent à
considérer mes projets architecturaux pour Berlin et Nuremberg
comme des travaux de second ordre. Pour moi, en revanche, mon
activité d’architecte ne cessa jamais d’être la grande tâche de ma
vie. Mes nouvelles fonctions n’étaient dans mon esprit qu’une
interruption qui ne devait pas excéder la durée de la guerre,
c’était ma façon de faire la guerre, en quelque sorte. Je voyais là
l’occasion d’acquérir une renommée et un prestige qui auréoleraient
l’architecte de Hitler et non pas le ministre, dont le rôle, si
important fût-il, serait nécessairement éclipsé par la gloire qui
entourait Hitler. Je sollicitai donc très tôt de lui qu’il s’engage
à me rendre à mes fonctions d’architecte dès que la guerre serait
terminée 6 . Dans mon esprit
cette disposition était indispensable, ce qui montre combien on se
sentait soumis à la volonté de Hitler, même dans ses choix les plus
personnels. Hitler me donna son accord sans hésiter ; il
pensait lui aussi que, dans mon rôle de premier architecte, je
rendrais au Reich et à lui-même d’éminents services. En de telles
occasions, quand il parlait de ses projets d’avenir, il déclarait
parfois avec nostalgie : « Ce jour-là nous partirons tous
les deux pendant quelques mois et nous reverrons tous les projets
de constructions. » Mais ces réflexions allaient bientôt
devenir extrêmement rares.
La première conséquence de ma nomination au poste
de ministre fut l’arrivée au quartier général du Führer d’un
conseiller ministériel, adjoint personnel de Todt,
l’Oberregierungsrat Konrad Haasemann, qui venait de Berlin par
avion. De tous les collaborateurs de Todt, ce n’était pas lui le
plus influent ni le plus haut placé, et j’interprétai cette
délégation comme une tentative de mettre mon autorité à
l’épreuve ; d’où mon irritation. Haasemann s’empressa de me
signaler que je pouvais grâce à lui avoir des renseignements sur
les qualités de mes futurs collaborateurs ; je lui répondis
brièvement que j’avais l’intention de me faire une opinion par
moi-même. Le soir même, je pris un train de nuit pour Berlin. Ma
préférence pour l’avion m’avait momentanément passé.
Le lendemain
matin, alors que nous traversions la banlieue de la capitale du
Reich avec toutes ses usines et ses voies ferrées, je fus saisi par
la crainte de ne pas être à la hauteur de cette tâche immense et
toute nouvelle qui venait de m’être confiée. Le doute m’envahit, je
désespérai soudain de pouvoir m’acquitter de ces nouvelles
fonctions, de venir à bout des problèmes techniques, de répondre
par mes qualités personnelles aux exigences de ce poste de
ministre. Au moment où le train entra dans la « gare de
Silésie », je me sentis mal et fus pris de violents battements
de cœur.
Dans cette guerre, en effet, il y avait un poste
clé et c’est justement moi qui allais l’occuper, moi qui étais
plutôt timide avec les gens que je ne connaissais pas, moi qui
manquais d’assurance pour paraître dans les meetings et qui, même
dans les réunions de travail, éprouvais des difficultés à exprimer
mes idées avec netteté et précision. Quelle serait la réaction des
généraux de l’armée, quand ils m’auraient pour interlocuteur, moi
le civil et l’artiste catalogué ? Incontestablement, le
problème de mon autorité et de mon impact personnel me tracassait
pour le moment tout autant que les questions d’ordre
technique.
J’allais être confronté avec un problème assez
délicat, relatif à l’organisation de mes services : je me
rendais compte que les anciens collaborateurs de Todt allaient me
considérer comme un intrus. Certes, ils me connaissaient et
savaient que j’avais entretenu avec leur patron des relations
amicales, mais ils me connaissaient aussi comme un solliciteur qui
avait eu souvent recours à eux pour obtenir des contingents. De
plus, ils étaient très attachés à la personne du Dr Todt, et cela depuis des années.
Dès mon arrivée, je rendis visite à tous mes
collaborateurs les plus importants dans leur bureau, pour leur
épargner l’obligation de se présenter à moi. Je donnai également
des instructions pour que rien ne soit modifié dans le bureau du
Dr Todt tant que dureraient mes
fonctions de ministre, bien qu’il ne fût pas aménagé à mon
goût 7 .
C’est à moi qu’il incomba de présider, le matin du
11 février 1942, la réception solennelle de la dépouille
mortelle de Todt. Cette cérémonie me bouleversa, tout comme les
obsèques qui eurent lieu le lendemain à la Chancellerie du Reich,
dans cette salle des mosaïques que j’avais moi-même conçue ;
Hitler était ému aux larmes. Pendant la cérémonie toute simple qui
se déroula au cimetière, Dorsch, l’un des proches collaborateurs de
Todt, me fit une solennelle profession de loyauté. Deux ans plus
tard, quand je tombai gravement malade, il devait tremper dans une
machination que Göring avait ourdie contre moi.
Mon travail commença aussitôt. Le Feldmarschall
Ehrard Milch, secrétaire d’État au ministère de l’Air, me pria
d’assister à une conférence qui devait avoir lieu le vendredi
13 février dans la grande salle du ministère de l’Air et où
l’on devait discuter avec les représentants des trois armes de la
Wehrmacht et avec ceux de l’Économie, de problèmes communs
concernant l’armement. Je demandai à Milch s’il n’était pas
possible de reporter cette réunion, parce que je voulais me mettre
au courant ; comme nous nous connaissions bien, il me
répondit, dans le style plutôt libre qu’il affectionnait, par une
question : les industriels les plus en vue de tout le Reich
étaient déjà en route : est-ce que j’allais me
dégonfler ? J’acceptai. La veille de la réunion je fus appelé
chez Göring. C’était la première visite que je lui faisais en tant
que ministre. D’un ton cordial, il évoqua les bonnes relations que
nous avions eues quand j’avais travaillé pour lui comme architecte.
Il espérait que cela continuerait. Quand il le voulait, Göring
savait conquérir les gens à force d’amabilité, même si cette
amabilité n’était pas exempte d’une certaine condescendance. Mais
ensuite il formula ses exigences. Avec mon prédécesseur il avait
passé un accord écrit. Il avait fait préparer pour moi le même
document, et allait me le faire parvenir pour que je le signe.
Cette pièce stipulait que je devais m’acquitter de ma mission en
faveur de l’armée de terre sans intervenir dans les problèmes du
Plan de quatre ans. En guise de conclusion, il me déclara de façon
sibylline que j’en apprendrais davantage au cours de la conférence
avec Milch. Je ne répondis rien et je mis fin à notre entretien
sans me départir du ton cordial que nous avions adopté. Mais comme
le Plan de quatre ans englobait toute l’économie nationale, avec
l’arrangement prévu par Göring, j’aurais eu les mains liées et
j’aurais été incapable d’agir.
J’eus le pressentiment que cette réunion me
réservait une surprise désagréable. Comme je ne sentais pas ma
position encore très sûre, je fis part de mes appréhensions à
Hitler, qui se trouvait encore à Berlin. Étant donné l’impression
que Göring n’avait pu manquer de faire sur lui à l’occasion de ma
nomination, je pouvais espérer qu’il serait compréhensif.
« C’est bon, fit-il, si l’on manigance quoi que ce soit contre
vous, ou si on vous fait des difficultés, vous n’aurez qu’à
suspendre la séance et inviter les participants à venir dans la
salle du conseil des ministres. Je dirai à ces messieurs ce qu’il
convient. »
La salle du conseil passait pour être un
« lieu sacré », y être reçu devait faire une forte
impression. Et la perspective de voir Hitler adresser la parole à
ces hommes avec lesquels j’aurais désormais à coopérer signifiait
pour moi commencer mes fonctions sous les meilleurs auspices.
La grande salle de conférences du ministère de
l’Air était comble ; trente personnes assistaient à la
réunion ; il y avait là les hommes les plus en vue de
l’industrie, parmi eux le directeur général Albert Vögler et
Wilhelm Zangen, le président de la fédération de l’industrie
allemande du Reich ; étaient présents également le général
Ernst Fromm, chef de l’armée de l’intérieur, accompagné de son
subordonné le général Leeb, directeur de l’armement et du matériel
de l’armée de terre, l’amiral Witzell, directeur de l’armement de
la marine, le général Thomas,
chef du bureau chargé de l’armement et des questions économiques à
l’O.K.W., Walter Funk, le ministre de l’Économie du Reich,
plusieurs commissaires généraux du Plan de quatre ans et d’autres
collaborateurs important de Göring. Milch, représentant le maître
des lieux, présidait la séance. Après avoir invité Funk à siéger à
sa droite, et moi-même à sa gauche, il ouvrit les débats par un
bref exposé des difficultés que connaissait la production
d’armements du fait des rivalités qui opposaient les trois armes de
la Wehrmacht. Vögler, des Aciéries réunies, dans une analyse
extrêmement pénétrante, démontra à quel point la production
pâtissait de l’alternance des ordres et des contrordres, des
désaccords sur l’urgence des diverses fabrications et des
changements incessants dans la définition des priorités. Il
existait encore, selon lui, des ressources inexploitées et qui, du
fait de tous ces tiraillements, ne pouvaient se manifester ;
il était grand temps de mettre de l’ordre dans cette situation, et
de définir clairement les responsabilités. Pour cela, il fallait
quelqu’un qui ait pouvoir de trancher ces problèmes. Quant à savoir
qui ce devait être, ce n’était pas l’affaire des industriels.
Prirent ensuite la parole le général Fromm pour
l’armée de terre, et l’amiral Witzell au nom de la marine : à
quelques réserves près, ils se rallièrent aux conclusions de
Vögler. L’avis des autres participants allait dans le même sens, de
tout cela ressortait le vœu que soient confiés à l’un des membres
de notre assemblée les pleins pouvoirs. Quant à moi, après avoir
travaillé pour l’armement de l’aviation, j’étais également
convaincu de l’urgence d’une telle mesure.
Pour finir, Funk, le ministre de l’Économie du
Reich, se leva et s’adressa immédiatement à Milch : nous
étions tous d’accord, déclara-t-il ; le déroulement de cette
séance l’avait prouvé, la seule question qui se posait encore était
de savoir qui devait assumer cette responsabilité : « Qui
donc pourrait être mieux qualifié que vous, mon cher Milch, qui
jouissez de la confiance de notre Reichsmarschall vénéré ? Je
crois exprimer le souhait de chacun d’entre nous, en vous priant
d’accepter cette charge », s’écria-t-il d’un ton quelque peu
emphatique pour une telle assemblée.
A n’en pas douter, tout cela avait été convenu
d’avance. Avant que Funk ait achevé, je glissai à l’oreille de
Milch : « Nous continuons la séance dans la salle du
conseil. Le Führer veut parler de mes attributions. » Milch
vit clair immédiatement et, à la proposition de Funk, il répondit
que la confiance qu’on lui témoignait l’honorait beaucoup mais
qu’il ne pouvait accepter 8 .
Je pris alors la parole pour la première
fois : j’annonçai que le Führer voulait nous parler et je
proposai en même temps que l’on poursuive cette discussion le jeudi
18 février à mon ministère, car toutes ces questions
entreraient probablement dans mes attributions. Milch leva la
séance.
Ultérieurement, Funk a reconnu devant moi que, la
veille de cette conférence, Billy Körner, qui était le secrétaire
d’État de Göring et son homme de confiance au Plan de quatre ans,
l’avait pressé de proposer que Milch reçoive tous pouvoirs de
décision. Pour Funk, il était évident que Körner ne pouvait lui
avoir demandé cela sans que Göring le sache.
Mais l’intervention de Hitler allait révéler à ces
initiés que le rapport des forces changeait et que ma position
était d’entrée de jeu plus forte que ne l’avait jamais été celle de
mon prédécesseur.
C’était maintenant à Hitler de tenir parole. Il me
demanda de venir dans son bureau et de le mettre brièvement au
courant de ce qui s’était passé ; ensuite il me pria de le
laisser seul quelques instants, car il voulait jeter quelques notes
sur le papier. Après quoi nous nous rendîmes tous deux dans la
salle du conseil, où il prit la parole aussitôt.
Son allocution dura environ une heure. Il
s’étendit longuement sur le rôle de l’économie de guerre, insista
sur le fait que l’augmentation de la production d’armements était
d’une importance capitale, expliqua que l’industrie offrait des
ressources décisives qu’il s’agissait de mobiliser et ne mâcha pas
ses mots lorsqu’il aborda le conflit avec Göring : « Cet
homme-là ne peut pas assumer la responsabilité de l’armement dans
le cadre du Plan de quatre ans. » Il était nécessaire,
continua Hitler, de dissocier cette charge du Plan de quatre ans et
de me la confier. Reprendre à quelqu’un une responsabilité qu’on
lui avait confiée était une chose qui pouvait arriver. Les
conditions requises pour une augmentation de la production
existaient, mais il y avait trop de laisser-aller sur bien des
points. Funk me raconta en prison que, pendant le procès de
Nuremberg, Göring s’était fait remettre le texte de ce verdict de
Hitler, qui équivalait à une destitution, pour se décharger de
l’accusation d’être l’instigateur du travail obligatoire.
Hitler éluda la question de savoir s’il convenait
de placer l’ensemble de l’armement sous une autorité unique ;
d’autre part il ne parla que de l’armement de l’armée de terre et
de la marine, évitant ainsi volontairement de traiter de l’armée de
l’air. Je me serais d’ailleurs bien gardé de lui signaler qu’il
subsistait là un point litigieux, car il s’agissait d’une décision
politique et, étant donné les habitudes du régime, il y aurait
toujours des points équivoques. Hitler conclut son allocution en
lançant un appel aux participants : il souligna tout d’abord
les qualités d’organisateur dont j’avais fait preuve dans le
domaine de la construction – ce qui n’était pas forcément un
argument probant –, ensuite il déclara qu’accepter ces nouvelles
fonctions représentait pour moi un grand sacrifice personnel – ce
qui, dans la situation critique où nous nous trouvions, parut
probablement tout naturel aux auditeurs – et exprima l’espoir que
je serais non seulement soutenu dans ma mission, mais aussi traité
avec loyauté : « Conduisez-vous avec lui comme des
gentlemen ! » dit-il, employant un mot qu’on entendait rarement dans sa bouche. En
quoi consistait ma mission, il ne l’expliqua pas clairement, et
j’aimais autant qu’il en fût ainsi.
Jamais encore Hitler n’avait intronisé un ministre
de cette façon. Débuter ainsi aurait constitué, même dans un régime
moins autoritaire, un atout appréciable. Dans l’État de Hitler, les
conséquences furent stupéfiantes, même pour moi : longtemps je
pus me mouvoir en quelque sorte dans un espace vide, dégagé de tout
obstacle, et je pus faire pratiquement tout ce que je
voulais.
Funk accompagna Hitler avec moi dans ses
appartements de la Chancellerie du Reich et, chemin faisant, il me
promit de façon touchante de mettre à ma disposition tous les
moyens en son pouvoir et de tout faire pour m’aider. Promesse qu’il
devait effectivement tenir, sauf en quelques occasions peu
importantes.
Bormann et moi nous demeurâmes encore quelques
minutes à bavarder avec Hitler dans le salon. Avant de se retirer,
Hitler m’engagea une nouvelle fois à travailler le plus possible
avec l’industrie, car c’était là que se trouvaient les meilleures
ressources à exploiter. Cette idée n’était pas pour moi une
nouveauté, car Hitler avait déjà souvent insisté sur le fait que le
meilleur moyen de réaliser une grande œuvre, était de faire appel
directement à l’économie, car la bureaucratie ministérielle, pour
laquelle il professait un profond mépris, ne faisait qu’entraver
l’initiative de l’économie. Je profitai de cette bonne occasion
pour l’assurer devant Bormann que j’avais bien l’intention de
recourir avant tout aux techniciens de l’industrie pour mener à
bien la mission qui m’incombait ; j’ajoutai que, pour cela, il
était nécessaire que les industriels ne fussent pas jugés en
fonction de leur appartenance au parti ; car beaucoup d’entre
eux, ce n’était pas un secret, n’étaient pas membres du parti.
Hitler approuva et engagea Bormann à respecter ce souhait ;
c’est ainsi que, jusqu’à l’attentat du 20 juillet 1944 tout au
moins, mon ministère fut à l’abri des tracasseries de la
chancellerie du parti, sur laquelle régnait Bormann.
Le soir même, Milch et moi nous eûmes une franche
explication : nous décidâmes de mettre fin à la concurrence
qui avait opposé l’aviation d’une part et d’autre part l’armée de
terre et la marine dans les questions d’armement, et Milch me
promit de collaborer étroitement avec moi. De fait, durant les
premiers mois, ses conseils me furent indispensables ; ainsi
naquit bientôt entre nous une cordiale amitié, qui s’est maintenue
jusqu’aujourd’hui.