Intrigues
Durant l’hiver 1942, en cette période critique où
nous nous battions pour Stalingrad, Bormann, Keitel et Lammers
décidèrent de resserrer le cercle autour de Hitler. Les
dispositions qui devaient être soumises à la signature du chef de
l’État devraient désormais passer exclusivement par les mains de
ces trois hommes ; cela devait permettre de juguler l’anarchie
des décrets signés à tort et à travers et de mettre un terme à la
profusion des directives qui créaient un véritable imbroglio.
Hitler se réservait simplement le pouvoir de décider en dernier
ressort. A l’avenir, quand une proposition émanerait de plusieurs
personnes dont les avis étaient partagés, la question serait
préalablement « débroussaillée » par le comité des trois.
Hitler attendait d’eux une information objective et un travail
impartial.
Les trois hommes s’attribuèrent chacun une sphère
d’activité. Toutes les dispositions concernant les Forces armées
devaient être du ressort de Keitel, mais ses prétentions furent
mises en échec dès le début, car les commandants en chef de la
Luftwaffe et de la marine refusèrent énergiquement de se soumettre
à cette tutelle. Lammers, lui, devait s’occuper de tous les
changements intervenant dans les attributions des ministères, de
toutes les affaires de droit public et de tous les problèmes
administratifs. Mais il dut de plus en plus laisser la
responsabilité de ces décisions à Bormann, qui ne lui donnait pas
l’occasion de voir Hitler assez souvent. Quant à Bormann, il
s’était réservé le soin de centraliser toutes les questions de
politique intérieure. Or non seulement son intelligence n’était pas
à la hauteur de cette tâche, mais en outre il était trop coupé du
monde extérieur. Depuis plus de huit ans, il avait vécu sans
interruption dans l’ombre de Hitler, jamais il ne s’était risqué à
partir en déplacement ou à prendre des vacances, il était dans la
crainte perpétuelle de voir son influence décliner. Lui qui avait
été l’adjoint de Hess savait le danger que représentent les
adjoints ambitieux : en effet, dès qu’on lui présentait un
collaborateur, Hitler inclinait toujours à lui confier
immédiatement des responsabilités et à le traiter comme un membre
de son état-major. Cette façon d’agir ne correspondait pas
seulement à sa tendance à diviser le pouvoir où qu’il se
présentât ; il aimait aussi voir de nouveaux visages, mettre à
l’épreuve de nouvelles personnes. Pour se préserver d’une telle
concurrence à l’intérieur de leur propre domaine, bien des
ministres se gardèrent prudemment de s’adjoindre un suppléant qui
fût intelligent et énergique.
Par leur volonté d’encadrer Hitler, de filtrer les
informations qui lui étaient destinées et de contrôler son pouvoir,
les membres de ce triumvirat auraient pu conduire à l’abandon du
système de gouvernement monocratique de Hitler, s’ils avaient été
capables d’initiatives personnelles, doués d’imagination et du sens
des responsabilités. Mais, dressés à agir toujours au nom de
Hitler, ils étaient soumis comme des esclaves à ses volontés.
Bientôt, d’ailleurs, Hitler cessa de respecter cette procédure qui
le rebutait et qui de plus était incompatible avec son tempérament.
Mais il est facile de comprendre que ce petit clan portait ombrage
à ceux qui n’en faisaient pas partie et affaiblissait leur
position.
En fait, Bormann fut le seul à acquérir une
position clé, pouvant représenter un danger pour les hauts
fonctionnaires. C’était à Bormann, aidé en cela par le fait que
Hitler n’aimait pas être dérangé, de décider, dans le domaine des
affaires civiles, à qui serait accordée une audience avec Hitler
ou, plus exactement, c’est lui qui décidait qui n’en obtiendrait
pas. Il était rare qu’un ministre, un Reichsleiter ou un Gauleiter
pût avoir accès auprès de Hitler, tous devaient demander à Bormann
de soumettre leurs problèmes au Führer. Bormann travaillait très
vite. La plupart du temps le ministre concerné recevait quelques
jours après une réponse écrite qu’il aurait dû sans cela attendre
pendant des mois. Mon cas faisait exception. Mes attributions étant
de caractère militaire, j’avais accès auprès de Hitler aussi
souvent que je le désirais. C’étaient les aides de camp qui
fixaient la date de mes audiences.
Parfois, après mes conférences avec Hitler, un
aide de camp annonçait brièvement et sans cérémonie l’arrivée de
Bormann, qui entrait avec ses dossiers dans la salle où nous avions
conféré. En quelques phrases prononcées d’un ton monocorde et
apparemment neutre, il exposait l’objet des mémoires qui lui
avaient été envoyés, puis il proposait lui-même la solution.
Généralement Hitler se bornait à acquiescer d’un bref
« d’accord ». Bormann s’autorisait alors de ce simple mot
pour rédiger des instructions souvent circonstanciées, et cela même
quand Hitler s’était borné à donner son avis sans s’engager. De
cette manière, il ne fallait pas plus d’une demi-heure à Bormann
pour prendre souvent une dizaine de décisions importantes ou même
davantage. Il dirigeait de facto les
affaires intérieures du Reich. Quelques mois plus tard, le
12 avril 1943, il réussissait à obtenir la signature de Hitler
au bas d’un document en apparence insignifiant : il devint
« secrétaire du Führer ». Alors que, jusqu’à cette date,
seules les affaires du parti auraient dû, au sens strict, entrer
dans ses attributions, sa nouvelle charge l’autorisait désormais
officiellement à exercer son activité dans tous les domaines.
Lorsque
j’eus obtenu mes premiers succès importants dans le domaine de
l’armement, la mauvaise humeur que Goebbels m’avait témoignée après
sa liaison avec Lida Baarova avait fait place à de meilleures
dispositions. Je lui avais demandé, durant l’été 1942, de mettre en
branle son appareil de propagande : à son instigation, les
actualités, les illustrés, les journaux commencèrent à parler de
moi, et ma réputation grandit. L’intervention du ministre de la
Propagande avait fait de moi l’un des personnages les plus connus
du Reich. Ce renforcement de mon prestige fut pour mes
collaborateurs, dans les accrochages quotidiens qui les opposaient
aux instances de l’État et du parti, un atout non
négligeable.
Il serait faux d’invoquer le fanatisme routinier
qui était la marque des discours de Goebbels pour conclure qu’il
était un être bouillant et débordant de fougue. C’était un
travailleur assidu, qui mettait un soin méticuleux à réaliser ses
idées, sans que cela lui fît perdre de vue l’ensemble d’une
situation. Il avait le don d’isoler les problèmes de leurs
épiphénomènes, de sorte qu’il était capable, me sembla-t-il à
l’époque, de porter sur les choses un jugement objectif. Cette
impression était renforcée non seulement par son cynisme, mais
aussi par la logique de son raisonnement qui dénotait une formation
universitaire. Il ne montrait un parti pris extrême qu’en présence
de Hitler.
Durant la première phase de la guerre, celle des
succès, Goebbels n’avait manifesté aucune ambition ; au
contraire, dès 1940, il avait exprimé l’intention de s’adonner
après la victoire finale à ses multiples passions favorites, car
disait-il, à ce moment, ce serait à la génération suivante
d’assumer les responsabilités.
En décembre 1942, la tournure désastreuse prise
par les événements l’amena à inviter chez lui fréquemment trois de
ses collègues, à savoir Walter Funk, Robert Ley et moi-même. Choix
tout à fait révélateur, car tous trois nous avions fait des études
supérieures et obtenu un diplôme d’université.
Stalingrad nous avait bouleversés : nous
étions consternés non seulement par la tragédie des soldats de la
VIe armée, mais plus encore peut-être
par cette question : comment une pareille catastrophe
avait-elle pu se produire sous le commandement de Hitler ? En
effet, jusqu’à cette date, à chacune de nos défaites on avait pu
opposer une victoire, qui compensait tous nos sacrifices, nos
pertes ou nos revers, ou du moins les rachetait. Pour la première
fois nous avions essuyé une défaite sans contrepartie.
Pour Goebbels, comme il nous l’expliqua au cours
de l’une de nos rencontres dans les premiers jours de 1943, nous
avions remporté au commencement de la guerre d’importants succès
militaires tout en ne prenant, à l’intérieur du pays, que des
demi-mesures. Nous avions cru par conséquent que nous pourrions
continuer à aller de victoire en victoire sans consentir de grands
efforts. Les Anglais, eux, avaient eu davantage de chance, car
Dunkerque avait eu lieu dès le début de la guerre. Cette défaite
leur avait fourni un bon motif pour restreindre sévèrement les
besoins de la vie civile. Avec Stalingrad nous avions aussi notre
Dunkerque ! Pour gagner la guerre, les bonnes dispositions ne
suffisaient plus.
A ce propos, Goebbels faisait état des rapports de
son appareil tentaculaire signalant l’agitation et le
mécontentement qui se faisaient jour dans l’opinion publique.
Celle-ci exigeait qu’on mette fin à toutes les dépenses, à tout le
luxe, dont le peuple ne retirait évidemment aucun profit. En tout
état de cause, disait Goebbels, on sentait la population fermement
déterminée à consentir les plus extrêmes sacrifices, d’autre part
il était absolument indispensable d’opérer des restrictions
draconiennes si l’on voulait rétablir la confiance dans les
dirigeants du pays.
La nécessité de consentir d’importants sacrifices
nous était également dictée par notre politique de l’armement.
Hitler avait réclamé un nouvel accroissement de la
production ; en outre, pour compenser les énormes pertes
subies sur le front est, il fallut mobiliser d’un seul coup
800 000 ouvriers spécialisés d’âge jeune 1 . Et pourtant toute réduction de la
main-d’œuvre allemande ne pouvait manquer d’accentuer les
difficultés déjà considérables qui existaient dans les
usines.
Il s’était avéré par ailleurs que, dans les villes
durement touchées par les attaques aériennes, l’ordre continuait à
régner. Même les rentrées de l’impôt diminuèrent à peine lorsque
les perceptions subirent des dégâts et que les dossiers furent
détruits ! Reprenant l’idée qui était à la base du système de
l’autonomie de l’industrie, j’élaborai une proposition visant à
remplacer notre politique de défiance vis-à-vis de la population
par une politique de confiance, ce qui aurait permis de réduire à
la fois les effectifs de l’inspection et ceux de l’administration
du fisc, qui employaient à elles seules presque trois millions de
personnes. Plusieurs projets furent discutés : les uns
consistaient à inviter les contribuables soit à déterminer
eux-mêmes la base de leurs impôts, soit à renoncer à la nouvelle
assiette de l’impôt ; les autres à instituer un taux fixe pour
l’impôt sur les salaires. A côté des milliards que la guerre
engloutissait tous les mois, raisonnions-nous avec Goebbels, les
quelques centaines de millions que la malhonnêteté de quelques
fraudeurs feraient peut-être perdre à l’État ne tireraient guère à
conséquence.
L’émotion fut encore plus vive lorsque je réclamai
que la durée de travail de tous les fonctionnaires soit alignée sur
celle des travailleurs de l’armement. D’un point de vue purement
arithmétique, environ 200 000 fonctionnaires de
l’administration auraient pu être ainsi mis à la disposition de
l’armement. Je voulais en outre, grâce à un abaissement drastique
du niveau de vie des classes privilégiées, récupérer encore
quelques centaines de milliers de travailleurs. Au cours d’une
séance de l’Office central de planification qui se tint à cette
époque, j’énonçai très
brutalement quelles seraient les conséquences des solutions
radicales que je proposais : « Elles signifient, pour
parler crûment, que si cette guerre dure longtemps, nous allons
être réduits à la condition de prolétaires 2 . » Aujourd’hui, je me félicite à
l’idée que je ne pus pas faire prévaloir mes projets ; dans le
cas contraire, l’Allemagne aurait dû en effet affronter les
difficultés considérables des premiers mois de l’après-guerre avec
une économie affaiblie et une administration désorganisée. Mais je
suis par ailleurs convaincu que l’Angleterre, par exemple, aux
prises avec une situation identique, aurait mis systématiquement
ces principes en application.
Notre proposition visant à simplifier
l’administration, à restreindre la consommation et à limiter les
activités culturelles reçut de la part de Hitler une approbation
mitigée. Je suggérai de charger Goebbels de mener cette action,
mais la vigilance de Bormann fit avorter cette proposition, car il
redoutait de voir grandir le pouvoir d’un rival ambitieux. Au lieu
de Goebbels c’est le Dr Lammers,
l’allié de Bormann dans le triumvirat, qui fut désigné :
c’était un fonctionnaire sans imagination ni initiative, qui était
horrifié à l’idée qu’on pût mépriser la bureaucratie, à ses yeux
indispensable.
C’est donc Lammers qui présida, en lieu et place
de Hitler, les réunions du conseil des ministres qui reprirent pour
la première fois en janvier 1943. Les membres du cabinet
n’assistaient pas tous aux réunions ; n’étaient convoqués que
ceux qui étaient concernés par les sujets à l’ordre du jour. Mais
ces séances se tenaient dans la salle du conseil des ministres du
Reich, ce qui montre tout le pouvoir que le triumvirat avait acquis
ou s’imaginait posséder.
Les séances furent fort mouvementées :
Goebbels et Funk soutinrent mes conceptions radicales et, comme il
fallait s’y attendre, Frick, le ministre de l’Intérieur, et Lammers
lui-même exprimèrent des réserves. Sauckel déclara catégoriquement
qu’il se faisait fort de fournir autant de main-d’œuvre et
d’ouvriers spécialisés étrangers qu’on lui en
demanderait 3 . Même lorsque
Goebbels réclama que l’on demande aux grands dignitaires du parti
de renoncer à leur train de vie, qui jusqu’alors n’avait souffert
pratiquement aucune restriction, il ne put rien changer. Eva Braun
elle-même, qui d’ordinaire se tenait à l’écart de l’agitation
politique, en appela à Hitler lorsqu’elle apprit qu’on se proposait
d’interdire les permanentes et de stopper la production des
produits de beauté. Aussitôt Hitler faiblit : il me recommanda
de ne pas prononcer d’interdiction explicite mais de laisser
tacitement s’instaurer une « pénurie de teinture pour les
cheveux et autres objets nécessaires aux soins de beauté » et
de « cesser les réparations des appareils utilisés pour faire
des permanentes 4 ».
Après plusieurs séances à la Chancellerie du
Reich, il devint patent, pour Goebbels et moi-même, qu’il ne
fallait pas compter sur Bormann, Lammers et Keitel pour stimuler la
production des armements ; nos tentatives s’étaient enlisées
dans de dérisoires questions de détail.
Le 18 février 1943, Goebbels prononça son
discours sur la « guerre totale ». Ce discours ne
s’adressait pas uniquement à la population ; il voulait aussi
toucher indirectement les couches dirigeantes qui ne voulaient pas
approuver les efforts que nous faisions tous les deux en vue d’une
mobilisation radicale de toutes les forces du pays. Au fond,
Goebbels voulait tenter par ce discours de soumettre Lammers et
tout le camp des hésitants et des timorés à la pression de la
rue.
Jamais, si ce n’est au cours des réunions
publiques où Hitler eut le plus de succès, je n’avais vu un public
porté à un tel degré de fanatisme. Rentré chez lui, Goebbels, à mon
grand étonnement, se mit à analyser froidement ses explosions
verbales, qui avaient paru être dictées par la passion, et l’effet
psychologique qu’elles avaient produit, à peu près comme aurait
fait un acteur chevronné. Il était également, ce soir-là, satisfait
de ses auditeurs : « Vous avez vu ? Ils réagissaient
à la moindre nuance et applaudissaient juste au bon moment. C’est
le public le mieux dressé politiquement qu’on puisse trouver en
Allemagne. » L’assistance avait été invitée par les
organisations du parti, elle comprenait des acteurs et des
intellectuels célèbres, comme Heinrich George, dont les réactions
enthousiastes, filmées par les caméras des actualités, étaient
destinées à faire impression sur le peuple. Mais le discours de
Goebbels avait été prononcé également dans un but de politique
extérieure : il constituait une tentative d’assortir de son
complément politique l’orientation militaire de la pensée de
Hitler. Par ce discours Goebbels adressait, du moins il le croyait,
aux puissances occidentales un avertissement éloquent, afin
qu’elles prennent conscience du danger qui de l’est menaçait
l’Europe entière. Quelques jours plus tard il se montra très
satisfait de ce que ces passages de son discours aient fait l’objet
de commentaires favorables dans la presse occidentale.
Il est de fait qu’à cette époque Goebbels
ambitionnait de devenir ministre des Affaires étrangères. Il usa de
toute l’éloquence dont il était capable pour tenter de monter
Hitler contre Ribbentrop et au début il parut y réussir. En tout
cas, Hitler écouta ses arguments sans rien dire et sans orienter la
conversation, comme il avait coutume de le faire, sur un sujet
moins gênant. Déjà Goebbels se croyait en passe de réussir lorsque,
brusquement, Hitler se mit à rendre hommage à l’excellent travail
de Ribbentrop, au talent dont il avait fait preuve dans les
négociations avec nos « alliés », pour conclure par ce
jugement lapidaire : « Vous vous trompez complètement sur
le compte de Ribbentrop. C’est l’un des plus grands hommes que nous
ayons, un jour l’histoire le mettra au-dessus de Bismarck. Il est
plus grand que Bismarck. » En même temps, il interdit à Goebbels de continuer à lancer des
ballons d’essai vers l’ouest, comme il l’avait fait dans son
discours au Palais des Sports.
Toujours est-il que le discours de Goebbels sur la
guerre totale fut suivi d’une mesure que l’opinion publique
accueillit avec satisfaction : il fit fermer les restaurants
de luxe et les cabarets chic de Berlin. Göring se mit aussitôt en
devoir de protéger son restaurant préféré, le Horcher, mais
lorsqu’une poignée de manifestants appelés par Goebbels arrivèrent
et s’apprêtèrent à enfoncer les fenêtres du restaurant, Göring
n’insista pas. Il en résulta une sérieuse brouille entre Goebbels
et lui.
Après son discours au Palais des Sports, Goebbels
reçut ce soir-là, dans le palace qu’il s’était fait construire peu
avant le début de la guerre tout près de la porte de Brandebourg,
plusieurs personnages importants, parmi lesquels se trouvaient le
Feldmarschall Milch, Thierack, le ministre de la Justice, Stuckart,
qui était secrétaire d’État au ministère de l’Intérieur, ainsi que
Funk, Ley et le secrétaire d’État Körner. Pour la première fois, on
discuta d’un projet sur lequel Milch et moi-même avions amené la
conversation : il s’agissait de tirer parti des pleins
pouvoirs que Göring détenait en tant que « président du
Conseil des ministres pour la défense du Reich », pour durcir
la politique intérieure du pays.
Neuf jours plus tard, Goebbels nous invita de
nouveau, Funk, Ley et moi-même, à lui rendre visite chez lui.
L’énorme bâtisse richement aménagée faisait maintenant une lugubre
impression. Pour donner le bon exemple dans l’action entreprise en
vue de la « guerre totale », Goebbels avait fait fermer
les grands salons de réception et ôter la plupart des ampoules
électriques dans les autres salles. Nous fûmes introduits dans
l’une des pièces plus petites, qui mesurait environ quarante à
cinquante mètres carrés. Des valets de chambre en livrée nous
servirent du cognac français et du thé, sur quoi Goebbels leur
intima l’ordre de ne plus nous déranger. « Cela ne peut pas
continuer ainsi, déclara-t-il pour commencer. Nous, nous sommes
cantonnés ici à Berlin, Hitler ignore ce que nous pensons de la
situation, j’ai perdu toute influence politique sur lui, je ne peux
même pas lui soumettre les mesures les plus urgentes qui s’imposent
dans le cadre de mes attributions. Tout passe par Bormann. Il faut
persuader Hitler de venir plus souvent à Berlin. » La
politique intérieure, continua Goebbels, avait complètement échappé
à son contrôle, elle était sous la mainmise de Bormann, qui savait
entretenir chez Hitler le sentiment qu’il continuait à gouverner.
Bormann n’était qu’un arriviste et un doctrinaire, qui pouvait
gravement compromettre une politique rationnelle. La première chose
à faire était de juguler son influence.
D’une manière tout à fait contraire à ses
habitudes, Goebbels, dans ses critiques, ne fit pas d’exception
pour Hitler lui-même : « Il n’y a pas qu’une crise dans
la conduite des affaires, mais bel et bien une crise du
Führer 5 ! » 48 Goebbels, en politicien-né, ne pouvait
concevoir que Hitler eût pu délaisser la politique, l’instrument
essentiel du pouvoir, pour prendre en charge la direction des
opérations militaires sur les différents fronts, tâche secondaire,
au fond, aux yeux de Goebbels. Nous qui écoutions Goebbels, nous ne
pouvions faire davantage que l’approuver ; aucun d’entre nous
n’avait une influence politique comparable à la sienne. Ses
critiques mettaient en lumière les répercussions réelles du
désastre de Stalingrad : Goebbels avait commencé à douter de
l’étoile de Hitler et, du même coup, de la victoire – et nous avec
lui.
Je renouvelai ma proposition de mobiliser Göring
pour qu’il assume le rôle qu’on avait prévu pour lui au
commencement de la guerre. On disposait là d’une institution
juridique investie des pleins pouvoirs, habilitée à promulguer des
lois sans l’intervention de Hitler. On pouvait se servir d’elle
pour battre en brèche la position de force usurpée par Bormann et
Lammers. Ceux-ci seraient obligés de s’incliner devant cette
instance, dont seule l’apathie de Göring n’avait pas permis
d’exploiter les possibilités. Toutefois comme Goebbels et Göring
étaient en froid 6 à cause de
l’incident du restaurant Horcher, mes partenaires me demandèrent de
parler moi-même de cette question à Göring.
Que notre choix ait pu se porter sur cet homme,
qui depuis plusieurs années menait une vie de paresse et de luxe,
pourra paraître stupéfiant à l’observateur d’aujourd’hui, si l’on
s’avise que nous tentions un dernier effort pour mobiliser toutes
les ressources du pays. Pourtant Göring n’avait pas toujours été
ainsi et la réputation d’homme violent certes, mais aussi énergique
et intelligent, qu’il s’était acquise à l’époque où il avait mis
sur pied le Plan de quatre ans et la Luftwaffe était encore un
atout appréciable. Pour moi il n’était pas impossible que Göring,
si la tâche à accomplir l’intéressait, retrouve un peu de son
énergie et de sa détermination d’autrefois. Dans le cas contraire,
pensions-nous, le Conseil de défense du Reich était de toute façon
un instrument qui pouvait prendre des décisions et des mesures
radicales.
Aujourd’hui, avec le recul du temps, je me rends
compte que nous n’aurions pratiquement pas changé le cours des
événements en brisant le pouvoir de Bormann et de Lammers. Car ce
n’est pas en éliminant les secrétaires de Hitler que nous aurions
pu changer l’orientation de notre politique, mais uniquement en
révisant notre attitude à l’égard de Hitler lui-même. Mais, pour
nous, cela était impensable. Au contraire il est probable que, au
cas où notre position personnelle, menacée par Bormann, aurait été
restaurée, nous aurions été prêts à suivre Hitler dans sa politique
fourvoyée dans une impasse d’une manière peut-être encore plus
inconditionnelle que ce
n’était le cas avec Lammers, trop timoré à notre gré, et Bormann,
l’intrigant. L’importance que nous accordions à des différences
aussi infimes montre simplement dans quel univers confiné nous nous
agitions.
En entreprenant cette action, c’était la première
fois que je sortais du rôle de technocrate où je m’étais cantonné
jusqu’alors, pour intervenir dans le domaine politique. J’avais
toujours soigneusement évité de franchir ce pas mais, en le
faisant, je cédais à une sorte de logique intérieure : il
était en effet spécieux de croire que je pouvais me consacrer
exclusivement à mon travail de technicien. Dans un régime
autoritaire on est inévitablement soumis au jeu des forces et des
rivalités politiques, dès qu’on veut se maintenir dans le groupe
des dirigeants.
Göring séjournait dans son chalet d’été de
l’Obersalzberg. Milch m’apprit qu’il s’y était retiré pour prendre
un congé prolongé, mortifié qu’il était d’avoir été sévèrement
blâmé par Hitler pour sa piètre activité à la tête de la Luftwaffe.
Il accepta sur-le-champ de me recevoir le lendemain, c’est-à-dire
le 28 février 1943.
Notre entrevue dura plusieurs heures et se déroula
dans une atmosphère affable et détendue qui s’accordait avec le
caractère intime de cette maison de proportions relativement
modestes. Certes, je fus assez surpris, et cela est resté
étrangement gravé dans ma mémoire, de voir qu’il avait mis du rouge
à ongles et qu’il s’était fardé le visage ; quant à l’énorme
rubis épinglé sur sa robe de chambre de velours vert, sa vue
m’était déjà familière.
Je rapportai à Göring la discussion que nous
avions eue à Berlin et lui fis part de notre proposition : il
m’écouta paisiblement, tout en faisant glisser distraitement entre
ses doigts des pierres précieuses qu’il sortait de temps à autre de
sa poche. Le fait que nous ayons pensé à lui sembla lui faire
plaisir. Lui aussi trouvait dangereuse la tournure que prenaient
les événements sous l’influence de Bormann, et il approuva nos
projets. Mais il en voulait toujours à Goebbels pour l’incident du
Horcher ; finalement je lui proposai d’inviter lui-même le
ministre de la Propagande pour examiner avec lui notre projet dans
les moindres détails.
Goebbels arriva à Berchtesgaden dès le lendemain,
et je commençai par l’informer du résultat de mon entretien avec
Göring. Nous fîmes ensemble le chemin jusqu’à la maison de Göring
et, tandis que je m’éclipsais, les deux hommes, entre lesquels il y
avait eu sans cesse des frictions, eurent une franche explication.
Lorsqu’on me demanda de revenir, Göring se frottait les mains de
plaisir à l’idée de la lutte qui s’annonçait et il se montra sous
son jour le plus attachant. La première chose à faire, selon lui,
était d’arrêter la composition du Conseil des ministres pour la
défense du Reich. Goebbels et moi n’en faisions pas encore partie,
ce qui, soit dit en passant, révélait l’inanité de cette
institution. Nous devions donc désormais en être membres. On
s’accorda aussi sur la nécessité de remplacer Ribbentrop ; il
fallait que le ministre des Affaires étrangères sache convaincre
Hitler de mener une politique rationnelle. Or Ribbentrop était un
simple instrument au service de Hitler, incapable par conséquent de
trouver une solution politique à l’impasse où nous nous trouvions
sur le plan militaire.
S’échauffant de plus en plus, Goebbels
poursuivit : « Sur le compte de Lammers, le Führer se
trompe tout autant que sur Ribbentrop ! » Göring
bondit : « Celui-là, il n’a pas cessé de me tirer dans
les jambes avec ses interventions continuelles. Mais maintenant
nous allons mettre bon ordre à tout cela ! c’est moi qui m’en
charge, messieurs ! » Goebbels prenait visiblement
plaisir à voir Göring en colère, et s’appliquait à l’aiguillonner,
tout en craignant en même temps l’impulsivité du Reichsmarschall
qui, en matière de tactique, était plutôt maladroit :
« Vous pouvez y compter, monsieur Göring, nous allons
dessiller les yeux du Führer au sujet de Bormann et de Lammers.
Mais il ne faut pas y aller trop fort, nous ne devons pas nous
emballer. Vous connaissez le Führer. » Puis, devenant plus
circonspect, il ajouta : « Nous ne devons sous aucun
prétexte dévoiler nos batteries devant les autres membres du
Conseil. Il ne faut absolument pas qu’ils sachent que nous voulons
petit à petit faire sauter le comité des trois. Nous avons
simplement conclu un pacte de fidélité au Führer. Nous n’avons pas
d’ambitions personnelles. Mais si chacun de nous parle au Führer en
faveur des autres, nous aurons une position plus forte que
n’importe qui, et nous pourrons former autour du Führer un solide
rempart. »
En repartant, Goebbels était très satisfait :
« L’affaire prend tournure. Vous ne trouvez pas que Göring
revit ? » Effectivement, au cours des dernières années,
je n’avais jamais vu le Reichsmarschall manifester autant d’allant,
de décision et d’intrépidité. Avec Göring je fis ensuite une longue
promenade dans les sites paisibles de l’Obersalzberg. La
conversation porta sur Bormann et les voies qu’il suivait.
J’expliquai très franchement à Göring que Bormann n’ambitionnait
rien de moins que la succession de Hitler et qu’il ne reculerait
devant aucun moyen pour nous desservir auprès de Hitler et nous
évincer, non seulement lui Göring, mais aussi tous les autres. Je
lui racontai qu’actuellement déjà, Bormann ne manquait aucune
occasion de saper le crédit du Reichsmarschall. Göring avait écouté
avec une attention de plus en plus aiguisée. Je continuai alors en
lui parlant des moments où nous étions réunis autour de Hitler à
l’Obersalzberg pour prendre le thé, réunions dont lui Göring était
exclu. C’est là que j’avais pu observer sur le vif la tactique de
Bormann.
Il n’attaquait jamais de front, mais procédait par
insinuations prudentes, glissant dans le fil de la conversation des
allusions à des faits minimes qui par leur accumulation finissaient
par produire tout leur effet. Ainsi, pour porter préjudice à
Schirach, Bormann relatait sur son compte, à l’heure du thé par
exemple, des anecdotes fâcheuses en provenance de Vienne, tout en
se gardant soigneusement d’abonder dans le sens de Hitler, lorsque
celui-ci marquait sa désapprobation. Au contraire, il lui
paraissait plus judicieux de parler aussitôt de Schirach en termes élogieux, éloge qui
bien sûr ne pouvait manquer d’avoir pour Hitler un arrière-goût
amer. Au bout d’un an à peu près, Bormann avait tant et si bien
fait, que Schirach était tombé en disgrâce et que Hitler le traita
plus d’une fois avec une véritable hargne. Bormann put alors –
lorsque Hitler n’était pas là – aller plus loin dans l’arrogance et
déclarer, dans un jugement apparemment inoffensif mais en réalité
implacable, que Schirach avait bien sa place à Vienne, puisque
aussi bien tout le monde y intriguait contre tout le monde. Voilà
comment Bormann s’y prendrait pour ruiner son crédit, déclarai-je à
Göring pour conclure.
Pour Bormann ce n’était évidemment pas bien
difficile, car sur bien des points, Göring prêtait le flanc à la
critique. Goebbels lui-même évoqua ces jours-là avec un brin
d’indulgence, les « tenues baroques » de Göring qui,
lorsqu’on ne le connaissait pas, faisaient un effet assez comique.
Göring, dans sa tâche de commandant en chef de la Luftwaffe,
n’avait pas été à la hauteur, mais cela n’avait nullement modifié
son attitude extérieure. Beaucoup plus tard, au printemps 1945, au
cours d’une conférence d’état-major, Hitler humilia son
Reichsmarschall, en présence de tous les participants, de la façon
la plus outrageante ; Göring confia alors à Below, colonel de
la Luftwaffe et aide de camp de Hitler : « Speer avait
raison de me mettre en garde. Bormann a fini par réussir. »
Göring se trompait. Bormann était arrivé à ses fins dès le
printemps 1943.
Quelques jours plus tard, le 5 mars 1943, je
me rendis au quartier général pour aller prendre des instructions
concernant des questions d’armement. Mais le but principal de ma
visite était de faire avancer notre alliance avec Göring et
Goebbels. Je n’eus aucune difficulté à obtenir de Hitler une
invitation pour Goebbels. Hitler était enchanté à l’idée de passer
une journée avec le ministre de la Propagande, dont la compagnie
agréable le distrairait de la morne solitude du quartier
général.
Goebbels arriva au quartier général trois jours
après moi ; il commença par me parler en particulier et me
demanda : « Dans quelles dispositions le Führer se
trouve-t-il, monsieur Speer ? » Mon impression,
répondis-je, était que Hitler était assez monté contre Göring. Je
conseillai à Goebbels de rester sur la réserve. Il était sans doute
préférable, dans un premier temps, de ne pas pousser l’affaire
davantage ; moi-même, d’ailleurs, j’avais brièvement tâté le
terrain mais je n’avais pas insisté. Goebbels acquiesça :
« Vous avez probablement raison. Pour le moment il ne faut pas
indisposer le Führer en lui parlant de Göring. Cela compromettrait
tout ! »
Les attaques aériennes des alliés, qui se
succédaient sans interruption depuis des semaines, ne rencontraient
presque aucune résistance, de sorte que la position de Göring, déjà
ébranlée, continuait de s’affaiblir. Au seul nom de Göring, Hitler
éclatait en diatribes virulentes sur les insuffisances de nos plans
de guerre aérienne. Ce jour-là, Hitler nous fit part une nouvelle
fois de son inquiétude : les bombardements, s’ils continuaient
à ce rythme, ne détruiraient pas seulement nos villes, mais surtout
ils porteraient au moral du peuple un coup irréparable. Hitler
était alors victime de la même erreur que les stratèges
britanniques de la guerre des bombes de l’autre côté de la
Manche.
Goebbels et moi, nous fûmes invités à déjeuner par
Hitler. Curieusement il omettait, en de telles occasions, d’inviter
également Bormann, dont par ailleurs il ne pouvait se passer. Sous
ce rapport, il traitait Bormann purement et simplement comme un
secrétaire. Stimulé par la présence de Goebbels, Hitler fut ce
jour-là beaucoup plus vivant et communicatif que lors de mes autres
séjours au quartier général. Il profita de l’occasion pour épancher
son cœur et, comme cela se produisait la plupart du temps, il porta
sur presque tous ses collaborateurs, sauf nous qui étions avec lui,
des jugements défavorables.
Après le repas Hitler me pria de me retirer :
c’était en effet pour lui une règle que de faire la démarcation
entre les différentes personnes et tes différents domaines. Il me
congédia de quelques paroles aimables et resta seul avec Goebbels,
avec lequel il s’entretint plusieurs heures. Je ne revins qu’à
l’heure de la conférence militaire. Le soir nous étions de nouveau
réunis pour le dîner. Hitler fit allumer le feu dans la cheminée,
son domestique apporta pour nous une bouteille de vin, pour lui de
l’eau de Fachingen. Nous restâmes ensemble jusqu’au petit matin,
dans une atmosphère détendue, presque intime. Je n’eus guère
l’occasion de parler, car Goebbels s’entendait à divertir Hitler.
Il usa tour à tour de tous les registres : la grande
éloquence, les phrases bien aiguisées, l’ironie employée au bon
moment, l’admiration quand Hitler l’attendait, la sentimentalité
quand le moment et le sujet l’exigeaient, les ragots, les histoires
galantes. Il mêla tous les sujets avec un art consommé : le
théâtre, le cinéma, le passé. Comme toujours, Hitler demanda aussi
à Goebbels de lui parler de ses enfants et voulut connaître mille
détails ; leurs réflexions enfantines, les jeux qu’ils
préféraient, les observations souvent pertinentes qu’ils faisaient.
Cette nuit-là encore, tout cela délassa Hitler et lui fit oublier
ses soucis.
Si Goebbels sut y faire pour encenser
l’amour-propre de Hitler en évoquant les crises de l’époque
héroïque et la manière dont il les avait surmontées, s’il sut
flatter la vanité du Führer, que l’objectivité des militaires
laissait passablement insatisfaite, Hitler, pour ne pas demeurer en
reste, flatta lui aussi l’amour-propre de son ministre de la
Propagande en vantant ses réussites. Sous le IIIe Reich, on donnait volontiers dans le panégyrique,
on se décernait sans lésiner des brevets de capacité.
Goebbels et moi étions convenus, malgré
l’incertitude de notre démarche, de faire part ce soir-là à Hitler,
ne fût-ce que par allusions, de nos projets visant à stimuler
l’activité du « Conseil des ministres pour la défense du
Reich ». Le sujet qui nous tenait à cœur aurait pu apparaître
à Hitler comme une critique indirecte de sa gestion des affaires et le vexer, mais un
climat propice avait été créé, le moment nous parut favorable,
lorsqu’on vint annoncer à Hitler une nouvelle qui mit brusquement
fin à l’atmosphère idyllique de cette soirée passée devant le feu
dans la cheminée : Nuremberg subissait au même moment une
violente attaque aérienne. Comme s’il avait flairé nos intentions,
mais peut-être aussi mis en garde par Bormann, Hitler nous fit une
scène comme j’en ai rarement vue. Il donna l’ordre d’aller
immédiatement tirer de son lit le général Bodenschatz, le premier
aide de camp de Göring, qu’il agonisa de reproches furieux dirigés
contre « le Reichsmarschall, cet incapable ». Goebbels et
moi tentâmes de calmer Hitler, qui finit effectivement par se
radoucir. Mais tous nos travaux d’approche étaient devenus
inutiles, Goebbels jugea comme moi plus prudent de ne rien dire sur
ce qui nous tenait à cœur. D’ailleurs, après les nombreux
témoignages de satisfaction que venait de lui décerner Hitler,
Goebbels eut le sentiment que sa cote politique avait sensiblement
remonté. Il cessa désormais de parler d’une « crise du
Führer » et sembla au contraire avoir retrouvé ce soir-là son
ancienne confiance en Hitler. Il décida néanmoins qu’il fallait
poursuivre le combat contre Bormann.
Le 17 mars eut lieu chez Göring, dans son
palace berlinois de la Leipziger Platz, une réunion à laquelle
furent conviés Goebbels, Funk, Ley et moi-même. Göring nous reçut
dans son bureau, l’accueil fut d’abord tout à fait
protocolaire : Göring trônait sur un fauteuil Renaissance
derrière un bureau de proportions monumentales. Nous étions assis
en face de lui sur des chaises inconfortables. La cordialité qu’il
avait manifestée lors de notre entretien à Obersalzberg avait
disparu, on aurait presque dit que Göring regrettait après coup sa
spontanéité.
Mais bientôt, renchérissant une nouvelle fois l’un
sur l’autre, Göring et Goebbels – les autres assistaient à la
discussion presque sans rien dire – se mirent à brosser un tableau
des dangers qui émanaient du triumvirat ; se berçant d’espoirs
et d’illusions, ils envisagèrent les possibilités qui s’offraient à
nous de tirer Hitler de son isolement. Goebbels paraissait avoir
complètement oublié comment Hitler avait rabaissé Göring quelques
jours plus tôt. Tous deux croyaient déjà avoir partie gagnée.
Göring, passant comme toujours par des alternatives d’exaltation et
d’apathie, minimisait déjà l’influence de la maffia du quartier
général : « Il ne faut tout de même pas les surestimer,
monsieur Goebbels ! après tout Bormann et Keitel ne sont que
les secrétaires du Führer. Il ne faut pas qu’ils se croient tout
permis ! Réduits à eux-mêmes, ce ne sont que des
nullités ! » Quant à Goebbels, ce qui semblait
l’inquiéter le plus était que Bormann pût utiliser son autorité
directe sur les Gauleiter, pour s’assurer des appuis à l’intérieur
du Reich afin de contrecarrer notre action. Je me souviens encore
que Goebbels essaya de mobiliser Ley, qui était le chef de
l’organisation politique du parti, contre Bormann, et finit par
proposer que le Conseil des ministres pour la défense du Reich fût
investi du droit de faire comparaître les Gauleiter et de leur
demander des comptes. Sachant bien que Göring n’assisterait
certainement pas aussi souvent aux réunions du Conseil, il proposa
que celles-ci aient lieu toutes les semaines et ajouta incidemment
qu’il pourrait très bien, au cas où Göring serait empêché, présider
les séances en son nom 7 . Sans
deviner le jeu de Goebbels, Göring acquiesça. Derrière le front de
la grande bataille pour le pouvoir, les vieilles rivalités
continuaient de couver.
Depuis un certain temps déjà, le nombre des
ouvriers que Sauckel prétendait avoir fournis à l’industrie et
qu’il avait l’habitude de communiquer à Hitler à grand renfort
d’explications fanfaronnes, ne concordait plus avec les chiffres
réels indiqués par les entreprises. L’écart était de plusieurs
centaines de mille. Je proposai aux membres de notre coalition
d’unir nos forces pour contraindre Sauckel, l’agent de Bormann, à
fournir des informations véridiques.
Aux environs de Berchtesgaden, on avait construit,
sur ordre de Hitler, un grand bâtiment dans le style rustique
bavarois destiné à la Chancellerie du Reich dont le siège était à
Berlin. C’est là que Lammers et ses collaborateurs directs
continuaient à diriger les affaires de la Chancellerie, quand
Hitler passait quelques mois à l’Obersalzberg. Göring demanda à
Lammers, le maître des lieux, de convoquer notre groupe, ainsi que
Sauckel et Milch, pour une conférence qui devait se tenir le
12 avril 1943 dans la salle de réunion de cette propriété.
Avant la réunion, Milch et moi expliquâmes encore une fois à Göring
quelles étaient nos exigences. Il se frotta les mains :
« Je vais arranger cela comme vous le
désirez ! »
Pourtant une surprise nous attendait : nous
vîmes entrer dans la salle Himmler, Bormann et Keitel, et, comble
d’infortune, Goebbels, notre allié, s’excusa, faisant savoir qu’il
avait été pris de coliques néphrétiques un peu avant d’arriver à
Berchtesgaden, et était couché, malade, dans son wagon spécial. Je
n’ai jamais réussi à savoir s’il avait tout simplement eu vent de
quelque chose. Cette réunion signifia la fin de notre coalition.
Sauckel ne voulut pas admettre qu’il fallait fournir à l’ensemble
de l’économie 2 100 000 ouvriers, souligna le succès de
son action, qui avait permis de couvrir tous les besoins, et laissa
exploser sa colère lorsque je lui objectai que ses chiffres ne
pouvaient pas être exacts 8 .
Milch et moi, nous nous attendions à voir Göring
demander à Sauckel des explications et l’engager à modifier sa
politique de recrutement de la main-d’œuvre. Mais à notre grande
consternation, le Reichsmarschall se lança dans une violente
diatribe dirigée contre Milch et, indirectement, contre moi :
il était incroyable de voir Milch mettre ainsi des bâtons dans les
roues à cet excellent Sauckel, notre camarade du parti, qui se
donnait tant de mal et avait obtenu de tels succès. Lui, Göring, en
tout cas, se sentait le devoir de lui exprimer toute sa gratitude.
Si Milch ne voyait pas les résultats obtenus par Sauckel, c’est
qu’il avait un bandeau sur les yeux… on aurait cru que Göring s’était trompé de disque.
Suivit une longue discussion sur les ouvriers qui manquaient dans
les usines et chacun des ministres présents intervint, sans
connaître le problème, pour expliquer cet écart entre les chiffres
de Sauckel et ceux des entreprises. Himmler déclara fort posément
que les centaines de milliers d’ouvriers qui manquaient étaient
peut-être morts.
Cette réunion fut un véritable fiasco. Non
seulement elle n’apporta aucun éclaircissement sur la question de
la main-d’œuvre manquante, mais elle signifiait aussi l’échec de
notre combat contre Bormann, qui avait été si superbement
engagé.
Après la conférence, Göring me prit à part :
« Je sais que vous vous entendez bien avec Milch, mon
secrétaire d’État, et que vous travaillez en étroite collaboration
avec lui. Mais je voudrais, à titre tout à fait amical, vous mettre
en garde contre lui. On ne peut pas avoir confiance en lui et,
quand ses intérêts sont en jeu, même ses meilleurs amis ne comptent
plus. » Je rapportai aussitôt cette réflexion à Milch qui
éclata de rire : « Göring m’en a dit autant sur ton
compte il n’y a pas si longtemps. » En essayant de semer la
méfiance, Göring prenait le contre-pied de ce que nous avions
décidé d’un commun accord, c’est-à-dire de former un bloc uni. La
méfiance était à ce point généralisée que toute amitié paraissait
être chargée de menaces.
Quelques jours après cette séance, Milch déclara
qu’à son avis la volte-face de Göring s’expliquait par le fait que
la Gestapo possédait des preuves de sa morphinomanie. Il y avait
déjà assez longtemps que Milch m’avait engagé à observer les
pupilles de Göring. Au procès de Nuremberg, mon avocat, le
Dr Flächsner, me confirma que
Göring était morphinomane bien avant 1933 ; il avait
d’ailleurs assuré sa défense au cours d’un procès qui avait été
intenté à Göring pour administration illicite d’une piqûre de
morphine 9 .
Selon toute probabilité, notre tentative pour
embrigader Göring contre Bormann était également vouée à l’échec
pour des motifs d’ordre financier. En effet, comme il ressort d’un
document de Nuremberg, Bormann avait donné à Göring une somme de
6 millions de marks, prélevée sur les fonds que l’industrie
allemande versait à la « donation Adolf-Hitler ».
Après l’échec de notre alliance, Göring retrouva
effectivement un peu de son dynamisme, mais curieusement c’est moi
qui en fis les frais. Quelques semaines plus tard, et d’une manière
tout à fait contraire à ses habitudes, il me demanda de convoquer
les principaux dirigeants de l’industrie sidérurgique à une
conférence qui devait se tenir à l’Obersalzberg. La réunion eut
lieu dans mon bureau d’études, devant les tables à dessin
recouvertes de papier et seul le comportement de Göring mérite
d’être rapporté. Il était d’humeur euphorique, on voyait nettement
ses pupilles rétrécies et les experts de la sidérurgie, étonnés, se
virent infliger un exposé circonstancié sur la métallurgie du fer,
qui permit à Göring de faire étalage de ses connaissances sur les
hauts fourneaux et le traitement des minerais. Ce fut ensuite une
série de lieux communs : il fallait produire davantage, ne pas
reculer devant les innovations ; l’industrie était paralysée
par le traditionalisme, elle devait apprendre à se surpasser et
ainsi de suite. Ce déluge verbal dura deux heures, puis le débit de
Göring se fit plus lent, l’expression de son visage toujours plus
absente. Soudain il posa sa tête sur la table et sombra dans un
paisible sommeil. Il nous parut plus sage de ne pas nous préoccuper
davantage du Reichsmarschall endormi dans son uniforme rutilant, ne
fût-ce que pour ne pas le plonger dans l’embarras ; nous
continuâmes à discuter de nos problèmes jusqu’au moment où il
s’éveilla pour lever la séance sans autres formalités.
Göring avait fixé au lendemain une conférence sur
des problèmes relatifs au programme de radiogoniométrie : elle
se termina tout aussi lamentablement. Cette fois encore, les
experts présents eurent droit à une quantité d’explications
dispensées sur un ton de grand seigneur par un Göring en excellente
humeur, mais dénué de toute connaissance technique, et qui, pour
finir, distribua d’un cœur généreux toute une kyrielle de
directives. Après son départ, j’eus toutes les peines du monde à
réparer les dégâts sans désavouer Göring ouvertement. Néanmoins
l’incident était assez grave pour que je fusse contraint d’en
informer Hitler qui, dès que l’occasion se présenta, le 13 mai
1943, convoqua au quartier général les responsables de l’industrie
d’armements, pour restaurer le prestige du gouvernement 10 .
Quelques mois après la faillite de nos projets, je
rencontrai Himmler dans l’enceinte du quartier général. Il me
déclara d’un ton rogue et menaçant : « Je considérerais
comme regrettable que vous tentiez une nouvelle fois de ranimer
l’énergie du Reichsmarschall ! » De toute façon, cela
n’était plus possible. Göring était, et cette fois définitivement,
retombé dans sa léthargie. Il ne devait en sortir qu’à
Nuremberg.
48. Le jeu de mots Führungskrise/ Führerkrise ne peut pas être rendu en français dans la mesure où l’on garde le terme de « Führer ». (N.D.T.)