16.
Carences
Un des aspects les plus surprenants de cette guerre est que Hitler ait voulu épargner à son propre peuple les épreuves que Churchill et Roosevelt imposèrent au leur sans hésiter 1 . Le contraste entre l’acharnement déployé par l’Angleterre démocratique pour mobiliser l’ensemble des travailleurs, et la mollesse dont fit preuve sur ce point l’Allemagne totalitaire, montre bien à quel point le régime craignait un revirement du consensus populaire. Les hommes au pouvoir ne voulaient ni consentir eux-mêmes des sacrifices, ni en exiger de notre peuple, ils s’efforçaient de maintenir le plus possible, par des concessions, les bonnes dispositions de ce peuple. Hitler et la majorité de ses amis politiques appartenaient à la génération de ceux qui étaient soldats lorsque la révolution de 1918 avait éclaté et ne l’avaient jamais acceptée. Dans ses entretiens privés, Hitler donnait souvent à entendre qu’après une expérience comme celle de 1918, on ne serait jamais assez prudent. Afin de prévenir toute cause de mécontentement, on dépensa plus que dans les pays de régime démocratique pour approvisionner la population en biens de consommation, verser les pensions de guerre et indemniser les femmes pour le manque à gagner de leur mari mobilisé. Alors que Churchill ne proposait à son peuple que « du sang, des larmes, du travail et de la sueur », nous eûmes droit, pendant toutes les phases et les crises de la guerre, à l’éternel mot d’ordre de Hitler : « La victoire finale est assurée. » C’était l’aveu d’une faiblesse politique ; cette attitude trahissait une grande crainte de perdre l’assentiment du peuple et de voir ainsi se développer des crises politiques à l’intérieur du pays.
Alarmé par les revers que nous essuyions sur le front russe, je n’avais pas uniquement le souci, au printemps 1942, de vouloir mobiliser toutes les ressources du pays. J’insistais en même temps sur l’idée que « la guerre devait être terminée le plus rapidement possible, sinon l’Allemagne serait vaincue. Il faut, disais-je, gagner cette guerre avant la fin du mois d’octobre, avant que l’hiver russe ne commence, ou bien nous la perdrons définitivement. Mais nous ne pouvons gagner qu’avec les armes que nous possédons actuellement et non avec celles que nous pourrions avoir l’année prochaine ». J’ignore comment cette analyse de la situation fut portée à la connaissance du Times, qui la publia le 7 septembre 1942 2 . Toujours est-il que l’article résumait bien les idées sur lesquelles Milch, Fromm, et moi étions d’accord à cette époque.
« Nous avons tous le sentiment que nous sommes cette année à un tournant décisif de notre histoire », déclarai-je publiquement en avril 1942 3 . Je ne me doutais pas que ce tournant était imminent et que l’encerclement de la VIe armée à Stalingrad, l’anéantissement de l’Afrikakorps, le succès du débarquement en Afrique du Nord et les premières attaques aériennes massives approchaient. En même temps, notre économie de guerre était, elle aussi, à un tournant ; en effet, jusqu’à l’automne 1941, l’économie avait été gérée en prévision de guerres courtes, séparées par de longs intervalles d’accalmie. Maintenant c’était la guerre permanente qui commençait.

 

A mon sens, la mobilisation de toutes les ressources de la nation concernait, au premier chef, les hommes qui étaient à la tête de la hiérarchie du parti. Cela me paraissait se justifier d’autant plus que Hitler lui-même avait solennellement déclaré, le 1er septembre 1939, au Reichstag, qu’il n’y avait aucun sacrifice qu’il ne soit lui-même prêt à consentir sur-le-champ.
De fait, Hitler approuva la proposition par laquelle je suggérai de suspendre tous les travaux qu’il faisait encore exécuter, même ceux de l’Obersalzberg. Je pus donc me réclamer de l’accord de Hitler, quinze jours après mon entrée en fonctions, quand je pris la parole devant nos censeurs les plus difficiles à convaincre, c’est-à-dire les Gauleiter et les Reichsleiter : « Les travaux à exécuter plus tard en temps de paix ne doivent plus jamais entrer en ligne de compte et influencer nos décisions. J’ai reçu du Führer l’ordre de lui signaler dorénavant les activités de ce genre, qui ne peuvent que freiner notre production d’armements et n’ont plus à être entreprises. » C’était une menace non déguisée, même si j’admettais en poursuivant que chacun d’entre nous avait pu avoir jusqu’à l’hiver de cette année des désirs personnels. Mais la situation militaire exigeait désormais que tous les travaux superflus fussent suspendus dans les différentes régions. Il était de notre devoir de donner le bon exemple, même si les économies de main-d’œuvre et de matériaux ainsi réalisées n’étaient pas considérables.
J’étais convaincu que, malgré le ton monotone sur lequel je lisais mon discours rédigé au brouillon, tous mes auditeurs souscriraient à l’appel que je lançais. Mais lorsque j’eus terminé, je fus assiégé par une meute de Gauleiter et de Kreisleiter, qui voulaient obtenir des permis exceptionnels pour divers projets de travaux. Le premier d’entre eux était le Reichsleiter Bormann en personne, qui avait profité entre-temps de l’irrésolution de Hitler, pour obtenir un contrordre. En fait, les ouvriers qui travaillaient sur les chantiers de l’Obersalzberg, et à qui il fallait en plus fournir des camions, des matériaux et du carburant, restèrent sur place jusqu’à la fin de la guerre, malgré l’ordre d’interrompre les travaux, que j’avais derechef obtenu de Hitler trois semaines après ce discours 4 .
Ensuite ce fut au tour du Gauleiter Sauckel de jouer des coudes afin d’obtenir des garanties pour l’aménagement de son « Forum du parti » à Weimar ; lui aussi put continuer ses travaux jusqu’à la fin de la guerre sans être inquiété. Robert Ley se battit pour la porcherie qu’il voulait construire. Je devais, assurait-il, soutenir son projet, car ses expériences étaient d’une grande importance pour nos problèmes alimentaires. Je lui écrivis pour rejeter sa requête non sans m’accorder le plaisir de libeller plaisamment l’adresse : « Au Directeur de l’organisation politique du N.S.D.A.P. et chef du Front du travail allemand. Objet : votre porcherie ! »
Après mon discours, Hitler lui-même, outre qu’il autorisa les travaux de l’Obersalzberg, fit également aménager, non loin de Salzbourg, le château de Klessheim, qui avait été laissé à l’abandon ; on en fit une luxueuse résidence destinée aux invités du Führer et l’opération coûta plusieurs millions de marks. Près de Berchtesgaden, Himmler construisit en grand secret une vaste villa pour sa maîtresse, chose que je n’appris que dans les dernières semaines de la guerre. Après 1942, encouragé par Hitler, un Gauleiter faisait transformer le château de Posen et un hôtel, à grands renforts de matériaux prohibés, et il se faisait bâtir une résidence privée à proximité de la ville. En 1942 et 1943 on utilisait encore des matières premières très utiles et on employait des ouvriers spécialisés pour fabriquer de nouveaux trains spéciaux pour Ley, Keitel et d’autres. Évidemment, les fonctionnaires du parti me tenaient presque toujours dans l’ignorance de leurs projets ; les Reichsleiter et les Gauleiter jouissaient d’un pouvoir absolu, je ne pouvais donc exercer aucun contrôle à ce sujet et rarement opposer un veto, dont on n’aurait, de toute façon, pas tenu compte. En été 1944, Hitler et Bormann n’hésitaient pas à notifier à leur ministre de l’Armement qu’il n’avait pas à demander à un fabricant de cadres de tableaux de Munich de travailler pour la production de guerre. Quelques mois plus tôt ils avaient déjà personnellement ordonné que soient exemptées de travailler pour l’armement les « fabriques de tapisseries et autres productions artistiques analogues », qui fabriquaient des tapis et des tapisseries destinées aux édifices que Hitler voulait construire après la guerre 5 .
Après neuf années de présence au pouvoir, les dirigeants étaient si corrompus que, même durant la phase critique de la guerre, ils furent incapables de renoncer au train de vie dispendieux auquel ils étaient habitués. A tous il fallait de vastes maisons, des manoirs de chasse, des propriétés, des châteaux, un personnel nombreux, une table copieusement garnie, une cave choisie : c’était les « obligations imposées par leur rang 6  ». De plus ils avaient la hantise de leur sécurité personnelle, c’était une véritable obsession qui tournait au ridicule. A commencer par Hitler : en quelque endroit qu’il séjournât, la première chose qu’il ordonnait était de construire des bunkers pour sa sécurité ; ces abris avaient des toits dont l’épaisseur augmenta en même temps que le calibre des bombes, pour atteindre cinq mètres. Pour finir il y avait des bunkers très complexes à Rastenburg, à Berlin, sur l’Obersalzberg, à Munich, dans la résidence voisine de Salzburg, au quartier général de Nauheim, à celui de la Somme ; en 1944, Hitler fit construire en Silésie et en Thuringe deux quartiers généraux souterrains, creusés dans la montagne : pour ces travaux on dut faire appel à des centaines de techniciens des mines et à des milliers d’ouvriers 7 .
La peur notoire de Hitler et la très haute opinion qu’il avait de sa personne furent pour les hommes de son entourage un excellent prétexte pour n’épargner aucun moyen d’assurer leur protection personnelle. Göring fit construire un vaste abri souterrain non seulement à Karinhall, mais aussi dans son château de Veldenstein, perdu dans les environs de Nuremberg, et où il n’allait presque jamais 8 . La route de Berlin à Karinhall, longue de 70 kilomètres, était bordée de forêts solitaires ; le long de cette route, à distances régulières, on dut lui bâtir des abris bétonnés. Ley, qui possédait un bunker à Grunewald, une ville de banlieue peu menacée, observait un jour l’effet produit par une bombe lourde qui avait traversé le toit d’un abri public : sa seule préoccupation était l’épaisseur du toit de son bunker personnel par rapport à celui-ci. D’autres bunkers furent d’ailleurs construits à l’extérieur des villes pour les Gauleiter, et cela sur l’ordre de Hitler, qui était persuadé que ces hommes étaient irremplaçables.

 

Les premières semaines, j’eus à faire face à toute une série de problèmes urgents, mais celui dont la solution pressait le plus était le problème de la main-d’œuvre. Un soir, vers le milieu du mois de mars, alors que je visitais l’une des plus importantes usines d’armement de Berlin, la Rhein-metall-Borsig, je m’aperçus que les salles étaient certes équipées d’excellentes machines, mais que celles-ci étaient arrêtées parce qu’il n’y avait pas suffisamment d’ouvriers pour constituer une seconde équipe. Il en allait de même dans d’autres usines d’armement. De plus, il fallait compter pendant la journée avec des difficultés d’alimentation en courant électrique, alors que le soir et la nuit le réseau était beaucoup moins sollicité. Comme on construisait à la même époque de nouvelles usines, représentant un investissement d’environ 11 milliards de marks, et qu’elles allaient forcément manquer de machines-outils, il me parut plus logique de suspendre la plus grande partie des nouvelles constructions et d’utiliser la main-d’œuvre ainsi disponible pour constituer des équipes de roulement.
Hitler se montra certes sensible à la logique de cette argumentation et signa un décret aux termes duquel le volume des investissements destinés à ces constructions était ramené à trois milliards de marks. Mais il s’avéra que l’exécution de ce décret impliquait l’abandon de certains projets à longue échéance de l’industrie chimique, dont le coût s’élevait à environ un milliard de marks 9 , et Hitler n’était plus d’accord. Il voulait toujours tout faire en même temps et justifia ainsi son refus : « La guerre avec la Russie va peut-être bientôt se terminer. Mais j’ai d’autres projets à plus longue portée, et pour les réaliser, il me faut plus de carburant synthétique que précédemment. Il faut que les nouvelles usines soient construites, même si elles ne peuvent être terminées avant plusieurs années. » Un an après, le 2 mars 1943, force me fut de constater qu’il était inutile « de construire des usines qui devaient servir à réaliser de grands programmes mais dans le futur, et qui ne produiraient qu’après le 1er janvier 1945 10  ». En septembre 1944, la situation militaire étant entre-temps devenue catastrophique, cette décision malheureuse, prise par Hitler au printemps 1942, constituait encore un sérieux handicap pour notre production d’armements.
Malgré cette décision, qui contrariait notablement mon projet visant à restreindre la construction, quelques centaines de milliers d’ouvriers devinrent disponibles et purent être affectés à l’industrie d’armements. C’est alors qu’un nouvel obstacle inattendu se présenta : le Dr Mansfeld, directeur ministériel et chef du service de la main-d’œuvre au Plan de quatre ans, m’expliqua franchement qu’il n’avait pas une autorité suffisante pour transférer d’une région à une autre les ouvriers devenus disponibles, lorsque les Gauleiter s’y opposaient 11 . Effectivement, dès qu’on s’en prenait à leurs prérogatives, les Gauleiter oubliaient pour un temps les rivalités et les intrigues qui les opposaient et faisaient front en bloc. Je compris que, malgré la solidité de ma position à cette époque, je ne pourrais jamais, à moi tout seul, venir à bout de ces hommes-là. Il me fallait en trouver un parmi eux qui pût, nanti par Hitler d’un pouvoir spécial, apporter une solution à ces difficultés. Je fixai mon choix sur mon vieil ami Karl Hanke, qui était depuis longtemps le secrétaire d’État de Goebbels, et faisait partie de leur clan, puisqu’il était depuis janvier 1941 Gauleiter de Basse-Silésie. Hitler se montra disposé à m’adjoindre un délégué qui aurait les pleins pouvoirs. Mais cette fois Bormann réussit à me couper l’herbe sous le pied. Hanke était en effet connu comme l’un de mes alliés ; sa nomination aurait non seulement renforcé mes pouvoirs, mais également signifié une immixtion dans les affaires du parti, le domaine réservé de Bormann.
Deux jours plus tard, lorsque je revins présenter ma requête à Hitler, il me donna son assentiment, mais refusa d’entériner le choix que j’avais fait : « Hanke est trop jeune pour un Gauleiter, et il aurait du mal à se faire respecter. J’en ai parlé avec Bormann. Nous prendrons Sauckel 12  ».
Bormann avait réussi à faire nommer Sauckel et obtenu de Hitler qu’il soit placé directement sous ses ordres. Göring protesta à juste titre, car il s’agissait d’une responsabilité qui s’était exercée jusqu’alors dans le cadre du Plan de quatre ans. Avec cette manière désinvolte et bien à lui de manipuler l’appareil de l’État, Hitler nomma donc Sauckel « commissaire général » ; mais en même temps il l’intégra dans l’organisation du Plan de quatre ans. Göring protesta une nouvelle fois, car le procédé était manifestement humiliant. Il est évident que Hitler n’aurait pas eu besoin d’insister beaucoup pour amener Göring à désigner lui-même Sauckel, mais il n’en fit rien. La rancune de Bormann avait fini par porter une nouvelle atteinte au prestige déjà entamé de Göring.
Sauckel et moi, nous fûmes convoqués au quartier général de Hitler. En remettant à Sauckel son acte de nomination, Hitler nous fit observer qu’il ne devait pas y avoir de problème de la main-d’œuvre et il répéta en des termes analogues ce qu’il avait déjà déclaré le 9 novembre 1941 : « Les territoires qui travaillent directement pour nous comprennent plus de 250 millions d’hommes ; il est un fait certain, c’est que nous devons parvenir à atteler ces hommes au travail sans ménagements 13 . » Hitler confia à Sauckel la charge de recruter impitoyablement dans les territoires occupés tous les ouvriers dont nous avions besoin. De ce jour date un aspect funeste de mon action. Car, durant les deux années et demie qui suivirent, je ne cessai de harceler Sauckel pour qu’il affecte de force des travailleurs étrangers à la production d’armements.
Les premières semaines, notre collaboration fut excellente. Sauckel nous promit tout bonnement, à Hitler et à moi, de supprimer toute pénurie de main-d’œuvre et de remplacer ponctuellement les ouvriers spécialisés mobilisés sous les drapeaux. De mon côté je l’aidai à acquérir de l’autorité et je lui apportai mon soutien quand je le pus. Sauckel s’était avancé très loin avec ses promesses. En temps de paix, les ouvriers qui mouraient ou atteignaient l’âge de la retraite étaient remplacés par la génération montante qui fournissait chaque année environ 600 000 hommes. Maintenant ces jeunes gens étaient incorporés dans la Wehrmacht, avec d’ailleurs une partie de la main-d’œuvre de l’industrie. Aussi manquait-il à l’économie de guerre en 1942 bien plus d’un million d’ouvriers.
En un mot, Sauckel ne put réaliser ce qu’il avait promis. Les espérances de Hitler, qui pensait prélever sans difficultés les ouvriers qui manquaient à l’Allemagne dans une population de 250 millions de personnes, furent également déçues, d’une part en raison de la faiblesse des Allemands qui exerçaient le pouvoir dans les territoires occupés, d’autre part parce que les hommes concernés inclinaient davantage à fuir dans les forêts, pour rejoindre les rangs de la résistance, qu’à se laisser traîner en Allemagne pour y être mis au travail.
Lorsque les premiers ouvriers étrangers arrivèrent dans les usines, notre organisation industrielle se mit à m’adresser des réclamations. Les doléances étaient de toutes sortes. Les ouvriers qualifiés qui avaient été jusque-là en sursis d’appel et étaient maintenant remplacés par des étrangers étaient ceux qui travaillaient à nos fabrications les plus importantes ; et c’est là que la pénurie était la plus grave. En outre, les services d’espionnage et de sabotage de l’ennemi arrivaient à leurs fins très facilement, leurs agents n’avaient qu’à s’enrôler dans les colonnes de Sauckel. Partout on manquait d’interprètes pour s’entendre avec les différents groupes linguistiques. Des collaborateurs de l’industrie me présentèrent des statistiques prouvant que le recrutement des femmes allemandes avait été nettement plus intensif durant la Première Guerre mondiale que maintenant ; ils me montrèrent des photos prises dans la même usine de munitions en 1918 et en 1942 ; sur ces photos on voyait les ouvriers quittant l’usine après le travail : en 1918 il y avait une majorité de femmes, maintenant on ne voyait presque plus que des hommes. On me présenta également des illustrations provenant de magazines américains et britanniques, prouvant que, dans toutes les usines d’armement de ces pays, le personnel comprenait une plus grande proportion de femmes que chez nous 14 .
Au début d’avril 1942, je demandai à Sauckel de recruter les femmes allemandes pour l’armement ; il me déclara alors tout net que la question de savoir quels ouvriers il fallait employer, où il fallait les recruter et les affecter ne regardait que lui ; d’ailleurs, en sa qualité de Gauleiter, il n’avait d’ordre à recevoir que de Hitler et de comptes à rendre qu’à lui. Pour finir il me proposa quand même de laisser la décision à Göring, qui était directeur du Plan de quatre ans. La conférence eut lieu une nouvelle fois à Karinhall et Göring se montra visiblement flatté de notre démarche. Témoignant à Sauckel une amabilité extrême, il me traita avec beaucoup de froideur. J’eus beaucoup de mal à exposer mes arguments : Sauckel et Göring me coupaient sans cesse la parole. L’objection essentielle de Sauckel était que le travail en usine risquait de porter préjudice aux femmes allemandes sur le plan moral ; non seulement leur « vie morale et spirituelle » pouvait en souffrir mais aussi leur fécondité. Göring approuva ces arguments avec conviction. Mais, pour être tout à fait sûr de son fait, Sauckel obtint aussi l’accord de Hitler immédiatement après cet entretien, sans que j’en sache rien.
C’était le premier coup porté à ma position, qui avait paru jusqu’alors inébranlable. Sauckel annonça sa victoire à ses collègues Gauleiter par une proclamation dans laquelle, entre autres choses, il annonçait : « Afin d’apporter aux ménagères allemandes et surtout aux mères de famille nombreuse… un soutien efficace et de protéger leur santé, le Führer m’a chargé de prélever dans les territoires de l’Est environ 400 000 à 500 000 jeunes filles saines et robustes et de les transférer dans le Reich 15 . » Alors qu’en Angleterre le nombre des aides ménagères avait en 1943 diminué des deux tiers, en Allemagne ce nombre resta à peu près le même jusqu’à la fin de la guerre, c’est-à-dire plus de 1 400 000 16 . Bientôt le bruit circula dans la population qu’avec l’arrivée de 500 000 Ukrainiennes, les fonctionnaires du parti n’étaient plus en peine de trouver des domestiques.

 

La production d’armements des puissances belligérantes dépendait de la répartition de l’acier brut. Durant la Première Guerre mondiale, l’économie de guerre allemande consacra 46,5 % de l’acier brut à la production d’armements. En prenant mes fonctions, je constatai au contraire que la part de l’armement, dans la consommation totale d’acier brut, ne se montait qu’à 37,5 % 17 . Afin de pouvoir augmenter ce pourcentage, je proposai à Milch de procéder en collaboration avec lui à la répartition des matières premières.
Le 2 avril nous fîmes donc route une nouvelle fois vers Karinhall. Göring s’étendit d’abord sur toutes sortes de sujets, puis, en fin de compte, il se déclara disposé à approuver notre idée visant à créer un office central de planification dépendant du Plan de quatre ans. Impressionné par notre démarche commune, il demanda presque timidement : « Vous est-il possible de prendre mon ami Körner comme troisième collaborateur ? S’il était tenu à l’écart, cela lui ferait de la peine 18 . »
L’Office central de planification devint bientôt l’institution la plus importante de notre économie de guerre. D’ailleurs, il était inconcevable qu’on n’eût pas créé depuis longtemps une instance supérieure, chargée de diriger les différents programmes et de définir les priorités. Jusque vers 1939, c’est Göring qui avait lui-même assumé cette fonction ; ensuite il ne s’était trouvé personne qui ait eu l’autorité nécessaire pour dominer ces problèmes, dont la complexité et l’importance allaient croissant, et pour suppléer à la carence de Göring 19 . Le nouveau décret de Göring instituant l’Office central de planification prévoyait bien qu’il pourrait prendre lui-même toutes les décisions qu’il jugerait nécessaires. Mais, comme je m’y attendais, il ne demanda jamais rien et nous n’eûmes aucun motif d’avoir recours à lui 20 .
Les séances de l’Office central de planification avaient lieu à mon ministère, dans la grande salle de conférences. Elles traînaient en longueur et une foule de personnes y participaient : ministres et secrétaires d’État y venaient en personne. Assistés de leurs conseillers techniques, ils menaient souvent une lutte dramatique pour préserver leurs contingents. La difficulté de notre tâche venait de ce qu’il fallait accorder le moins possible à l’économie civile, mais tout de même suffisamment pour que l’armement ne pâtisse pas d’une production insuffisante dans les autres secteurs de la production ; il fallait aussi pourvoir suffisamment aux besoins de la population 21 .
Pour ma part, j’entrepris de mener une action énergique pour limiter la production des biens de consommation, d’autant plus qu’au début de 1942 elle n’était inférieure que de 3 % à ce qu’elle était en temps de paix. Mais je ne réussis à la réduire, en 1942, que de 12 % en faveur de l’armement 22 . En effet, trois mois ne s’étaient pas écoulés, que Hitler regrettait déjà sa décision de donner la priorité à la production d’armements. Les 28 et 29 juin 1942 il ordonnait de « reprendre la fabrication des produits de consommation courante destinés à la population ». J’émis une protestation en arguant que « pour tous ceux qui ont accepté à contrecœur la priorité donnée à l’armement dans la production, cette nouvelle consigne est un encouragement supplémentaire à s’opposer à la ligne de conduite actuelle 23  » – ce qui constituait une attaque non dissimulée contre les fonctionnaires du parti. Mais mes arguments ne rencontrèrent aucun écho chez Hitler.
Une fois encore les tergiversations de Hitler faisaient obstacle à mon intention de promouvoir une économie de guerre totale.
Pour augmenter la production d’armements, il ne suffisait pas d’obtenir plus de main-d’œuvre et plus d’acier brut ; il fallait encore que le trafic ferroviaire du Reich réponde à l’accroissement des besoins, bien qu’il fût encore perturbé par les suites de la catastrophe engendrée par l’hiver russe. Les trains qui attendaient de pouvoir partir causaient une paralysie du réseau qui gagnait de plus en plus l’intérieur du Reich. Des convois chargés de matériel d’armement important étaient ainsi soumis à des retards désastreux.
Le 5 mars 1942, le Dr Julius Dorpmüller, notre ministre des Transports, un homme encore alerte malgré ses soixante-treize ans, m’accompagna au quartier général ; nous voulions exposer à Hitler les difficultés que connaissaient les transports. Je démontrai à Hitler combien la situation était catastrophique, mais comme Dorpmüller ne m’apportait qu’un soutien prudent, Hitler, comme toujours, choisit l’interprétation la plus optimiste de la situation. Il remit à plus tard la solution de ce problème capital, en faisant remarquer que « les répercussions ne seraient sans doute pas aussi dramatiques que le pensait Speer ».
Quinze jours plus tard il accepta de désigner, comme je le réclamais avec insistance, un jeune fonctionnaire pour succéder au secrétaire d’État au ministère des Transports, qui était âgé de soixante-cinq ans. Mais Dorpmüller ne voulait pas entendre parler de ce remplacement : « Mon secrétaire d’État trop âgé ? » déclara-t-il comme je lui faisais part de cette décision : « Allons donc, ce jeune homme ! En 1922, au moment où j’étais président d’un comité de direction de la Reichsbahn, il venait d’être nommé conseiller de la Reichsbahn. » Et Dorpmüller réussit à s’opposer à cette mesure.
Huit semaines plus tard, le 21 mai 1942, Dorpmüller se voyait obligé de dresser un constat d’échec : « La Reichsbahn dispose sur le territoire allemand d’un nombre de wagons et de locomotives tellement insuffisant qu’elle n’est plus en mesure d’assurer les transports les plus urgents. » Selon les termes mêmes de la Chronique, les conclusions de Dorpmüller sur la situation des transports équivalaient à « une déclaration de faillite de la Reichsbahn ». Le même jour, le ministre me proposa de placer les Transports sous mon autorité pleine et entière, mais je refusai 24 .
Deux jours après, Hitler accepta que je lui présente un jeune conseiller de la Reichsbahn, le Dr Ganzenmüller. L’hiver précédent, le trafic ferroviaire avait été complètement interrompu dans un secteur de la Russie (sur le tronçon Minsk-Smolensk) et c’est Ganzenmüller qui l’avait remis en marche. Hitler fut très impressionné : « Cet homme me plaît, je vais le nommer tout de suite secrétaire d’État. » Comme je lui objectais qu’il fallait peut-être en parler auparavant à Dorpmüller, il s’écria : « Pas question ! ni Dorpmüller ni Ganzenmüller ne doivent être mis au courant. Je vais simplement vous convoquer, vous, monsieur Speer et votre candidat, au quartier général. Le ministre des Transports arrivera de son côté, indépendamment de vous. »
Sur l’ordre de Hitler les deux hommes furent également logés au quartier général dans des baraquements différents. Le Dr Ganzenmüller ne se doutait donc de rien lorsqu’il pénétra, sans son ministre des Transports, dans le bureau de Hitler. Les déclarations de ce dernier sont consignées dans un procès-verbal qui fut rédigé le jour même : « Le problème des transports est un problème crucial ; il faut donc lui trouver une solution. Toute ma vie, et plus particulièrement l’hiver passé, j’ai été placé devant des problèmes capitaux, auxquels il fallait trouver une solution. A chaque fois des experts, comme on les appelle, des hommes placés à des postes de direction m’ont déclaré : « Ce n’est pas possible, cela n’ira pas ! » Et bien, moi, je ne peux pas accepter cette réponse ! Il y a des problèmes qu’il faut résoudre à tout prix. Avec des chefs dignes de ce nom, ils ont toujours été et seront toujours résolus. Pour cela, on ne peut pas employer la douceur. Moi, la douceur cela m’est égal, la question n’est pas là ; d’ailleurs je me moque complètement de ce que dira la postérité des méthodes que je suis obligé d’employer. Pour moi, il n’y a qu’un problème qui compte, et qu’il faut résoudre, et c’est celui-ci : nous devons gagner cette guerre ou bien c’est la ruine de l’Allemagne. »
Hitler expliqua ensuite comment il avait tenu pendant la catastrophe de l’hiver passé, malgré l’avis de ses généraux qui le pressaient de battre en retraite ; il parla de certaines mesures que je lui avais recommandées auparavant et qui étaient nécessaires pour rétablir un trafic normal. Puis, sans faire appeler le ministre des Transports qui attendait, sans même lui demander son avis, il nomma Ganzenmüller secrétaire d’État, puisqu’il « avait démontré, au front, qu’il possédait l’énergie nécessaire pour remettre de l’ordre dans les transports qui étaient dans une situation sans issue ».
C’est alors seulement que Dorpmüller, le ministre, et Leibbrandt, son directeur ministériel, furent appelés. Hitler déclara qu’il avait décidé d’intervenir dans la question des transports, car c’était la victoire qui en dépendait ; il poursuivit en développant un de ses raisonnements standard : « Je suis parti de rien autrefois, lorsque j’étais un soldat inconnu de la Première Guerre mondiale et c’est lorsque j’ai vu tous les autres abandonner, alors qu’ils paraissaient beaucoup plus que moi destinés à de hautes tâches, c’est alors seulement que j’ai entrepris quelque chose. Je n’avais pour moi que ma seule volonté et je suis arrivé. Toute ma vie démontre que je ne capitule jamais. La guerre nous impose certaines tâches, nous devons en venir à bout. Je le répète : pour moi le mot "impossible" n’existe pas. » Il répéta une seconde fois, en criant presque : « Pour moi, il n’existe pas ! » Il annonça alors au ministre des Transports qu’il avait nommé le conseiller de la Reichsbahn au poste de secrétaire d’État au ministère des Transports, et ce procédé nous mit tous, le ministre, son nouveau secrétaire d’État et moi-même, dans une situation fort pénible.
Hitler parlait toujours avec beaucoup de respect des capacités professionnelles de Dorpmüller. Celui-ci aurait donc été en droit d’attendre que Hitler, avant de lui choisir un adjoint, en débatte avec lui. Mais Hitler avait manifestement voulu éviter une discussion difficile en le mettant devant le fait accompli, comme il le faisait si souvent, quand il avait affaire à des spécialistes. Toujours est-il que Dorpmüller encaissa cette vexation sans mot dire.
Ce même jour, Hitler décida que le maréchal Milch et moi-même aurions provisoirement tous pouvoirs pour régler le problème des transports : nous avions mission de faire en sorte que les conditions requises pour cela fussent « remplies sur l’échelle la plus vaste et dans les délais les plus brefs ». Hitler clôtura la réunion par cette observation péremptoire : « Nous ne pouvons pas perdre la guerre à cause du problème des transports ; par conséquent il faut le résoudre 25 . »
Il fut effectivement résolu. Le jeune secrétaire d’État sut mettre en œuvre des méthodes simples pour résorber l’encombrement des voies ferrées, accélérer le trafic et faire face à l’intensification des transports requise par l’armement. Un comité principal responsable des véhicules ferroviaires veilla à ce que la réparation des locomotives qui avaient été endommagées pendant l’hiver russe fût accélérée. La fabrication des locomotives était restée artisanale : nous lançâmes la fabrication en série, ce qui permit d’en accroître la production 26 . Ainsi, dans les temps qui suivirent, le trafic continua de fonctionner convenablement malgré l’accroissement de la production d’armements, d’autant plus que la réduction des territoires que nous occupions entraîna inévitablement un raccourcissement des distances. Cela dura jusqu’à l’automne 1944, époque où les attaques aériennes systématiques devaient de nouveau, et cette fois définitivement, faire des transports le grand point noir de notre économie de guerre.
Lorsque Göring apprit que nous nous apprêtions à augmenter la production de locomotives, il me convoqua à Karinhall. Il me proposa très sérieusement, puisque nous ne possédions pas suffisamment d’acier, de fabriquer des locomotives en béton. Certes les locomotives en béton ne dureraient pas aussi longtemps que les locomotives en métal, fit-il ; il faudrait alors tout simplement fabriquer davantage de locomotives. Bien entendu, il ignorait comment cela pouvait se faire ; mais il n’empêche que pendant des mois il ne voulut pas démordre de cette idée aberrante, pour laquelle j’avais perdu deux heures de voyage en auto, deux autres heures à attendre, et étais rentré chez moi le ventre creux ; en effet, à Karinhall, il arrivait rarement que les gens invités à une réunion se voient offrir un repas : c’était à l’époque le seul sacrifice que la maison de Göring consentît à l’économie de guerre totale.
Une semaine après la nomination de Ganzenmüller, à l’occasion de laquelle on avait prononcé des formules si lapidaires sur la solution à apporter au problème des transports, je me rendis une nouvelle fois auprès de Hitler. Fidèle à mon point de vue selon lequel, aux périodes critiques, l’exemple doit venir d’en haut, je proposai à Hitler d’interdire jusqu’à nouvel ordre aux dignitaires du parti et du Reich d’utiliser leurs wagons-salons, proposition qui évidemment ne le visait pas lui-même. Mais il recula devant cette décision, prétextant qu’à l’est on avait besoin de ces wagons-salons pour pallier les difficultés de logement. J’eus beau infirmer cet argument et montrer que la plupart de ces wagons étaient utilisés non pas à l’est mais à l’intérieur du Reich, et lui présenter une longue liste de tous les notables qui voyageaient en wagon-salon : ce fut peine perdue 27 .

 

A cette époque je voyais régulièrement le général Friedrich Fromm ; nous déjeunions souvent dans un salon particulier du restaurant Horcher. Lors d’une de ces rencontres, à la fin d’avril 1942, Fromm me déclara que la seule chance que nous avions encore de gagner cette guerre était de mettre au point une arme d’une puissance tout à fait révolutionnaire. Il était, continua-t-il, en relation avec un cercle de chercheurs qui étaient en passe d’inventer une arme qui serait capable d’anéantir des villes entières, et peut-être de mettre hors de combat les îles Britanniques. Fromm me proposa de m’emmener les voir. Il lui semblait important, après tout, d’avoir au moins pris contact avec ces gens-là.
Le Dr Albert Vögler, directeur du plus grand konzern de l’acier en Allemagne et président de la Kaiser-Wilhelm-Gesellschaft, me parla lui aussi ces jours-là de la recherche nucléaire et me signala à quel point elle était négligée. C’est lui qui m’avisa pour la première fois que l’aide apportée à la recherche pure par le ministère du Reich pour l’Éducation et la Science était très insuffisante ; il est vrai que ce ministère, comme il est normal en temps de guerre, avait peu de ressources. Le 6 mai 1942 je m’entretins avec Hitler de cette situation et je proposai de placer à la tête du Conseil de la recherche scientifique du Reich un personnage de premier plan et de choisir Göring 28 . Un mois plus tard, le 9 juin 1942, Göring était nommé à ce nouveau poste.
Avec les représentants des trois armes pour les questions d’armement, Milch, Fromm et Witzell, j’assistai, à peu près à la même époque, à une réunion qui eut lieu à la maison "Harnack", le siège de la Kaiser-Wilhelm-Gesellschaft à Berlin ; nous devions être informés sur la situation de la recherche atomique en Allemagne. Parmi de nombreux savants dont les noms m’échappent se trouvaient entre autres les futurs prix Nobel Otto Hahn et Werner Heisenberg. Après quelques exposés sur certains domaines de la recherche, Heisenberg fit une conférence sur « la désintégration de l’atome et la mise au point du réacteur nucléaire à uranium et du cyclotron 29  ».
Il déplora que la recherche nucléaire fût négligée par le ministère compétent, celui de l’Éducation, se plaignit de l’insuffisance des moyens financiers et des matières premières mises à sa disposition et expliqua que l’appel sous les drapeaux du personnel auxiliaire de la recherche scientifique avait contribué à faire régresser la science allemande, dans un domaine où elle était encore au premier rang quelques années auparavant : des extraits de revues spécialisées américaines laissaient supposer que là-bas la recherche nucléaire disposait de moyens techniques et financiers extrêmement importants. De ce fait l’Amérique possédait vraisemblablement déjà une avance qui, avec les possibilités révolutionnaires offertes par la fission nucléaire, pouvait avoir des conséquences incalculables.
Après la conférence, je demandai à Heisenberg si la physique nucléaire pouvait permettre de fabriquer des bombes atomiques. Sa réaction ne fut nullement encourageante. Certes il me déclara que scientifiquement la chose était possible et qu’en théorie rien ne s’opposait à la mise au point de la bombe. En revanche il ne fallait pas compter réaliser les conditions techniques de la fabrication avant deux ans au plus tôt, à condition qu’on commence dès à présent à fournir à la recherche toute j’aide nécessaire. Heisenberg justifiait ce délai très long par plusieurs raisons, entre autres celle-ci : on disposait en Europe d’un seul cyclotron, situé à Paris, dont le rendement était d’ailleurs très faible, et qui par surcroît ne pouvait pas être utilisé à fond parce qu’il fallait observer le secret. Je lui proposai de mettre dans la balance toute l’autorité que je possédais en tant que ministre de l’Armement pour construire des cyclotrons aussi grands, voire plus grands que ceux qui existaient aux États-Unis ; mais Heisenberg m’objecta que notre manque d’expérience nous obligeait à ne construire pour commencer qu’un modèle relativement petit.
Quoi qu’il en soit, le général Fromm accepta de libérer de leurs obligations militaires quelques centaines de scientifiques ; de mon côté j’invitai les chercheurs à me signaler quelles étaient les mesures à prendre, les subventions et les matières premières à fournir pour faire progresser la recherche nucléaire. Quelques semaines plus tard on nous demandait quelques centaines de milliers de marks, et on réclamait de l’acier, du nickel et d’autres métaux contingentés, mais en quantités insignifiantes ; les chercheurs réclamaient également la construction d’un bunker, la mise en place de quelques baraques, et ils voulaient que la priorité absolue soit donnée à toutes les expériences fixées et à la construction du premier cyclotron allemand, qui avait déjà commencé. Assez surpris par la modération dont ils faisaient preuve dans les exigences qu’ils présentaient, alors que cette affaire était d’une importance capitale, je portai le montant de la subvention de un à deux millions et promis de livrer les quantités correspondantes de matières premières. Apparemment il ne semblait pas possible pour le moment d’en traiter davantage 30 , en tout cas j’acquis l’impression que la bombe atomique ne pouvait plus avoir une très grande influence sur le déroulement présumé de la guerre.
Connaissant bien le penchant de Hitler à promouvoir les entreprises les plus fantastiques et à réclamer pour cela des mesures déraisonnables, je ne l’informai que très brièvement de la conférence sur la fission nucléaire à laquelle j’avais assisté, et des mesures que nous avions prises pour soutenir la recherche scientifique 31 . Hitler obtint des renseignements plus complets et plus optimistes par l’intermédiaire de son photographe Heinrich Hofmann, qui était un ami de Ohnesorge, le ministre des Postes du Reich, et vraisemblablement aussi par Goebbels, Ohnesorge s’intéressait à la fission nucléaire et entretenait tout comme la SS, un service de recherche indépendant placé sous la direction du jeune physicien Manfred von Ardenne. Au lieu de se faire exposer les questions directement par les personnes compétentes, Hitler préférait se fier à des sources hasardeuses, à des informations colportées par des gens sans compétence : cela illustre une nouvelle fois sa tendance au dilettantisme et montre son peu d’intérêt pour la recherche scientifique fondamentale.
A l’occasion, Hitler me parlait à moi aussi de la possibilité de mettre au point une bombe atomique, mais de toute évidence cette idée était au-dessus de ses facultés intellectuelles. Cela explique également qu’il ait été incapable de comprendre l’aspect révolutionnaire de la physique nucléaire. Dans mes conférences avec Hitler, qui ont été consignées en 2 200 points, la question de la fission nucléaire n’apparaît qu’une fois, et encore en termes brefs et laconiques. Certes, il lui arrivait de se préoccuper des perspectives que cela ouvrait, mais les renseignements que je lui avais fournis à la suite de ma conversation avec les physiciens l’avaient confirmé dans sa résolution de ne pas suivre l’affaire de plus près. Il est vrai que le professeur Heisenberg ne m’avait pas donné une réponse concluante, quand je lui avais demandé si, après avoir provoqué une fission nucléaire, on pouvait contrôler le phénomène avec une sécurité absolue, ou s’il pouvait se poursuivre sous forme de réaction en chaîne. Apparemment, Hitler n’était guère enchanté à la pensée que, sous son règne, la terre pût être un jour transformée en un astre de feu. Il lui arrivait néanmoins de plaisanter sur les hommes de science qui, disait-il, dans leur désir ingénu de dévoiler tous les secrets de la terre, risquaient de mettre un jour le feu à la planète ; d’ici là, il se passerait certainement beaucoup de temps, poursuivait-il, et il ne serait sûrement plus là pour voir cela.
Hitler n’aurait pas hésité un instant à utiliser des bombes atomiques contre l’Angleterre, comme je m’en aperçus un soir où, réunis avec lui et Goebbels dans le salon de la Chancellerie à Berlin, nous regardions un film qui avait été réalisé sur le bombardement de Varsovie à l’automne 1939. Sa réaction devant les dernières images de ce film fut révélatrice. Le ciel était obscurci par la fumée des incendies, les bombardiers basculaient et piquaient en direction de leur objectif, larguaient leurs bombes, dont on pouvait suivre la trajectoire, et remontaient ; puis l’explosion dégageait un nuage de fumée qui prenait des proportions gigantesques ; l’intensité du spectacle était décuplée par la concision propre à la technique cinématographique. Hitler était fasciné. Le film se terminait par un montage : on voyait un avion piquer sur un dessin représentant l’île anglaise ; une explosion suivait et l’île déchiquetée volait en morceaux. L’enthousiasme de Hitler ne connut plus de bornes : « Voilà ce qui va leur arriver, s’écria-t-il tout excité, voilà comment nous les anéantirons ! »
Sur l’avis des spécialistes de physique nucléaire, nous renonçâmes dès l’automne de 1942 à construire la bombe atomique ; en effet, comme je demandais une nouvelle fois quels seraient les délais nécessaires pour la mettre au point, il me fut répondu qu’il fallait compter trois ou quatre ans. L’issue de la guerre serait certainement décidée depuis longtemps. Je donnai alors l’autorisation de construire un réacteur nucléaire dont l’énergie devait servir à actionner des machines auxquelles l’état-major de la marine s’intéressait pour ses sous-marins.
Lors d’une visite que je fis aux usines Krupp, je demandai à voir les éléments de notre premier cyclotron et m’informai auprès de l’ingénieur responsable des travaux pour savoir si nous ne pourrions pas essayer tout de suite de construire un appareil beaucoup plus grand. Mais il me confirma ce que le professeur Heisenberg m’avait déjà dit : nous n’avions pas une expérience technique suffisante. Pendant l’été 1944, j’assistai pour la première fois, non loin de la clinique de l’université de Heidelberg, à la fission d’un noyau atomique réalisée avec notre premier cyclotron ; répondant à l’une de mes questions, le professeur Walter Bothe m’expliqua que ce cyclotron permettrait de réaliser des progrès en médecine et en biologie. J’en pris mon parti.
Durant l’été 1943, notre production de munitions à noyau dur connut une période critique, car nous ne pouvions plus importer de wolfram en provenance du Portugal. Pour remédier à cette situation, je donnai l’ordre d’utiliser notre uranium, pour fabriquer le noyau de ce type de munitions 32 . Le déblocage de nos stocks d’uranium, qui se montaient à environ 1 200 tonnes, montre qu’à cette époque-là nous avions renoncé, mes collaborateurs et moi-même, à l’idée de fabriquer des bombes atomiques.

 

Il aurait peut-être été possible de posséder une bombe atomique opérationnelle en 1945. Mais pour cela il aurait fallu disposer très tôt de tous les moyens techniques et financiers et de tout le personnel nécessaires, c’est-à-dire de moyens sensiblement équivalents à ceux qui étaient consacrés à la construction de la fusée à longue portée. De ce point de vue également, Peenemünde fut non seulement notre plus grand projet, mais aussi celui qui se solda par l’échec le plus grave 33 .
Si, dans le domaine des applications de la science, la « guerre totale » resta un vain mot, cela était dû aussi à des entraves d’ordre idéologique. Hitler tenait en haute estime le physicien Philipp Lenard, qui avait obtenu le prix Nobel en 1920 et était, parmi les premiers partisans de Hitler, l’un des rares à être issu des milieux scientifiques. Lenard avait inculqué à Hitler l’idée que les Juifs exerçaient une influence pernicieuse par l’intermédiaire de la physique nucléaire et de la théorie de la relativité 34 . Devant ses convives, Hitler se réclamait à l’occasion de son illustre compagnon du parti, pour qualifier la physique nucléaire de « physique juive » – expression que Rosenberg reprit à son compte et qui n’encouragea certainement pas le ministre de l’Éducation à soutenir la recherche nucléaire.
Quoi qu’il en soit, même si Hitler n’avait pas appliqué à la recherche atomique les thèses du parti, même si le niveau de la recherche fondamentale en juin 1942 avait permis aux physiciens d’investir non pas plusieurs millions mais plusieurs milliards de marks pour fabriquer des bombes atomiques, il aurait été impossible, vu l’état de surchauffe de notre économie de guerre, de trouver les matières premières, les contingents et le personnel spécialisé correspondant à cette somme. En effet, si les États-Unis purent s’attaquer à cette immense entreprise, ce n’est pas uniquement parce que leur capacité de production était supérieure à la nôtre. Les attaques aériennes de plus en plus fréquentes avaient depuis longtemps plongé l’économie de guerre de l’Allemagne dans une situation sans issue, qui contraria toujours plus sensiblement la réalisation des projets de quelque envergure. Si nous avions pu concentrer et mobiliser au maximum toutes les forces du pays, l’Allemagne aurait pu réaliser une bombe atomique, qui eût peut-être été au point en 1947, mais certainement pas au même moment que la bombe des Américains, en août 1945. Entre-temps, l’épuisement de nos dernières réserves de minerai de chrome aurait mis fin à la guerre au plus tard le 1e r janvier 1946.

 

Ainsi, dès le début de mon activité de ministre, je découvris bon nombre de carences qui grevaient notre effort de guerre. « Cette guerre sera perdue par ceux qui commettront les plus grosses erreurs ! » déclara Hitler plus d’une fois pendant la guerre, et cette réflexion paraît aujourd’hui bien singulière. Car cette guerre, que nous aurions perdue de toute façon, étant donné l’insuffisance de notre production, c’est Hitler lui-même qui contribua à en précipiter la fin par toute une série de fautes dont il porte la responsabilité : je citerai par exemple l’incohérence de son plan de guerre aérienne contre l’Angleterre, le manque de sous-marins au début de la guerre, et surtout cette carence qui consistait à n’avoir pas mis au point un plan d’ensemble pour la conduite de la guerre. Les Mémoires rédigés en langue allemande mettent souvent l’accent sur les erreurs capitales que Hitler a commises, et ces observations sont justes. Mais cela ne signifie pas pour autant que nous aurions pu gagner la guerre.