Carences
Un des aspects les plus surprenants de cette
guerre est que Hitler ait voulu épargner à son propre peuple les
épreuves que Churchill et Roosevelt imposèrent au leur sans
hésiter 1 . Le contraste entre
l’acharnement déployé par l’Angleterre démocratique pour mobiliser
l’ensemble des travailleurs, et la mollesse dont fit preuve sur ce
point l’Allemagne totalitaire, montre bien à quel point le régime
craignait un revirement du consensus populaire. Les hommes au
pouvoir ne voulaient ni consentir eux-mêmes des sacrifices, ni en
exiger de notre peuple, ils s’efforçaient de maintenir le plus
possible, par des concessions, les bonnes dispositions de ce
peuple. Hitler et la majorité de ses amis politiques appartenaient
à la génération de ceux qui étaient soldats lorsque la révolution
de 1918 avait éclaté et ne l’avaient jamais acceptée. Dans ses
entretiens privés, Hitler donnait souvent à entendre qu’après une
expérience comme celle de 1918, on ne serait jamais assez prudent.
Afin de prévenir toute cause de mécontentement, on dépensa plus que
dans les pays de régime démocratique pour approvisionner la
population en biens de consommation, verser les pensions de guerre
et indemniser les femmes pour le manque à gagner de leur mari
mobilisé. Alors que Churchill ne proposait à son peuple que
« du sang, des larmes, du travail et de la sueur », nous
eûmes droit, pendant toutes les phases et les crises de la guerre,
à l’éternel mot d’ordre de Hitler : « La victoire finale
est assurée. » C’était l’aveu d’une faiblesse politique ;
cette attitude trahissait une grande crainte de perdre
l’assentiment du peuple et de voir ainsi se développer des crises
politiques à l’intérieur du pays.
Alarmé par les revers que nous essuyions sur le
front russe, je n’avais pas uniquement le souci, au printemps 1942,
de vouloir mobiliser toutes les ressources du pays. J’insistais en
même temps sur l’idée que « la guerre devait être terminée le
plus rapidement possible, sinon l’Allemagne serait vaincue. Il
faut, disais-je, gagner cette guerre avant la fin du mois
d’octobre, avant que l’hiver russe ne commence, ou bien nous la
perdrons définitivement. Mais nous ne pouvons gagner qu’avec les
armes que nous possédons actuellement et non avec celles que nous
pourrions avoir l’année prochaine ». J’ignore comment cette
analyse de la situation fut portée à la connaissance du
Times, qui la publia le 7 septembre
1942 2 . Toujours est-il que
l’article résumait bien les idées sur lesquelles Milch, Fromm, et
moi étions d’accord à cette époque.
« Nous avons tous le sentiment que nous
sommes cette année à un tournant décisif de notre histoire »,
déclarai-je publiquement en avril 1942 3 . Je ne me doutais pas que ce tournant était
imminent et que l’encerclement de la VIe
armée à Stalingrad, l’anéantissement de l’Afrikakorps, le succès du
débarquement en Afrique du Nord et les premières attaques aériennes
massives approchaient. En même temps, notre économie de guerre
était, elle aussi, à un tournant ; en effet, jusqu’à l’automne
1941, l’économie avait été gérée en prévision de guerres courtes,
séparées par de longs intervalles d’accalmie. Maintenant c’était la
guerre permanente qui commençait.
A mon sens, la mobilisation de toutes les
ressources de la nation concernait, au premier chef, les hommes qui
étaient à la tête de la hiérarchie du parti. Cela me paraissait se
justifier d’autant plus que Hitler lui-même avait solennellement
déclaré, le 1er septembre 1939, au
Reichstag, qu’il n’y avait aucun sacrifice qu’il ne soit lui-même
prêt à consentir sur-le-champ.
De fait, Hitler approuva la proposition par
laquelle je suggérai de suspendre tous les travaux qu’il faisait
encore exécuter, même ceux de l’Obersalzberg. Je pus donc me
réclamer de l’accord de Hitler, quinze jours après mon entrée en
fonctions, quand je pris la parole devant nos censeurs les plus
difficiles à convaincre, c’est-à-dire les Gauleiter et les
Reichsleiter : « Les travaux à exécuter plus tard en
temps de paix ne doivent plus jamais entrer en ligne de compte et
influencer nos décisions. J’ai reçu du Führer l’ordre de lui
signaler dorénavant les activités de ce genre, qui ne peuvent que
freiner notre production d’armements et n’ont plus à être
entreprises. » C’était une menace non déguisée, même si
j’admettais en poursuivant que chacun d’entre nous avait pu avoir
jusqu’à l’hiver de cette année des désirs personnels. Mais la
situation militaire exigeait désormais que tous les travaux
superflus fussent suspendus dans les différentes régions. Il était
de notre devoir de donner le bon exemple, même si les économies de
main-d’œuvre et de matériaux ainsi réalisées n’étaient pas
considérables.
J’étais convaincu que, malgré le ton monotone sur
lequel je lisais mon discours rédigé au brouillon, tous mes
auditeurs souscriraient à l’appel que je lançais. Mais lorsque
j’eus terminé, je fus assiégé par une meute de Gauleiter et de
Kreisleiter, qui voulaient obtenir des permis exceptionnels pour
divers projets de travaux. Le premier d’entre eux était le
Reichsleiter Bormann en personne, qui avait profité entre-temps de
l’irrésolution de Hitler,
pour obtenir un contrordre. En fait, les ouvriers qui travaillaient
sur les chantiers de l’Obersalzberg, et à qui il fallait en plus
fournir des camions, des matériaux et du carburant, restèrent sur
place jusqu’à la fin de la guerre, malgré l’ordre d’interrompre les
travaux, que j’avais derechef obtenu de Hitler trois semaines après
ce discours 4 .
Ensuite ce fut au tour du Gauleiter Sauckel de
jouer des coudes afin d’obtenir des garanties pour l’aménagement de
son « Forum du parti » à Weimar ; lui aussi put
continuer ses travaux jusqu’à la fin de la guerre sans être
inquiété. Robert Ley se battit pour la porcherie qu’il voulait
construire. Je devais, assurait-il, soutenir son projet, car ses
expériences étaient d’une grande importance pour nos problèmes
alimentaires. Je lui écrivis pour rejeter sa requête non sans
m’accorder le plaisir de libeller plaisamment l’adresse :
« Au Directeur de l’organisation politique du N.S.D.A.P. et
chef du Front du travail allemand. Objet : votre
porcherie ! »
Après mon discours, Hitler lui-même, outre qu’il
autorisa les travaux de l’Obersalzberg, fit également aménager, non
loin de Salzbourg, le château de Klessheim, qui avait été laissé à
l’abandon ; on en fit une luxueuse résidence destinée aux
invités du Führer et l’opération coûta plusieurs millions de marks.
Près de Berchtesgaden, Himmler construisit en grand secret une
vaste villa pour sa maîtresse, chose que je n’appris que dans les
dernières semaines de la guerre. Après 1942, encouragé par Hitler,
un Gauleiter faisait transformer le château de Posen et un hôtel, à
grands renforts de matériaux prohibés, et il se faisait bâtir une
résidence privée à proximité de la ville. En 1942 et 1943 on
utilisait encore des matières premières très utiles et on employait
des ouvriers spécialisés pour fabriquer de nouveaux trains spéciaux
pour Ley, Keitel et d’autres. Évidemment, les fonctionnaires du
parti me tenaient presque toujours dans l’ignorance de leurs
projets ; les Reichsleiter et les Gauleiter jouissaient d’un
pouvoir absolu, je ne pouvais donc exercer aucun contrôle à ce
sujet et rarement opposer un veto, dont on n’aurait, de toute
façon, pas tenu compte. En été 1944, Hitler et Bormann n’hésitaient
pas à notifier à leur ministre de l’Armement qu’il n’avait pas à
demander à un fabricant de cadres de tableaux de Munich de
travailler pour la production de guerre. Quelques mois plus tôt ils
avaient déjà personnellement ordonné que soient exemptées de
travailler pour l’armement les « fabriques de tapisseries et
autres productions artistiques analogues », qui fabriquaient
des tapis et des tapisseries destinées aux édifices que Hitler
voulait construire après la guerre 5 .
Après neuf années de présence au pouvoir, les
dirigeants étaient si corrompus que, même durant la phase critique
de la guerre, ils furent incapables de renoncer au train de vie
dispendieux auquel ils étaient habitués. A tous il fallait de
vastes maisons, des manoirs de chasse, des propriétés, des
châteaux, un personnel nombreux, une table copieusement garnie, une
cave choisie : c’était les « obligations imposées par
leur rang 6 ». De plus
ils avaient la hantise de leur sécurité personnelle, c’était une
véritable obsession qui tournait au ridicule. A commencer par
Hitler : en quelque endroit qu’il séjournât, la première chose
qu’il ordonnait était de construire des bunkers pour sa
sécurité ; ces abris avaient des toits dont l’épaisseur
augmenta en même temps que le calibre des bombes, pour atteindre
cinq mètres. Pour finir il y avait des bunkers très complexes à
Rastenburg, à Berlin, sur l’Obersalzberg, à Munich, dans la
résidence voisine de Salzburg, au quartier général de Nauheim, à
celui de la Somme ; en 1944, Hitler fit construire en Silésie
et en Thuringe deux quartiers généraux souterrains, creusés dans la
montagne : pour ces travaux on dut faire appel à des centaines
de techniciens des mines et à des milliers d’ouvriers 7 .
La peur notoire de Hitler et la très haute opinion
qu’il avait de sa personne furent pour les hommes de son entourage
un excellent prétexte pour n’épargner aucun moyen d’assurer leur
protection personnelle. Göring fit construire un vaste abri
souterrain non seulement à Karinhall, mais aussi dans son château
de Veldenstein, perdu dans les environs de Nuremberg, et où il
n’allait presque jamais 8 . La
route de Berlin à Karinhall, longue de 70 kilomètres, était bordée
de forêts solitaires ; le long de cette route, à distances
régulières, on dut lui bâtir des abris bétonnés. Ley, qui possédait
un bunker à Grunewald, une ville de banlieue peu menacée, observait
un jour l’effet produit par une bombe lourde qui avait traversé le
toit d’un abri public : sa seule préoccupation était
l’épaisseur du toit de son bunker personnel par rapport à celui-ci.
D’autres bunkers furent d’ailleurs construits à l’extérieur des
villes pour les Gauleiter, et cela sur l’ordre de Hitler, qui était
persuadé que ces hommes étaient irremplaçables.
Les premières semaines, j’eus à faire face à toute
une série de problèmes urgents, mais celui dont la solution
pressait le plus était le problème de la main-d’œuvre. Un soir,
vers le milieu du mois de mars, alors que je visitais l’une des
plus importantes usines d’armement de Berlin, la
Rhein-metall-Borsig, je m’aperçus que les salles étaient certes
équipées d’excellentes machines, mais que celles-ci étaient
arrêtées parce qu’il n’y avait pas suffisamment d’ouvriers pour
constituer une seconde équipe. Il en allait de même dans d’autres
usines d’armement. De plus, il fallait compter pendant la journée
avec des difficultés d’alimentation en courant électrique, alors
que le soir et la nuit le réseau était beaucoup moins sollicité.
Comme on construisait à la même époque de nouvelles usines,
représentant un investissement d’environ 11 milliards de
marks, et qu’elles allaient forcément manquer de machines-outils,
il me parut plus logique de suspendre la plus grande partie des
nouvelles constructions et d’utiliser la main-d’œuvre ainsi
disponible pour constituer des équipes de roulement.
Hitler se
montra certes sensible à la logique de cette argumentation et signa
un décret aux termes duquel le volume des investissements destinés
à ces constructions était ramené à trois milliards de marks. Mais
il s’avéra que l’exécution de ce décret impliquait l’abandon de
certains projets à longue échéance de l’industrie chimique, dont le
coût s’élevait à environ un milliard de marks 9 , et Hitler n’était plus d’accord. Il
voulait toujours tout faire en même temps et justifia ainsi son
refus : « La guerre avec la Russie va peut-être bientôt
se terminer. Mais j’ai d’autres projets à plus longue portée, et
pour les réaliser, il me faut plus de carburant synthétique que
précédemment. Il faut que les nouvelles usines soient construites,
même si elles ne peuvent être terminées avant plusieurs
années. » Un an après, le 2 mars 1943, force me fut de
constater qu’il était inutile « de construire des usines qui
devaient servir à réaliser de grands programmes mais dans le futur,
et qui ne produiraient qu’après le 1er janvier 1945 10 ». En septembre 1944, la situation
militaire étant entre-temps devenue catastrophique, cette décision
malheureuse, prise par Hitler au printemps 1942, constituait encore
un sérieux handicap pour notre production d’armements.
Malgré cette décision, qui contrariait notablement
mon projet visant à restreindre la construction, quelques centaines
de milliers d’ouvriers devinrent disponibles et purent être
affectés à l’industrie d’armements. C’est alors qu’un nouvel
obstacle inattendu se présenta : le Dr Mansfeld, directeur ministériel et chef du
service de la main-d’œuvre au Plan de quatre ans, m’expliqua
franchement qu’il n’avait pas une autorité suffisante pour
transférer d’une région à une autre les ouvriers devenus
disponibles, lorsque les Gauleiter s’y opposaient 11 . Effectivement, dès qu’on s’en prenait à
leurs prérogatives, les Gauleiter oubliaient pour un temps les
rivalités et les intrigues qui les opposaient et faisaient front en
bloc. Je compris que, malgré la solidité de ma position à cette
époque, je ne pourrais jamais, à moi tout seul, venir à bout de ces
hommes-là. Il me fallait en trouver un parmi eux qui pût, nanti par
Hitler d’un pouvoir spécial, apporter une solution à ces
difficultés. Je fixai mon choix sur mon vieil ami Karl Hanke, qui
était depuis longtemps le secrétaire d’État de Goebbels, et faisait
partie de leur clan, puisqu’il était depuis janvier 1941 Gauleiter
de Basse-Silésie. Hitler se montra disposé à m’adjoindre un délégué
qui aurait les pleins pouvoirs. Mais cette fois Bormann réussit à
me couper l’herbe sous le pied. Hanke était en effet connu comme
l’un de mes alliés ; sa nomination aurait non seulement
renforcé mes pouvoirs, mais également signifié une immixtion dans
les affaires du parti, le domaine réservé de Bormann.
Deux jours plus tard, lorsque je revins présenter
ma requête à Hitler, il me donna son assentiment, mais refusa
d’entériner le choix que j’avais fait : « Hanke est trop
jeune pour un Gauleiter, et il aurait du mal à se faire respecter.
J’en ai parlé avec Bormann. Nous prendrons Sauckel 12 ».
Bormann avait réussi à faire nommer Sauckel et
obtenu de Hitler qu’il soit placé directement sous ses ordres.
Göring protesta à juste titre, car il s’agissait d’une
responsabilité qui s’était exercée jusqu’alors dans le cadre du
Plan de quatre ans. Avec cette manière désinvolte et bien à lui de
manipuler l’appareil de l’État, Hitler nomma donc Sauckel
« commissaire général » ; mais en même temps il
l’intégra dans l’organisation du Plan de quatre ans. Göring
protesta une nouvelle fois, car le procédé était manifestement
humiliant. Il est évident que Hitler n’aurait pas eu besoin
d’insister beaucoup pour amener Göring à désigner lui-même Sauckel,
mais il n’en fit rien. La rancune de Bormann avait fini par porter
une nouvelle atteinte au prestige déjà entamé de Göring.
Sauckel et moi, nous fûmes convoqués au quartier
général de Hitler. En remettant à Sauckel son acte de nomination,
Hitler nous fit observer qu’il ne devait pas y avoir de problème de
la main-d’œuvre et il répéta en des termes analogues ce qu’il avait
déjà déclaré le 9 novembre 1941 : « Les territoires
qui travaillent directement pour nous comprennent plus de
250 millions d’hommes ; il est un fait certain, c’est que
nous devons parvenir à atteler ces hommes au travail sans
ménagements 13 . » Hitler
confia à Sauckel la charge de recruter impitoyablement dans les
territoires occupés tous les ouvriers dont nous avions besoin. De
ce jour date un aspect funeste de mon action. Car, durant les deux
années et demie qui suivirent, je ne cessai de harceler Sauckel
pour qu’il affecte de force des travailleurs étrangers à la
production d’armements.
Les premières semaines, notre collaboration fut
excellente. Sauckel nous promit tout bonnement, à Hitler et à moi,
de supprimer toute pénurie de main-d’œuvre et de remplacer
ponctuellement les ouvriers spécialisés mobilisés sous les
drapeaux. De mon côté je l’aidai à acquérir de l’autorité et je lui
apportai mon soutien quand je le pus. Sauckel s’était avancé très
loin avec ses promesses. En temps de paix, les ouvriers qui
mouraient ou atteignaient l’âge de la retraite étaient remplacés
par la génération montante qui fournissait chaque année environ
600 000 hommes. Maintenant ces jeunes gens étaient incorporés
dans la Wehrmacht, avec d’ailleurs une partie de la main-d’œuvre de
l’industrie. Aussi manquait-il à l’économie de guerre en 1942 bien
plus d’un million d’ouvriers.
En un mot, Sauckel ne put réaliser ce qu’il avait
promis. Les espérances de Hitler, qui pensait prélever sans
difficultés les ouvriers qui manquaient à l’Allemagne dans une
population de 250 millions de personnes, furent également
déçues, d’une part en raison de la faiblesse des Allemands qui
exerçaient le pouvoir dans les territoires occupés, d’autre part
parce que les hommes concernés inclinaient davantage à fuir dans
les forêts, pour rejoindre les rangs de la résistance, qu’à se
laisser traîner en Allemagne pour y être mis au travail.
Lorsque les premiers ouvriers étrangers arrivèrent
dans les usines, notre organisation industrielle se mit à
m’adresser des réclamations. Les doléances étaient de toutes
sortes. Les ouvriers qualifiés qui avaient été jusque-là en sursis
d’appel et étaient maintenant remplacés par des étrangers étaient
ceux qui travaillaient à nos fabrications les plus importantes ; et c’est là
que la pénurie était la plus grave. En outre, les services
d’espionnage et de sabotage de l’ennemi arrivaient à leurs fins
très facilement, leurs agents n’avaient qu’à s’enrôler dans les
colonnes de Sauckel. Partout on manquait d’interprètes pour
s’entendre avec les différents groupes linguistiques. Des
collaborateurs de l’industrie me présentèrent des statistiques
prouvant que le recrutement des femmes allemandes avait été
nettement plus intensif durant la Première Guerre mondiale que
maintenant ; ils me montrèrent des photos prises dans la même
usine de munitions en 1918 et en 1942 ; sur ces photos on
voyait les ouvriers quittant l’usine après le travail : en
1918 il y avait une majorité de femmes, maintenant on ne voyait
presque plus que des hommes. On me présenta également des
illustrations provenant de magazines américains et britanniques,
prouvant que, dans toutes les usines d’armement de ces pays, le
personnel comprenait une plus grande proportion de femmes que chez
nous 14 .
Au début d’avril 1942, je demandai à Sauckel de
recruter les femmes allemandes pour l’armement ; il me déclara
alors tout net que la question de savoir quels ouvriers il fallait
employer, où il fallait les recruter et les affecter ne regardait
que lui ; d’ailleurs, en sa qualité de Gauleiter, il n’avait
d’ordre à recevoir que de Hitler et de comptes à rendre qu’à lui.
Pour finir il me proposa quand même de laisser la décision à
Göring, qui était directeur du Plan de quatre ans. La conférence
eut lieu une nouvelle fois à Karinhall et Göring se montra
visiblement flatté de notre démarche. Témoignant à Sauckel une
amabilité extrême, il me traita avec beaucoup de froideur. J’eus
beaucoup de mal à exposer mes arguments : Sauckel et Göring me
coupaient sans cesse la parole. L’objection essentielle de Sauckel
était que le travail en usine risquait de porter préjudice aux
femmes allemandes sur le plan moral ; non seulement leur
« vie morale et spirituelle » pouvait en souffrir mais
aussi leur fécondité. Göring approuva ces arguments avec
conviction. Mais, pour être tout à fait sûr de son fait, Sauckel
obtint aussi l’accord de Hitler immédiatement après cet entretien,
sans que j’en sache rien.
C’était le premier coup porté à ma position, qui
avait paru jusqu’alors inébranlable. Sauckel annonça sa victoire à
ses collègues Gauleiter par une proclamation dans laquelle, entre
autres choses, il annonçait : « Afin d’apporter aux
ménagères allemandes et surtout aux mères de famille nombreuse… un
soutien efficace et de protéger leur santé, le Führer m’a chargé de
prélever dans les territoires de l’Est environ 400 000 à
500 000 jeunes filles saines et robustes et de les transférer
dans le Reich 15 . »
Alors qu’en Angleterre le nombre des aides ménagères avait en 1943
diminué des deux tiers, en Allemagne ce nombre resta à peu près le
même jusqu’à la fin de la guerre, c’est-à-dire plus de
1 400 000 16 .
Bientôt le bruit circula dans la population qu’avec l’arrivée de
500 000 Ukrainiennes, les fonctionnaires du parti n’étaient
plus en peine de trouver des domestiques.
La production d’armements des puissances
belligérantes dépendait de la répartition de l’acier brut. Durant
la Première Guerre mondiale, l’économie de guerre allemande
consacra 46,5 % de l’acier brut à la production d’armements.
En prenant mes fonctions, je constatai au contraire que la part de
l’armement, dans la consommation totale d’acier brut, ne se montait
qu’à 37,5 % 17 . Afin de
pouvoir augmenter ce pourcentage, je proposai à Milch de procéder
en collaboration avec lui à la répartition des matières
premières.
Le 2 avril nous fîmes donc route une nouvelle
fois vers Karinhall. Göring s’étendit d’abord sur toutes sortes de
sujets, puis, en fin de compte, il se déclara disposé à approuver
notre idée visant à créer un office central de planification
dépendant du Plan de quatre ans. Impressionné par notre démarche
commune, il demanda presque timidement : « Vous est-il
possible de prendre mon ami Körner comme troisième
collaborateur ? S’il était tenu à l’écart, cela lui ferait de
la peine 18 . »
L’Office central de planification devint bientôt
l’institution la plus importante de notre économie de guerre.
D’ailleurs, il était inconcevable qu’on n’eût pas créé depuis
longtemps une instance supérieure, chargée de diriger les
différents programmes et de définir les priorités. Jusque vers
1939, c’est Göring qui avait lui-même assumé cette fonction ;
ensuite il ne s’était trouvé personne qui ait eu l’autorité
nécessaire pour dominer ces problèmes, dont la complexité et
l’importance allaient croissant, et pour suppléer à la carence de
Göring 19 . Le nouveau décret
de Göring instituant l’Office central de planification prévoyait
bien qu’il pourrait prendre lui-même toutes les décisions qu’il
jugerait nécessaires. Mais, comme je m’y attendais, il ne demanda
jamais rien et nous n’eûmes aucun motif d’avoir recours à
lui 20 .
Les séances de l’Office central de planification
avaient lieu à mon ministère, dans la grande salle de conférences.
Elles traînaient en longueur et une foule de personnes y
participaient : ministres et secrétaires d’État y venaient en
personne. Assistés de leurs conseillers techniques, ils menaient
souvent une lutte dramatique pour préserver leurs contingents. La
difficulté de notre tâche venait de ce qu’il fallait accorder le
moins possible à l’économie civile, mais tout de même suffisamment
pour que l’armement ne pâtisse pas d’une production insuffisante
dans les autres secteurs de la production ; il fallait aussi
pourvoir suffisamment aux besoins de la population 21 .
Pour ma part, j’entrepris de mener une action
énergique pour limiter la production des biens de consommation,
d’autant plus qu’au début de 1942 elle n’était inférieure que de
3 % à ce qu’elle était en temps de paix. Mais je ne réussis à
la réduire, en 1942, que de 12 % en faveur de
l’armement 22 . En effet,
trois mois ne s’étaient pas écoulés, que Hitler regrettait déjà sa
décision de donner la priorité à la production d’armements. Les 28
et 29 juin 1942 il ordonnait de « reprendre la
fabrication des produits de consommation courante destinés à la population ». J’émis une
protestation en arguant que « pour tous ceux qui ont accepté à
contrecœur la priorité donnée à l’armement dans la production,
cette nouvelle consigne est un encouragement supplémentaire à
s’opposer à la ligne de conduite actuelle 23 » – ce qui constituait une attaque
non dissimulée contre les fonctionnaires du parti. Mais mes
arguments ne rencontrèrent aucun écho chez Hitler.
Une fois encore les tergiversations de Hitler
faisaient obstacle à mon intention de promouvoir une économie de
guerre totale.
Pour augmenter la production d’armements, il ne
suffisait pas d’obtenir plus de main-d’œuvre et plus d’acier
brut ; il fallait encore que le trafic ferroviaire du Reich
réponde à l’accroissement des besoins, bien qu’il fût encore
perturbé par les suites de la catastrophe engendrée par l’hiver
russe. Les trains qui attendaient de pouvoir partir causaient une
paralysie du réseau qui gagnait de plus en plus l’intérieur du
Reich. Des convois chargés de matériel d’armement important étaient
ainsi soumis à des retards désastreux.
Le 5 mars 1942, le Dr Julius Dorpmüller, notre ministre des
Transports, un homme encore alerte malgré ses soixante-treize ans,
m’accompagna au quartier général ; nous voulions exposer à
Hitler les difficultés que connaissaient les transports. Je
démontrai à Hitler combien la situation était catastrophique, mais
comme Dorpmüller ne m’apportait qu’un soutien prudent, Hitler,
comme toujours, choisit l’interprétation la plus optimiste de la
situation. Il remit à plus tard la solution de ce problème capital,
en faisant remarquer que « les répercussions ne seraient sans
doute pas aussi dramatiques que le pensait Speer ».
Quinze jours plus tard il accepta de désigner,
comme je le réclamais avec insistance, un jeune fonctionnaire pour
succéder au secrétaire d’État au ministère des Transports, qui
était âgé de soixante-cinq ans. Mais Dorpmüller ne voulait pas
entendre parler de ce remplacement : « Mon secrétaire
d’État trop âgé ? » déclara-t-il comme je lui faisais
part de cette décision : « Allons donc, ce jeune
homme ! En 1922, au moment où j’étais président d’un comité de
direction de la Reichsbahn, il venait d’être nommé conseiller de la
Reichsbahn. » Et Dorpmüller réussit à s’opposer à cette
mesure.
Huit semaines plus tard, le 21 mai 1942,
Dorpmüller se voyait obligé de dresser un constat d’échec :
« La Reichsbahn dispose sur le territoire allemand d’un nombre
de wagons et de locomotives tellement insuffisant qu’elle n’est
plus en mesure d’assurer les transports les plus urgents. »
Selon les termes mêmes de la Chronique, les conclusions de
Dorpmüller sur la situation des transports équivalaient à
« une déclaration de faillite de la Reichsbahn ». Le même
jour, le ministre me proposa de placer les Transports sous mon
autorité pleine et entière, mais je refusai 24 .
Deux jours après, Hitler accepta que je lui
présente un jeune conseiller de la Reichsbahn, le Dr Ganzenmüller. L’hiver précédent, le trafic
ferroviaire avait été complètement interrompu dans un secteur de la
Russie (sur le tronçon Minsk-Smolensk) et c’est Ganzenmüller qui
l’avait remis en marche. Hitler fut très impressionné :
« Cet homme me plaît, je vais le nommer tout de suite
secrétaire d’État. » Comme je lui objectais qu’il fallait
peut-être en parler auparavant à Dorpmüller, il s’écria :
« Pas question ! ni Dorpmüller ni Ganzenmüller ne doivent
être mis au courant. Je vais simplement vous convoquer, vous,
monsieur Speer et votre candidat, au quartier général. Le ministre
des Transports arrivera de son côté, indépendamment de
vous. »
Sur l’ordre de Hitler les deux hommes furent
également logés au quartier général dans des baraquements
différents. Le Dr Ganzenmüller ne
se doutait donc de rien lorsqu’il pénétra, sans son ministre des
Transports, dans le bureau de Hitler. Les déclarations de ce
dernier sont consignées dans un procès-verbal qui fut rédigé le
jour même : « Le problème des transports est un problème
crucial ; il faut donc lui trouver une solution. Toute ma vie,
et plus particulièrement l’hiver passé, j’ai été placé devant des
problèmes capitaux, auxquels il fallait trouver une solution. A
chaque fois des experts, comme on les appelle, des hommes placés à
des postes de direction m’ont déclaré : « Ce n’est pas
possible, cela n’ira pas ! » Et bien, moi, je ne peux pas
accepter cette réponse ! Il y a des problèmes qu’il faut
résoudre à tout prix. Avec des chefs dignes de ce nom, ils ont
toujours été et seront toujours résolus. Pour cela, on ne peut pas
employer la douceur. Moi, la douceur cela m’est égal, la question
n’est pas là ; d’ailleurs je me moque complètement de ce que
dira la postérité des méthodes que je suis obligé d’employer. Pour
moi, il n’y a qu’un problème qui compte, et qu’il faut résoudre, et
c’est celui-ci : nous devons gagner cette guerre ou bien c’est
la ruine de l’Allemagne. »
Hitler expliqua ensuite comment il avait tenu
pendant la catastrophe de l’hiver passé, malgré l’avis de ses
généraux qui le pressaient de battre en retraite ; il parla de
certaines mesures que je lui avais recommandées auparavant et qui
étaient nécessaires pour rétablir un trafic normal. Puis, sans
faire appeler le ministre des Transports qui attendait, sans même
lui demander son avis, il nomma Ganzenmüller secrétaire d’État,
puisqu’il « avait démontré, au front, qu’il possédait
l’énergie nécessaire pour remettre de l’ordre dans les transports
qui étaient dans une situation sans issue ».
C’est alors seulement que Dorpmüller, le ministre,
et Leibbrandt, son directeur ministériel, furent appelés. Hitler
déclara qu’il avait décidé d’intervenir dans la question des
transports, car c’était la victoire qui en dépendait ; il
poursuivit en développant un de ses raisonnements standard :
« Je suis parti de rien autrefois, lorsque j’étais un soldat
inconnu de la Première Guerre mondiale et c’est lorsque j’ai vu
tous les autres abandonner, alors qu’ils paraissaient beaucoup plus
que moi destinés à de hautes tâches, c’est alors seulement que j’ai
entrepris quelque chose. Je n’avais pour moi que ma seule volonté
et je suis arrivé. Toute ma vie démontre que je ne capitule jamais. La guerre nous
impose certaines tâches, nous devons en venir à bout. Je le
répète : pour moi le mot "impossible" n’existe pas. » Il
répéta une seconde fois, en criant presque : « Pour moi,
il n’existe pas ! » Il annonça alors au ministre des
Transports qu’il avait nommé le conseiller de la Reichsbahn au
poste de secrétaire d’État au ministère des Transports, et ce
procédé nous mit tous, le ministre, son nouveau secrétaire d’État
et moi-même, dans une situation fort pénible.
Hitler parlait toujours avec beaucoup de respect
des capacités professionnelles de Dorpmüller. Celui-ci aurait donc
été en droit d’attendre que Hitler, avant de lui choisir un
adjoint, en débatte avec lui. Mais Hitler avait manifestement voulu
éviter une discussion difficile en le mettant devant le fait
accompli, comme il le faisait si souvent, quand il avait affaire à
des spécialistes. Toujours est-il que Dorpmüller encaissa cette
vexation sans mot dire.
Ce même jour, Hitler décida que le maréchal Milch
et moi-même aurions provisoirement tous pouvoirs pour régler le
problème des transports : nous avions mission de faire en
sorte que les conditions requises pour cela fussent « remplies
sur l’échelle la plus vaste et dans les délais les plus
brefs ». Hitler clôtura la réunion par cette observation
péremptoire : « Nous ne pouvons pas perdre la guerre à
cause du problème des transports ; par conséquent il faut le
résoudre 25 . »
Il fut effectivement résolu. Le jeune secrétaire
d’État sut mettre en œuvre des méthodes simples pour résorber
l’encombrement des voies ferrées, accélérer le trafic et faire face
à l’intensification des transports requise par l’armement. Un
comité principal responsable des véhicules ferroviaires veilla à ce
que la réparation des locomotives qui avaient été endommagées
pendant l’hiver russe fût accélérée. La fabrication des locomotives
était restée artisanale : nous lançâmes la fabrication en
série, ce qui permit d’en accroître la production 26 . Ainsi, dans les temps qui suivirent, le
trafic continua de fonctionner convenablement malgré
l’accroissement de la production d’armements, d’autant plus que la
réduction des territoires que nous occupions entraîna
inévitablement un raccourcissement des distances. Cela dura jusqu’à
l’automne 1944, époque où les attaques aériennes systématiques
devaient de nouveau, et cette fois définitivement, faire des
transports le grand point noir de notre économie de guerre.
Lorsque Göring apprit que nous nous apprêtions à
augmenter la production de locomotives, il me convoqua à Karinhall.
Il me proposa très sérieusement, puisque nous ne possédions pas
suffisamment d’acier, de fabriquer des locomotives en béton. Certes
les locomotives en béton ne dureraient pas aussi longtemps que les
locomotives en métal, fit-il ; il faudrait alors tout
simplement fabriquer davantage de locomotives. Bien entendu, il
ignorait comment cela pouvait se faire ; mais il n’empêche que
pendant des mois il ne voulut pas démordre de cette idée aberrante,
pour laquelle j’avais perdu deux heures de voyage en auto, deux
autres heures à attendre, et étais rentré chez moi le ventre
creux ; en effet, à Karinhall, il arrivait rarement que les
gens invités à une réunion se voient offrir un repas : c’était
à l’époque le seul sacrifice que la maison de Göring consentît à
l’économie de guerre totale.
Une semaine après la nomination de Ganzenmüller, à
l’occasion de laquelle on avait prononcé des formules si lapidaires
sur la solution à apporter au problème des transports, je me rendis
une nouvelle fois auprès de Hitler. Fidèle à mon point de vue selon
lequel, aux périodes critiques, l’exemple doit venir d’en haut, je
proposai à Hitler d’interdire jusqu’à nouvel ordre aux dignitaires
du parti et du Reich d’utiliser leurs wagons-salons, proposition
qui évidemment ne le visait pas lui-même. Mais il recula devant
cette décision, prétextant qu’à l’est on avait besoin de ces
wagons-salons pour pallier les difficultés de logement. J’eus beau
infirmer cet argument et montrer que la plupart de ces wagons
étaient utilisés non pas à l’est mais à l’intérieur du Reich, et
lui présenter une longue liste de tous les notables qui voyageaient
en wagon-salon : ce fut peine perdue 27 .
A cette époque je voyais régulièrement le général
Friedrich Fromm ; nous déjeunions souvent dans un salon
particulier du restaurant Horcher. Lors d’une de ces rencontres, à
la fin d’avril 1942, Fromm me déclara que la seule chance que nous
avions encore de gagner cette guerre était de mettre au point une
arme d’une puissance tout à fait révolutionnaire. Il était,
continua-t-il, en relation avec un cercle de chercheurs qui étaient
en passe d’inventer une arme qui serait capable d’anéantir des
villes entières, et peut-être de mettre hors de combat les îles
Britanniques. Fromm me proposa de m’emmener les voir. Il lui
semblait important, après tout, d’avoir au moins pris contact avec
ces gens-là.
Le Dr Albert
Vögler, directeur du plus grand konzern de l’acier en Allemagne et
président de la Kaiser-Wilhelm-Gesellschaft, me parla lui aussi ces
jours-là de la recherche nucléaire et me signala à quel point elle
était négligée. C’est lui qui m’avisa pour la première fois que
l’aide apportée à la recherche pure par le ministère du Reich pour
l’Éducation et la Science était très insuffisante ; il est
vrai que ce ministère, comme il est normal en temps de guerre,
avait peu de ressources. Le 6 mai 1942 je m’entretins avec
Hitler de cette situation et je proposai de placer à la tête du
Conseil de la recherche scientifique du Reich un personnage de
premier plan et de choisir Göring 28 . Un mois plus tard, le 9 juin 1942,
Göring était nommé à ce nouveau poste.
Avec les représentants des trois armes pour les
questions d’armement, Milch, Fromm et Witzell, j’assistai, à peu
près à la même époque, à une réunion qui eut lieu à la maison
"Harnack", le siège de la Kaiser-Wilhelm-Gesellschaft à
Berlin ; nous devions être informés sur la situation de la
recherche atomique en Allemagne. Parmi de nombreux savants dont les noms m’échappent se
trouvaient entre autres les futurs prix Nobel Otto Hahn et Werner
Heisenberg. Après quelques exposés sur certains domaines de la
recherche, Heisenberg fit une conférence sur « la
désintégration de l’atome et la mise au point du réacteur nucléaire
à uranium et du cyclotron 29 ».
Il déplora que la recherche nucléaire fût négligée
par le ministère compétent, celui de l’Éducation, se plaignit de
l’insuffisance des moyens financiers et des matières premières
mises à sa disposition et expliqua que l’appel sous les drapeaux du
personnel auxiliaire de la recherche scientifique avait contribué à
faire régresser la science allemande, dans un domaine où elle était
encore au premier rang quelques années auparavant : des
extraits de revues spécialisées américaines laissaient supposer que
là-bas la recherche nucléaire disposait de moyens techniques et
financiers extrêmement importants. De ce fait l’Amérique possédait
vraisemblablement déjà une avance qui, avec les possibilités
révolutionnaires offertes par la fission nucléaire, pouvait avoir
des conséquences incalculables.
Après la conférence, je demandai à Heisenberg si
la physique nucléaire pouvait permettre de fabriquer des bombes
atomiques. Sa réaction ne fut nullement encourageante. Certes il me
déclara que scientifiquement la chose était possible et qu’en
théorie rien ne s’opposait à la mise au point de la bombe. En
revanche il ne fallait pas compter réaliser les conditions
techniques de la fabrication avant deux ans au plus tôt, à
condition qu’on commence dès à présent à fournir à la recherche
toute j’aide nécessaire. Heisenberg justifiait ce délai très long
par plusieurs raisons, entre autres celle-ci : on disposait en
Europe d’un seul cyclotron, situé à Paris, dont le rendement était
d’ailleurs très faible, et qui par surcroît ne pouvait pas être
utilisé à fond parce qu’il fallait observer le secret. Je lui
proposai de mettre dans la balance toute l’autorité que je
possédais en tant que ministre de l’Armement pour construire des
cyclotrons aussi grands, voire plus grands que ceux qui existaient
aux États-Unis ; mais Heisenberg m’objecta que notre manque
d’expérience nous obligeait à ne construire pour commencer qu’un
modèle relativement petit.
Quoi qu’il en soit, le général Fromm accepta de
libérer de leurs obligations militaires quelques centaines de
scientifiques ; de mon côté j’invitai les chercheurs à me
signaler quelles étaient les mesures à prendre, les subventions et
les matières premières à fournir pour faire progresser la recherche
nucléaire. Quelques semaines plus tard on nous demandait quelques
centaines de milliers de marks, et on réclamait de l’acier, du
nickel et d’autres métaux contingentés, mais en quantités
insignifiantes ; les chercheurs réclamaient également la
construction d’un bunker, la mise en place de quelques baraques, et
ils voulaient que la priorité absolue soit donnée à toutes les
expériences fixées et à la construction du premier cyclotron
allemand, qui avait déjà commencé. Assez surpris par la modération
dont ils faisaient preuve dans les exigences qu’ils présentaient,
alors que cette affaire était d’une importance capitale, je portai
le montant de la subvention de un à deux millions et promis de
livrer les quantités correspondantes de matières premières.
Apparemment il ne semblait pas possible pour le moment d’en traiter
davantage 30 , en tout cas
j’acquis l’impression que la bombe atomique ne pouvait plus avoir
une très grande influence sur le déroulement présumé de la
guerre.
Connaissant bien le penchant de Hitler à
promouvoir les entreprises les plus fantastiques et à réclamer pour
cela des mesures déraisonnables, je ne l’informai que très
brièvement de la conférence sur la fission nucléaire à laquelle
j’avais assisté, et des mesures que nous avions prises pour
soutenir la recherche scientifique 31 . Hitler obtint des renseignements plus
complets et plus optimistes par l’intermédiaire de son photographe
Heinrich Hofmann, qui était un ami de Ohnesorge, le ministre des
Postes du Reich, et vraisemblablement aussi par Goebbels, Ohnesorge
s’intéressait à la fission nucléaire et entretenait tout comme la
SS, un service de recherche indépendant placé sous la direction du
jeune physicien Manfred von Ardenne. Au lieu de se faire exposer
les questions directement par les personnes compétentes, Hitler
préférait se fier à des sources hasardeuses, à des informations
colportées par des gens sans compétence : cela illustre une
nouvelle fois sa tendance au dilettantisme et montre son peu
d’intérêt pour la recherche scientifique fondamentale.
A l’occasion, Hitler me parlait à moi aussi de la
possibilité de mettre au point une bombe atomique, mais de toute
évidence cette idée était au-dessus de ses facultés
intellectuelles. Cela explique également qu’il ait été incapable de
comprendre l’aspect révolutionnaire de la physique nucléaire. Dans
mes conférences avec Hitler, qui ont été consignées en 2 200
points, la question de la fission nucléaire n’apparaît qu’une fois,
et encore en termes brefs et laconiques. Certes, il lui arrivait de
se préoccuper des perspectives que cela ouvrait, mais les
renseignements que je lui avais fournis à la suite de ma
conversation avec les physiciens l’avaient confirmé dans sa
résolution de ne pas suivre l’affaire de plus près. Il est vrai que
le professeur Heisenberg ne m’avait pas donné une réponse
concluante, quand je lui avais demandé si, après avoir provoqué une
fission nucléaire, on pouvait contrôler le phénomène avec une
sécurité absolue, ou s’il pouvait se poursuivre sous forme de
réaction en chaîne. Apparemment, Hitler n’était guère enchanté à la
pensée que, sous son règne, la terre pût être un jour transformée
en un astre de feu. Il lui arrivait néanmoins de plaisanter sur les
hommes de science qui, disait-il, dans leur désir ingénu de
dévoiler tous les secrets de la terre, risquaient de mettre un jour
le feu à la planète ; d’ici là, il se passerait certainement
beaucoup de temps, poursuivait-il, et il ne serait sûrement plus là
pour voir cela.
Hitler
n’aurait pas hésité un instant à utiliser des bombes atomiques
contre l’Angleterre, comme je m’en aperçus un soir où, réunis avec
lui et Goebbels dans le salon de la Chancellerie à Berlin, nous
regardions un film qui avait été réalisé sur le bombardement de
Varsovie à l’automne 1939. Sa réaction devant les dernières images
de ce film fut révélatrice. Le ciel était obscurci par la fumée des
incendies, les bombardiers basculaient et piquaient en direction de
leur objectif, larguaient leurs bombes, dont on pouvait suivre la
trajectoire, et remontaient ; puis l’explosion dégageait un
nuage de fumée qui prenait des proportions gigantesques ;
l’intensité du spectacle était décuplée par la concision propre à
la technique cinématographique. Hitler était fasciné. Le film se
terminait par un montage : on voyait un avion piquer sur un
dessin représentant l’île anglaise ; une explosion suivait et
l’île déchiquetée volait en morceaux. L’enthousiasme de Hitler ne
connut plus de bornes : « Voilà ce qui va leur arriver,
s’écria-t-il tout excité, voilà comment nous les
anéantirons ! »
Sur l’avis des spécialistes de physique nucléaire,
nous renonçâmes dès l’automne de 1942 à construire la bombe
atomique ; en effet, comme je demandais une nouvelle fois
quels seraient les délais nécessaires pour la mettre au point, il
me fut répondu qu’il fallait compter trois ou quatre ans. L’issue
de la guerre serait certainement décidée depuis longtemps. Je
donnai alors l’autorisation de construire un réacteur nucléaire
dont l’énergie devait servir à actionner des machines auxquelles
l’état-major de la marine s’intéressait pour ses sous-marins.
Lors d’une visite que je fis aux usines Krupp, je
demandai à voir les éléments de notre premier cyclotron et
m’informai auprès de l’ingénieur responsable des travaux pour
savoir si nous ne pourrions pas essayer tout de suite de construire
un appareil beaucoup plus grand. Mais il me confirma ce que le
professeur Heisenberg m’avait déjà dit : nous n’avions pas une
expérience technique suffisante. Pendant l’été 1944, j’assistai
pour la première fois, non loin de la clinique de l’université de
Heidelberg, à la fission d’un noyau atomique réalisée avec notre
premier cyclotron ; répondant à l’une de mes questions, le
professeur Walter Bothe m’expliqua que ce cyclotron permettrait de
réaliser des progrès en médecine et en biologie. J’en pris mon
parti.
Durant l’été 1943, notre production de munitions à
noyau dur connut une période critique, car nous ne pouvions plus
importer de wolfram en provenance du Portugal. Pour remédier à
cette situation, je donnai l’ordre d’utiliser notre uranium, pour
fabriquer le noyau de ce type de munitions 32 . Le déblocage de nos stocks d’uranium, qui
se montaient à environ 1 200 tonnes, montre qu’à cette
époque-là nous avions renoncé, mes collaborateurs et moi-même, à
l’idée de fabriquer des bombes atomiques.
Il aurait peut-être été possible de posséder une
bombe atomique opérationnelle en 1945. Mais pour cela il aurait
fallu disposer très tôt de tous les moyens techniques et financiers
et de tout le personnel nécessaires, c’est-à-dire de moyens
sensiblement équivalents à ceux qui étaient consacrés à la
construction de la fusée à longue portée. De ce point de vue
également, Peenemünde fut non seulement notre plus grand projet,
mais aussi celui qui se solda par l’échec le plus
grave 33 .
Si, dans le domaine des applications de la
science, la « guerre totale » resta un vain mot, cela
était dû aussi à des entraves d’ordre idéologique. Hitler tenait en
haute estime le physicien Philipp Lenard, qui avait obtenu le prix
Nobel en 1920 et était, parmi les premiers partisans de Hitler,
l’un des rares à être issu des milieux scientifiques. Lenard avait
inculqué à Hitler l’idée que les Juifs exerçaient une influence
pernicieuse par l’intermédiaire de la physique nucléaire et de la
théorie de la relativité 34 .
Devant ses convives, Hitler se réclamait à l’occasion de son
illustre compagnon du parti, pour qualifier la physique nucléaire
de « physique juive » – expression que Rosenberg reprit à
son compte et qui n’encouragea certainement pas le ministre de
l’Éducation à soutenir la recherche nucléaire.
Quoi qu’il en soit, même si Hitler n’avait pas
appliqué à la recherche atomique les thèses du parti, même si le
niveau de la recherche fondamentale en juin 1942 avait permis aux
physiciens d’investir non pas plusieurs millions mais plusieurs
milliards de marks pour fabriquer des bombes atomiques, il aurait
été impossible, vu l’état de surchauffe de notre économie de
guerre, de trouver les matières premières, les contingents et le
personnel spécialisé correspondant à cette somme. En effet, si les
États-Unis purent s’attaquer à cette immense entreprise, ce n’est
pas uniquement parce que leur capacité de production était
supérieure à la nôtre. Les attaques aériennes de plus en plus
fréquentes avaient depuis longtemps plongé l’économie de guerre de
l’Allemagne dans une situation sans issue, qui contraria toujours
plus sensiblement la réalisation des projets de quelque envergure.
Si nous avions pu concentrer et mobiliser au maximum toutes les
forces du pays, l’Allemagne aurait pu réaliser une bombe atomique,
qui eût peut-être été au point en 1947, mais certainement pas au
même moment que la bombe des Américains, en août 1945. Entre-temps,
l’épuisement de nos dernières réserves de minerai de chrome aurait
mis fin à la guerre au plus tard le 1e r janvier
1946.
Ainsi, dès le début de mon activité de ministre,
je découvris bon nombre de carences qui grevaient notre effort de
guerre. « Cette guerre sera perdue par ceux qui commettront
les plus grosses erreurs ! » déclara Hitler plus d’une
fois pendant la guerre, et cette réflexion paraît aujourd’hui bien
singulière. Car cette guerre, que nous aurions perdue de toute
façon, étant donné l’insuffisance de notre production, c’est Hitler
lui-même qui contribua à en précipiter la fin par toute une série
de fautes dont il porte la responsabilité : je citerai par
exemple l’incohérence de son
plan de guerre aérienne contre l’Angleterre, le manque de
sous-marins au début de la guerre, et surtout cette carence qui
consistait à n’avoir pas mis au point un plan d’ensemble pour la
conduite de la guerre. Les Mémoires rédigés en langue allemande
mettent souvent l’accent sur les erreurs capitales que Hitler a
commises, et ces observations sont justes. Mais cela ne signifie
pas pour autant que nous aurions pu gagner la guerre.