20.
Bombes
La griserie où m’avaient plongé, les premiers mois, la création de notre nouvelle organisation, la réussite que je connaissais et la considération qu’elle me valait avaient rapidement fait place à de graves soucis devant les difficultés qui s’amoncelaient. Le problème de la main-d’œuvre, les questions de matériel restées sans solution et les intrigues de cour n’étaient pas les seules causes de mes préoccupations. Les attaques aériennes de l’aviation britannique et les premières répercussions qu’elles eurent sur notre production reléguèrent pour un temps Bormann, Sauckel et la planification à l’arrière-plan. Mais en même temps les bombardements contribuèrent à accroître mon prestige. En effet, malgré les préjudices qu’ils nous causèrent, la production, loin de diminuer, augmenta.
Ces raids aériens portèrent la guerre au cœur de l’Allemagne. Dans les villes dévastées et ravagées par les flammes nous subissions la pression directe et quotidienne de la guerre, et cela nous stimulait et nous incitait à donner le maximum.
Les souffrances imposées à la population ne brisèrent pas non plus sa résistance. Mes visites dans les usines d’armement et mes contacts avec l’homme de la rue me donnèrent au contraire l’impression que notre peuple était de plus en plus aguerri. Il est possible que la diminution de la production, évaluée à 9 % 1 , ait été largement compensée par l’intensification des efforts des Allemands.
Les moyens considérables qui furent mis en œuvre pour la défense du territoire furent la principale cause de cette baisse de la production. En 1943, le territoire du Reich et les théâtres d’opérations situés à l’ouest étaient hérissés de 10 000 canons antiaériens lourds 2 qui auraient pu tout aussi bien être utilisés en Russie contre les chars ou d’autres objectifs terrestres. En outre, sans ce deuxième front, le front aérien déployé au-dessus du pays, la quantité de munitions nécessaires à notre défense antichar aurait pu être multipliée par deux, à peu de chose près. De surcroît, des centaines de milliers de jeunes soldats étaient employés à la défense antiaérienne. L’industrie de l’optique consacrait un tiers de sa production aux appareils de visée des batteries de D.C.A., l’électronique consacrait à peu près la moitié de sa production aux appareils de radiogoniométrie et de transmissions de la défense antiaérienne. C’est ce qui explique qu’en dépit du niveau élevé des industries électrique et optique de l’Allemagne, nos troupes combattant sur le front étaient beaucoup moins bien équipées en matériel moderne que les armées occidentales 3 .

 

Nous eûmes dès 1942 une première idée des épreuves qui nous attendaient en 1943 : dans la nuit du 30 au 31 mai 1942, les Anglais, concentrant toutes leurs forces, lancèrent une attaque aérienne sur Cologne, à laquelle participèrent 1 046 bombardiers.
Par une pure coïncidence, Milch et moi étions convoqués le lendemain matin du bombardement chez Göring, qui séjournait alors non pas à Karinhall, mais dans son château de Veldenstein, en Suisse franconienne. Le Reichsmarschall était de mauvaise humeur et ne voulait pas ajouter foi aux rapports qui lui parvenaient sur le bombardement de Cologne : « Impossible, on ne peut pas lancer autant de bombes en une nuit, criait-il, apostrophant son aide de camp. Passez-moi le Gauleiter de Cologne. » Une conversation grotesque se déroula devant nous au téléphone. « Le rapport de votre directeur de la Police n’est qu’un tissu de mensonges ! » Le Gauleiter sembla démentir ce point de vue. « Je vous dis, moi, Reichsmarchall, que les chiffres qu’il donne sont très exagérés. Comment pouvez-vous transmettre au Führer de telles inventions ! » Au bout du fil, le Gauleiter ne voulait manifestement pas démordre de ses chiffres : « Allez donc savoir combien de bombes incendiaires ont été lâchées ? continua Göring. Tout cela, ce ne sont que des approximations ! Je vous répète qu’elles sont beaucoup trop élevées. Tout cela est faux ! Rectifiez immédiatement les chiffres communiqués au Führer ! Ou bien voulez-vous dire par hasard que je suis un menteur ? j’ai fait parvenir au Führer un rapport avec des chiffres exacts. Un point c’est tout ! »
Ensuite, comme si de rien n’était, Göring nous fit faire le tour du propriétaire et nous montra sa maison, qui avait été la demeure de ses parents. Comme si nous avions été en pleine période de paix, il fit apporter des plans et nous expliqua que la modeste maison « Biedermeier » de ses parents, bâtie dans la cour du vieux burg en ruine, allait être remplacée par un magnifique château. Pour commencer, il allait se faire construire un bunker pour sa sécurité : les plans en étaient déjà dessinés.
Trois jours plus tard j’étais au quartier général. L’émotion suscitée par le bombardement de Cologne était encore vive. Je rapportai à Hitler l’étrange conversation qu’avait eue au téléphone Göring avec le Gauleiter Grohé. J’admis naturellement que les renseignements fournis par Göring devaient être plus véridiques que ceux du Gauleiter. Mais Hitler s’était déjà fait une opinion à ce sujet. Il présenta à Göring les comptes rendus de la presse ennemie sur le nombre considérable d’avions engagés et la quantité de bombes larguées ; ces chiffres étaient encore plus élevés que ceux du directeur de la police de Cologne 4 . La tactique de Göring, consistant à maquiller la réalité, avait mis Hitler en fureur, toutefois il considéra que l’état-major de la Luftwaffe avait aussi sa part de responsabilité. Le lendemain Göring fut reçu comme d’habitude. L’incident était clos.

 

Dès le 20 septembre 1942, j’avais fait observer à Hitler que nous aurions à faire face aux pires difficultés dans le cas où le matériel pour les chars en provenance de Friedrichshafen viendrait à manquer et la production de roulements à billes de Schweinfurt à s’arrêter. En conséquence, Hitler donna l’ordre de renforcer la défense antiaérienne de ces deux villes.
Il est de fait, comme je m’en rendis compte très tôt, que les bombardements auraient pu dès 1943 très largement décider de l’issue de la guerre, si l’on avait tenté d’anéantir les centres de la production d’armements, au lieu de procéder par bombardements massifs mais aveugles. Le 11 avril 1943, je proposai à Hitler de constituer une commission formée d’experts de l’industrie, ayant mission de choisir les objectifs stratégiques, qui, pour l’économie énergétique de l’Union soviétique, étaient d’une importance vitale. Toutefois ce ne fut pas l’Allemagne, mais l’aviation britannique qui tenta pour la première fois d’infléchir de manière déterminante le déroulement de la guerre en détruisant l’un des centres vitaux de notre économie de guerre, en quelque sorte selon le principe consistant à paralyser certains secteurs de la production. De même qu’on peut empêcher un moteur de fonctionner en supprimant l’une de ses pièces, la R.A.F. tenta, le 17 mai 1943, d’annihiler le centre vital de notre production d’armements en envoyant 19 bombardiers seulement détruire les barrages de la Ruhr.
Les informations qui me furent communiquées aux premières heures du matin étaient extrêmement alarmantes. Le barrage de la Möhne, le plus important de tous, était détruit et s’était vidé. On n’avait encore aucune nouvelle au sujet des trois autres barrages. Je sautai dans un avion pour aller observer le désastre à vol d’oiseau : le mur de retenue du barrage était éventré et, au pied de celui-ci, la centrale hydro-électrique et ses lourdes machines étaient pour ainsi dire rasées. Le jour se levait lorsque notre appareil se posa sur l’aérodrome de Werl.
Un véritable raz de marée avait inondé la vallée de la Ruhr. Les conséquences, en apparence insignifiantes, étaient cependant graves : les groupes électriques des stations de pompage de la vallée de la Ruhr étaient noyés et envasés, si bien que l’industrie était en panne et la population menacée de ne plus être approvisionnée en eau. Je fis parvenir peu après au quartier général un rapport sur la situation qui, selon les termes du procès-verbal de la conférence du Führer, fit « une profonde impression sur le Führer. Il conserve les informations à ce sujet 5  ».
Pourtant, au cours de ce raid, les Anglais n’avaient pas réussi à détruire les trois autres barrages, ce qui aurait presque complètement interrompu l’approvisionnement de la Ruhr en eau pour les mois d’été à venir. Le plus important de ces trois barrages était celui de la Sorpe, que je pus visiter le même jour : le mur de retenue avait été touché en plein milieu, mais par bonheur la brèche faite par la bombe n’atteignait pas tout à fait le niveau de l’eau. Quelques centimètres de plus et l’eau se serait écoulée pour donner rapidement naissance à un torrent furieux qui aurait emporté la digue construite en terre et en blocs de roche 6 . En engageant cette nuit-là un petit nombre de bombardiers, les Anglais eurent à leur portée un succès qui aurait été plus grand que tous ceux qu’ils avaient obtenus jusque-là avec des milliers d’avions. Mais ils commirent une erreur qui, aujourd’hui encore, reste pour moi incompréhensible : ils divisèrent leurs forces et détruisirent cette même nuit, à 70 kilomètres de là, le barrage de l’Eder, qui n’avait strictement aucune incidence sur l’approvisionnement de la Ruhr en eau 7 . Quelques jours après ce raid, 7 000 hommes, que j’avais rappelés du mur de l’Atlantique pour les diriger sur la région de la Möhne et de l’Eder, travaillaient à la réfection des digues. Le 23 septembre 1943, avant le début de la saison des pluies, la brèche du barrage de la Möhne, haute de 77 mètres sur une épaisseur de 22 mètres, était colmatée 8 . Cela permit de retenir l’eau des pluies de la fin de l’automne et de l’hiver 1943 en vue des besoins de l’été suivant. L’aviation britannique laissa passer une nouvelle chance à l’occasion de ces réparations : il aurait suffi de quelques bombes pour démolir les installations des chantiers, qui étaient très exposées ; d’autre part les échafaudages étaient en bois et quelques bombes incendiaires les auraient facilement détruits.

 

Après cette expérience faite à nos dépens, je demandai une nouvelle fois pourquoi notre aviation, dont les moyens étaient devenus modestes, ne lançait pas de la même façon des raids localisés, dirigés sur des points précis, qui pouvaient avoir des conséquences meurtrières. Quinze jours après l’opération britannique, à la fin mai 1943, je renouvelai auprès de Hitler ma proposition du 11 avril visant à créer une commission de travail qui aurait à rechercher chez l’ennemi des objectifs industriels importants. Mais comme il arrivait si souvent, Hitler se montra indécis : « Je pense qu’il est inutile de vouloir persuader l’état-major de la Luftwaffe que vos collaborateurs de l’industrie peuvent donner des conseils utiles pour définir les objectifs à attaquer dans les territoires industriels. J’ai moi-même attiré plusieurs fois l’attention du général Jeschonnek sur ce point. Mais vous pouvez lui en parler vous-même encore une fois », conclut-il, à demi résigné. Manifestement, Hitler n’avait pas l’intention de faire acte d’autorité ; il ne comprenait pas à quel point de telles opérations pouvaient décider de l’issue de la guerre. Indiscutablement, il avait déjà gâché une occasion dans les années 1939 à 1941, en lançant des raids aériens sur les villes anglaises, au lieu de les coordonner avec la guerre des sous-marins et, par exemple, d’attaquer d’abord ceux des ports anglais dont le trafic, du fait de la navigation en convois, dépassait par moments le point de saturation. Cette fois encore il ne voyait pas la chance qui s’offrait. Les Anglais eux-mêmes faisaient preuve de légèreté en imitant cette aberration, si l’on excepte leur attaque isolée sur les barrages de la Ruhr.
Malgré le scepticisme de Hitler et l’impossibilité où j’étais d’exercer quelque influence sur la stratégie de la Luftwaffe, je ne m’avouai pas vaincu. Je constituai le 23 juillet une commission regroupant quelques experts de l’industrie, que je chargeai d’étudier des objectifs méritant d’être attaqués 9 . Notre première proposition concernait l’industrie houillère de l’Angleterre, car nous disposions d’une documentation très complète émanant de la presse spécialisée anglaise sur les centres de cette industrie, sa situation géographique, ses rendements, etc. Mais cette proposition arrivait deux années trop tard : nous n’avions plus de forces suffisantes pour réussir l’opération.
Il existait un autre objectif intéressant qui, compte tenu de l’affaiblissement de nos moyens, s’imposait absolument ; c’étaient les centrales électriques russes. Diverses expériences permettaient de penser que notre aviation n’aurait pas à affronter en Russie une défense antiaérienne organisée systématiquement. De plus la production de l’énergie électrique en Union soviétique présentait avec celle des pays occidentaux une différence de structure essentielle. Alors que dans les pays de l’Ouest le développement progressif de l’industrie avait entraîné la création de nombreuses centrales électriques d’importance moyenne solidaires les unes des autres, on avait construit en Union soviétique en certains endroits isolés, généralement au milieu de vastes combinats industriels, de grandes centrales peu nombreuses, mais de dimensions gigantesques 10 . Ainsi, par exemple, une grande partie de la consommation totale d’énergie de Moscou était fournie par une usine géante située sur la haute Volga. Selon les informations qui nous parvenaient, 60 % des pièces détachées indispensables en matière d’optique et d’équipement électrique provenaient d’usines concentrées dans la capitale soviétique. Dans l’Oural se trouvaient quelques centrales géantes, dont la destruction aurait permis de paralyser pour longtemps la production d’acier ainsi que la fabrication de chars et de munitions. Une bombe bien placée sur les turbines ou les canaux d’adduction d’eau pouvait libérer des masses d’eau dont la puissance destructrice aurait été supérieure à celle de nombreuses bombes. Et comme la Russie, pour construire ses centrales géantes, avait souvent fait appel au concours d’entreprises allemandes, nous étions en mesure de fournir des renseignements très précis.
Le 26 novembre, Göring donna l’ordre d’équiper le 6e corps aérien, commandé par le général Rudolf Meister, de bombardiers à grand rayon d’action. Les unités furent regroupées en décembre à Bialystok 11 . On fit construire des maquettes en bois représentant les centrales russes pour l’instruction des pilotes. J’avais mis Hitler au courant au début du mois de décembre 12 , Milch avait attiré sur nos projets l’attention du nouveau chef d’état-major général de la Luftwaffe, Günther Korten, qui était un de ses amis. Le 4 février j’écrivais à ce dernier : « La guerre aérienne opérationnelle contre l’Union soviétique… offre aujourd’hui encore des perspectives intéressantes… J’ai le ferme espoir qu’elles (il s’agit des attaques à lancer sur les centrales électriques situées dans la région de Moscou et la haute Volga) auront des répercussions sensibles sur le potentiel de guerre de l’Union soviétique. » Comme toujours pour des opérations de cette nature, le succès était lié à des facteurs fortuits. Je n’en attendais pas de résultats véritablement décisifs. Mais, comme je l’écrivis à Korten, j’avais l’espoir que l’opération affaiblirait la puissance offensive des Russes, ce que même les renforts fournis par les Américains n’auraient pu compenser qu’au bout de plusieurs mois.
Mais cette opération arrivait elle aussi deux ans trop tard. L’offensive d’hiver des Russes avait contraint nos troupes à battre en retraite ; nous nous trouvions dans une situation critique. Hitler, manifestant comme souvent dans les situations difficiles une étroitesse de vues étonnante, me déclara à la fin de février que le « corps Meister » avait reçu l’ordre de détruire les lignes de chemin de fer afin de couper les Russes de leurs arrières. J’eus beau objecter qu’en Russie le sol était durci par le gel, que les bombes ne pouvaient faire effet qu’en surface et qu’en outre, notre expérience le montrait, les voies ferrées allemandes, beaucoup plus fragiles, étaient souvent réparées au bout de quelques heures : tous mes arguments furent vains. Le « corps Meister », lancé dans une mission inutile, fut décimé et ne put évidemment pas arrêter les mouvements opérationnels des Russes.
Du reste l’obstination de Hitler à vouloir exercer des représailles contre l’Angleterre étouffa peu à peu en lui tout l’intérêt qu’il avait manifesté pour l’idée des objectifs stratégiques précis. Même après l’anéantissement du « corps Meister » nous aurions disposé d’un nombre suffisant de bombardiers pour exécuter de telles missions. Mais Hitler s’abandonnait à l’espoir chimérique que quelques raids massifs sur Londres pourraient décourager les Anglais de continuer leur offensive aérienne sur l’Allemagne. C’est uniquement dans ce but qu’il continua, en 1943, à exiger qu’on mette au point et qu’on fabrique de nouveaux bombardiers lourds. L’idée que ces avions auraient pu servir à l’est pour attaquer des objectifs beaucoup plus payants ne le séduisait pas du tout, même si à l’occasion, et même encore pendant l’été 1944, il se rendait à mes arguments 13  ; tout comme l’état-major de la Luftwaffe, il était incapable de fonder sa stratégie aérienne sur des considérations technologiques, et non sur des conceptions militaires dépassées. Ce fut aussi le cas chez nos adversaires, du moins au début.

 

Tandis que je m’évertuais à désigner à l’attention de Hitler et de l’état-major général de la Luftwaffe des objectifs importants, nos ennemis occidentaux lancèrent, en l’espace de huit jours, du 25 juillet au 2 août, cinq raids massifs sur la même ville, à savoir Hambourg 14 . Cette opération allait à l’encontre de toutes les considérations tactiques, mais elle n’en eut pas moins des conséquences désastreuses. Dès les premiers raids, les conduites d’eau furent détruites, si bien que lors des bombardements suivants, les pompiers ne pouvaient plus éteindre le feu, des incendies gigantesques se déclarèrent, les flammes tourbillonnaient furieusement comme de véritables cyclones, l’asphalte des rues commença à brûler, les gens étaient asphyxiés dans leurs caves ou carbonisés en pleine rue. Les effets de ces raids en série ne pouvaient se comparer qu’à ceux d’un tremblement de terre. Le Gauleiter Kaufmann envoya à Hitler par télex message sur message, pour lui demander de venir visiter la ville. Comme ses appels restaient vains, il proposa que Hitler accepte au moins de recevoir une délégation de quelques équipes de sauveteurs qui s’étaient particulièrement distingués par leur conduite. Hitler refusa derechef.
C’était Hambourg qui était la première victime du sort que Göring et Hitler avaient voulu, en 1940, infliger à Londres. A l’époque, au cours d’un dîner à la Chancellerie du Reich, Hitler, en proie à une exaltation croissante et enivré par ses propres paroles, avait donné libre cours à sa rage de détruire : « Avez-vous déjà regardé une carte de Londres ? Les constructions sont si rapprochées qu’un seul foyer d’incendie suffirait à dévaster la ville tout entière, comme c’est déjà arrivé il y a plus de deux cents ans. Göring veut larguer sur Londres une multitude de bombes incendiaires d’une efficacité sans précédent et allumer ainsi dans tous les coins de la ville des foyers d’incendie, des milliers d’incendies, partout. Tous ces foyers convergeront et finiront par ne plus faire qu’un immense brasier. L’idée de Göring est la seule qui soit bonne : les bombes explosives ne donnent rien, tandis qu’avec les bombes incendiaires on peut arriver au résultat que nous voulons : la destruction totale de Londres ! Qu’est-ce que vous voulez qu’ils fassent, leurs pompiers, quand tout se déchaînera ? »
Les raids sur Hambourg m’avaient plongé dans une extrême inquiétude. A la séance de l’Office central de planification, qui se tint l’après-midi du 29 juillet, j’exposai mes craintes en ces termes : « Si les raids aériens se poursuivent avec la même ampleur qu’en ce moment, il ne faudra pas plus de douze semaines pour que nous soyons délivrés d’une foule de problèmes qui nous occupent encore actuellement. Nous serons alors entraînés sur une pente savonneuse, et la chute sera relativement rapide !… Nous pourrons tenir la séance de clôture de l’Office central de planification ! » Trois jours plus tard j’avertis Hitler que l’armement menaçait ruine et lui déclarai en même temps qu’il suffirait que six autres grandes villes subissent à leur tour des raids en série pour que ce soit l’effondrement de l’armement allemand 15 . Il m’écouta sans réaction apparente : « Vous trouverez bien le moyen d’arranger cela ! » fit-il simplement.
Et effectivement, Hitler avait raison, nous parvînmes à remettre les choses d’aplomb ; non pas grâce à notre organisation de la planification, qui, avec la meilleure volonté du monde, ne pouvait faire autre chose que de donner des directives d’ordre général, mais grâce aux efforts acharnés des hommes directement concernés, et en premier lieu des ouvriers eux-mêmes. Par bonheur, la série de raids menés sur Hambourg ne fut pas renouvelée sur d’autres villes avec la même ampleur. Ainsi l’ennemi nous accordait une nouvelle occasion d’adapter notre conduite à son action.
Quinze jours seulement après Hambourg, le 17 août 1943, l’ennemi nous porta un nouveau coup. L’aviation américaine effectua son premier raid stratégique. Il était dirigé sur Schweinfurt, où étaient concentrées de grandes usines de l’industrie des roulements à billes, industrie dont le rendement ne répondait déjà plus à nos efforts en vue d’accroître la production d’armements.
Mais dès ce premier raid, l’adversaire commit une faute capitale : au lieu de concentrer son attaque sur la seule production de roulements à billes, la flotte ennemie, qui comptait le nombre respectable de 376 forteresses volantes, se divisa, et 146 appareils attaquèrent en même temps une usine de montage de l’industrie aéronautique située à Ratisbonne, opération qui se solda par un succès, mais dont les conséquences étaient bénignes ; de plus, et cette erreur était encore plus grave, l’aviation britannique continuait d’attaquer d’autres villes sans discernement.
A la suite de ce raid, la production des roulements à billes qui étaient particulièrement importants pour l’armement, c’est-à-dire ceux dont le diamètre allait de 6,4 à 24 centimètres, diminua de 38 % 16 . Malgré la menace qui planait sur Schweinfurt, c’est là qu’il fallut remettre en marche les usines de roulements, car elles assuraient la majeure partie de la production et si nous avions voulu les transférer ailleurs, la production aurait été complètement arrêtée pour trois ou quatre mois. Vu la situation désastreuse où nous nous trouvions, il se révéla également impossible de déplacer les usines de roulements à billes de Berlin-Erkner, de Cannstatt ou de Steyr, bien que leur emplacement dût être connu de l’ennemi.
En juin 1945, l’état-major général de la R.A.F. m’interrogea sur les conséquences qu’auraient pu entraîner les raids menés sur l’industrie des roulements à billes : « Au bout de deux mois, répondis-je, la production d’armements aurait été considérablement ralentie et, au bout de quatre mois environ, totalement arrêtée, si :
« 1. Toutes les usines de roulements à billes (celles de Schweinfurt, Steyr, Erkner, Cannstatt, de France et d’Italie) avaient été attaquées en même temps ;
« 2. Si on avait répété ces raids trois ou quatre fois tous les quinze jours sans tenir compte de l’aspect offert par l’objectif ;
« 3. Si après cela on avait annihilé toute tentative de reconstruction, en lançant toutes les huit semaines deux terribles raids successifs et effectué ces bombardements six mois durant 17 . »
Après avoir encaissé ce premier coup, nous ne pûmes échapper aux pires difficultés qu’en utilisant les roulements à billes que la Wehrmacht avait stockés pour effectuer les réparations. En outre on épuisa les réserves qui étaient entreposées dans les magasins des fournisseurs ou des usines d’armement, ce qui permit de tenir six à huit semaines. Ensuite le nombre des roulements que les usines continuaient à produire était si limité, qu’on allait les chercher, souvent avec de simples sacs à dos, pour les transporter dans les ateliers de montage des entreprises d’armement. Nous nous demandions avec inquiétude si l’ennemi avait mis au point une stratégie aérienne consistant à détruire de façon continuelle cinq ou six objets relativement peu importants, mais dont la pénurie était susceptible d’immobiliser des milliers d’usines d’armement.
Pourtant le deuxième coup ne nous fut assené que deux mois plus tard. Alors que nous discutions avec Hitler de problèmes d’armement à son quartier général de Prusse-Orientale, nous fûmes interrompus par Schaub : « Le Reichsmarschall désire vous parler, c’est urgent. Cette fois, il a une bonne nouvelle à vous annoncer ! » Hitler nous informa qu’un nouveau raid de jour avait été lancé sur Schweinfurt et qu’il s’était soldé par une grande victoire de notre D.C.A. 18 . Le paysage était, paraît-il, jonché de bombardiers américains abattus. Mais je n’étais pas tranquille et demandai à Hitler d’interrompre la séance, car je voulais téléphoner moi-même à Schweinfurt. Or toutes les communications étaient coupées, il me fut impossible de joindre une usine. Finalement, grâce à l’intervention de la police, je réussis à avoir au bout du fil le contremaître d’une usine de roulements à billes, et ce fut un autre son de cloche : toutes les usines avaient subi des dommages très sérieux, les bains d’huile avaient pris feu et causé de graves incendies dans les salles des machines, les dégâts étaient beaucoup plus importants qu’après le premier raid. Cette fois nous avions perdu 67 % de notre production utile de roulements à billes (d’un diamètre de 6,3 à 24 centimètres).
La première mesure que je pris à la suite de ce raid fut de nommer le directeur général Kessler, l’un des plus énergiques de mes collaborateurs, délégué spécial à la production de roulements à billes. Les stocks étaient épuisés et les tentatives que nous avions faites pour nous procurer des roulements à billes en Suède et en Suisse n’avaient pas donné beaucoup de résultats. Néanmoins nous parvînmes à éviter la catastrophe en remplaçant, dans tous les cas où cela était possible, les paliers à roulements par des paliers lisses 19 . Mais nous fûmes également sauvés par le fait que l’ennemi, à notre grande surprise, suspendit une nouvelle fois les raids aériens sur l’industrie des roulements à billes 20 .
Certes l’usine de Erkner fut durement touchée le 23 décembre, mais nous ne savions pas exactement si l’usine était directement visée, car Berlin avait été bombardé sur une grande étendue. C’est seulement en février 1944 que les choses changèrent. En l’espace de quatre jours, les usines de Schweinfurt, Steyr et Cannstatt furent sévèrement bombardées, deux fois coup sur coup. Ensuite, ce fut le tour de Erkner, puis encore une fois de Schweinfurt et Steyr. En six semaines seulement, notre production (roulements de 6,3 cm et au-dessus) avait tellement diminué qu’elle n’était plus que de 29 % 21 .
Pourtant, au début d’avril 1944, les raids sur l’industrie des roulements à billes furent une nouvelle fois subitement suspendus. Par leur manque d’esprit de suite, les alliés laissaient encore une fois le succès leur échapper. S’ils avaient poursuivi avec la même ténacité les bombardements de mars et d’avril, nous aurions été rapidement à bout 22 . Mais de cette façon il n’y eut pas un char, pas un avion, ni quelque autre engin de perdu par manque de roulements à billes, bien que la production d’armements se fût accrue de 17 % entre juillet 1943 et avril 1944 23 . Hitler avait affirmé que rien n’était impossible, que tous nos pronostics et toutes nos craintes étaient le fait d’un pessimisme excessif : dans le cas de l’armement sa thèse semblait être confirmée par les faits.

 

Je n’ai appris qu’après la guerre pourquoi l’ennemi avait renoncé à poursuivre son action. Les états-majors de l’aviation avaient supposé que, sous le régime autoritaire de Hitler, les responsables n’auraient pas hésité à déplacer les industries les plus importantes implantées dans les villes menacées et qu’ils s’y seraient employés avec la dernière énergie. Le 20 décembre 1943, Harris se déclarait convaincu qu’ « arrivés à ce stade de la guerre, les Allemands avaient depuis longtemps fait tout ce qui était en leur pouvoir pour disséminer une production d’une importance aussi capitale (que celle des roulements à billes) ». Il s’exagérait notablement l’efficacité de notre système autoritaire qui, de l’extérieur, pouvait paraître posséder une telle cohésion.
Certes, dès le 19 décembre 1942, huit mois avant le premier raid sur Schweinfurt, j’avais bien publié un décret, valant pour l’ensemble des entreprises d’armement, qui stipulait ceci : « L’intensité croissante des attaques aériennes de l’ennemi nous oblige à accélérer les préparatifs en vue du transfert des fabrications qui sont importantes pour la production d’armements. » Mais de toutes parts se manifestèrent des résistances. Les Gauleiter répugnaient à voir s’installer dans leur région de nouvelles usines, car ils craignaient que la tranquillité qui régnait presque comme en temps de paix dans leurs petites villes de province n’en fût perturbée ; de leur côté, les responsables des fabrications les plus importantes pour l’armement ne voulaient pas s’exposer à des désagréments d’ordre politique. De sorte que rien pratiquement ne fut fait.
A la suite du deuxième raid meurtrier sur Schweinfurt, celui du 14 octobre 1943, on décida bien une nouvelle fois de disséminer dans les villages voisins une partie de la production qu’il fallait remettre en marche, et d’en mettre une autre partie à l’abri dans de petites villes de l’est de l’Allemagne qui n’étaient pas encore menacées 24 .
Par cette politique de décentralisation nous voulions prendre toutes nos précautions pour l’avenir, mais notre projet se heurta de toutes parts à une opposition acharnée et tout à fait inattendue. En janvier 1944, on discutait encore de la construction d’usines de roulements à billes souterraines 25 et, en août 1944, mon délégué se plaignait des difficultés qu’il rencontrait pour « réaliser les travaux nécessaires à l’installation sous terre des fabriques de roulements à billes 26  ».
Au lieu d’essayer de paralyser certains secteurs de la production, la R.A.F. lança une attaque aérienne sur Berlin. Le 22 novembre 1943, une réunion se tenait dans mon bureau, lorsque, vers dix-neuf heures trente, l’alarme fut donnée : on annonça qu’une puissante escadre de bombardiers se dirigeait sur Berlin. Lorsque les avions arrivèrent au-dessus de Potsdam, je suspendis la réunion pour me rendre à une tour de D.C.A. située non loin de là : de la plate-forme, je voulais observer les opérations comme je le faisais très souvent. J’étais à peine arrivé en haut, que je dus chercher refuge à l’intérieur de la tour ; celle-ci, malgré l’épaisseur de ses murs, était ébranlée par de violentes explosions. Derrière moi, des soldats de la Flak, commotionnés, descendaient précipitamment, les déflagrations les avaient jetés contre les murs et ils étaient blessés. Les explosions se succédèrent sans interruption pendant vingt minutes. Du haut de la tour on pouvait voir, dans la partie inférieure, une foule d’hommes se bousculant au milieu de la poussière de béton qui tombait des murs et devenait de plus en plus épaisse. Lorsque le déluge de bombes s’arrêta, je me risquai à nouveau sur la plateforme et j’aperçus, non loin de là, mon ministère, qui n’était plus qu’un énorme brasier. Je m’y rendis sans plus attendre. Quelques secrétaires, coiffées de casques telles des amazones, tentaient de sauver des dossiers, tandis que de temps à autre des bombes à retardement éclataient dans les environs. A la place de mon bureau, il n’y avait plus qu’un vaste trou de bombe.
L’incendie se propageait si rapidement qu’on ne put rien récupérer d’autre ; tout près de là, se dressaient les huit étages de la Direction des armements et du matériel de l’armée de terre qui menaçait d’être à son tour la proie des flammes. Alors, saisis d’une impatience fébrile de passer à l’action après être sortis indemnes du bombardement, nous nous ruâmes à l’intérieur pour sauver au moins les téléphones spéciaux, fort précieux. On arracha les fils et on mit les appareils en lieu sûr dans les sous-sols du bâtiment. Le lendemain matin, je reçus la visite du général Leeb, le directeur des armements et du matériel de l’armée, qui me déclara avec un sourire entendu : « Nous avons pu venir à bout de l’incendie au petit matin, mais malheureusement nous ne pouvons plus rien faire : il y a quelqu’un qui, cette nuit, a arraché des murs tous les appareils téléphoniques. »
Lorsque Göring, qui se trouvait dans sa propriété de Karinhall, apprit que j’étais allé dans la nuit à la tour de D.C.A., il transmit au poste de commandement de la tour l’ordre de ne plus me laisser monter sur la plateforme. Mais entre-temps des liens s’étaient créés entre les officiers et moi et ils comptaient plus que les ordres de Göring : personne ne m’empêcha d’avoir accès à la tour.
Du haut de la tour de la Flak les raids sur Berlin offraient un spectacle dont le souvenir ne peut s’effacer et il fallait constamment se rappeler le visage atroce de la réalité pour ne pas se laisser fasciner par cette vision. Les fusées parachutes, les « arbres de Noël », comme disaient les Berlinois, illuminaient soudain le ciel, puis c’était l’explosion, dont l’éclair était englouti par les fumées d’incendie ; de toutes parts d’innombrables projecteurs fouillaient le ciel, et un duel saisissant commençait quand un avion, pris dans le faisceau lumineux, cherchait à s’échapper ; parfois il était touché et n’était plus, quelques instants, qu’une torche embrasée : c’était une grandiose vision d’Apocalypse.
Dès que les avions faisaient demi-tour, je me rendais en auto dans les quartiers qui avaient été touchés et où se trouvaient d’importantes usines. Nous roulions dans des rues défoncées, remplies de décombres ; des maisons brûlaient, des sans-abri se tenaient, les uns assis, les autres debout, devant les décombres ; ici et là, des meubles et des effets, qu’ils avaient pu sauver, jonchaient les trottoirs ; la fumée, la suie, les flammes créaient une atmosphère sombre, irrespirable. Par moments, les gens étaient saisis de cette hilarité étrange, hystérique, qui s’observe souvent dans les catastrophes. Au-dessus de la ville, les fumées d’incendies formaient un énorme nuage qui avait bien 6 000 mètres d’épaisseur, de sorte qu’au beau milieu de la journée, ce lugubre spectacle était plongé dans l’obscurité.
Plus d’une fois je tentai de communiquer à Hitler mes impressions. A peine avais-je commencé qu’à chaque fois il me coupait la parole : « A part cela, Speer, combien de chars pouvez-vous nous fournir le mois prochain ? »
Le 26 novembre 1943, quatre jours après la destruction de mon ministère, à la suite d’un nouveau raid massif sur Berlin, de graves incendies s’étaient déclarés dans la plus importante de nos usines de chars, celle d’Allkett. Saur, mon adjoint, eut l’idée d’appeler le quartier général du Führer par notre ligne directe, qui était encore intacte, pour qu’on tente de là-bas d’avertir les pompiers sans passer par le central de Berlin qui était détruit. Hitler fut donc mis au courant de l’incendie et, sans demander d’autres renseignements, il donna des ordres pour que tous les pompiers de la région de Berlin, même ceux qui étaient basés assez loin, soient dirigés immédiatement vers l’usine de chars qui brûlait.
Pendant ce temps j’étais arrivé à Allkett. Certes, le grand atelier de l’usine avait brûlé en grande partie, mais le foyer de l’incendie avait déjà été éteint par les pompiers de Berlin. Bientôt, à la suite des ordres donnés par Hitler, les régiments de pompiers commencèrent à affluer, venant de villes assez éloignées comme Brandenburg, Oranienburg ou Potsdam, et les colonels qui les commandaient venaient se présenter à moi les uns après les autres pour annoncer leur arrivée. Comme ils avaient reçu des ordres directement du Führer, je ne pouvais même pas les envoyer éteindre d’autres incendies très graves, si bien qu’au petit matin, dans un vaste périmètre autour de l’usine, les rues étaient encombrées d’une foule de pompiers inactifs, alors que dans les autres quartiers de Berlin les incendies se propageaient sans qu’on fît rien pour s’y opposer.
En septembre 1943, pour éclairer mes collaborateurs sur les problèmes posés par l’armement de l’aviation, nous organisâmes, Milch et moi, un congrès de l’armement au centre d’essai de la Luftwaffe situé à Rechlin près du lac Müritzsee. Milch et ses experts parlèrent entre autres choses de la production d’avions chez l’ennemi pour les temps à venir. Tous les modèles nous furent présentés les uns après les autres, à l’aide de représentations graphiques, et surtout les courbes de la production américaine furent comparées avec les nôtres. Ce qui nous parut le plus angoissant, c’étaient les chiffres concernant les bombardiers de jour quadrimoteurs dont la production allait être décuplée. Ce que nous endurions actuellement n’était qu’un prélude à ce qui allait suivre.
Naturellement la question qui se posait était celle-ci : Dans quelle mesure Hitler et Göring étaient-ils informés de ces chiffres ? D’un ton amer, Milch m’expliqua qu’il essayait vainement depuis plusieurs mois d’obtenir que ses experts puissent renseigner Göring sur les armements de l’ennemi. Göring ne voulait pas en entendre parler ; le Führer lui avait dit que tout cela n’était que de la propagande et il avait pris ses réflexions pour argent comptant.
Quant à moi je n’avais pas plus de succès quand je m’évertuais à attirer l’attention de Hitler sur les indices de la production ennemie : « Ne donnez donc pas dans le panneau ! Toutes ces informations ne sont que du bluff. Évidemment les défaitistes du ministère de l’Air s’y laissent prendre à tout coup. » Déjà pendant l’hiver 1942 il avait écarté toutes les mises en garde par des réflexions de ce genre ; maintenant que nos villes étaient réduites en cendres les unes après les autres, il persistait dans son point de vue.
A la même époque, je fus témoin d’une scène orageuse entre Göring et Galland, le général de la chasse allemande. Ce jour-là, Galland avait annoncé à Hitler que plusieurs chasseurs américains, qui escortaient des formations de bombardiers, avaient été abattus non loin d’Aix-la-Chapelle. Il avait ajouté qu’à son avis nous allions être exposés à un grave danger si les Américains réussissaient dans un avenir proche à doter leurs avions de chasse de réservoirs supplémentaires plus grands : la chasse américaine pourrait alors escorter les formations de bombardiers beaucoup plus loin à l’intérieur du territoire allemand. Göring, à qui Hitler avait fait part des inquiétudes de Galland, se disposait à partir pour la lande de Rominten. Au moment où il allait monter dans son train spécial, Galland arriva pour prendre congé de lui : « Qu’est-ce qui vous prend, lui demanda Göring d’un ton hargneux, de raconter au Führer que des chasseurs américains ont survolé le territoire du Reich ? – Monsieur le Reichsmarschall, bientôt ils iront encore plus loin », répliqua Galland, parfaitement calme. Göring s’emporta : « Enfin, Galland, ça n’a pas de sens, comment pouvez-vous raconter de pareilles inventions, c’est une histoire à dormir debout ! » Galland hocha la tête : « C’est la réalité, monsieur le Reichsmarschall. » Avec sa casquette légèrement inclinée, son long cigare entre les dents, il avait une attitude volontairement désinvolte : « Des chasseurs américains ont été abattus près d’Aix-la-Chapelle. Cela ne fait aucun doute ! » Göring, obstiné, ne voulait pas céder : « Ce n’est pas vrai, Galland, c’est tout bonnement impossible ! » Galland rétorqua avec une pointe d’ironie. « Vous pouvez toujours faire faire des recherches pour savoir si des chasseurs américains ne sont pas tombés à côté d’Aix-la-Chapelle, monsieur le Reichsmarschall. » Göring essaya de se montrer plus conciliant : « Allons, Galland, dites-vous bien ceci : moi aussi je suis un pilote expérimenté. Je sais ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Avouez-le : vous vous êtes trompé ! » Pour toute réponse Galland hocha la tête en signe de dénégation, jusqu’à ce que Göring déclare : « Il n’y a qu’une possibilité, c’est qu’ils aient été touchés beaucoup plus loin à l’ouest. Je veux dire que s’ils volaient très haut, au moment où ils ont été touchés, ils ont pu parcourir une bonne distance en vol plané. » Impassible, Galland demanda : « Vers l’est, monsieur le Reichsmarschall ? Moi, si je suis touché… » Cette fois Göring usa d’autorité pour clore la discussion : « Monsieur Galland, je vous ordonne formellement d’admettre que les chasseurs américains ne sont pas arrivés jusqu’à Aix-la-Chapelle. » Le général tenta une dernière fois de le contredire : « Pourtant ils y étaient, monsieur le Reichsmarschall ! » Alors Göring explosa : « Je vous ordonne formellement d’admettre qu’ils n’y étaient pas. Avez-vous compris ? Les chasseurs américains ne sont pas venus jusqu’à Aix-la-Chapelle, c’est compris ? Je raconterai cela au Führer ! » Et Göring planta là le général Galland et partit. Il se retourna encore une fois menaçant : « C’est un ordre. » Avec un sourire inoubliable, Galland répondit : « A vos ordres, monsieur le Reichsmarschall ! »
En fait, Göring ne s’aveuglait pas sur la réalité. J’eus quelquefois l’occasion de l’entendre porter sur la situation des jugements pertinents. Il agissait plutôt comme un homme en faillite qui veut jusqu’à la fin se tromper soi-même et tromper les autres. Son humeur versatile, son attitude désinvolte devant la réalité avaient déjà, en 1941, poussé Ernst Udet, le célèbre pilote de chasse, devenu le premier directeur général du service du matériel de la Luftwaffe, à mettre fin à ses jours. Le 18 août 1943, on trouva un autre adjoint direct de Göring, le général Jeschonnek, depuis plus de quatre ans chef d’état-major général de la Luftwaffe, mort dans son bureau. Lui aussi s’était suicidé. Sur sa table on découvrit, comme Milch me l’apprit, une note demandant que Göring n’assiste pas à son enterrement. Göring assista néanmoins aux obsèques et déposa, au nom de Hitler, une couronne mortuaire sur la tombe du général 27.

 

J’ai toujours pensé que l’une des qualités les plus enviables consiste à regarder la réalité en face et à ne pas se repaître de chimères. Pourtant, en jetant un regard rétrospectif sur ma vie jusqu’à mes années de prison, je me rends compte qu’à aucun moment je n’ai été à l’abri des illusions.
Cette tendance à se dérober devant la réalité, qui se généralisait visiblement, n’était pas un trait particulier au régime national-socialiste. Mais alors que dans des circonstances normales, il se trouve différents facteurs susceptibles de porter remède à ce refus du réel, le milieu qui nous entoure, les railleries, les critiques, l’incrédulité auxquelles on se trouve exposé, aucun de ces antidotes n’existait sous le IIIe Reich, surtout quand on appartenait à la sphère dirigeante. Bien au contraire, on était, comme dans un cabinet des miroirs, entouré par l’image cent fois réfléchie de ses propres illusions, par la vision cent fois confirmée d’un monde imaginaire et fantasmagorique qui n’avait plus rien de commun avec la sombre réalité du monde extérieur. Je ne pouvais contempler, dans tous ces miroirs, que le reflet, toujours répété, de mon propre visage, aucune image étrangère ne venait rompre l’uniformité de ces reproductions, toutes identiques, de mon propre visage.
Cette fuite devant la réalité n’était pas la même chez tous, elle était plus ou moins prononcée. Goebbels s’aveuglait beaucoup moins que, par exemple, Göring ou Ley. Mais ces différences paraissaient minimes si l’on songe à la distance qui nous séparait tous, les songe-creux et les prétendus réalistes, des événements réels.