Bombes
La griserie où m’avaient plongé, les premiers
mois, la création de notre nouvelle organisation, la réussite que
je connaissais et la considération qu’elle me valait avaient
rapidement fait place à de graves soucis devant les difficultés qui
s’amoncelaient. Le problème de la main-d’œuvre, les questions de
matériel restées sans solution et les intrigues de cour n’étaient
pas les seules causes de mes préoccupations. Les attaques aériennes
de l’aviation britannique et les premières répercussions qu’elles
eurent sur notre production reléguèrent pour un temps Bormann,
Sauckel et la planification à l’arrière-plan. Mais en même temps
les bombardements contribuèrent à accroître mon prestige. En effet,
malgré les préjudices qu’ils nous causèrent, la production, loin de
diminuer, augmenta.
Ces raids aériens portèrent la guerre au cœur de
l’Allemagne. Dans les villes dévastées et ravagées par les flammes
nous subissions la pression directe et quotidienne de la guerre, et
cela nous stimulait et nous incitait à donner le maximum.
Les souffrances imposées à la population ne
brisèrent pas non plus sa résistance. Mes visites dans les usines
d’armement et mes contacts avec l’homme de la rue me donnèrent au
contraire l’impression que notre peuple était de plus en plus
aguerri. Il est possible que la diminution de la production,
évaluée à 9 % 1 , ait été
largement compensée par l’intensification des efforts des
Allemands.
Les moyens considérables qui furent mis en œuvre
pour la défense du territoire furent la principale cause de cette
baisse de la production. En 1943, le territoire du Reich et les
théâtres d’opérations situés à l’ouest étaient hérissés de
10 000 canons antiaériens lourds 2 qui auraient pu tout aussi bien être utilisés en
Russie contre les chars ou d’autres objectifs terrestres. En outre,
sans ce deuxième front, le front aérien déployé au-dessus du pays,
la quantité de munitions nécessaires à notre défense antichar
aurait pu être multipliée par deux, à peu de chose près. De
surcroît, des centaines de milliers de jeunes soldats étaient
employés à la défense antiaérienne. L’industrie de l’optique
consacrait un tiers de sa production aux appareils de visée des
batteries de D.C.A., l’électronique consacrait à peu près la moitié
de sa production aux appareils de radiogoniométrie et de
transmissions de la défense antiaérienne. C’est ce qui explique
qu’en dépit du niveau élevé des industries électrique et optique de
l’Allemagne, nos troupes combattant sur le front étaient beaucoup
moins bien équipées en matériel moderne que les armées
occidentales 3 .
Nous eûmes dès 1942 une première idée des épreuves
qui nous attendaient en 1943 : dans la nuit du 30 au
31 mai 1942, les Anglais, concentrant toutes leurs forces,
lancèrent une attaque aérienne sur Cologne, à laquelle
participèrent 1 046 bombardiers.
Par une pure coïncidence, Milch et moi étions
convoqués le lendemain matin du bombardement chez Göring, qui
séjournait alors non pas à Karinhall, mais dans son château de
Veldenstein, en Suisse franconienne. Le Reichsmarschall était de
mauvaise humeur et ne voulait pas ajouter foi aux rapports qui lui
parvenaient sur le bombardement de Cologne :
« Impossible, on ne peut pas lancer autant de bombes en une
nuit, criait-il, apostrophant son aide de camp. Passez-moi le
Gauleiter de Cologne. » Une conversation grotesque se déroula
devant nous au téléphone. « Le rapport de votre directeur de
la Police n’est qu’un tissu de mensonges ! » Le Gauleiter
sembla démentir ce point de vue. « Je vous dis, moi,
Reichsmarchall, que les chiffres qu’il donne sont très exagérés.
Comment pouvez-vous transmettre au Führer de telles
inventions ! » Au bout du fil, le Gauleiter ne voulait
manifestement pas démordre de ses chiffres : « Allez donc
savoir combien de bombes incendiaires ont été lâchées ?
continua Göring. Tout cela, ce ne sont que des
approximations ! Je vous répète qu’elles sont beaucoup trop
élevées. Tout cela est faux ! Rectifiez immédiatement les
chiffres communiqués au Führer ! Ou bien voulez-vous dire par
hasard que je suis un menteur ? j’ai fait parvenir au Führer
un rapport avec des chiffres exacts. Un point c’est
tout ! »
Ensuite, comme si de rien n’était, Göring nous fit
faire le tour du propriétaire et nous montra sa maison, qui avait
été la demeure de ses parents. Comme si nous avions été en pleine
période de paix, il fit apporter des plans et nous expliqua que la
modeste maison « Biedermeier » de ses parents, bâtie dans
la cour du vieux burg en ruine, allait
être remplacée par un magnifique château. Pour commencer, il allait
se faire construire un bunker pour sa sécurité : les plans en
étaient déjà dessinés.
Trois jours plus tard j’étais au quartier général.
L’émotion suscitée par le bombardement de Cologne était encore
vive. Je rapportai à Hitler l’étrange conversation qu’avait eue au
téléphone Göring avec le Gauleiter Grohé. J’admis naturellement que
les renseignements fournis par Göring devaient être plus véridiques
que ceux du Gauleiter. Mais
Hitler s’était déjà fait une opinion à ce sujet. Il présenta à
Göring les comptes rendus de la presse ennemie sur le nombre
considérable d’avions engagés et la quantité de bombes
larguées ; ces chiffres étaient encore plus élevés que ceux du
directeur de la police de Cologne 4 . La tactique de Göring, consistant à
maquiller la réalité, avait mis Hitler en fureur, toutefois il
considéra que l’état-major de la Luftwaffe avait aussi sa part de
responsabilité. Le lendemain Göring fut reçu comme d’habitude.
L’incident était clos.
Dès le 20 septembre 1942, j’avais fait
observer à Hitler que nous aurions à faire face aux pires
difficultés dans le cas où le matériel pour les chars en provenance
de Friedrichshafen viendrait à manquer et la production de
roulements à billes de Schweinfurt à s’arrêter. En conséquence,
Hitler donna l’ordre de renforcer la défense antiaérienne de ces
deux villes.
Il est de fait, comme je m’en rendis compte très
tôt, que les bombardements auraient pu dès 1943 très largement
décider de l’issue de la guerre, si l’on avait tenté d’anéantir les
centres de la production d’armements, au lieu de procéder par
bombardements massifs mais aveugles. Le 11 avril 1943, je
proposai à Hitler de constituer une commission formée d’experts de
l’industrie, ayant mission de choisir les objectifs stratégiques,
qui, pour l’économie énergétique de l’Union soviétique, étaient
d’une importance vitale. Toutefois ce ne fut pas l’Allemagne, mais
l’aviation britannique qui tenta pour la première fois d’infléchir
de manière déterminante le déroulement de la guerre en détruisant
l’un des centres vitaux de notre économie de guerre, en quelque
sorte selon le principe consistant à paralyser certains secteurs de
la production. De même qu’on peut empêcher un moteur de fonctionner
en supprimant l’une de ses pièces, la R.A.F. tenta, le 17 mai
1943, d’annihiler le centre vital de notre production d’armements
en envoyant 19 bombardiers seulement détruire les barrages de la
Ruhr.
Les informations qui me furent communiquées aux
premières heures du matin étaient extrêmement alarmantes. Le
barrage de la Möhne, le plus important de tous, était détruit et
s’était vidé. On n’avait encore aucune nouvelle au sujet des trois
autres barrages. Je sautai dans un avion pour aller observer le
désastre à vol d’oiseau : le mur de retenue du barrage était
éventré et, au pied de celui-ci, la centrale hydro-électrique et
ses lourdes machines étaient pour ainsi dire rasées. Le jour se
levait lorsque notre appareil se posa sur l’aérodrome de
Werl.
Un véritable raz de marée avait inondé la vallée
de la Ruhr. Les conséquences, en apparence insignifiantes, étaient
cependant graves : les groupes électriques des stations de
pompage de la vallée de la Ruhr étaient noyés et envasés, si bien
que l’industrie était en panne et la population menacée de ne plus
être approvisionnée en eau. Je fis parvenir peu après au quartier
général un rapport sur la situation qui, selon les termes du
procès-verbal de la conférence du Führer, fit « une profonde
impression sur le Führer. Il conserve les informations à ce
sujet 5 ».
Pourtant, au cours de ce raid, les Anglais
n’avaient pas réussi à détruire les trois autres barrages, ce qui
aurait presque complètement interrompu l’approvisionnement de la
Ruhr en eau pour les mois d’été à venir. Le plus important de ces
trois barrages était celui de la Sorpe, que je pus visiter le même
jour : le mur de retenue avait été touché en plein milieu,
mais par bonheur la brèche faite par la bombe n’atteignait pas tout
à fait le niveau de l’eau. Quelques centimètres de plus et l’eau se
serait écoulée pour donner rapidement naissance à un torrent
furieux qui aurait emporté la digue construite en terre et en blocs
de roche 6 . En engageant
cette nuit-là un petit nombre de bombardiers, les Anglais eurent à
leur portée un succès qui aurait été plus grand que tous ceux
qu’ils avaient obtenus jusque-là avec des milliers d’avions. Mais
ils commirent une erreur qui, aujourd’hui encore, reste pour moi
incompréhensible : ils divisèrent leurs forces et détruisirent
cette même nuit, à 70 kilomètres de là, le barrage de l’Eder, qui
n’avait strictement aucune incidence sur l’approvisionnement de la
Ruhr en eau 7 . Quelques jours
après ce raid, 7 000 hommes, que j’avais rappelés du mur de
l’Atlantique pour les diriger sur la région de la Möhne et de
l’Eder, travaillaient à la réfection des digues. Le
23 septembre 1943, avant le début de la saison des pluies, la
brèche du barrage de la Möhne, haute de 77 mètres sur une épaisseur
de 22 mètres, était colmatée 8 . Cela permit de retenir l’eau des pluies de
la fin de l’automne et de l’hiver 1943 en vue des besoins de l’été
suivant. L’aviation britannique laissa passer une nouvelle chance à
l’occasion de ces réparations : il aurait suffi de quelques
bombes pour démolir les installations des chantiers, qui étaient
très exposées ; d’autre part les échafaudages étaient en bois
et quelques bombes incendiaires les auraient facilement
détruits.
Après cette expérience faite à nos dépens, je
demandai une nouvelle fois pourquoi notre aviation, dont les moyens
étaient devenus modestes, ne lançait pas de la même façon des raids
localisés, dirigés sur des points précis, qui pouvaient avoir des
conséquences meurtrières. Quinze jours après l’opération
britannique, à la fin mai 1943, je renouvelai auprès de Hitler
ma proposition du 11 avril visant à créer une commission de
travail qui aurait à rechercher chez l’ennemi des objectifs
industriels importants. Mais comme il arrivait si souvent, Hitler
se montra indécis : « Je pense qu’il est inutile de
vouloir persuader l’état-major de la Luftwaffe que vos
collaborateurs de l’industrie peuvent donner des conseils utiles
pour définir les objectifs à attaquer dans les territoires
industriels. J’ai moi-même attiré plusieurs fois l’attention du
général Jeschonnek sur ce point. Mais vous pouvez lui en parler
vous-même encore une fois », conclut-il, à demi résigné.
Manifestement, Hitler n’avait pas l’intention de faire acte
d’autorité ; il ne comprenait pas à quel point de telles
opérations pouvaient décider
de l’issue de la guerre. Indiscutablement, il avait déjà gâché une
occasion dans les années 1939 à 1941, en lançant des raids aériens
sur les villes anglaises, au lieu de les coordonner avec la guerre
des sous-marins et, par exemple, d’attaquer d’abord ceux des ports
anglais dont le trafic, du fait de la navigation en convois,
dépassait par moments le point de saturation. Cette fois encore il
ne voyait pas la chance qui s’offrait. Les Anglais eux-mêmes
faisaient preuve de légèreté en imitant cette aberration, si l’on
excepte leur attaque isolée sur les barrages de la Ruhr.
Malgré le scepticisme de Hitler et l’impossibilité
où j’étais d’exercer quelque influence sur la stratégie de la
Luftwaffe, je ne m’avouai pas vaincu. Je constituai le
23 juillet une commission regroupant quelques experts de
l’industrie, que je chargeai d’étudier des objectifs méritant
d’être attaqués 9 . Notre
première proposition concernait l’industrie houillère de
l’Angleterre, car nous disposions d’une documentation très complète
émanant de la presse spécialisée anglaise sur les centres de cette
industrie, sa situation géographique, ses rendements, etc. Mais
cette proposition arrivait deux années trop tard : nous
n’avions plus de forces suffisantes pour réussir l’opération.
Il existait un autre objectif intéressant qui,
compte tenu de l’affaiblissement de nos moyens, s’imposait
absolument ; c’étaient les centrales électriques russes.
Diverses expériences permettaient de penser que notre aviation
n’aurait pas à affronter en Russie une défense antiaérienne
organisée systématiquement. De plus la production de l’énergie
électrique en Union soviétique présentait avec celle des pays
occidentaux une différence de structure essentielle. Alors que dans
les pays de l’Ouest le développement progressif de l’industrie
avait entraîné la création de nombreuses centrales électriques
d’importance moyenne solidaires les unes des autres, on avait
construit en Union soviétique en certains endroits isolés,
généralement au milieu de vastes combinats industriels, de grandes
centrales peu nombreuses, mais de dimensions
gigantesques 10 . Ainsi, par
exemple, une grande partie de la consommation totale d’énergie de
Moscou était fournie par une usine géante située sur la haute
Volga. Selon les informations qui nous parvenaient, 60 % des
pièces détachées indispensables en matière d’optique et
d’équipement électrique provenaient d’usines concentrées dans la
capitale soviétique. Dans l’Oural se trouvaient quelques centrales
géantes, dont la destruction aurait permis de paralyser pour
longtemps la production d’acier ainsi que la fabrication de chars
et de munitions. Une bombe bien placée sur les turbines ou les
canaux d’adduction d’eau pouvait libérer des masses d’eau dont la
puissance destructrice aurait été supérieure à celle de nombreuses
bombes. Et comme la Russie, pour construire ses centrales géantes,
avait souvent fait appel au concours d’entreprises allemandes, nous
étions en mesure de fournir des renseignements très précis.
Le 26 novembre, Göring donna l’ordre
d’équiper le 6e corps aérien,
commandé par le général Rudolf Meister, de bombardiers à grand
rayon d’action. Les unités furent regroupées en décembre à
Bialystok 11 . On fit
construire des maquettes en bois représentant les centrales russes
pour l’instruction des pilotes. J’avais mis Hitler au courant au
début du mois de décembre 12 ,
Milch avait attiré sur nos projets l’attention du nouveau chef
d’état-major général de la Luftwaffe, Günther Korten, qui était un
de ses amis. Le 4 février j’écrivais à ce dernier :
« La guerre aérienne opérationnelle contre l’Union soviétique…
offre aujourd’hui encore des perspectives intéressantes… J’ai le
ferme espoir qu’elles (il s’agit des attaques à lancer sur les
centrales électriques situées dans la région de Moscou et la haute
Volga) auront des répercussions sensibles sur le potentiel de
guerre de l’Union soviétique. » Comme toujours pour des
opérations de cette nature, le succès était lié à des facteurs
fortuits. Je n’en attendais pas de résultats véritablement
décisifs. Mais, comme je l’écrivis à Korten, j’avais l’espoir que
l’opération affaiblirait la puissance offensive des Russes, ce que
même les renforts fournis par les Américains n’auraient pu
compenser qu’au bout de plusieurs mois.
Mais cette opération arrivait elle aussi deux ans
trop tard. L’offensive d’hiver des Russes avait contraint nos
troupes à battre en retraite ; nous nous trouvions dans une
situation critique. Hitler, manifestant comme souvent dans les
situations difficiles une étroitesse de vues étonnante, me déclara
à la fin de février que le « corps Meister » avait reçu
l’ordre de détruire les lignes de chemin de fer afin de couper les
Russes de leurs arrières. J’eus beau objecter qu’en Russie le sol
était durci par le gel, que les bombes ne pouvaient faire effet
qu’en surface et qu’en outre, notre expérience le montrait, les
voies ferrées allemandes, beaucoup plus fragiles, étaient souvent
réparées au bout de quelques heures : tous mes arguments
furent vains. Le « corps Meister », lancé dans une
mission inutile, fut décimé et ne put évidemment pas arrêter les
mouvements opérationnels des Russes.
Du reste l’obstination de Hitler à vouloir exercer
des représailles contre l’Angleterre étouffa peu à peu en lui tout
l’intérêt qu’il avait manifesté pour l’idée des objectifs
stratégiques précis. Même après l’anéantissement du « corps
Meister » nous aurions disposé d’un nombre suffisant de
bombardiers pour exécuter de telles missions. Mais Hitler
s’abandonnait à l’espoir chimérique que quelques raids massifs sur
Londres pourraient décourager les Anglais de continuer leur
offensive aérienne sur l’Allemagne. C’est uniquement dans ce but
qu’il continua, en 1943, à exiger qu’on mette au point et qu’on
fabrique de nouveaux bombardiers lourds. L’idée que ces avions
auraient pu servir à l’est pour attaquer des objectifs beaucoup
plus payants ne le séduisait pas du tout, même si à l’occasion, et
même encore pendant l’été 1944, il se rendait à mes
arguments 13 ; tout
comme l’état-major de la Luftwaffe, il était incapable de fonder sa
stratégie aérienne sur des considérations technologiques, et non
sur des conceptions militaires dépassées. Ce fut aussi le cas chez
nos adversaires, du moins au début.
Tandis que
je m’évertuais à désigner à l’attention de Hitler et de
l’état-major général de la Luftwaffe des objectifs importants, nos
ennemis occidentaux lancèrent, en l’espace de huit jours, du
25 juillet au 2 août, cinq raids massifs sur la même
ville, à savoir Hambourg 14 .
Cette opération allait à l’encontre de toutes les considérations
tactiques, mais elle n’en eut pas moins des conséquences
désastreuses. Dès les premiers raids, les conduites d’eau furent
détruites, si bien que lors des bombardements suivants, les
pompiers ne pouvaient plus éteindre le feu, des incendies
gigantesques se déclarèrent, les flammes tourbillonnaient
furieusement comme de véritables cyclones, l’asphalte des rues
commença à brûler, les gens étaient asphyxiés dans leurs caves ou
carbonisés en pleine rue. Les effets de ces raids en série ne
pouvaient se comparer qu’à ceux d’un tremblement de terre. Le
Gauleiter Kaufmann envoya à Hitler par télex message sur message,
pour lui demander de venir visiter la ville. Comme ses appels
restaient vains, il proposa que Hitler accepte au moins de recevoir
une délégation de quelques équipes de sauveteurs qui s’étaient
particulièrement distingués par leur conduite. Hitler refusa
derechef.
C’était Hambourg qui était la première victime du
sort que Göring et Hitler avaient voulu, en 1940, infliger à
Londres. A l’époque, au cours d’un dîner à la Chancellerie du
Reich, Hitler, en proie à une exaltation croissante et enivré par
ses propres paroles, avait donné libre cours à sa rage de
détruire : « Avez-vous déjà regardé une carte de
Londres ? Les constructions sont si rapprochées qu’un seul
foyer d’incendie suffirait à dévaster la ville tout entière, comme
c’est déjà arrivé il y a plus de deux cents ans. Göring veut
larguer sur Londres une multitude de bombes incendiaires d’une
efficacité sans précédent et allumer ainsi dans tous les coins de
la ville des foyers d’incendie, des milliers d’incendies, partout.
Tous ces foyers convergeront et finiront par ne plus faire qu’un
immense brasier. L’idée de Göring est la seule qui soit
bonne : les bombes explosives ne donnent rien, tandis qu’avec
les bombes incendiaires on peut arriver au résultat que nous
voulons : la destruction totale de Londres ! Qu’est-ce
que vous voulez qu’ils fassent, leurs pompiers, quand tout se
déchaînera ? »
Les raids sur Hambourg m’avaient plongé dans une
extrême inquiétude. A la séance de l’Office central de
planification, qui se tint l’après-midi du 29 juillet,
j’exposai mes craintes en ces termes : « Si les raids
aériens se poursuivent avec la même ampleur qu’en ce moment, il ne
faudra pas plus de douze semaines pour que nous soyons délivrés
d’une foule de problèmes qui nous occupent encore actuellement.
Nous serons alors entraînés sur une pente savonneuse, et la chute
sera relativement rapide !… Nous pourrons tenir la séance de
clôture de l’Office central de planification ! » Trois
jours plus tard j’avertis Hitler que l’armement menaçait ruine et
lui déclarai en même temps qu’il suffirait que six autres grandes
villes subissent à leur tour des raids en série pour que ce soit
l’effondrement de l’armement allemand 15 . Il m’écouta sans réaction
apparente : « Vous trouverez bien le moyen d’arranger
cela ! » fit-il simplement.
Et effectivement, Hitler avait raison, nous
parvînmes à remettre les choses d’aplomb ; non pas grâce à
notre organisation de la planification, qui, avec la meilleure
volonté du monde, ne pouvait faire autre chose que de donner des
directives d’ordre général, mais grâce aux efforts acharnés des
hommes directement concernés, et en premier lieu des ouvriers
eux-mêmes. Par bonheur, la série de raids menés sur Hambourg ne fut
pas renouvelée sur d’autres villes avec la même ampleur. Ainsi
l’ennemi nous accordait une nouvelle occasion d’adapter notre
conduite à son action.
Quinze jours seulement après Hambourg, le
17 août 1943, l’ennemi nous porta un nouveau coup. L’aviation
américaine effectua son premier raid stratégique. Il était dirigé
sur Schweinfurt, où étaient concentrées de grandes usines de
l’industrie des roulements à billes, industrie dont le rendement ne
répondait déjà plus à nos efforts en vue d’accroître la production
d’armements.
Mais dès ce premier raid, l’adversaire commit une
faute capitale : au lieu de concentrer son attaque sur la
seule production de roulements à billes, la flotte ennemie, qui
comptait le nombre respectable de 376 forteresses volantes, se
divisa, et 146 appareils attaquèrent en même temps une usine de
montage de l’industrie aéronautique située à Ratisbonne, opération
qui se solda par un succès, mais dont les conséquences étaient
bénignes ; de plus, et cette erreur était encore plus grave,
l’aviation britannique continuait d’attaquer d’autres villes sans
discernement.
A la suite de ce raid, la production des
roulements à billes qui étaient particulièrement importants pour
l’armement, c’est-à-dire ceux dont le diamètre allait de 6,4 à 24
centimètres, diminua de 38 % 16 . Malgré la menace qui planait sur
Schweinfurt, c’est là qu’il fallut remettre en marche les usines de
roulements, car elles assuraient la majeure partie de la production
et si nous avions voulu les transférer ailleurs, la production
aurait été complètement arrêtée pour trois ou quatre mois. Vu la
situation désastreuse où nous nous trouvions, il se révéla
également impossible de déplacer les usines de roulements à billes
de Berlin-Erkner, de Cannstatt ou de Steyr, bien que leur
emplacement dût être connu de l’ennemi.
En juin 1945, l’état-major général de la R.A.F.
m’interrogea sur les conséquences qu’auraient pu entraîner les
raids menés sur l’industrie des roulements à billes :
« Au bout de deux mois, répondis-je, la production d’armements
aurait été considérablement ralentie et, au bout de quatre mois
environ, totalement arrêtée, si :
« 1. Toutes les usines de roulements à billes
(celles de Schweinfurt, Steyr, Erkner, Cannstatt, de France et
d’Italie) avaient été attaquées en même temps ;
« 2. Si
on avait répété ces raids trois ou quatre fois tous les quinze
jours sans tenir compte de l’aspect offert par
l’objectif ;
« 3. Si après cela on avait annihilé toute
tentative de reconstruction, en lançant toutes les huit semaines
deux terribles raids successifs et effectué ces bombardements six
mois durant 17 . »
Après avoir encaissé ce premier coup, nous ne
pûmes échapper aux pires difficultés qu’en utilisant les roulements
à billes que la Wehrmacht avait stockés pour effectuer les
réparations. En outre on épuisa les réserves qui étaient
entreposées dans les magasins des fournisseurs ou des usines
d’armement, ce qui permit de tenir six à huit semaines. Ensuite le
nombre des roulements que les usines continuaient à produire était
si limité, qu’on allait les chercher, souvent avec de simples sacs
à dos, pour les transporter dans les ateliers de montage des
entreprises d’armement. Nous nous demandions avec inquiétude si
l’ennemi avait mis au point une stratégie aérienne consistant à
détruire de façon continuelle cinq ou six objets relativement peu
importants, mais dont la pénurie était susceptible d’immobiliser
des milliers d’usines d’armement.
Pourtant le deuxième coup ne nous fut assené que
deux mois plus tard. Alors que nous discutions avec Hitler de
problèmes d’armement à son quartier général de Prusse-Orientale,
nous fûmes interrompus par Schaub : « Le Reichsmarschall
désire vous parler, c’est urgent. Cette fois, il a une bonne
nouvelle à vous annoncer ! » Hitler nous informa qu’un
nouveau raid de jour avait été lancé sur Schweinfurt et qu’il
s’était soldé par une grande victoire de notre
D.C.A. 18 . Le paysage était,
paraît-il, jonché de bombardiers américains abattus. Mais je
n’étais pas tranquille et demandai à Hitler d’interrompre la
séance, car je voulais téléphoner moi-même à Schweinfurt. Or toutes
les communications étaient coupées, il me fut impossible de joindre
une usine. Finalement, grâce à l’intervention de la police, je
réussis à avoir au bout du fil le contremaître d’une usine de
roulements à billes, et ce fut un autre son de cloche : toutes
les usines avaient subi des dommages très sérieux, les bains
d’huile avaient pris feu et causé de graves incendies dans les
salles des machines, les dégâts étaient beaucoup plus importants
qu’après le premier raid. Cette fois nous avions perdu 67 % de
notre production utile de roulements à billes (d’un diamètre de 6,3
à 24 centimètres).
La première mesure que je pris à la suite de ce
raid fut de nommer le directeur général Kessler, l’un des plus
énergiques de mes collaborateurs, délégué spécial à la production
de roulements à billes. Les stocks étaient épuisés et les
tentatives que nous avions faites pour nous procurer des roulements
à billes en Suède et en Suisse n’avaient pas donné beaucoup de
résultats. Néanmoins nous parvînmes à éviter la catastrophe en
remplaçant, dans tous les cas où cela était possible, les paliers à
roulements par des paliers lisses 19 . Mais nous fûmes également sauvés par le
fait que l’ennemi, à notre grande surprise, suspendit une nouvelle
fois les raids aériens sur l’industrie des roulements à
billes 20 .
Certes l’usine de Erkner fut durement touchée le
23 décembre, mais nous ne savions pas exactement si l’usine
était directement visée, car Berlin avait été bombardé sur une
grande étendue. C’est seulement en février 1944 que les choses
changèrent. En l’espace de quatre jours, les usines de Schweinfurt,
Steyr et Cannstatt furent sévèrement bombardées, deux fois coup sur
coup. Ensuite, ce fut le tour de Erkner, puis encore une fois de
Schweinfurt et Steyr. En six semaines seulement, notre production
(roulements de 6,3 cm et au-dessus) avait tellement diminué
qu’elle n’était plus que de 29 % 21 .
Pourtant, au début d’avril 1944, les raids sur
l’industrie des roulements à billes furent une nouvelle fois
subitement suspendus. Par leur manque d’esprit de suite, les alliés
laissaient encore une fois le succès leur échapper. S’ils avaient
poursuivi avec la même ténacité les bombardements de mars et
d’avril, nous aurions été rapidement à bout 22 . Mais de cette façon il n’y eut pas un
char, pas un avion, ni quelque autre engin de perdu par manque de
roulements à billes, bien que la production d’armements se fût
accrue de 17 % entre juillet 1943 et avril
1944 23 . Hitler avait affirmé
que rien n’était impossible, que tous nos pronostics et toutes nos
craintes étaient le fait d’un pessimisme excessif : dans le
cas de l’armement sa thèse semblait être confirmée par les
faits.
Je n’ai appris qu’après la guerre pourquoi
l’ennemi avait renoncé à poursuivre son action. Les états-majors de
l’aviation avaient supposé que, sous le régime autoritaire de
Hitler, les responsables n’auraient pas hésité à déplacer les
industries les plus importantes implantées dans les villes menacées
et qu’ils s’y seraient employés avec la dernière énergie. Le
20 décembre 1943, Harris se déclarait convaincu
qu’ « arrivés à ce stade de la guerre, les Allemands
avaient depuis longtemps fait tout ce qui était en leur pouvoir
pour disséminer une production d’une importance aussi capitale (que
celle des roulements à billes) ». Il s’exagérait notablement
l’efficacité de notre système autoritaire qui, de l’extérieur,
pouvait paraître posséder une telle cohésion.
Certes, dès le 19 décembre 1942, huit mois
avant le premier raid sur Schweinfurt, j’avais bien publié un
décret, valant pour l’ensemble des entreprises d’armement, qui
stipulait ceci : « L’intensité croissante des attaques
aériennes de l’ennemi nous oblige à accélérer les préparatifs en
vue du transfert des fabrications qui sont importantes pour la
production d’armements. » Mais de toutes parts se
manifestèrent des résistances. Les Gauleiter répugnaient à voir
s’installer dans leur région de nouvelles usines, car ils
craignaient que la tranquillité qui régnait presque comme en temps
de paix dans leurs petites villes de province n’en fût
perturbée ; de leur côté, les responsables des fabrications
les plus importantes pour l’armement ne voulaient pas s’exposer à
des désagréments d’ordre politique. De sorte que rien pratiquement
ne fut fait.
A la suite
du deuxième raid meurtrier sur Schweinfurt, celui du
14 octobre 1943, on décida bien une nouvelle fois de
disséminer dans les villages voisins une partie de la production
qu’il fallait remettre en marche, et d’en mettre une autre partie à
l’abri dans de petites villes de l’est de l’Allemagne qui n’étaient
pas encore menacées 24 .
Par cette politique de décentralisation nous
voulions prendre toutes nos précautions pour l’avenir, mais notre
projet se heurta de toutes parts à une opposition acharnée et tout
à fait inattendue. En janvier 1944, on discutait encore de la
construction d’usines de roulements à billes
souterraines 25 et, en août 1944,
mon délégué se plaignait des difficultés qu’il rencontrait pour
« réaliser les travaux nécessaires à l’installation sous terre
des fabriques de roulements à billes 26 ».
Au lieu d’essayer de paralyser certains secteurs
de la production, la R.A.F. lança une attaque aérienne sur Berlin.
Le 22 novembre 1943, une réunion se tenait dans mon bureau,
lorsque, vers dix-neuf heures trente, l’alarme fut donnée : on
annonça qu’une puissante escadre de bombardiers se dirigeait sur
Berlin. Lorsque les avions arrivèrent au-dessus de Potsdam, je
suspendis la réunion pour me rendre à une tour de D.C.A. située non
loin de là : de la plate-forme, je voulais observer les
opérations comme je le faisais très souvent. J’étais à peine arrivé
en haut, que je dus chercher refuge à l’intérieur de la tour ;
celle-ci, malgré l’épaisseur de ses murs, était ébranlée par de
violentes explosions. Derrière moi, des soldats de la Flak,
commotionnés, descendaient précipitamment, les déflagrations les
avaient jetés contre les murs et ils étaient blessés. Les
explosions se succédèrent sans interruption pendant vingt minutes.
Du haut de la tour on pouvait voir, dans la partie inférieure, une
foule d’hommes se bousculant au milieu de la poussière de béton qui
tombait des murs et devenait de plus en plus épaisse. Lorsque le
déluge de bombes s’arrêta, je me risquai à nouveau sur la
plateforme et j’aperçus, non loin de là, mon ministère, qui n’était
plus qu’un énorme brasier. Je m’y rendis sans plus attendre.
Quelques secrétaires, coiffées de casques telles des amazones,
tentaient de sauver des dossiers, tandis que de temps à autre des
bombes à retardement éclataient dans les environs. A la place de
mon bureau, il n’y avait plus qu’un vaste trou de bombe.
L’incendie se propageait si rapidement qu’on ne
put rien récupérer d’autre ; tout près de là, se dressaient
les huit étages de la Direction des armements et du matériel de
l’armée de terre qui menaçait d’être à son tour la proie des
flammes. Alors, saisis d’une impatience fébrile de passer à
l’action après être sortis indemnes du bombardement, nous nous
ruâmes à l’intérieur pour sauver au moins les téléphones spéciaux,
fort précieux. On arracha les fils et on mit les appareils en lieu
sûr dans les sous-sols du bâtiment. Le lendemain matin, je reçus la
visite du général Leeb, le directeur des armements et du matériel
de l’armée, qui me déclara avec un sourire entendu :
« Nous avons pu venir à bout de l’incendie au petit matin,
mais malheureusement nous ne pouvons plus rien faire : il y a
quelqu’un qui, cette nuit, a arraché des murs tous les appareils
téléphoniques. »
Lorsque Göring, qui se trouvait dans sa propriété
de Karinhall, apprit que j’étais allé dans la nuit à la tour de
D.C.A., il transmit au poste de commandement de la tour l’ordre de
ne plus me laisser monter sur la plateforme. Mais entre-temps des
liens s’étaient créés entre les officiers et moi et ils comptaient
plus que les ordres de Göring : personne ne m’empêcha d’avoir
accès à la tour.
Du haut de la tour de la Flak les raids sur Berlin
offraient un spectacle dont le souvenir ne peut s’effacer et il
fallait constamment se rappeler le visage atroce de la réalité pour
ne pas se laisser fasciner par cette vision. Les fusées parachutes,
les « arbres de Noël », comme disaient les Berlinois,
illuminaient soudain le ciel, puis c’était l’explosion, dont
l’éclair était englouti par les fumées d’incendie ; de toutes
parts d’innombrables projecteurs fouillaient le ciel, et un duel
saisissant commençait quand un avion, pris dans le faisceau
lumineux, cherchait à s’échapper ; parfois il était touché et
n’était plus, quelques instants, qu’une torche embrasée :
c’était une grandiose vision d’Apocalypse.
Dès que les avions faisaient demi-tour, je me
rendais en auto dans les quartiers qui avaient été touchés et où se
trouvaient d’importantes usines. Nous roulions dans des rues
défoncées, remplies de décombres ; des maisons brûlaient, des
sans-abri se tenaient, les uns assis, les autres debout, devant les
décombres ; ici et là, des meubles et des effets, qu’ils
avaient pu sauver, jonchaient les trottoirs ; la fumée, la
suie, les flammes créaient une atmosphère sombre, irrespirable. Par
moments, les gens étaient saisis de cette hilarité étrange,
hystérique, qui s’observe souvent dans les catastrophes. Au-dessus
de la ville, les fumées d’incendies formaient un énorme nuage qui
avait bien 6 000 mètres d’épaisseur, de sorte qu’au beau
milieu de la journée, ce lugubre spectacle était plongé dans
l’obscurité.
Plus d’une fois je tentai de communiquer à Hitler
mes impressions. A peine avais-je commencé qu’à chaque fois il me
coupait la parole : « A part cela, Speer, combien de
chars pouvez-vous nous fournir le mois prochain ? »
Le 26 novembre 1943, quatre jours après la
destruction de mon ministère, à la suite d’un nouveau raid massif
sur Berlin, de graves incendies s’étaient déclarés dans la plus
importante de nos usines de chars, celle d’Allkett. Saur, mon
adjoint, eut l’idée d’appeler le quartier général du Führer par
notre ligne directe, qui était encore intacte, pour qu’on tente de
là-bas d’avertir les pompiers sans passer par le central de Berlin
qui était détruit. Hitler fut donc mis au courant de l’incendie et,
sans demander d’autres renseignements, il donna des ordres pour que tous les pompiers
de la région de Berlin, même ceux qui étaient basés assez loin,
soient dirigés immédiatement vers l’usine de chars qui
brûlait.
Pendant ce temps j’étais arrivé à Allkett. Certes,
le grand atelier de l’usine avait brûlé en grande partie, mais le
foyer de l’incendie avait déjà été éteint par les pompiers de
Berlin. Bientôt, à la suite des ordres donnés par Hitler, les
régiments de pompiers commencèrent à affluer, venant de villes
assez éloignées comme Brandenburg, Oranienburg ou Potsdam, et les
colonels qui les commandaient venaient se présenter à moi les uns
après les autres pour annoncer leur arrivée. Comme ils avaient reçu
des ordres directement du Führer, je ne pouvais même pas les
envoyer éteindre d’autres incendies très graves, si bien qu’au
petit matin, dans un vaste périmètre autour de l’usine, les rues
étaient encombrées d’une foule de pompiers inactifs, alors que dans
les autres quartiers de Berlin les incendies se propageaient sans
qu’on fît rien pour s’y opposer.
En septembre 1943, pour éclairer mes
collaborateurs sur les problèmes posés par l’armement de
l’aviation, nous organisâmes, Milch et moi, un congrès de
l’armement au centre d’essai de la Luftwaffe situé à Rechlin près
du lac Müritzsee. Milch et ses experts parlèrent entre autres
choses de la production d’avions chez l’ennemi pour les temps à
venir. Tous les modèles nous furent présentés les uns après les
autres, à l’aide de représentations graphiques, et surtout les
courbes de la production américaine furent comparées avec les
nôtres. Ce qui nous parut le plus angoissant, c’étaient les
chiffres concernant les bombardiers de jour quadrimoteurs dont la
production allait être décuplée. Ce que nous endurions actuellement
n’était qu’un prélude à ce qui allait suivre.
Naturellement la question qui se posait était
celle-ci : Dans quelle mesure Hitler et Göring étaient-ils
informés de ces chiffres ? D’un ton amer, Milch m’expliqua
qu’il essayait vainement depuis plusieurs mois d’obtenir que ses
experts puissent renseigner Göring sur les armements de l’ennemi.
Göring ne voulait pas en entendre parler ; le Führer lui avait
dit que tout cela n’était que de la propagande et il avait pris ses
réflexions pour argent comptant.
Quant à moi je n’avais pas plus de succès quand je
m’évertuais à attirer l’attention de Hitler sur les indices de la
production ennemie : « Ne donnez donc pas dans le
panneau ! Toutes ces informations ne sont que du bluff.
Évidemment les défaitistes du ministère de l’Air s’y laissent
prendre à tout coup. » Déjà pendant l’hiver 1942 il avait
écarté toutes les mises en garde par des réflexions de ce
genre ; maintenant que nos villes étaient réduites en cendres
les unes après les autres, il persistait dans son point de
vue.
A la même époque, je fus témoin d’une scène
orageuse entre Göring et Galland, le général de la chasse
allemande. Ce jour-là, Galland avait annoncé à Hitler que plusieurs
chasseurs américains, qui escortaient des formations de
bombardiers, avaient été abattus non loin d’Aix-la-Chapelle. Il
avait ajouté qu’à son avis nous allions être exposés à un grave
danger si les Américains réussissaient dans un avenir proche à
doter leurs avions de chasse de réservoirs supplémentaires plus
grands : la chasse américaine pourrait alors escorter les
formations de bombardiers beaucoup plus loin à l’intérieur du
territoire allemand. Göring, à qui Hitler avait fait part des
inquiétudes de Galland, se disposait à partir pour la lande de
Rominten. Au moment où il allait monter dans son train spécial,
Galland arriva pour prendre congé de lui : « Qu’est-ce
qui vous prend, lui demanda Göring d’un ton hargneux, de raconter
au Führer que des chasseurs américains ont survolé le territoire du
Reich ? – Monsieur le Reichsmarschall, bientôt ils iront
encore plus loin », répliqua Galland, parfaitement calme.
Göring s’emporta : « Enfin, Galland, ça n’a pas de sens,
comment pouvez-vous raconter de pareilles inventions, c’est une
histoire à dormir debout ! » Galland hocha la tête :
« C’est la réalité, monsieur le Reichsmarschall. » Avec
sa casquette légèrement inclinée, son long cigare entre les dents,
il avait une attitude volontairement désinvolte : « Des
chasseurs américains ont été abattus près d’Aix-la-Chapelle. Cela
ne fait aucun doute ! » Göring, obstiné, ne voulait pas
céder : « Ce n’est pas vrai, Galland, c’est tout
bonnement impossible ! » Galland rétorqua avec une pointe
d’ironie. « Vous pouvez toujours faire faire des recherches
pour savoir si des chasseurs américains ne sont pas tombés à côté
d’Aix-la-Chapelle, monsieur le Reichsmarschall. » Göring
essaya de se montrer plus conciliant : « Allons, Galland,
dites-vous bien ceci : moi aussi je suis un pilote
expérimenté. Je sais ce qui est possible et ce qui ne l’est pas.
Avouez-le : vous vous êtes trompé ! » Pour toute
réponse Galland hocha la tête en signe de dénégation, jusqu’à ce
que Göring déclare : « Il n’y a qu’une possibilité, c’est
qu’ils aient été touchés beaucoup plus loin à l’ouest. Je veux dire
que s’ils volaient très haut, au moment où ils ont été touchés, ils
ont pu parcourir une bonne distance en vol plané. »
Impassible, Galland demanda : « Vers l’est, monsieur le
Reichsmarschall ? Moi, si je suis touché… » Cette fois
Göring usa d’autorité pour clore la discussion :
« Monsieur Galland, je vous ordonne formellement d’admettre
que les chasseurs américains ne sont pas arrivés jusqu’à
Aix-la-Chapelle. » Le général tenta une dernière fois de le
contredire : « Pourtant ils y étaient, monsieur le
Reichsmarschall ! » Alors Göring explosa : « Je
vous ordonne formellement d’admettre qu’ils n’y étaient pas.
Avez-vous compris ? Les chasseurs américains ne sont pas venus
jusqu’à Aix-la-Chapelle, c’est compris ? Je raconterai cela au
Führer ! » Et Göring planta là le général Galland et
partit. Il se retourna encore une fois menaçant : « C’est
un ordre. » Avec un sourire inoubliable, Galland
répondit : « A vos ordres, monsieur le
Reichsmarschall ! »
En fait, Göring ne s’aveuglait pas sur la réalité.
J’eus quelquefois l’occasion de l’entendre porter sur la situation
des jugements pertinents. Il agissait plutôt comme un homme en
faillite qui veut jusqu’à la fin se tromper soi-même et tromper les autres. Son humeur
versatile, son attitude désinvolte devant la réalité avaient déjà,
en 1941, poussé Ernst Udet, le célèbre pilote de chasse, devenu le
premier directeur général du service du matériel de la Luftwaffe, à
mettre fin à ses jours. Le 18 août 1943, on trouva un autre
adjoint direct de Göring, le général Jeschonnek, depuis plus de
quatre ans chef d’état-major général de la Luftwaffe, mort dans son
bureau. Lui aussi s’était suicidé. Sur sa table on découvrit, comme
Milch me l’apprit, une note demandant que Göring n’assiste pas à
son enterrement. Göring assista néanmoins aux obsèques et déposa,
au nom de Hitler, une couronne mortuaire sur la tombe du
général 27.
J’ai toujours pensé que l’une des qualités les
plus enviables consiste à regarder la réalité en face et à ne pas
se repaître de chimères. Pourtant, en jetant un regard rétrospectif
sur ma vie jusqu’à mes années de prison, je me rends compte qu’à
aucun moment je n’ai été à l’abri des illusions.
Cette tendance à se dérober devant la réalité, qui
se généralisait visiblement, n’était pas un trait particulier au
régime national-socialiste. Mais alors que dans des circonstances
normales, il se trouve différents facteurs susceptibles de porter
remède à ce refus du réel, le milieu qui nous entoure, les
railleries, les critiques, l’incrédulité auxquelles on se trouve
exposé, aucun de ces antidotes n’existait sous le IIIe Reich, surtout quand on appartenait à la sphère
dirigeante. Bien au contraire, on était, comme dans un cabinet des
miroirs, entouré par l’image cent fois réfléchie de ses propres
illusions, par la vision cent fois confirmée d’un monde imaginaire
et fantasmagorique qui n’avait plus rien de commun avec la sombre
réalité du monde extérieur. Je ne pouvais contempler, dans tous ces
miroirs, que le reflet, toujours répété, de mon propre visage,
aucune image étrangère ne venait rompre l’uniformité de ces
reproductions, toutes identiques, de mon propre visage.
Cette fuite devant la réalité n’était pas la même
chez tous, elle était plus ou moins prononcée. Goebbels s’aveuglait
beaucoup moins que, par exemple, Göring ou Ley. Mais ces
différences paraissaient minimes si l’on songe à la distance qui
nous séparait tous, les songe-creux et les prétendus réalistes, des
événements réels.