« Je me suis demandé des millions de fois si
j’aurais agi autrement si j’avais vraiment été au courant de tout.
La réponse que je me fais est toujours la même. J’aurais continué
d’aider cet homme à gagner sa guerre, de quelque façon que ce
soit
1. » Cette confidence faite par Albert
Speer en 1979, deux ans avant sa mort, témoignait à quel point son
respect pour son Führer allait jusqu’à l’adoration. Déjà, devant le
tribunal de Nuremberg, il avait lâché cette déclaration
fracassante : « Si Hitler avait eu des amis, j’aurais
certainement été l’un de ses amis les plus intimes
2. » Comme il devait lui-même le
reconnaître par la suite, son amitié pour Hitler transcendait les
ambitions et la soif de pouvoir que son protecteur était capable de
satisfaire, même s’il était né d’elles à l’origine et qu’on ne pût
jamais entièrement les en séparer
3.
Mais quand Speer avait-il décidé de lier son
destin à celui de son Führer ? Il indiqua lui-même, comme
tournant du destin, le 4 décembre 1930, jour où Hitler vint
parler aux étu
diants de
l’Université et de la Haute École technique de Berlin. À
l’instigation de ses étudiants en architecture, il s’était résolu à
assister au discours de Hitler, sans soupçonner le moins du monde
que cette décision allait changer le cours de sa vie. À peine trois
mois plus tard, le 1
er mars 1931,
il s’inscrivait au parti nazi et en devenait membre avec le numéro
474 481.
Pourquoi avait-il adhéré à ce parti ?
« Ce fut là une décision parfaitement libre de tout aspect
dramatique », explique-t-il dans ses Mémoires. « C’est
que je me sentais alors, et me suis toujours senti, beaucoup moins
membre d’un parti politique que partisan de Hitler dont
l’apparition, la première fois que je le vis, m’avait profondément
touché et dont l’image ne m’avait plus lâché depuis
4. » Mais cette décision n’était-elle pas
aussi calculée ? Speer n’avait-il pas entrevu de grandioses
perspectives pour l’architecture si jamais Hitler parvenait au
pouvoir ? N’avait-il pas succombé à l’ivresse des possibilités
inespérées qui, dans un tel cas, pourraient s’offrir à
lui ?
En tout cas, c’est à Speer que le parti nazi à
Berlin passa sa première commande de construction à l’été
1932 : le réaménagement de la nouvelle maison du Gau ou siège
régional qui était située sur la Voßstraße, en plein cœur du
quartier gouvernemental. Le client du jeune architecte, le
Gauleiter de Berlin, le Dr Joseph Goebbels, lui fut très
reconnaissant d’avoir achevé les travaux avant le début de la
campagne électorale. Un homme fiable qui faisait du bon travail et
rapidement – c’est ainsi que Speer allait très vite se tailler
une réputation.
Hitler était chancelier du Reich depuis moins d’un
mois et demi lorsque Speer fut chargé par Goebbels de remanier le
bâtiment dans lequel celui-ci venait d’établir le ministère de la
Propagande sur la Wilhelmsplatz. À peine s’était-il attelé à la
tâche qu’on lui passa une
nouvelle commande. Elle sortait de l’ordinaire, puisqu’il devait
orchestrer la mise en scène d’un rassemblement du parti ou, plus
précisément, d’une manifestation de masse autour du nouveau
chancelier du Reich, prévue pour la nuit du 1
er mai, sur l’esplanade de Tempelhof, où
plusieurs centaines de milliers de personnes étaient attendues.
Speer comprit clairement son objectif : mettre en évidence le
Führer de manière à exercer un effet irrésistible sur les
spectateurs. À cette fin, il eut l’idée de recourir à de puissants
projecteurs qui devaient illuminer une grande tribune se détachant
sur un fond formé par trois énormes drapeaux nazis plus hauts
qu’une maison de six étages. Le projet fut immédiatement accepté et
sa réalisation souleva l’enthousiasme de Hitler.
En juillet 1933, à peine avait-il terminé dans les
délais ses travaux de réfection de l’appartement de fonction du
ministre de la Propagande que celui-ci lui confia l’organisation du
premier Congrès du parti à Nuremberg. Ceci lui valut d’être
bombardé directeur de la création artistique des grandes
manifestations de propagande, ce qui faisait ainsi de lui le
metteur en scène attitré du mouvement nazi. S’il s’agissait
jusqu’ici de la promotion la plus importante de sa carrière, ce
n’était toutefois pas celle à laquelle il aspirait, lui qui
nourrissait des ambitions plus élevées. Les décors ne lui
suffisaient pas ; il voulait bâtir quelque chose de
concret.
Or, la responsabilité de la conception des
bâtiments relevait de l’architecte de Hitler, le professeur Paul
Ludwig Troost. Hitler aimait bien Troost, en lequel il voyait le
plus grand architecte depuis Karl Friedrich Schinkel qui avait
fortement contribué à propager le style néoclassique en Prusse au
siècle précédent.
La passion du Führer pour l’architecture était de
notoriété publique ; non seulement il se considérait lui-même
comme un architecte, mais il souhaitait laisser son nom dans
l’histoire
notamment comme le
plus grand bâtisseur de son temps. Dans les années 1920, il avait
même esquissé les édifices monumentaux de son futur Reich. En 1936,
Speer cita par ailleurs Hitler qui, dans
Mein
Kampf, qualifiait l’architecture comme étant « la reine
des arts » – bien qu’il ait prétendu plus tard n’avoir
jamais vraiment lu ce livre.
Si la Maison de l’Art allemand et les bâtiments du
Führer sur la Königsplatz à Munich – le berceau du mouvement
nazi – étaient bien les premières constructions du nouveau
Reich, elles étaient signés Troost et non pas Speer. En fait, tant
que Troost fut le favori du Führer, Speer dût se contenter des
commandes pour les manifestations de Hitler et les cérémonies
artistiques du régime : drapeaux, aigles, projecteurs,
tribunes, etc. Bien que cela soit difficile à croire, Speer a
toujours affirmé n’avoir jamais personnellement rencontré Hitler au
cours de cette période.
À l’automne 1933, Speer était plus près du
but : il se vit confier la direction des travaux, dont Troost
était le maître d’œuvre, pour la rénovation de la résidence du
chancelier du Reich à Berlin. Ce serait au cours d’une visite
d’inspection du chantier, s’il faut en croire les Mémoires de
Speer, que Hitler l’aurait remarqué pour la première fois. Le
Führer serait alors tombé sur lui, comme s’il était à la recherche
d’un jeune et talentueux architecte à qui il pourrait confier ses
projets. Speer a voulu plus tard nous laisser croire que c’est à ce
moment-là qu’il se serait laissé séduire par le pouvoir. Mais
n’avait-il pas cherché délibérément à se frayer un chemin jusqu’à
Hitler ? N’avait-il pas très tôt reconnu en lui la chance de
sa vie ? « Après des années de vains efforts et à
vingt-huit ans », relate-t-il dans ses Mémoires,
« j’étais impatient d’agir. Pour pouvoir construire quelque
chose de grand, j’aurais, comme Faust, vendu mon âme. Je venais de
trouver mon Méphisto. Il
n’avait pas moins de séduction que celui de
Goethe
5. » Mais n’avait-il pas trouvé son
Méphisto bien avant ? Ce Faust ne faisait-il pas tout son
possible, depuis plusieurs mois déjà, pour présenter son Méphisto
sous un jour favorable dans l’espoir qu’il serait généreusement
récompensé pour cela ?
En janvier 1934, lorsque Troost succomba au terme
d’une grave maladie, Speer devint l’architecte numéro un du Führer
et reçut sa première grande commande : le remplacement de la
tribune provisoire en bois de l’esplanade du Zeppelin à Nuremberg
par un édifice en pierre. Cette grande œuvre en pierre mesurait
390 mètres de long et 24 mètres de haut ; elle
« faisait 180 mètres de plus que les thermes de Caracalla
à Rome, presque le double », écrit-il fièrement dans ses
Mémoires.
Son architecture se voulait être l’expression
taillée dans la pierre du pouvoir politique hitlérien. Elle prenait
toute sa dimension lors de sa mise en scène au Congrès du parti qui
rassembla 150 000 personnes : le maître de cérémonie
de Hitler préférait la nuit et la lumière des projecteurs. De cette
façon, il pouvait contrôler tous les effets. À cela, venaient
s’ajouter les torches et la lueur du feu, les étendards, les
colonnes humaines en marche et la musique de Richard Wagner, le
compositeur préféré du Führer. La cérémonie était portée à son
paroxysme par une « cathédrale lumineuse ». Dans ses
Mémoires, Speer décrit ce point culminant de la « séduction
hitlérienne » comme étant sa « plus belle création
spatio-architecturale » : 130 nouveaux projecteurs
de la défense antiaérienne, placés tout autour de l’esplanade, à
12 mètres seulement les uns des autres, illuminaient le ciel
de leurs faisceaux qui, d’abord bien détachés, se fondaient à une
hauteur de 6 à 8 kilomètres en une vaste nappe
lumineuse.
« […] on se
serait cru dans une cathédrale de glace », nota avec
admiration l’ambassadeur britannique Neville Henderson
6.
Speer n’a jamais regretté d’avoir pris part à
cette subversive entreprise de séduction du peuple allemand.
« La tâche que j’ai à remplir », écrivit-il dans un
mémorandum adressé à Hitler et daté du 20 septembre 1944,
« est une tâche apolitique
7. » Après
tout, n’avait-il pas voulu être qu’un architecte ? C’est du
moins ce qu’il a voulu plus tard nous laisser croire :
« Les événements de la vie politique ne me concernaient
pas », explique-t-il dans ses Mémoires. « Je ne faisais
que leur fournir des décors impressionnants
8. »
Son plus grand projet architectural à Nuremberg
était sans conteste le Grand Stade qui devait accueillir jusqu’à
400 000 personnes ! Il devait mesurer
550 mètres de long sur 460 mètres de large ; il
aurait inscrit dans sa construction un volume de
8 500 000 mètres cubes, c’est-à-dire, en gros, le
triple de celui de la pyramide de Chéops ! En contemplant tous
les deux la maquette, Hitler aurait déclaré à Speer que les jeux
Olympiques allaient avoir lieu pour toujours dans ce stade de
Nuremberg. Le plus grand stade du monde, qui devait être prêt pour
le Congrès du parti en 1945, ne fut jamais construit. Juste avant
la fin de la guerre, les immenses excavations furent inondées par
la SS.
Speer n’avait certainement pas imaginé le naufrage
de ses monuments. Hitler aimait lui expliquer qu’il construisait
pour léguer à la postérité le génie de son époque. Ainsi, les
monuments qu’il entendait édifier devaient être, dans les siècles à
venir, les témoins de son ancienne puissance, les vestiges de sa
grandeur. Dans ce but, Speer élabora une théorie qu’il présenta
plus tard à Hitler sous le nom quelque peu prétentieux de
« théorie de la valeur des ruines d’un édifice ». En
utilisant
certains matériaux
ou en respectant certaines règles physiques statiques, il pourrait
construire des édifices qui, après des siècles d’abandon,
resteraient tout aussi impressionnants que les temples de
l’Antiquité. Hitler donna l’ordre qu’à l’avenir, les édifices les
plus importants de son Reich fussent construits selon cette
« loi des ruines ».
Avant le déclenchement de la guerre, hormis la
tribune de l’esplanade du Zeppelin, seul le Palais des Congrès fut
achevé – du moins en grande partie – à Nuremberg. Speer
n’en avait pas conçu les plans, mais c’est lui qui en avait
supervisé les travaux. Ce « premier des grands édifices du
Reich », tel que décrit par Hitler lui-même, devait servir
uniquement de tribune au discours annuel que prononçait le Führer
devant les 50 000 délégués du Congrès du parti.
Hitler se plaisait en compagnie de Speer. Sans
doute projetait-il sur lui ce rêve de jeunesse jamais
réalisé : devenir un jour un grand architecte. Non seulement
il partageait les goûts de Speer en architecture, notamment celui
des constructions néoclassiques monumentales, mais il était
impressionné par son énergie et ses talents d’organisateur. Ainsi,
n’avait-il pas tardé à reconnaître en lui l’architecte qui pourrait
réaliser ses grandioses projets de construction envisagés comme
l’incarnation de la puissance et de la gloire teutoniques qui
devaient durer plusieurs siècles. Mais il existait d’autres
architectes qui, pour certains, étaient bien meilleurs que Speer.
C’est que la séduction que celui-ci exerçait sur Hitler allait bien
au-delà de la manie de la construction qui les lia étroitement l’un
à l’autre
9.
« Moi aussi », confie Speer dans ses
Mémoires, « je m’enivrais à l’idée de créer, à l’aide de
dessins, d’argent et d’entreprises de bâtiment, des témoins de
pierre pour une histoire
future et d’espérer de mon vivant une renommée
millénaire. » Ce séduisant architecte de talent était aussi
fort habile à entretenir l’obsession de son Führer pour les grands
projets : « Je communiquais mon enthousiasme à Hitler,
quand je pouvais lui démontrer que nous avions “battu”, au moins au
plan des dimensions, les œuvres les plus fameuses de l’histoire
humaine
10. »
La vénération de Speer pour Hitler n’était pas
moins réelle. Dans ses Mémoires, il reconnaît que son admiration
pour le Führer, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, était
sans bornes : « Il m’apparaissait alors comme un héros
des légendes antiques qui, sans la moindre hésitation, conscient de
sa force, se lançait dans les entreprises les plus aventureuses et
en sortait victorieux
11. »
Hitler aimait bien garder, en tout temps, son
architecte à portée de la main, même dans sa retraite sur
l’Obersalzberg. En 1935, il mit à la disposition de la famille
Speer une villa située à quelques minutes à pied du Berghof
– la résidence de montagne du Führer. Deux ans plus tard, la
famille emménagea dans un atelier qu’on avait, sur les instructions
de Hitler, fait bâtir d’après les plans du jeune architecte. Speer
et son épouse faisaient, pour ainsi dire, partie du cercle des
intimes qui entouraient le Führer. Ils étaient fréquemment invités
à prendre le repas ou le thé au Berghof. Speer était heureux de
connaître une promotion aussi ostentatoire et d’être introduit dans
le cercle le plus restreint.
« Je savais que Speer était très en faveur
auprès de Hitler », raconta Reinhard Spitze, l’officier
adjoint du ministre des Affaires étrangères du Reich, Joachim von
Ribbentrop. « Plus tard, j’eus l’occasion de le vérifier
moi-même, lorsque je séjournai pour la première fois en compagnie
de Ribbentrop à
l’Obersalzberg : c’est Speer qui commandait. Il
était certainement l’ami le plus proche de Hitler. Ce dernier
s’enthousiasmait comme si une maîtresse venait le voir. Ils se
mettaient alors à dessiner et à esquisser des plans. On dressait
des maquettes. On avait l’impression que les deux parlaient d’égal
à égal. Tout à coup, Ribbentrop et les autres n’avaient plus rien à
dire ; ils n’étaient plus que des figurants. Hitler prenait
alors un répit des affaires d’État de deux ou trois jours et il
esquissait ses plans avec Speer. » Spitzy, qui devait par la
suite se trouver très souvent dans la résidence secondaire du
Führer, ajouta : « Les meilleurs moments dans la vie de
Hitler étaient ceux passés en compagnie de Speer
12. » Ces remarques semblent donner
raison au conseiller financier de Speer, Karl Maria Hettlage, qui
lui avait dit un jour : « Savez-vous que vous êtes
l’amour malheureux de Hitler ?
13 »
Au cours de l’été 1936, Speer fut chargé de
« la plus grande mission architecturale » jamais confiée
par Hitler. C’en était une qui, aux dires du Führer, ne pouvait
être comparée qu’avec les temples et palais de Babylone ou les
pyramides de l’Égypte antique. Speer devait construire
« Germania » à Berlin, appelée à devenir la capitale
mondiale d’un « Reich millénaire ». Le 30 janvier
1937, alors qu’il n’avait pas encore tout à fait 32 ans, Speer
fut promu, par décret du Führer, « inspecteur général du
bâtiment pour la capitale du Reich », avec le titre de
« professeur ».
Pour Hitler, ce projet d’un nouveau Berlin était
avant tout politique. À la fin de 1937, il avait décidé de régler
la question autrichienne et, par conséquent, de construire un grand
Reich allemand. Pour les fonctions purement administratives, ainsi
que pour les tâches représentatives relatives à ce change
ment, l’ancienne Chancellerie du
Reich était inadéquate. Il fallait un bâtiment plus vaste.
Le 11 janvier 1938, Hitler confia à Speer la
construction de la nouvelle Chancellerie, bâtiment qu’il devait lui
livrer au plus tard le 9 janvier 1939. Pourquoi un délai de
tout juste d’une année ? C’est que le Führer souhaitait
impressionner les ambassadeurs étrangers qu’il réunirait à la
mi-janvier 1939, lors de la réception du nouvel An.
Il s’agissait d’une épreuve décisive pour Speer,
qui devait prouver sa capacité à gérer un projet de construction
d’importance majeure. À cette fin, l’argent ne devait pas être un
problème, et il ne voulait rencontrer aucun obstacle bureaucratique
ou juridique. En moins de deux mois, toutes les maisons de la
Voßstraße avaient été évacuées et démolies pour dégager le
chantier. Pour que les travaux pussent commencer en plusieurs
endroits à la fois, Speer avait fait appel à plusieurs entreprises
de maçonnerie. Par moments, il y avait plusieurs milliers
d’ouvriers de tous les corps de métier qui travaillaient sur le
chantier en équipes de jour ou en équipes de nuit. Speer était
décidé à respecter son délai à tout prix. Il voulait être vu par
son Führer comme un homme à qui tout réussissait.
Deux jours avant l’expiration du délai, Hitler put
parcourir le bâtiment qui était fin prêt. Ne tarissant pas d’éloges
sur l’« architecture géniale » qui, à certains égards,
rappelait l’Antiquité classique et la Renaissance italienne, le
Führer combla Speer d’honneurs. Il le décora de l’« insigne
d’or du parti » avec ce compliment : « Si cette
œuvre a pu être accomplie si vite et dans de telles conditions,
c’est grâce au mérite de notre architecte génial, à ses talents
artistiques et à sa formidable capacité d’organisation […]. Ce
maître d’œuvre et artiste génial s’appelle Albert Speer
14. » Le 12 janvier 1939, Hitler
inaugurait le bâtiment en y
recevant le corps diplomatique venu écouter l’adresse du nouvel
An.
La nouvelle Chancellerie du Reich à Berlin fut le
seul grand bâtiment jamais réalisé d’après les plans de Speer.
Conçu pour durer des siècles, il tomba en ruine à la fin de la
guerre, après laquelle il fut tout simplement démoli. Le marbre et
les pierres fournirent le matériau avec lequel fut construit le
Monument aux morts russes de Berlin-Treptow.
Hitler n’avait eu l’intention d’utiliser le
bâtiment que pour une dizaine d’années. À partir de 1950, celui-ci
devait servir de résidence à son chef adjoint du parti, Rudolf
Hess. Le Führer lui-même pensait alors s’installer dans le nouveau
centre du Reich, non loin de la porte de Brandebourg à Berlin, et
dominer ainsi « Germania ».
Les plans de « Germania », comme Speer
le notait au bas de ceux-ci, étaient « établis d’après les
idées du Führer ». Il était prévu d’ériger le nouveau
« palais du Führer » sur la future « place
Adolf-Hitler », juste en face de l’ancien Reichstag – que
Hitler souhaitait transformer en musée. Long de 600 mètres, ce
nouvel édifice, avec les jardins qui en constituaient le
prolongement, aurait occupé deux millions de mètres carrés, le
double de la superficie du légendaire palais de Néron, la
« Maison dorée ». Il serait encadré par le palais du
commandement suprême de la Wehrmacht et par le Grand Dôme. Ce
dernier, qui était censé dominer la capitale du monde, devait
pouvoir accueillir jusqu’à 180 000 personnes. Le volume
extérieur de cet édifice d’une hauteur de 290 mètres aurait
atteint 21 millions de mètres cubes, représentant plusieurs
fois la masse du Capitole de Washington ou celle de Saint-Pierre de
Rome. Un aigle impérial tenant dans ses serres la croix gammée se
dresserait au sommet de ce qui devait être le plus grand monument
du monde. Mais à l’été 1939, au cours de l’un de ses accès de
mégalomanie, Hitler demanda à Speer de remplacer l’emblème du
III
e Reich par un
globe terrestre. Et pour couronner le tout, on
avait prévu d’élever un grand Arc de Triomphe haut de
117 mètres, soit presque deux fois et demi la hauteur de l’Arc
de Triomphe érigé par Napoléon I
er
à Paris. La date d’achèvement de « Germania », ce projet
mégalomaniaque – dont Speer nous donne une description
fascinante dans ses Mémoires –, était prévue pour 1950.
Speer comprenait clairement le sens politique
qu’il devait donner à ses constructions. « J’étais, bien sûr,
totalement conscient du fait que Hitler aspirait à gouverner le
monde », confia-t-il peu avant sa mort. « Ce que de
nombreuses personnes ne comprennent pas de nos jours, c’est qu’à
l’époque je ne pouvais rien souhaiter de mieux. C’était bien tout
le sens de mes créations architecturales. Elles auraient eu l’air
grotesques si Hitler était resté bien assis en Allemagne. Toute ma
volonté était focalisée sur son avenir, sur le fait que ce grand
homme gouverne le globe terrestre
15. »
À l’été 1938, Hitler avait posé la première pierre
de la nouvelle Maison du tourisme, décrétant, par le fait même, le
commencement des travaux pour la transformation du grand Berlin.
Ainsi, le premier monument serait édifié selon un axe nord-sud le
long de l’artère principale de la capitale. Cette nouvelle avenue,
qui devaient mesurer 120 mètres de large et s’étendre sur sept
kilomètres de long, aurait éclipsé les Champs-Élysées, dont les
dimensions font moins de 100 mètres de large et de deux
kilomètres de long.
Mais cette fois, les choses ne se passaient pas
aussi bien qu’avec la construction de la nouvelle Chancellerie du
Reich. Speer devait d’abord dégager un très grand secteur pour
ériger les nouveaux bâtiments du Führer :
52 000 appartements devaient être démolis, soit presque
4 % des logements de Berlin.
Speer allait
pouvoir mettre à la disposition des personnes concernées des
appartements pour les reloger. En 1939, les fonctionnaires de son
administration avaient recensé plus de
23 000 appartements qui étaient censés être occupés par
des Juifs. Le département responsable était dirigé par le
vice-président de l’inspection générale du bâtiment, Dietrich
Clahes, dont le nom n’est nullement mentionné dans les Mémoires de
Speer ! Le 26 novembre 1938, moins de trois semaines
après l’infâme pogrom de la « Nuit de Cristal », dans une
lettre de Hermann Göring adressée à Speer, on pouvait y lire qu’en
vertu des règlements portant sur l’expulsion des Juifs de leurs
appartements, magasins ou entrepôts appartenant à des propriétaires
aryens, il était stipulé que l’inspecteur général du bâtiment
aurait un droit de préemption et pourrait décider éventuellement du
renouvellement des contrats de location.
On distribuait des formulaires spécifiques
destinés à signaler à l’inspection générale du bâtiment les
logements de locataires juifs libres ou en voie d’être libérés. Les
adresses des appartements libérés étaient alors publiées dans la
documentation mise à la disposition des locataires visés par les
quartiers en démolition et paraissaient dans le journal officiel de
l’inspection général du bâtiment. Speer, qui a prétendu plus tard
n’avoir rien su de tout cela, avait donné aux propriétaires aryens
cet avertissement : « Celui qui loue des logements juifs
sans ma permission est passible d’une lourde amende. »
Déjà, le 14 septembre 1938, on pouvait lire
dans le procès-verbal d’une réunion de l’inspection générale du
bâtiment : « […] Le professeur Speer a proposé de libérer
les logements nécessaires par l’expulsion obligatoire des
Juifs. » Cependant, cette proposition n’allait être appliquée
que durant la guerre. Le 27 novembre 1940, depuis
l’Obersalzberg, Speer s’enquérait auprès de Clahes des
« progrès d’expulsion de 1 000 logements
juifs ». Le 26 août 1941, la chronique de l’inspection
générale du bâtiment mentionnait encore : « Conformément
aux instructions de Speer, une
nouvelle opération d’expulsion de 5 000 logements juifs
vient d’être engagée. Tout est fait, malgré les difficultés de
toutes parts dues à la situation de la guerre, pour que les
logements juifs soient remis en état le plus rapidement possible
afin qu’ils puissent être occupés par les locataires des quartiers
en démolition. »
Maison après maison, la Gestapo passait la ville
au peigne fin, assistée par les fonctionnaires de l’administration
Speer. Ces derniers dressaient des listes d’expulsion et
enregistraient aussi bien les noms et adresses de tous les
locataires juifs que ceux de leurs remplaçants aryens. Cependant,
les simples citoyens étaient rarement ceux qui avaient la chance de
pouvoir être relogés. Une étude de ces documents a démontré que les
nouveaux occupants étaient surtout des membres de la SS, des
fonctionnaires des divers ministères du Reich (incluant ceux de
l’administration Speer), ainsi que des membres du parti.
L’inspecteur général du bâtiment notait au début
de novembre 1941 : « Entre le 18 octobre et le
2 novembre, environ 4 500 Juifs ont été évacués de
Berlin, libérant ainsi 1 000 logements qui ont été mis à
la disposition de l’inspecteur général du bâtiment
16. » Pourtant, lorsque le procureur
général américain Robert H. Jackson lui demanda, lors du
procès de Nuremberg, s’il avait pris part à la mise en œuvre de ces
évacuations, Speer répondit par la négative
17.
« Quand je pense au destin des Juifs de
Berlin, je suis saisi d’un sentiment terrible », écrivit Speer
sur ces années-là. « Souvent, en allant en voiture à mon
bureau […], je voyais des tas de gens sur les quais de la gare de
Nikolassee. Je savais
qu’il
devait s’agir de l’évacuation des Juifs de Berlin. En passant,
j’étais à coup sûr saisi d’un sentiment oppressant
18. » Et pour cause ! Un bon nombre
de ces Juifs furent évacués de Berlin à la suite de l’ordre
d’expulsion qu’il avait lui-même donné en août 1941. Rien
d’étonnant à ce qu’il juge bon de passer tout cela sous silence
dans ses Mémoires.
Contre toute attente, peu après le décès en avion
du Dr Fritz Todt, le 7 février 1942, Speer hérita de
toutes ses fonctions, devenant ainsi le nouveau ministre de
l’Armement du Reich. Sa nomination en surprit plus d’un, à
commencer par Speer lui-même, si l’on prend pour argent comptant sa
version des faits. Toutefois, Speer comptait certainement succéder
à Todt pour les travaux de construction, et peut-être plus. En tout
cas, il ne perdit pas un instant pour user de l’autorité de Hitler
afin de s’arroger des pouvoirs plus étendus que Todt n’en avait
jamais eus. Il était désormais de facto le numéro deux du régime
après Hitler. D’ailleurs, c’était la deuxième fois de sa carrière
qu’il devait sa promotion à la mort d’un autre homme (la première,
ce fut après le décès de Troost) ; « cela faisait partie
du pacte avec le diable », écrivit plus tard un commentateur à
ce propos
19.
Ce carriériste, qui était à un mois de ses
38 ans, venait d’être propulsé à un poste pour lequel, selon
ses propres dires, il n’était pas qualifié. Mais grâce à son sens
de l’organisation et à son ardeur implacable, et profitant de sa
position privilégiée auprès de Hitler, il allait se révéler un
choix judicieux. Au cours des deux années suivantes, malgré
l’intensification des bombardements alliés et alors que la guerre
tournait de plus en plus mal pour l’Allemagne, il dota celle-ci
d’une économie de
guerre
extrêmement efficace, doublant même la production
d’armements
20.
On s’est beaucoup interrogé sur ce qu’il avait su
de la persécution et de l’extermination des Juifs. Sur ce sujet, il
ne cessa de se retrancher derrière des faux-semblants, affirmant
tout au plus n’avoir rien su de ce qu’on faisait subir aux Juifs.
Il se rendit pourtant au tristement célèbre camp de concentration
de Mauthausen, situé pas loin de la ville de Linz, le 30 mars
1943. Les détenus y périssaient par centaines, notamment dans la
carrière Deutsche Erd-und Steinwerke
GmbH qui appartenait à la SS. En 1939, tout près de ce
camp, on y avait défriché un terrain pour y construire une usine de
briques de mâchefer, ainsi qu’une usine de façonnage de pierres
destinées à la construction des monuments du Führer.
Les archives sur la correspondance et les contrats
de livraison passés entre la SS et l’administration de
l’inspecteur général du bâtiment révèlent que, dès la fin de 1941,
une main-d’œuvre spéciale – le « commando de travail
Speer » – avait été créée à l’intérieur du camp. Tous les
prisonniers qui avaient à faire avec le bâtiment, en particulier
les tailleurs de pierre, devaient s’y faire enregistrer, après quoi
ils devaient se porter volontaires. Pas moins de
10 000 détenus du camp de concentration de Sachsenhausen
espéraient échapper à la mort en acceptant d’être transférés dans
une autre filiale de la carrière de la SS. Ils s’étaient ainsi
retrouvés dans le camp de concentration de Flossenbürg, dans le
Haut-Palatinat en Bavière. Sur place, au lieu de construire, on
leur ordonna de dynamiter certains endroits situés dans les massifs
et les montagnes à travers l’Europe afin de forer des tunnels pour
les usines souterraines d’armements de Speer et pour les postes de
commandement de Hitler. Les conditions des prisonniers
étaient terribles ; il y avait
des épidémies et plusieurs souffraient du typhus. Parmi les
10 000 volontaires, seules 200 personnes du
« commando de travail Speer » allaient survivre.
Pour le ministre de l’Armement, seule comptait
l’efficacité, et ce qu’il vit lors de sa tournée d’inspection à
Mauthausen l’incita à écrire une lettre au chef de la SS,
Heinrich Himmler : « Nous devons mener à bien une
nouvelle planification pour la construction des camps de
concentration. Il s’agit d’obtenir une plus grande efficacité par
la mise en œuvre de moyens plus modestes, si nous voulons répondre,
avec le maximum de succès, aux besoins actuels de l’armement. Cela
signifie que nous devons revenir, sans délai, à des méthodes de
constructions rudimentaires. » Par conséquent, il exigea que
tous les camps de concentration fussent inspectés par ses
hommes.
Cette lettre de Speer provoqua l’indignation au
sein de la SS. Le chef de section, Oswald Pohl, responsable de
la mobilisation au travail des prisonniers des camps, adressa une
missive secrète au service de Himmler : « Le ministre du
Reich fait mine de croire que nous bâtissons, sans qu’il le sache,
hors de propos et généreusement dans les camps de concentration. Il
reste muet sur le fait que chacun des projets de construction lui a
été présenté par nous en bonne et due forme et qu’il a lui-même, le
2 février 1943, donné son autorisation expresse. » Speer
connaissait non seulement l’existence de tous les camps de
concentration, mais il en était l’un des responsables, si l’on doit
en croire Pohl : « Je constate que non seulement les
services centraux du ministre du Reich, mais aussi ses mandataires
locaux sont tenus informés jusque dans les plus petits détails de
nos projets de construction, et les ont acceptés et approuvés par
écrit. » L’officier ajoutait : « Il est, cependant,
complètement erroné de proposer que nous passions, sans délai, à
des méthodes de constructions rudimentaires
dans les camps. » À la différence de Speer,
Pohl regrettait que ses hommes dussent continuellement lutter
contre les épidémies, parce que les logements des prisonniers,
ainsi que les installations sanitaires étaient totalement
insuffisants. « Par conséquent, il est de mon devoir de vous
signaler que le passage à des méthodes de constructions
rudimentaires va probablement entraîner dans les camps un taux de
mortalité que l’on n’a jamais vu jusqu’ici. »
En mai 1943, les collaborateurs de Speer, Desch et
Sander, étaient rentrés de leur tournée d’inspection dans les camps
de concentration. Leurs rapports destinés à Speer ont aujourd’hui
disparu. Cependant, dans une lettre à Himmler, Speer précise :
« Je me réjouis que l’inspection des autres camps de
concentration ait donné un résultat tout à fait positif
21. » C’est seulement pour
l’agrandissement du camp d’Auschwitz que Speer accorda des
quantités supplémentaires de matériaux de construction. Plus tard,
lorsqu’il évoqua Auschwitz dans ses Mémoires, il écrivit que sa
« culpabilité morale » pour ce qui s’y passait prenait la
forme d’un « aveuglement volontaire
22 ».
Le 5 juin 1943, quelques jours après la
lettre adressée à Himmler, Speer et Goebbels organisèrent ensemble
une manifestation devant les travailleurs de l’armement au Palais
des Sports à Berlin. L’événement fut diffusé par la radio. Speer
parla d’abord des succès de son « économie de guerre
totale ». Goebbels monta ensuite sur la tribune, devant Speer
assis au premier rang. « Devant le danger mondial que
représente le judaïsme », déclara Goebbels, « cessez de
vous tourmenter […]. L’éradication du judaïsme en Europe n’est pas
une question de morale, mais de sécurité pour les États. Le Juif
agira toujours selon la nature et l’instinct de sa race. Il ne peut
faire
autrement. Tel le
doryphore qui détruit les champs de pommes de terre, le Juif
détruit les États et les peuples. Il n’y a qu’un moyen d’en
réchapper : l’éliminer. »
Est-ce qu’il importe maintenant de savoir si Speer
était présent au discours de Himmler évoquant la « Solution
finale » à Posen en Pologne, le 6 octobre 1943, ou s’il
s’était éclipsé avant que celui-ci ne prît la parole, comme il l’a
prétendu deux ans après la publication de ses Mémoires – non
sans se contredire toutefois dans sa version des faits ?
Dans son compte rendu de la conférence sur
l’armement du 22 août 1943, Speer notait : « Le
Führer ordonne que toutes les mesures soient prises pour accélérer
– en collaboration avec le Reichsführer SS et grâce à une
mobilisation accrue de la main-d’œuvre issue des camps de
concentration– la construction d’usines et la fabrication
des A4 – le nom de code du projet des fusées V1
et V2. Hitler exige que, pour des raisons de sécurité, on
utilise des grottes
23. »
Ainsi, le 10 décembre 1943, le ministre de
l’Armement se rendit sur son chantier le plus important, à savoir
l’usine souterraine de Dora, près de la petite ville de Nordhausen,
dans le massif montagneux du Harz. Depuis la fin d’août, des
milliers de prisonniers des camps de concentration y travaillaient
à l’agrandissement et à la transformation d’un système d’abris
antiaériens souterrains longs de plus de 20 kilomètres. Il
était prévu que les fusées V1 et V2, les nouvelles
« armes miracles », y seraient fabriquées en série dès la
fin de l’année. Pour ce faire, les prisonniers étaient obligés de
travailler et de vivre dans ces grottes humides constamment
envahies par la poussière. Au moins 20 000 prisonniers
périrent entre octobre 1943 et mars 1944 ; certains étaient
morts d’épuisement, de maladies ou de famine, d’autres avaient été
battus à mort,
pendus ou
exécutés par balle. Lorsque les machines destinées à la fabrication
des fusées furent enfin installées, la situation pour les
20 000 autres détenus du camp s’améliora
légèrement : ils avaient enfin le droit de dormir dans les
baraquements à l’entrée des galeries, car chaque mètre de
souterrain était désormais employé à la fabrication des
fusées.
En 1946, les enquêteurs de Nuremberg ignoraient
que Speer avait personnellement inspecté ce camp. Ce dernier put
ainsi mentir au tribunal sans se contredire. Seule l’enquête pour
le « procès Dora », au cours duquel Speer dut témoigner
en 1968, permit de révéler au grand jour ce fait. Dans ses
Mémoires, parues l’année suivante, il qualifie de
« barbares » les conditions de vie de ces détenus. Il
ajoute également qu’il avait été frappé de
« consternation », et que le jour même de l’inspection du
camp Dora, il avait pris des dispositions pour que des baraquements
fussent construits
24. Il est vrai que, en sa
qualité de ministre de l’Armement, il tenait sans doute à ce que ce
secteur de production, si important pour lui, ne fût pas gêné par
des pannes de production causées par les épidémies qui y
sévissaient
25.
Malgré ses capacités exceptionnelles à la tête de
l’économie de guerre allemande, les rapports de Speer avec Hitler
avaient changé depuis l’époque qu’ils dressaient ensemble des plans
pour les nouveaux bâtiments du Reich. Speer expliqua
rétrospectivement : « Bien sûr, à l’époque, cela faisait
déjà plusieurs années que je faisais partie de la “cour” de Hitler.
Mais il est difficile de dire combien tout a changé d’un seul coup.
C’est surtout à partir de ma nomination en remplacement de Todt que
notre relation a évolué. Alors que notre relation au cours de ces
années durant lesquelles j’avais été son architecte avait été non
seulement cordiale, mais aussi quasi intime – disons
aussi intime qu’une relation pouvait
l’être avec lui –, elle est devenue, depuis cette matinée du
8 février 1942, froide et distanciée. La légèreté avait
totalement disparu
26. »
Cependant, Hitler ne manquait jamais une occasion
de féliciter son ministre de l’Armement, allant jusqu’à dire que
ses réalisations étaient « uniques dans l’Histoire
27 ». À la fin de 1943, le bruit
courrait dans l’entourage de Hitler que Speer aspirait à sa
succession. Dans ses Mémoires, Speer se délecte à raconter comment
Hitler répondait parfois
« Heil,
Speer ! » à son
« Heil,
mein Führer ! »28 Cette formule
était dans la bouche de Hitler une distinction qu’il accordait
rarement à Göring, Goebbels, Bormann ou autres Himmler parmi ses
proches collaborateurs. Ceci excitait la jalousie de ces
« vieux combattants » du parti qui ne voyaient en lui
qu’un arriviste. « En ce qui concerne Speer », note
Goebbels dans son journal à l’été 1944, « il ne faut pas
oublier que ce n’est pas vraiment du vieux sang national-socialiste
qui coule dans ses veines. Après tout, c’est un technocrate de
nature et il s’est toujours très peu préoccupé de politique. »
Pour le ministre de la Propagande, cela expliquait la raison pour
laquelle Speer était, pendant les crises difficiles, « plus
fragile que les vrais nazis
29 ».
Ainsi, lorsqu’en janvier 1944, Speer tomba
sérieusement malade pendant trois mois, les huiles du régime en
tirèrent parti pour le dénigrer auprès de Hitler. Speer en vint
alors à envisager de démissionner. Mais le Führer lui dépêcha un
émissaire pour l’assurer qu’il le tenait toujours en grande
estime : « Le Führer m’a chargé de vous dire qu’il vous
aimait ! », lui fit transmettre le feld-maréchal Erhard
Milch
30.
Hitler savait
que, sans le prodigieux sens de l’organisation de son ministre de
l’Armement, il ne serait pas possible de poursuivre cette
« guerre totale » plus longtemps. « Je tiens
vraiment à vous dire, Speer, sans chanter un hymne à la gloire, que
vous et
Herr Saur [le suppléant de
Speer] avez fait des miracles, malgré les bombardements aériens et
les contretemps continuels […] ! » Speer se croyait lui
aussi indispensable : « Sans mon travail, la guerre
aurait peut-être été perdue dès 1942-1943 », écrivit-il, à la
fin mars 1945, dans sa dernière lettre à Hitler
31.
Mais au nom de la fidélité au Führer et du devoir
patriotique, Speer mobilisa toutes les énergies en cette dernière
année d’une guerre qu’il savait pourtant perdue. Le désir de
conserver la position de force qu’il avait acquise au cours des
dernières années constituait sans doute un mobile important. C’est
ce qu’il admet lui-même dans ses Mémoires : « […] j’avais
pris goût à la griserie que procure l’exercice du pouvoir.
Introniser des hommes dans leurs fonctions, disposer de milliards,
décider de questions importantes, tout cela me procurait une
satisfaction profonde à laquelle j’aurais eu de la peine à
renoncer
32. » Pour Willi Schelkes, l’un de ses
architectes et amis intimes, cela n’avait rien d’étonnant :
« Dans les dernières années, Speer était sans doute l’homme le
plus puissant après Hitler. Dans sa fonction de responsable de la
production pour la guerre, il était certainement conscient de son
pouvoir. De plus, il prenait garde à ce que sa position soit
respectée. Au fond, c’était un homme poli et obligeant, mais quand
il s’agissait du pouvoir, il pouvait être
intransigeant. »
Au cours des derniers mois de la guerre, Speer
engagea la bataille des « armes miracles », dont la
production avait débuté au printemps 1944 dans le camp de Dora.
Devant le tribunal
de
Nuremberg, il se défendit d’avoir fait de la propagande autour de
ces « armes miracles ». Or, le 5 décembre 1944, il
avait prononcé un discours devant les cheminots, qui fut retransmis
à la radio. Dans l’enregistrement sonore qui a été conservé, on
peut l’entendre affirmer : « Nos armes de
représailles V1 et V2 ont clairement démontré au monde
[…] la supériorité technologique allemande. Je peux vous assurer
que l’adversaire doit également s’attendre à de mauvaises surprises
pour lui dans d’autres domaines militaires. » Il avait ensuite
abordé la question qui préoccupait le plus la population qui
déplorait la destruction de nombreuses villes allemandes par les
incessants raids aériens de l’ennemi, à savoir l’impuissance de la
défense aérienne allemande : « Là aussi, justement, […]
nous avons travaillé en secret. Je peux vous assurer que la qualité
et la quantité des moyens défensifs désormais à notre disposition
[…] vont assurer notre victoire. » Il avait conclu son
discours, qui souleva des applaudissements : « Nous
savons qu’au bout du chemin, la victoire nous attend
33. »
C’étaient là les paroles d’un technicien
extrêmement compétent et supérieurement intelligent qui, des mois
avant ce discours, avait pourtant, dans des mémoires adressés à
Hitler, souligné à maintes reprises que, par suite des destructions
des raffineries de pétrole allemandes, les matières premières
indispensables à la poursuite d’une guerre moderne manquaient, et
que moins de 10 % de la quantité nécessaire en kérosène
étaient à la disposition de la Luftwaffe
34.
Certes, devant le tribunal de Nuremberg, il
reconnut : « La vaine poursuite de la guerre et les
destructions inutiles ont rendu la reconstruction plus difficile.
Le peuple allemand souffre de privations et est dans la
misère. » Puis, il ajouta : « Après ce procès, [le
peuple allemand] méprisera et maudira
Hitler, le responsable de son malheur
35. » Quant à sa propre responsabilité
dans le prolongement de cette guerre perdue depuis longtemps, il
jugea bon de ne rien dire.
S’il faisait tourner les usines de guerre
allemandes à plein régime et soutenait le combat jusqu’au naufrage
du III
e Reich, Speer ne songeait
cependant pas à périr lui aussi. À l’automne 1944, il prenait déjà
ses dispositions pour l’après-guerre et, par le fait même, pour
l’après-Hitler, en cherchant à se dédouaner, si possible. Un
article écrit par Sebastian Haffner et publié dans l’hebdomadaire
londonien
Observer l’encourageait à
marcher sur un fil de rasoir. On pouvait en effet y lire :
« Speer est l’exemple même de la révolution en matière de
gestion […]. Il aurait pu rejoindre tout autre parti politique si
celui-ci lui avait permis de faire carrière […]. Il est le symbole
du type d’homme qui sera de plus en plus important dans chaque État
belligérant : le technicien pur. […] Nous parviendrons à
éliminer les Hitler et les Himmler, mais nous resterons longtemps
avec des hommes comme Speer […]
36. » Speer
prit connaissance de cet article qui avait valeur d’invite.
À la différence des autres complices du Führer, il pensait
– alors qu’il n’avait pas encore 40 ans – avoir un
rôle à jouer dans le monde qui se dessinait. À cette fin, il
ne devait pas se présenter aux Alliés occidentaux les mains vides.
Contrairement à ce qui s’était passé lors des retraites de la
Wehrmacht sur le front de l’Est, il entendait éviter que soit
appliquée dans les territoires occupés à l’ouest une politique de
la « terre brûlée ». S’il sut convaincre Hitler de
renoncer à cette pratique, c’est en utilisant un stratagème d’une
simplicité étonnante : « Comme Hitler insistait »,
explique Speer dans ses Mémoires, « pour que ces territoires
soient reconquis le plus rapidement possible, je n’eus plus qu’à
suivre son raisonnement et à faire
valoir que les industries de ces territoires
m’étaient indispensables pour maintenir le niveau de l’armement
après la reconquête
37. »
Dans le même temps, Speer continuait d’exiger,
dans ses interventions publiques, une « foi aveugle » en
la victoire finale et d’« ultimes sacrifices ». Au moment
où les villes allemandes croulaient sous les bombes de l’aviation
ennemie et que des vieillards et des adolescents étaient envoyés au
massacre, ce jusqu’au-boutiste déclarait : « Aussi
difficile que la situation puisse paraître et aussi désespérée
qu’elle devienne, il ne faut en aucun cas renoncer
38. »
Dans les derniers mois de la guerre, Speer voulut
empêcher la destruction de l’industrie allemande. En étroite
collaboration avec les principaux industriels, il mit tout en œuvre
pour y parvenir en s’assurant l’appui de Gauleiter et de généraux.
Il est vrai qu’à cette époque, Speer se considérait lui-même comme
une sorte de « ministre de la Reconstruction » de
l’Allemagne d’après-guerre. Lorsque Hitler voulut contrecarrer ses
projets par son décret digne de Néron du 19 mars 1945, Speer
s’était rendu à Berlin pour lui remettre un mémoire dans lequel il
l’implorait de ne pas prendre l’initiative de destructions qui
pourraient porter atteinte à l’existence de la nation allemande.
À la fin du mois, Hitler – qui savait que son ministre de
l’Armement sabotait son ordre, ce qui aurait pu valoir à celui-ci
une condamnation à mort – décida alors de lui laisser carte
blanche en échange de son soutien inconditionnel.
Après le dernier anniversaire de Hitler, le
20 avril, fêté dans le bunker du Führer, à huit mètres de
profondeur sous les catacombes de la Chancellerie du Reich, Speer
quitta Berlin, comme la plupart des dignitaires du régime. Mais,
après une odyssée de deux jours dans le nord de l’Allemagne, il
était de
retour à Berlin le
23 avril. Les véritables raisons de ce retour hasardeux dans
la capitale du Reich encerclée ont donné lieu à de nombreuses
spéculations, y compris par Speer lui-même. « Je pense que
Speer avait une bonne raison de prendre un tel risque »,
affirma Manfred von Poser, son officier adjoint. « Peut-être
la peur d’être nommé successeur de Hitler a-t-elle motivé sa
démarche. Cela aurait été un fardeau supplémentaire pour lui, soit
dans la manière que les Alliés l’aurait jugé, soit en minant ses
chances de se retrouver à la tête de la reconstruction de
l’Allemagne – poste qu’il espérait toujours occuper après la
guerre
39. » Cette hypothèse semble plausible à
la lumière de ce que lui aurait dit Speer peu après sa dernière
rencontre avec Hitler : « Grâce au ciel, je n’ai pas eu
besoin de jouer au prince Max de Bade
40. » Si
tel était vraiment le cas, alors le jeu en a valu la chandelle,
puisque c’est le grand-amiral Karl Dönitz qui fut nommé successeur
de Hitler, tandis que le nom de Speer n’apparaissait pas une seule
fois dans son testament.
Un an plus tard, devant le tribunal de Nuremberg,
Speer fut le seul des principaux accusés à assumer une partie de la
« responsabilité générale » pour les actes de l’homme en
qui il avait vendu âme. Mais jusqu’à la fin de sa vie, il affirma
solennellement n’avoir rien su des crimes du régime, notamment des
atrocités commises dans les camps de concentration. Le tribunal le
condamna à vingt ans de prison.
En 1966, Speer fut relâché. Trois ans plus tard,
il publia ses Mémoires qui allaient obtenir un grand succès de
librairie. Malgré des oublis « volontaires », ce récit
n’en demeure pas moins fascinant à plusieurs égards. Speer y décrit
avec clairvoyance les rouages du système, la jungle des rivalités
et des intrigues à quoi se résumait le régime nazi. Il y brosse les
por
traits psychologiques de
ses collègues qui formaient l’élite du régime, tout en dressant le
bilan de ce qui avait été accompli par chacun d’entre eux, et en
commentant l’évolution de leurs personnalités respectives.
Évidemment, comme c’est le cas dans pratiquement
tous les Mémoires, il se montre sous son meilleur jour. De fait, il
se présente comme un honnête homme apolitique – en qualité
d’artiste architecte, puis de technicien et d’organisateur de
l’économie de guerre allemande –, égaré dans le tourbillon de
l’histoire et ignorant tout de l’holocauste. Bien qu’il se soit
efforcé de nous inculquer cette légende – qui a une vie
durable, comme en témoigne son personnage dans le film controversé
à grand succès La chute –,
ainsi que celle de son chimérique projet d’attentat contre Hitler,
il ne faut pas oublier qu’il partageait la pensée et le système de
valeurs du national-socialisme, qu’il était suffisamment imprégné
de la morale politique et idéologique du régime pour devenir l’une
des principales forces motrices des rouages de la dictature
hitlérienne. Somme toute, il n’aurait jamais pu faire carrière dans
ce régime, et cela, au point d’en devenir le deuxième personnage,
sans se compromettre. Ce qui nous amène à tirer la conclusion que
les regrets éprouvés par Speer après la Seconde Guerre mondiale
étaient peut-être moins dus à la compassion pour les victimes du
nazisme qu’à l’amère déception d’avoir vu ses rêves se briser et au
fait que Hitler l’avait déshonoré.
Benoît Lemay, février 2011.
1. Guido
Knopp, Hitler’s Henchmen, The Mill, The
History Press, 2010 (ci-après « Hitler »),
p. 223.
2. Tribunal
militaire international, Procès des grands
criminels de guerre devant le Tribunal militaire international,
Nuremberg, 14 novembre 1945 - 1er octobre 1946, Nuremberg, 1947-1949
(ci-après TMI), vol. 16, p. 448 ; Albert Speer,
Au cœur du Troisième Reich, Librairie
Arthème Fayard/Pluriel, 2011 (ci-après, « Mémoires »),
p. 707.
3. Gitta
Sereny, Albert Speer : his Battle with
the Truth, New York, Vintage Books, 1995 (ci-après
« Speer »), p. 125-142.
4. Speer,
« Mémoires », p. 31-32.
5.
Ibid., p. 45-46.
6.
Ibid., p. 80 et 85.
7. TMI,
vol. 16, p. 451 ; Speer, « Mémoires »,
p. 161.
8.
Ibid., p. 160.
9. Sereny,
« Speer », p. 109, 138-139, 156-; Joachim Fest,
Albert Speer. Le confident de Hitler,
Paris, Perrin, 2006 (ci-après « Speer »), p. 56-64,
419-422.
10. Speer,
« Mémoires », p. 101.
11.
Ibid., p. 232.
12. Knopp,
« Hitler », p. 231.
13. Albert
Speer, Spandauer Tagebücher, Berlin,
Ullstein, 1975 (ci-après « Journal »), p. 216.
14. Knopp,
« Hitler », p. 234.
15.
Ibid., p. 226.
16. Jörn
Düwel et al., 1945. Krieg, Zertörung, Aufbau, Architektur und
Stadtplanung 1940-1960, Berlin, Henschel, 1995,
p. 67-69, 75, 82-83 ; Heinrich Breloer, Speer et Hitler. L’architecte du diable, Paris,
Canal + Éditions, 2006 (ci-après « Speer »),
p. 129-134 ; Fest, « Speer »,
p. 140-146.
17. TMI,
vol. 16, p. 539.
18. Albert
Speer, Der Sklavenstaat. Meine
Auseinandersetzungen mit der SS, Stuttgart,
Deutsche-Verlags-Anstalt, 1981, p. 355.
19. Golo
Mann, « Des Teufels Architekt », dans Adelbert Reif,
Albert Speer : Kontroversen um ein
deutsches Phänomen, Munich, Bernard & Graefe, 1978,
p. 318.
20. Richard
Overy, War and Economy in the Third
Reich, Oxford, Oxford University Press, 1994,
p. 366-367.
21. Florian
Freund, Bertrand Perz et Karl Stuhlpfarrer, « Der Bau des
Vernichtungslager Auschwitz-Birkenau », dans Zeitgeschichte, vol. 5, n° 6 (mai-juin
1993), p. 196 ; Breloer, « Speer »,
p. 180-181.
22. Speer,
« Mémoires », p. 529.
23. Willi A.
Boelcke, Deutschlands Rüstung im Zweiten
Weltkrieg. Hitlers Konferenzen mit Albert Speer 1942-1945,
Francfort-sur-le-Main, Akademische Verlagsgesellschaft Athenaion,
1969, p. 291.
24. Speer,
« Mémoires », p. 522.
25. Fest,
« Speer », p. 221.
26. Knopp,
« Hitler », p. 242.
27. Joseph
Goebbels, Die Tagebücher von Joseph
Goebbels, Munich, K.G. Saur, 1987-1996 (ci-après
« Journal »), vol. 6, p. 48 (le 2 octobre
1942).
28. Speer,
« Mémoires », p. 451.
29. Goebbels,
« Journal », vol. 13, p. 259 (le 18 août
1944) et p. 239 (le 10 août 1944).
30. Fest,
« Speer », p. 260.
31. TMI,
vol. 41, p. 426.
32. Speer,
« Mémoires », p. 484. Voir aussi Speer,
« Journal », p. 609-610.
33. Knopp,
« Hitler », p. 249 et 253-254.
34. TMI,
vol. 16, p. 505-506 ; Speer, « Mémoires »,
p. 494.
35. TMI,
vol. 22, p. 433-434.
36. Sebastian
Haffner, « Albert Speer - Dictator of the Nazi
Industry », Observer, le
9 avril 1944.
37. Speer,
« Mémoires », p. 562.
38. Sereny,
« Speer », p. 544.
39. Knopp,
« Hitler », p. 257-258.
40. Fest,
« Speer », p. 339.