Préface inédite
« Je me suis demandé des millions de fois si j’aurais agi autrement si j’avais vraiment été au courant de tout. La réponse que je me fais est toujours la même. J’aurais continué d’aider cet homme à gagner sa guerre, de quelque façon que ce soit1. » Cette confidence faite par Albert Speer en 1979, deux ans avant sa mort, témoignait à quel point son respect pour son Führer allait jusqu’à l’adoration. Déjà, devant le tribunal de Nuremberg, il avait lâché cette déclaration fracassante : « Si Hitler avait eu des amis, j’aurais certainement été l’un de ses amis les plus intimes2. » Comme il devait lui-même le reconnaître par la suite, son amitié pour Hitler transcendait les ambitions et la soif de pouvoir que son protecteur était capable de satisfaire, même s’il était né d’elles à l’origine et qu’on ne pût jamais entièrement les en séparer3.
Mais quand Speer avait-il décidé de lier son destin à celui de son Führer ? Il indiqua lui-même, comme tournant du destin, le 4 décembre 1930, jour où Hitler vint parler aux étudiants de l’Université et de la Haute École technique de Berlin. À l’instigation de ses étudiants en architecture, il s’était résolu à assister au discours de Hitler, sans soupçonner le moins du monde que cette décision allait changer le cours de sa vie. À peine trois mois plus tard, le 1er mars 1931, il s’inscrivait au parti nazi et en devenait membre avec le numéro 474 481.
Pourquoi avait-il adhéré à ce parti ? « Ce fut là une décision parfaitement libre de tout aspect dramatique », explique-t-il dans ses Mémoires. « C’est que je me sentais alors, et me suis toujours senti, beaucoup moins membre d’un parti politique que partisan de Hitler dont l’apparition, la première fois que je le vis, m’avait profondément touché et dont l’image ne m’avait plus lâché depuis4. » Mais cette décision n’était-elle pas aussi calculée ? Speer n’avait-il pas entrevu de grandioses perspectives pour l’architecture si jamais Hitler parvenait au pouvoir ? N’avait-il pas succombé à l’ivresse des possibilités inespérées qui, dans un tel cas, pourraient s’offrir à lui ?
En tout cas, c’est à Speer que le parti nazi à Berlin passa sa première commande de construction à l’été 1932 : le réaménagement de la nouvelle maison du Gau ou siège régional qui était située sur la Voßstraße, en plein cœur du quartier gouvernemental. Le client du jeune architecte, le Gauleiter de Berlin, le Dr Joseph Goebbels, lui fut très reconnaissant d’avoir achevé les travaux avant le début de la campagne électorale. Un homme fiable qui faisait du bon travail et rapidement – c’est ainsi que Speer allait très vite se tailler une réputation.
Hitler était chancelier du Reich depuis moins d’un mois et demi lorsque Speer fut chargé par Goebbels de remanier le bâtiment dans lequel celui-ci venait d’établir le ministère de la Propagande sur la Wilhelmsplatz. À peine s’était-il attelé à la tâche qu’on lui passa une nouvelle commande. Elle sortait de l’ordinaire, puisqu’il devait orchestrer la mise en scène d’un rassemblement du parti ou, plus précisément, d’une manifestation de masse autour du nouveau chancelier du Reich, prévue pour la nuit du 1er mai, sur l’esplanade de Tempelhof, où plusieurs centaines de milliers de personnes étaient attendues. Speer comprit clairement son objectif : mettre en évidence le Führer de manière à exercer un effet irrésistible sur les spectateurs. À cette fin, il eut l’idée de recourir à de puissants projecteurs qui devaient illuminer une grande tribune se détachant sur un fond formé par trois énormes drapeaux nazis plus hauts qu’une maison de six étages. Le projet fut immédiatement accepté et sa réalisation souleva l’enthousiasme de Hitler.
En juillet 1933, à peine avait-il terminé dans les délais ses travaux de réfection de l’appartement de fonction du ministre de la Propagande que celui-ci lui confia l’organisation du premier Congrès du parti à Nuremberg. Ceci lui valut d’être bombardé directeur de la création artistique des grandes manifestations de propagande, ce qui faisait ainsi de lui le metteur en scène attitré du mouvement nazi. S’il s’agissait jusqu’ici de la promotion la plus importante de sa carrière, ce n’était toutefois pas celle à laquelle il aspirait, lui qui nourrissait des ambitions plus élevées. Les décors ne lui suffisaient pas ; il voulait bâtir quelque chose de concret.
Or, la responsabilité de la conception des bâtiments relevait de l’architecte de Hitler, le professeur Paul Ludwig Troost. Hitler aimait bien Troost, en lequel il voyait le plus grand architecte depuis Karl Friedrich Schinkel qui avait fortement contribué à propager le style néoclassique en Prusse au siècle précédent.
La passion du Führer pour l’architecture était de notoriété publique ; non seulement il se considérait lui-même comme un architecte, mais il souhaitait laisser son nom dans l’histoire notamment comme le plus grand bâtisseur de son temps. Dans les années 1920, il avait même esquissé les édifices monumentaux de son futur Reich. En 1936, Speer cita par ailleurs Hitler qui, dans Mein Kampf, qualifiait l’architecture comme étant « la reine des arts » – bien qu’il ait prétendu plus tard n’avoir jamais vraiment lu ce livre.
Si la Maison de l’Art allemand et les bâtiments du Führer sur la Königsplatz à Munich – le berceau du mouvement nazi – étaient bien les premières constructions du nouveau Reich, elles étaient signés Troost et non pas Speer. En fait, tant que Troost fut le favori du Führer, Speer dût se contenter des commandes pour les manifestations de Hitler et les cérémonies artistiques du régime : drapeaux, aigles, projecteurs, tribunes, etc. Bien que cela soit difficile à croire, Speer a toujours affirmé n’avoir jamais personnellement rencontré Hitler au cours de cette période.
À l’automne 1933, Speer était plus près du but : il se vit confier la direction des travaux, dont Troost était le maître d’œuvre, pour la rénovation de la résidence du chancelier du Reich à Berlin. Ce serait au cours d’une visite d’inspection du chantier, s’il faut en croire les Mémoires de Speer, que Hitler l’aurait remarqué pour la première fois. Le Führer serait alors tombé sur lui, comme s’il était à la recherche d’un jeune et talentueux architecte à qui il pourrait confier ses projets. Speer a voulu plus tard nous laisser croire que c’est à ce moment-là qu’il se serait laissé séduire par le pouvoir. Mais n’avait-il pas cherché délibérément à se frayer un chemin jusqu’à Hitler ? N’avait-il pas très tôt reconnu en lui la chance de sa vie ? « Après des années de vains efforts et à vingt-huit ans », relate-t-il dans ses Mémoires, « j’étais impatient d’agir. Pour pouvoir construire quelque chose de grand, j’aurais, comme Faust, vendu mon âme. Je venais de trouver mon Méphisto. Il n’avait pas moins de séduction que celui de Goethe5. » Mais n’avait-il pas trouvé son Méphisto bien avant ? Ce Faust ne faisait-il pas tout son possible, depuis plusieurs mois déjà, pour présenter son Méphisto sous un jour favorable dans l’espoir qu’il serait généreusement récompensé pour cela ?
En janvier 1934, lorsque Troost succomba au terme d’une grave maladie, Speer devint l’architecte numéro un du Führer et reçut sa première grande commande : le remplacement de la tribune provisoire en bois de l’esplanade du Zeppelin à Nuremberg par un édifice en pierre. Cette grande œuvre en pierre mesurait 390 mètres de long et 24 mètres de haut ; elle « faisait 180 mètres de plus que les thermes de Caracalla à Rome, presque le double », écrit-il fièrement dans ses Mémoires.
Son architecture se voulait être l’expression taillée dans la pierre du pouvoir politique hitlérien. Elle prenait toute sa dimension lors de sa mise en scène au Congrès du parti qui rassembla 150 000 personnes : le maître de cérémonie de Hitler préférait la nuit et la lumière des projecteurs. De cette façon, il pouvait contrôler tous les effets. À cela, venaient s’ajouter les torches et la lueur du feu, les étendards, les colonnes humaines en marche et la musique de Richard Wagner, le compositeur préféré du Führer. La cérémonie était portée à son paroxysme par une « cathédrale lumineuse ». Dans ses Mémoires, Speer décrit ce point culminant de la « séduction hitlérienne » comme étant sa « plus belle création spatio-architecturale » : 130 nouveaux projecteurs de la défense antiaérienne, placés tout autour de l’esplanade, à 12 mètres seulement les uns des autres, illuminaient le ciel de leurs faisceaux qui, d’abord bien détachés, se fondaient à une hauteur de 6 à 8 kilomètres en une vaste nappe lumineuse.  « […] on se serait cru dans une cathédrale de glace », nota avec admiration l’ambassadeur britannique Neville Henderson6.
Speer n’a jamais regretté d’avoir pris part à cette subversive entreprise de séduction du peuple allemand. « La tâche que j’ai à remplir », écrivit-il dans un mémorandum adressé à Hitler et daté du 20 septembre 1944, « est une tâche apolitique7. » Après tout, n’avait-il pas voulu être qu’un architecte ? C’est du moins ce qu’il a voulu plus tard nous laisser croire : « Les événements de la vie politique ne me concernaient pas », explique-t-il dans ses Mémoires. « Je ne faisais que leur fournir des décors impressionnants8. »
Son plus grand projet architectural à Nuremberg était sans conteste le Grand Stade qui devait accueillir jusqu’à 400 000 personnes ! Il devait mesurer 550 mètres de long sur 460 mètres de large ; il aurait inscrit dans sa construction un volume de 8 500 000 mètres cubes, c’est-à-dire, en gros, le triple de celui de la pyramide de Chéops ! En contemplant tous les deux la maquette, Hitler aurait déclaré à Speer que les jeux Olympiques allaient avoir lieu pour toujours dans ce stade de Nuremberg. Le plus grand stade du monde, qui devait être prêt pour le Congrès du parti en 1945, ne fut jamais construit. Juste avant la fin de la guerre, les immenses excavations furent inondées par la SS.
Speer n’avait certainement pas imaginé le naufrage de ses monuments. Hitler aimait lui expliquer qu’il construisait pour léguer à la postérité le génie de son époque. Ainsi, les monuments qu’il entendait édifier devaient être, dans les siècles à venir, les témoins de son ancienne puissance, les vestiges de sa grandeur. Dans ce but, Speer élabora une théorie qu’il présenta plus tard à Hitler sous le nom quelque peu prétentieux de « théorie de la valeur des ruines d’un édifice ». En utilisant certains matériaux ou en respectant certaines règles physiques statiques, il pourrait construire des édifices qui, après des siècles d’abandon, resteraient tout aussi impressionnants que les temples de l’Antiquité. Hitler donna l’ordre qu’à l’avenir, les édifices les plus importants de son Reich fussent construits selon cette « loi des ruines ».
Avant le déclenchement de la guerre, hormis la tribune de l’esplanade du Zeppelin, seul le Palais des Congrès fut achevé – du moins en grande partie – à Nuremberg. Speer n’en avait pas conçu les plans, mais c’est lui qui en avait supervisé les travaux. Ce « premier des grands édifices du Reich », tel que décrit par Hitler lui-même, devait servir uniquement de tribune au discours annuel que prononçait le Führer devant les 50 000 délégués du Congrès du parti.
Hitler se plaisait en compagnie de Speer. Sans doute projetait-il sur lui ce rêve de jeunesse jamais réalisé : devenir un jour un grand architecte. Non seulement il partageait les goûts de Speer en architecture, notamment celui des constructions néoclassiques monumentales, mais il était impressionné par son énergie et ses talents d’organisateur. Ainsi, n’avait-il pas tardé à reconnaître en lui l’architecte qui pourrait réaliser ses grandioses projets de construction envisagés comme l’incarnation de la puissance et de la gloire teutoniques qui devaient durer plusieurs siècles. Mais il existait d’autres architectes qui, pour certains, étaient bien meilleurs que Speer. C’est que la séduction que celui-ci exerçait sur Hitler allait bien au-delà de la manie de la construction qui les lia étroitement l’un à l’autre9.
« Moi aussi », confie Speer dans ses Mémoires, « je m’enivrais à l’idée de créer, à l’aide de dessins, d’argent et d’entreprises de bâtiment, des témoins de pierre pour une histoire future et d’espérer de mon vivant une renommée millénaire. » Ce séduisant architecte de talent était aussi fort habile à entretenir l’obsession de son Führer pour les grands projets : « Je communiquais mon enthousiasme à Hitler, quand je pouvais lui démontrer que nous avions “battu”, au moins au plan des dimensions, les œuvres les plus fameuses de l’histoire humaine10. »
La vénération de Speer pour Hitler n’était pas moins réelle. Dans ses Mémoires, il reconnaît que son admiration pour le Führer, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, était sans bornes : « Il m’apparaissait alors comme un héros des légendes antiques qui, sans la moindre hésitation, conscient de sa force, se lançait dans les entreprises les plus aventureuses et en sortait victorieux11. »
Hitler aimait bien garder, en tout temps, son architecte à portée de la main, même dans sa retraite sur l’Obersalzberg. En 1935, il mit à la disposition de la famille Speer une villa située à quelques minutes à pied du Berghof – la résidence de montagne du Führer. Deux ans plus tard, la famille emménagea dans un atelier qu’on avait, sur les instructions de Hitler, fait bâtir d’après les plans du jeune architecte. Speer et son épouse faisaient, pour ainsi dire, partie du cercle des intimes qui entouraient le Führer. Ils étaient fréquemment invités à prendre le repas ou le thé au Berghof. Speer était heureux de connaître une promotion aussi ostentatoire et d’être introduit dans le cercle le plus restreint.
« Je savais que Speer était très en faveur auprès de Hitler », raconta Reinhard Spitze, l’officier adjoint du ministre des Affaires étrangères du Reich, Joachim von Ribbentrop. « Plus tard, j’eus l’occasion de le vérifier moi-même, lorsque je séjournai pour la première fois en compagnie de Ribbentrop à l’Obersalzberg : c’est Speer qui commandait. Il était certainement l’ami le plus proche de Hitler. Ce dernier s’enthousiasmait comme si une maîtresse venait le voir. Ils se mettaient alors à dessiner et à esquisser des plans. On dressait des maquettes. On avait l’impression que les deux parlaient d’égal à égal. Tout à coup, Ribbentrop et les autres n’avaient plus rien à dire ; ils n’étaient plus que des figurants. Hitler prenait alors un répit des affaires d’État de deux ou trois jours et il esquissait ses plans avec Speer. » Spitzy, qui devait par la suite se trouver très souvent dans la résidence secondaire du Führer, ajouta : « Les meilleurs moments dans la vie de Hitler étaient ceux passés en compagnie de Speer12. » Ces remarques semblent donner raison au conseiller financier de Speer, Karl Maria Hettlage, qui lui avait dit un jour : « Savez-vous que vous êtes l’amour malheureux de Hitler ?13 »
Au cours de l’été 1936, Speer fut chargé de « la plus grande mission architecturale » jamais confiée par Hitler. C’en était une qui, aux dires du Führer, ne pouvait être comparée qu’avec les temples et palais de Babylone ou les pyramides de l’Égypte antique. Speer devait construire « Germania » à Berlin, appelée à devenir la capitale mondiale d’un « Reich millénaire ». Le 30 janvier 1937, alors qu’il n’avait pas encore tout à fait 32 ans, Speer fut promu, par décret du Führer, « inspecteur général du bâtiment pour la capitale du Reich », avec le titre de « professeur ».
Pour Hitler, ce projet d’un nouveau Berlin était avant tout politique. À la fin de 1937, il avait décidé de régler la question autrichienne et, par conséquent, de construire un grand Reich allemand. Pour les fonctions purement administratives, ainsi que pour les tâches représentatives relatives à ce changement, l’ancienne Chancellerie du Reich était inadéquate. Il fallait un bâtiment plus vaste.
Le 11 janvier 1938, Hitler confia à Speer la construction de la nouvelle Chancellerie, bâtiment qu’il devait lui livrer au plus tard le 9 janvier 1939. Pourquoi un délai de tout juste d’une année ? C’est que le Führer souhaitait impressionner les ambassadeurs étrangers qu’il réunirait à la mi-janvier 1939, lors de la réception du nouvel An.
Il s’agissait d’une épreuve décisive pour Speer, qui devait prouver sa capacité à gérer un projet de construction d’importance majeure. À cette fin, l’argent ne devait pas être un problème, et il ne voulait rencontrer aucun obstacle bureaucratique ou juridique. En moins de deux mois, toutes les maisons de la Voßstraße avaient été évacuées et démolies pour dégager le chantier. Pour que les travaux pussent commencer en plusieurs endroits à la fois, Speer avait fait appel à plusieurs entreprises de maçonnerie. Par moments, il y avait plusieurs milliers d’ouvriers de tous les corps de métier qui travaillaient sur le chantier en équipes de jour ou en équipes de nuit. Speer était décidé à respecter son délai à tout prix. Il voulait être vu par son Führer comme un homme à qui tout réussissait.
Deux jours avant l’expiration du délai, Hitler put parcourir le bâtiment qui était fin prêt. Ne tarissant pas d’éloges sur l’« architecture géniale » qui, à certains égards, rappelait l’Antiquité classique et la Renaissance italienne, le Führer combla Speer d’honneurs. Il le décora de l’« insigne d’or du parti » avec ce compliment : « Si cette œuvre a pu être accomplie si vite et dans de telles conditions, c’est grâce au mérite de notre architecte génial, à ses talents artistiques et à sa formidable capacité d’organisation […]. Ce maître d’œuvre et artiste génial s’appelle Albert Speer14. » Le 12 janvier 1939, Hitler inaugurait le bâtiment en y recevant le corps diplomatique venu écouter l’adresse du nouvel An.
La nouvelle Chancellerie du Reich à Berlin fut le seul grand bâtiment jamais réalisé d’après les plans de Speer. Conçu pour durer des siècles, il tomba en ruine à la fin de la guerre, après laquelle il fut tout simplement démoli. Le marbre et les pierres fournirent le matériau avec lequel fut construit le Monument aux morts russes de Berlin-Treptow.
Hitler n’avait eu l’intention d’utiliser le bâtiment que pour une dizaine d’années. À partir de 1950, celui-ci devait servir de résidence à son chef adjoint du parti, Rudolf Hess. Le Führer lui-même pensait alors s’installer dans le nouveau centre du Reich, non loin de la porte de Brandebourg à Berlin, et dominer ainsi « Germania ».
Les plans de « Germania », comme Speer le notait au bas de ceux-ci, étaient « établis d’après les idées du Führer ». Il était prévu d’ériger le nouveau « palais du Führer » sur la future « place Adolf-Hitler », juste en face de l’ancien Reichstag – que Hitler souhaitait transformer en musée. Long de 600 mètres, ce nouvel édifice, avec les jardins qui en constituaient le prolongement, aurait occupé deux millions de mètres carrés, le double de la superficie du légendaire palais de Néron, la « Maison dorée ». Il serait encadré par le palais du commandement suprême de la Wehrmacht et par le Grand Dôme. Ce dernier, qui était censé dominer la capitale du monde, devait pouvoir accueillir jusqu’à 180 000 personnes. Le volume extérieur de cet édifice d’une hauteur de 290 mètres aurait atteint 21 millions de mètres cubes, représentant plusieurs fois la masse du Capitole de Washington ou celle de Saint-Pierre de Rome. Un aigle impérial tenant dans ses serres la croix gammée se dresserait au sommet de ce qui devait être le plus grand monument du monde. Mais à l’été 1939, au cours de l’un de ses accès de mégalomanie, Hitler demanda à Speer de remplacer l’emblème du IIIe Reich par un globe terrestre. Et pour couronner le tout, on avait prévu d’élever un grand Arc de Triomphe haut de 117 mètres, soit presque deux fois et demi la hauteur de l’Arc de Triomphe érigé par Napoléon Ier à Paris. La date d’achèvement de « Germania », ce projet mégalomaniaque – dont Speer nous donne une description fascinante dans ses Mémoires –, était prévue pour 1950.
Speer comprenait clairement le sens politique qu’il devait donner à ses constructions. « J’étais, bien sûr, totalement conscient du fait que Hitler aspirait à gouverner le monde », confia-t-il peu avant sa mort. « Ce que de nombreuses personnes ne comprennent pas de nos jours, c’est qu’à l’époque je ne pouvais rien souhaiter de mieux. C’était bien tout le sens de mes créations architecturales. Elles auraient eu l’air grotesques si Hitler était resté bien assis en Allemagne. Toute ma volonté était focalisée sur son avenir, sur le fait que ce grand homme gouverne le globe terrestre15. »
À l’été 1938, Hitler avait posé la première pierre de la nouvelle Maison du tourisme, décrétant, par le fait même, le commencement des travaux pour la transformation du grand Berlin. Ainsi, le premier monument serait édifié selon un axe nord-sud le long de l’artère principale de la capitale. Cette nouvelle avenue, qui devaient mesurer 120 mètres de large et s’étendre sur sept kilomètres de long, aurait éclipsé les Champs-Élysées, dont les dimensions font moins de 100 mètres de large et de deux kilomètres de long.
Mais cette fois, les choses ne se passaient pas aussi bien qu’avec la construction de la nouvelle Chancellerie du Reich. Speer devait d’abord dégager un très grand secteur pour ériger les nouveaux bâtiments du Führer : 52 000 appartements devaient être démolis, soit presque 4 % des logements de Berlin.
Speer allait pouvoir mettre à la disposition des personnes concernées des appartements pour les reloger. En 1939, les fonctionnaires de son administration avaient recensé plus de 23 000 appartements qui étaient censés être occupés par des Juifs. Le département responsable était dirigé par le vice-président de l’inspection générale du bâtiment, Dietrich Clahes, dont le nom n’est nullement mentionné dans les Mémoires de Speer ! Le 26 novembre 1938, moins de trois semaines après l’infâme pogrom de la « Nuit de Cristal », dans une lettre de Hermann Göring adressée à Speer, on pouvait y lire qu’en vertu des règlements portant sur l’expulsion des Juifs de leurs appartements, magasins ou entrepôts appartenant à des propriétaires aryens, il était stipulé que l’inspecteur général du bâtiment aurait un droit de préemption et pourrait décider éventuellement du renouvellement des contrats de location.
On distribuait des formulaires spécifiques destinés à signaler à l’inspection générale du bâtiment les logements de locataires juifs libres ou en voie d’être libérés. Les adresses des appartements libérés étaient alors publiées dans la documentation mise à la disposition des locataires visés par les quartiers en démolition et paraissaient dans le journal officiel de l’inspection général du bâtiment. Speer, qui a prétendu plus tard n’avoir rien su de tout cela, avait donné aux propriétaires aryens cet avertissement : « Celui qui loue des logements juifs sans ma permission est passible d’une lourde amende. »
Déjà, le 14 septembre 1938, on pouvait lire dans le procès-verbal d’une réunion de l’inspection générale du bâtiment : « […] Le professeur Speer a proposé de libérer les logements nécessaires par l’expulsion obligatoire des Juifs. » Cependant, cette proposition n’allait être appliquée que durant la guerre. Le 27 novembre 1940, depuis l’Obersalzberg, Speer s’enquérait auprès de Clahes des « progrès d’expulsion de 1 000 logements juifs ». Le 26 août 1941, la chronique de l’inspection générale du bâtiment mentionnait encore : « Conformément aux instructions de Speer, une nouvelle opération d’expulsion de 5 000 logements juifs vient d’être engagée. Tout est fait, malgré les difficultés de toutes parts dues à la situation de la guerre, pour que les logements juifs soient remis en état le plus rapidement possible afin qu’ils puissent être occupés par les locataires des quartiers en démolition. »
Maison après maison, la Gestapo passait la ville au peigne fin, assistée par les fonctionnaires de l’administration Speer. Ces derniers dressaient des listes d’expulsion et enregistraient aussi bien les noms et adresses de tous les locataires juifs que ceux de leurs remplaçants aryens. Cependant, les simples citoyens étaient rarement ceux qui avaient la chance de pouvoir être relogés. Une étude de ces documents a démontré que les nouveaux occupants étaient surtout des membres de la SS, des fonctionnaires des divers ministères du Reich (incluant ceux de l’administration Speer), ainsi que des membres du parti.
L’inspecteur général du bâtiment notait au début de novembre 1941 : « Entre le 18 octobre et le 2 novembre, environ 4 500 Juifs ont été évacués de Berlin, libérant ainsi 1 000 logements qui ont été mis à la disposition de l’inspecteur général du bâtiment16. » Pourtant, lorsque le procureur général américain Robert H. Jackson lui demanda, lors du procès de Nuremberg, s’il avait pris part à la mise en œuvre de ces évacuations, Speer répondit par la négative17.
« Quand je pense au destin des Juifs de Berlin, je suis saisi d’un sentiment terrible », écrivit Speer sur ces années-là. « Souvent, en allant en voiture à mon bureau […], je voyais des tas de gens sur les quais de la gare de Nikolassee. Je savais qu’il devait s’agir de l’évacuation des Juifs de Berlin. En passant, j’étais à coup sûr saisi d’un sentiment oppressant18. » Et pour cause ! Un bon nombre de ces Juifs furent évacués de Berlin à la suite de l’ordre d’expulsion qu’il avait lui-même donné en août 1941. Rien d’étonnant à ce qu’il juge bon de passer tout cela sous silence dans ses Mémoires.
Contre toute attente, peu après le décès en avion du Dr Fritz Todt, le 7 février 1942, Speer hérita de toutes ses fonctions, devenant ainsi le nouveau ministre de l’Armement du Reich. Sa nomination en surprit plus d’un, à commencer par Speer lui-même, si l’on prend pour argent comptant sa version des faits. Toutefois, Speer comptait certainement succéder à Todt pour les travaux de construction, et peut-être plus. En tout cas, il ne perdit pas un instant pour user de l’autorité de Hitler afin de s’arroger des pouvoirs plus étendus que Todt n’en avait jamais eus. Il était désormais de facto le numéro deux du régime après Hitler. D’ailleurs, c’était la deuxième fois de sa carrière qu’il devait sa promotion à la mort d’un autre homme (la première, ce fut après le décès de Troost) ; « cela faisait partie du pacte avec le diable », écrivit plus tard un commentateur à ce propos19.
Ce carriériste, qui était à un mois de ses 38 ans, venait d’être propulsé à un poste pour lequel, selon ses propres dires, il n’était pas qualifié. Mais grâce à son sens de l’organisation et à son ardeur implacable, et profitant de sa position privilégiée auprès de Hitler, il allait se révéler un choix judicieux. Au cours des deux années suivantes, malgré l’intensification des bombardements alliés et alors que la guerre tournait de plus en plus mal pour l’Allemagne, il dota celle-ci d’une économie de guerre extrêmement efficace, doublant même la production d’armements20.
On s’est beaucoup interrogé sur ce qu’il avait su de la persécution et de l’extermination des Juifs. Sur ce sujet, il ne cessa de se retrancher derrière des faux-semblants, affirmant tout au plus n’avoir rien su de ce qu’on faisait subir aux Juifs. Il se rendit pourtant au tristement célèbre camp de concentration de Mauthausen, situé pas loin de la ville de Linz, le 30 mars 1943. Les détenus y périssaient par centaines, notamment dans la carrière Deutsche Erd-und Steinwerke GmbH qui appartenait à la SS. En 1939, tout près de ce camp, on y avait défriché un terrain pour y construire une usine de briques de mâchefer, ainsi qu’une usine de façonnage de pierres destinées à la construction des monuments du Führer.
Les archives sur la correspondance et les contrats de livraison passés entre la SS et l’administration de l’inspecteur général du bâtiment révèlent que, dès la fin de 1941, une main-d’œuvre spéciale – le « commando de travail Speer » – avait été créée à l’intérieur du camp. Tous les prisonniers qui avaient à faire avec le bâtiment, en particulier les tailleurs de pierre, devaient s’y faire enregistrer, après quoi ils devaient se porter volontaires. Pas moins de 10 000 détenus du camp de concentration de Sachsenhausen espéraient échapper à la mort en acceptant d’être transférés dans une autre filiale de la carrière de la SS. Ils s’étaient ainsi retrouvés dans le camp de concentration de Flossenbürg, dans le Haut-Palatinat en Bavière. Sur place, au lieu de construire, on leur ordonna de dynamiter certains endroits situés dans les massifs et les montagnes à travers l’Europe afin de forer des tunnels pour les usines souterraines d’armements de Speer et pour les postes de commandement de Hitler. Les conditions des prisonniers étaient terribles ; il y avait des épidémies et plusieurs souffraient du typhus. Parmi les 10 000 volontaires, seules 200 personnes du « commando de travail Speer » allaient survivre.
Pour le ministre de l’Armement, seule comptait l’efficacité, et ce qu’il vit lors de sa tournée d’inspection à Mauthausen l’incita à écrire une lettre au chef de la SS, Heinrich Himmler : « Nous devons mener à bien une nouvelle planification pour la construction des camps de concentration. Il s’agit d’obtenir une plus grande efficacité par la mise en œuvre de moyens plus modestes, si nous voulons répondre, avec le maximum de succès, aux besoins actuels de l’armement. Cela signifie que nous devons revenir, sans délai, à des méthodes de constructions rudimentaires. » Par conséquent, il exigea que tous les camps de concentration fussent inspectés par ses hommes.
Cette lettre de Speer provoqua l’indignation au sein de la SS. Le chef de section, Oswald Pohl, responsable de la mobilisation au travail des prisonniers des camps, adressa une missive secrète au service de Himmler : « Le ministre du Reich fait mine de croire que nous bâtissons, sans qu’il le sache, hors de propos et généreusement dans les camps de concentration. Il reste muet sur le fait que chacun des projets de construction lui a été présenté par nous en bonne et due forme et qu’il a lui-même, le 2 février 1943, donné son autorisation expresse. » Speer connaissait non seulement l’existence de tous les camps de concentration, mais il en était l’un des responsables, si l’on doit en croire Pohl : « Je constate que non seulement les services centraux du ministre du Reich, mais aussi ses mandataires locaux sont tenus informés jusque dans les plus petits détails de nos projets de construction, et les ont acceptés et approuvés par écrit. » L’officier ajoutait : « Il est, cependant, complètement erroné de proposer que nous passions, sans délai, à des méthodes de constructions rudimentaires dans les camps. » À la différence de Speer, Pohl regrettait que ses hommes dussent continuellement lutter contre les épidémies, parce que les logements des prisonniers, ainsi que les installations sanitaires étaient totalement insuffisants. « Par conséquent, il est de mon devoir de vous signaler que le passage à des méthodes de constructions rudimentaires va probablement entraîner dans les camps un taux de mortalité que l’on n’a jamais vu jusqu’ici. »
En mai 1943, les collaborateurs de Speer, Desch et Sander, étaient rentrés de leur tournée d’inspection dans les camps de concentration. Leurs rapports destinés à Speer ont aujourd’hui disparu. Cependant, dans une lettre à Himmler, Speer précise : « Je me réjouis que l’inspection des autres camps de concentration ait donné un résultat tout à fait positif21. » C’est seulement pour l’agrandissement du camp d’Auschwitz que Speer accorda des quantités supplémentaires de matériaux de construction. Plus tard, lorsqu’il évoqua Auschwitz dans ses Mémoires, il écrivit que sa « culpabilité morale » pour ce qui s’y passait prenait la forme d’un « aveuglement volontaire22 ».
Le 5 juin 1943, quelques jours après la lettre adressée à Himmler, Speer et Goebbels organisèrent ensemble une manifestation devant les travailleurs de l’armement au Palais des Sports à Berlin. L’événement fut diffusé par la radio. Speer parla d’abord des succès de son « économie de guerre totale ». Goebbels monta ensuite sur la tribune, devant Speer assis au premier rang. « Devant le danger mondial que représente le judaïsme », déclara Goebbels, « cessez de vous tourmenter […]. L’éradication du judaïsme en Europe n’est pas une question de morale, mais de sécurité pour les États. Le Juif agira toujours selon la nature et l’instinct de sa race. Il ne peut faire autrement. Tel le doryphore qui détruit les champs de pommes de terre, le Juif détruit les États et les peuples. Il n’y a qu’un moyen d’en réchapper : l’éliminer. »
Est-ce qu’il importe maintenant de savoir si Speer était présent au discours de Himmler évoquant la « Solution finale » à Posen en Pologne, le 6 octobre 1943, ou s’il s’était éclipsé avant que celui-ci ne prît la parole, comme il l’a prétendu deux ans après la publication de ses Mémoires – non sans se contredire toutefois dans sa version des faits ?
Dans son compte rendu de la conférence sur l’armement du 22 août 1943, Speer notait : « Le Führer ordonne que toutes les mesures soient prises pour accélérer – en collaboration avec le Reichsführer SS et grâce à une mobilisation accrue de la main-d’œuvre issue des camps de concentration– la construction d’usines et la fabrication des A4 – le nom de code du projet des fusées V1 et V2. Hitler exige que, pour des raisons de sécurité, on utilise des grottes23. »
Ainsi, le 10 décembre 1943, le ministre de l’Armement se rendit sur son chantier le plus important, à savoir l’usine souterraine de Dora, près de la petite ville de Nordhausen, dans le massif montagneux du Harz. Depuis la fin d’août, des milliers de prisonniers des camps de concentration y travaillaient à l’agrandissement et à la transformation d’un système d’abris antiaériens souterrains longs de plus de 20 kilomètres. Il était prévu que les fusées V1 et V2, les nouvelles « armes miracles », y seraient fabriquées en série dès la fin de l’année. Pour ce faire, les prisonniers étaient obligés de travailler et de vivre dans ces grottes humides constamment envahies par la poussière. Au moins 20 000 prisonniers périrent entre octobre 1943 et mars 1944 ; certains étaient morts d’épuisement, de maladies ou de famine, d’autres avaient été battus à mort, pendus ou exécutés par balle. Lorsque les machines destinées à la fabrication des fusées furent enfin installées, la situation pour les 20 000 autres détenus du camp s’améliora légèrement : ils avaient enfin le droit de dormir dans les baraquements à l’entrée des galeries, car chaque mètre de souterrain était désormais employé à la fabrication des fusées.
En 1946, les enquêteurs de Nuremberg ignoraient que Speer avait personnellement inspecté ce camp. Ce dernier put ainsi mentir au tribunal sans se contredire. Seule l’enquête pour le « procès Dora », au cours duquel Speer dut témoigner en 1968, permit de révéler au grand jour ce fait. Dans ses Mémoires, parues l’année suivante, il qualifie de « barbares » les conditions de vie de ces détenus. Il ajoute également qu’il avait été frappé de « consternation », et que le jour même de l’inspection du camp Dora, il avait pris des dispositions pour que des baraquements fussent construits24. Il est vrai que, en sa qualité de ministre de l’Armement, il tenait sans doute à ce que ce secteur de production, si important pour lui, ne fût pas gêné par des pannes de production causées par les épidémies qui y sévissaient25.
Malgré ses capacités exceptionnelles à la tête de l’économie de guerre allemande, les rapports de Speer avec Hitler avaient changé depuis l’époque qu’ils dressaient ensemble des plans pour les nouveaux bâtiments du Reich. Speer expliqua rétrospectivement : « Bien sûr, à l’époque, cela faisait déjà plusieurs années que je faisais partie de la “cour” de Hitler. Mais il est difficile de dire combien tout a changé d’un seul coup. C’est surtout à partir de ma nomination en remplacement de Todt que notre relation a évolué. Alors que notre relation au cours de ces années durant lesquelles j’avais été son architecte avait été non seulement cordiale, mais aussi quasi intime – disons aussi intime qu’une relation pouvait l’être avec lui –, elle est devenue, depuis cette matinée du 8 février 1942, froide et distanciée. La légèreté avait totalement disparu26. »
Cependant, Hitler ne manquait jamais une occasion de féliciter son ministre de l’Armement, allant jusqu’à dire que ses réalisations étaient « uniques dans l’Histoire27 ». À la fin de 1943, le bruit courrait dans l’entourage de Hitler que Speer aspirait à sa succession. Dans ses Mémoires, Speer se délecte à raconter comment Hitler répondait parfois « Heil, Speer ! » à son « Heil, mein Führer ! »28 Cette formule était dans la bouche de Hitler une distinction qu’il accordait rarement à Göring, Goebbels, Bormann ou autres Himmler parmi ses proches collaborateurs. Ceci excitait la jalousie de ces « vieux combattants » du parti qui ne voyaient en lui qu’un arriviste. « En ce qui concerne Speer », note Goebbels dans son journal à l’été 1944, « il ne faut pas oublier que ce n’est pas vraiment du vieux sang national-socialiste qui coule dans ses veines. Après tout, c’est un technocrate de nature et il s’est toujours très peu préoccupé de politique. » Pour le ministre de la Propagande, cela expliquait la raison pour laquelle Speer était, pendant les crises difficiles, « plus fragile que les vrais nazis29 ».
Ainsi, lorsqu’en janvier 1944, Speer tomba sérieusement malade pendant trois mois, les huiles du régime en tirèrent parti pour le dénigrer auprès de Hitler. Speer en vint alors à envisager de démissionner. Mais le Führer lui dépêcha un émissaire pour l’assurer qu’il le tenait toujours en grande estime : « Le Führer m’a chargé de vous dire qu’il vous aimait ! », lui fit transmettre le feld-maréchal Erhard Milch30.
Hitler savait que, sans le prodigieux sens de l’organisation de son ministre de l’Armement, il ne serait pas possible de poursuivre cette « guerre totale » plus longtemps. « Je tiens vraiment à vous dire, Speer, sans chanter un hymne à la gloire, que vous et Herr Saur [le suppléant de Speer] avez fait des miracles, malgré les bombardements aériens et les contretemps continuels […] ! » Speer se croyait lui aussi indispensable : « Sans mon travail, la guerre aurait peut-être été perdue dès 1942-1943 », écrivit-il, à la fin mars 1945, dans sa dernière lettre à Hitler31.
Mais au nom de la fidélité au Führer et du devoir patriotique, Speer mobilisa toutes les énergies en cette dernière année d’une guerre qu’il savait pourtant perdue. Le désir de conserver la position de force qu’il avait acquise au cours des dernières années constituait sans doute un mobile important. C’est ce qu’il admet lui-même dans ses Mémoires : « […] j’avais pris goût à la griserie que procure l’exercice du pouvoir. Introniser des hommes dans leurs fonctions, disposer de milliards, décider de questions importantes, tout cela me procurait une satisfaction profonde à laquelle j’aurais eu de la peine à renoncer32. » Pour Willi Schelkes, l’un de ses architectes et amis intimes, cela n’avait rien d’étonnant : « Dans les dernières années, Speer était sans doute l’homme le plus puissant après Hitler. Dans sa fonction de responsable de la production pour la guerre, il était certainement conscient de son pouvoir. De plus, il prenait garde à ce que sa position soit respectée. Au fond, c’était un homme poli et obligeant, mais quand il s’agissait du pouvoir, il pouvait être intransigeant. »
Au cours des derniers mois de la guerre, Speer engagea la bataille des « armes miracles », dont la production avait débuté au printemps 1944 dans le camp de Dora. Devant le tribunal de Nuremberg, il se défendit d’avoir fait de la propagande autour de ces « armes miracles ». Or, le 5 décembre 1944, il avait prononcé un discours devant les cheminots, qui fut retransmis à la radio. Dans l’enregistrement sonore qui a été conservé, on peut l’entendre affirmer : « Nos armes de représailles V1 et V2 ont clairement démontré au monde […] la supériorité technologique allemande. Je peux vous assurer que l’adversaire doit également s’attendre à de mauvaises surprises pour lui dans d’autres domaines militaires. » Il avait ensuite abordé la question qui préoccupait le plus la population qui déplorait la destruction de nombreuses villes allemandes par les incessants raids aériens de l’ennemi, à savoir l’impuissance de la défense aérienne allemande : « Là aussi, justement, […] nous avons travaillé en secret. Je peux vous assurer que la qualité et la quantité des moyens défensifs désormais à notre disposition […] vont assurer notre victoire. » Il avait conclu son discours, qui souleva des applaudissements : « Nous savons qu’au bout du chemin, la victoire nous attend33. »
C’étaient là les paroles d’un technicien extrêmement compétent et supérieurement intelligent qui, des mois avant ce discours, avait pourtant, dans des mémoires adressés à Hitler, souligné à maintes reprises que, par suite des destructions des raffineries de pétrole allemandes, les matières premières indispensables à la poursuite d’une guerre moderne manquaient, et que moins de 10 % de la quantité nécessaire en kérosène étaient à la disposition de la Luftwaffe34.
Certes, devant le tribunal de Nuremberg, il reconnut : « La vaine poursuite de la guerre et les destructions inutiles ont rendu la reconstruction plus difficile. Le peuple allemand souffre de privations et est dans la misère. » Puis, il ajouta : « Après ce procès, [le peuple allemand] méprisera et maudira Hitler, le responsable de son malheur35. » Quant à sa propre responsabilité dans le prolongement de cette guerre perdue depuis longtemps, il jugea bon de ne rien dire.
S’il faisait tourner les usines de guerre allemandes à plein régime et soutenait le combat jusqu’au naufrage du IIIe Reich, Speer ne songeait cependant pas à périr lui aussi. À l’automne 1944, il prenait déjà ses dispositions pour l’après-guerre et, par le fait même, pour l’après-Hitler, en cherchant à se dédouaner, si possible. Un article écrit par Sebastian Haffner et publié dans l’hebdomadaire londonien Observer l’encourageait à marcher sur un fil de rasoir. On pouvait en effet y lire : « Speer est l’exemple même de la révolution en matière de gestion […]. Il aurait pu rejoindre tout autre parti politique si celui-ci lui avait permis de faire carrière […]. Il est le symbole du type d’homme qui sera de plus en plus important dans chaque État belligérant : le technicien pur. […] Nous parviendrons à éliminer les Hitler et les Himmler, mais nous resterons longtemps avec des hommes comme Speer […]36. » Speer prit connaissance de cet article qui avait valeur d’invite. À la différence des autres complices du Führer, il pensait – alors qu’il n’avait pas encore 40 ans – avoir un rôle à jouer dans le monde qui se dessinait. À cette fin, il ne devait pas se présenter aux Alliés occidentaux les mains vides. Contrairement à ce qui s’était passé lors des retraites de la Wehrmacht sur le front de l’Est, il entendait éviter que soit appliquée dans les territoires occupés à l’ouest une politique de la « terre brûlée ». S’il sut convaincre Hitler de renoncer à cette pratique, c’est en utilisant un stratagème d’une simplicité étonnante : « Comme Hitler insistait », explique Speer dans ses Mémoires, « pour que ces territoires soient reconquis le plus rapidement possible, je n’eus plus qu’à suivre son raisonnement et à faire valoir que les industries de ces territoires m’étaient indispensables pour maintenir le niveau de l’armement après la reconquête37. »
Dans le même temps, Speer continuait d’exiger, dans ses interventions publiques, une « foi aveugle » en la victoire finale et d’« ultimes sacrifices ». Au moment où les villes allemandes croulaient sous les bombes de l’aviation ennemie et que des vieillards et des adolescents étaient envoyés au massacre, ce jusqu’au-boutiste déclarait : « Aussi difficile que la situation puisse paraître et aussi désespérée qu’elle devienne, il ne faut en aucun cas renoncer38. »
Dans les derniers mois de la guerre, Speer voulut empêcher la destruction de l’industrie allemande. En étroite collaboration avec les principaux industriels, il mit tout en œuvre pour y parvenir en s’assurant l’appui de Gauleiter et de généraux. Il est vrai qu’à cette époque, Speer se considérait lui-même comme une sorte de « ministre de la Reconstruction » de l’Allemagne d’après-guerre. Lorsque Hitler voulut contrecarrer ses projets par son décret digne de Néron du 19 mars 1945, Speer s’était rendu à Berlin pour lui remettre un mémoire dans lequel il l’implorait de ne pas prendre l’initiative de destructions qui pourraient porter atteinte à l’existence de la nation allemande. À la fin du mois, Hitler – qui savait que son ministre de l’Armement sabotait son ordre, ce qui aurait pu valoir à celui-ci une condamnation à mort – décida alors de lui laisser carte blanche en échange de son soutien inconditionnel.
Après le dernier anniversaire de Hitler, le 20 avril, fêté dans le bunker du Führer, à huit mètres de profondeur sous les catacombes de la Chancellerie du Reich, Speer quitta Berlin, comme la plupart des dignitaires du régime. Mais, après une odyssée de deux jours dans le nord de l’Allemagne, il était de retour à Berlin le 23 avril. Les véritables raisons de ce retour hasardeux dans la capitale du Reich encerclée ont donné lieu à de nombreuses spéculations, y compris par Speer lui-même. « Je pense que Speer avait une bonne raison de prendre un tel risque », affirma Manfred von Poser, son officier adjoint. « Peut-être la peur d’être nommé successeur de Hitler a-t-elle motivé sa démarche. Cela aurait été un fardeau supplémentaire pour lui, soit dans la manière que les Alliés l’aurait jugé, soit en minant ses chances de se retrouver à la tête de la reconstruction de l’Allemagne – poste qu’il espérait toujours occuper après la guerre39. » Cette hypothèse semble plausible à la lumière de ce que lui aurait dit Speer peu après sa dernière rencontre avec Hitler : « Grâce au ciel, je n’ai pas eu besoin de jouer au prince Max de Bade40. » Si tel était vraiment le cas, alors le jeu en a valu la chandelle, puisque c’est le grand-amiral Karl Dönitz qui fut nommé successeur de Hitler, tandis que le nom de Speer n’apparaissait pas une seule fois dans son testament.
Un an plus tard, devant le tribunal de Nuremberg, Speer fut le seul des principaux accusés à assumer une partie de la « responsabilité générale » pour les actes de l’homme en qui il avait vendu âme. Mais jusqu’à la fin de sa vie, il affirma solennellement n’avoir rien su des crimes du régime, notamment des atrocités commises dans les camps de concentration. Le tribunal le condamna à vingt ans de prison.
En 1966, Speer fut relâché. Trois ans plus tard, il publia ses Mémoires qui allaient obtenir un grand succès de librairie. Malgré des oublis « volontaires », ce récit n’en demeure pas moins fascinant à plusieurs égards. Speer y décrit avec clairvoyance les rouages du système, la jungle des rivalités et des intrigues à quoi se résumait le régime nazi. Il y brosse les portraits psychologiques de ses collègues qui formaient l’élite du régime, tout en dressant le bilan de ce qui avait été accompli par chacun d’entre eux, et en commentant l’évolution de leurs personnalités respectives.
Évidemment, comme c’est le cas dans pratiquement tous les Mémoires, il se montre sous son meilleur jour. De fait, il se présente comme un honnête homme apolitique – en qualité d’artiste architecte, puis de technicien et d’organisateur de l’économie de guerre allemande –, égaré dans le tourbillon de l’histoire et ignorant tout de l’holocauste. Bien qu’il se soit efforcé de nous inculquer cette légende – qui a une vie durable, comme en témoigne son personnage dans le film controversé à grand succès La chute –, ainsi que celle de son chimérique projet d’attentat contre Hitler, il ne faut pas oublier qu’il partageait la pensée et le système de valeurs du national-socialisme, qu’il était suffisamment imprégné de la morale politique et idéologique du régime pour devenir l’une des principales forces motrices des rouages de la dictature hitlérienne. Somme toute, il n’aurait jamais pu faire carrière dans ce régime, et cela, au point d’en devenir le deuxième personnage, sans se compromettre. Ce qui nous amène à tirer la conclusion que les regrets éprouvés par Speer après la Seconde Guerre mondiale étaient peut-être moins dus à la compassion pour les victimes du nazisme qu’à l’amère déception d’avoir vu ses rêves se briser et au fait que Hitler l’avait déshonoré.

 

Benoît Lemay, février 2011.

1. Guido Knopp, Hitler’s Henchmen, The Mill, The History Press, 2010 (ci-après « Hitler »), p. 223.

2. Tribunal militaire international, Procès des grands criminels de guerre devant le Tribunal militaire international, Nuremberg, 14 novembre 1945 - 1er octobre 1946, Nuremberg, 1947-1949 (ci-après TMI), vol. 16, p. 448 ; Albert Speer, Au cœur du Troisième Reich, Librairie Arthème Fayard/Pluriel, 2011 (ci-après, « Mémoires »), p. 707.

3. Gitta Sereny, Albert Speer : his Battle with the Truth, New York, Vintage Books, 1995 (ci-après « Speer »), p. 125-142.

4. Speer, « Mémoires », p. 31-32.

5. Ibid., p. 45-46.

6. Ibid., p. 80 et 85.

7. TMI, vol. 16, p. 451 ; Speer, « Mémoires », p. 161.

8. Ibid., p. 160.

9. Sereny, « Speer », p. 109, 138-139, 156-; Joachim Fest, Albert Speer. Le confident de Hitler, Paris, Perrin, 2006 (ci-après « Speer »), p. 56-64, 419-422.

10. Speer, « Mémoires », p. 101.

11. Ibid., p. 232.

12. Knopp, « Hitler », p. 231.

13. Albert Speer, Spandauer Tagebücher, Berlin, Ullstein, 1975 (ci-après « Journal »), p. 216.

14. Knopp, « Hitler », p. 234.

15. Ibid., p. 226.

16. Jörn Düwel et al., 1945. Krieg, Zertörung, Aufbau, Architektur und Stadtplanung 1940-1960, Berlin, Henschel, 1995, p. 67-69, 75, 82-83 ; Heinrich Breloer, Speer et Hitler. L’architecte du diable, Paris, Canal + Éditions, 2006 (ci-après « Speer »), p. 129-134 ; Fest, « Speer », p. 140-146.

17. TMI, vol. 16, p. 539.

18. Albert Speer, Der Sklavenstaat. Meine Auseinandersetzungen mit der SS, Stuttgart, Deutsche-Verlags-Anstalt, 1981, p. 355.

19. Golo Mann, « Des Teufels Architekt », dans Adelbert Reif, Albert Speer : Kontroversen um ein deutsches Phänomen, Munich, Bernard & Graefe, 1978, p. 318.

20. Richard Overy, War and Economy in the Third Reich, Oxford, Oxford University Press, 1994, p. 366-367.

21. Florian Freund, Bertrand Perz et Karl Stuhlpfarrer, « Der Bau des Vernichtungslager Auschwitz-Birkenau », dans Zeitgeschichte, vol. 5, n° 6 (mai-juin 1993), p. 196 ; Breloer, « Speer », p. 180-181.

22. Speer, « Mémoires », p. 529.

23. Willi A. Boelcke, Deutschlands Rüstung im Zweiten Weltkrieg. Hitlers Konferenzen mit Albert Speer 1942-1945, Francfort-sur-le-Main, Akademische Verlagsgesellschaft Athenaion, 1969, p. 291.

24. Speer, « Mémoires », p. 522.

25. Fest, « Speer », p. 221.

26. Knopp, « Hitler », p. 242.

27. Joseph Goebbels, Die Tagebücher von Joseph Goebbels, Munich, K.G. Saur, 1987-1996 (ci-après « Journal »), vol. 6, p. 48 (le 2 octobre 1942).

28. Speer, « Mémoires », p. 451.

29. Goebbels, « Journal », vol. 13, p. 259 (le 18 août 1944) et p. 239 (le 10 août 1944).

30. Fest, « Speer », p. 260.

31. TMI, vol. 41, p. 426.

32. Speer, « Mémoires », p. 484. Voir aussi Speer, « Journal », p. 609-610.

33. Knopp, « Hitler », p. 249 et 253-254.

34. TMI, vol. 16, p. 505-506 ; Speer, « Mémoires », p. 494.

35. TMI, vol. 22, p. 433-434.

36. Sebastian Haffner, « Albert Speer - Dictator of the Nazi Industry », Observer, le 9 avril 1944.

37. Speer, « Mémoires », p. 562.

38. Sereny, « Speer », p. 544.

39. Knopp, « Hitler », p. 257-258.

40. Fest, « Speer », p. 339.