Lorsque Hitler venait examiner mes maquettes de
Berlin, une partie du projet l’attirait irrésistiblement, celle du
futur centre gouvernemental du Reich, qui devait, dans les siècles
à venir, témoigner de la puissance conquise à l’époque de Hitler.
De même que la résidence des rois de France constitue
l’aboutissement architectural des Champs-Élysées, de même ce centre
gouvernemental devait être la conclusion de l’avenue d’apparat, et
grouper les édifices que Hitler voulait avoir dans son voisinage
immédiat comme manifestation de sa puissance politique : la
Chancellerie du Reich pour la direction de l’État, le Haut
Commandement de la Wehrmacht pour l’exercice du commandement dans
les trois armes, une chancellerie pour le parti (Bormann), une pour
le Protocole (Meissner), et une pour les Affaires privées
(Bouhler). Le fait que le bâtiment du Reichstag, lui aussi, fît
partie, dans notre projet, du centre architectural du Reich ne
voulait pas dire que le Parlement se verrait attribuer un rôle
important dans l’exercice du pouvoir ; c’est uniquement le
fait du hasard si le vieux bâtiment du Reichstag se trouvait à cet
emplacement.
Je proposai à Hitler de démolir le bâtiment
wilhelminien de Paul Wallot, mais je me heurtai à une résistance
dont la violence m’étonna : le bâtiment lui plaisait.
Toutefois il ne le destinait plus qu’à des fins non politiques.
D’ordinaire, Hitler était plutôt avare de précisions sur la
finalité de ses projets. S’il n’hésitait pas à s’ouvrir à moi des
raisons de ses projets de constructions, ce n’est qu’à cause de
cette familiarité qui caractérise presque toujours les rapports
entre maître d’ouvrage et architecte. « Dans le vieux
bâtiment, nous pourrons aménager pour les députés des salles de
lecture et des salles de repos. Je veux bien que la salle des
séances devienne une bibliothèque ! avec ses 580 places, elle
est beaucoup trop petite pour nous. Nous en construirons une autre
tout à côté ; prévoyez-la pour 1 200 députés 1 ! » Cela supposait un peuple
d’environ 140 millions d’hommes ; Hitler montrait par là
dans quel ordre de grandeur il se situait. Il envisageait, d’une
part, un rapide accroissement démographique de l’Allemagne, et,
d’autre part, l’incorporation d’autres peuples germaniques ;
était exclue la population des nations asservies, auxquelles il ne
reconnaissait pas le droit de vote. Je proposai à Hitler
d’augmenter tout simplement le nombre des voix que chaque député
devrait réunir sur son nom, ce qui permettrait de conserver la
salle des séances de l’ancien Reichstag. Mais Hitler ne voulait pas
modifier le chiffre de 60 000 voix par député, hérité de la
république de Weimar. Il n’en donna pas les raisons, mais n’en
démordit pas, de même que, pour la forme, il maintenait le système
électoral traditionnel, avec ses élections à date fixe, ses
bulletins de vote, ses urnes et son vote à bulletin secret. Sur ce
plan, il voulait manifestement maintenir une tradition qui l’avait
porté au pouvoir, bien qu’elle eût perdu toute importance depuis
qu’il avait introduit le système du parti unique.
Les édifices qui devaient entourer la future
« place Adolf-Hitler » étaient situés à l’ombre du Grand
Dôme, d’un volume cinquante fois supérieur à celui du bâtiment
destiné à la représentation populaire, comme si Hitler avait voulu
démontrer, jusque dans les proportions, le peu d’importance de
ladite représentation. Dès l’été 1936 2 , il avait décidé de faire établir les plans
de ce dôme. Pour son anniversaire, le 20 avril 1937, je lui en
remis les vues, plans et coupes, ainsi qu’une première maquette. Il
fut enthousiasmé, me reprochant uniquement d’avoir porté au bas des
plans la mention : « Établi d’après les idées du
Führer. » Car c’était moi l’architecte, me dit-il, et il
fallait accorder plus de valeur à ma contribution qu’à son ébauche
de 1925. Mais on en resta à cette formule et il est probable que
mon refus de revendiquer la paternité de son édifice le satisfit.
On fabriqua, d’après les plans, des maquettes partielles, et en
1939 furent achevées la maquette de l’extérieur, haute de près de
trois mètres, et la maquette de l’intérieur. Elles étaient en bois
et exécutées avec la plus grande précision ; on pouvait en
retirer le fond pour examiner, à hauteur de regard, l’effet que
produirait l’intérieur de l’édifice. Hitler ne manquait jamais, à
chacune de ses nombreuses visites, de se laisser griser pendant un
long moment par la contemplation de ces deux maquettes ; ce
qui, quinze ans auparavant, avait pu paraître à ses amis un
extravagant jeu de l’esprit, il pouvait maintenant le montrer
triomphalement : « Qui me croyait quand je disais que ce
serait un jour construit ! »
Le plus grand de tous les halls de réunion jamais
conçus ne comportait qu’une seule salle, mais elle pouvait contenir
150 000 à 180 000 auditeurs debout. A la vérité, bien
qu’il refusât d’adhérer aux idées mystiques de Himmler et de
Rosenberg, Hitler n’en faisait pas moins construire là un édifice
cultuel qui devait, au cours des siècles, acquérir, grâce à la
tradition et au respect dont il serait entouré, une importance
analogue à celle que Saint-Pierre de Rome a prise pour la
chrétienté catholique. Sans cet arrière-plan cultuel, toutes les
dépenses engagées pour cette construction, dont Hitler voulait
faire le centre de Berlin, auraient été absurdes et
incompréhensibles.
L’intérieur circulaire avait un diamètre de 250
mètres, ce que l’imagination a peine à se représenter ; la
gigantesque coupole, dont la courbure légèrement parabolique
prenait naissance à 98 mètres du sol, s’élevait à une hauteur de
220 mètres.
En un certain sens, nous nous étions inspirés du
Panthéon de Rome. La coupole de Berlin devait avoir, elle aussi,
une ouverture circulaire pour laisser passer la lumière ; mais
cette ouverture, à elle seule, avait un diamètre de 46 mètres, dépassant ainsi celui de
toute la coupole du Panthéon (43 mètres), et du dôme de
Saint-Pierre (44 mètres). Le volume intérieur faisait dix-sept fois
celui de la basilique Saint-Pierre.
L’intérieur du bâtiment devait être très simple
d’aspect. Entourant un plan circulaire de 140 mètres de diamètre,
des tribunes s’élevaient sur trois rangs jusqu’à une hauteur de 30
mètres. 100 piliers rectangulaires en marbre, qui, avec leurs 24
mètres de haut, avaient des proportions encore presque humaines,
formaient une couronne interrompue, du côté opposé à l’entrée, par
une niche haute de 50 mètres et large de 28, dont le fond devait
être recouvert d’une mosaïque d’or. Devant la niche se dressait,
sur un socle de marbre haut de 14 mètres, un aigle impérial doré
tenant dans ses serres la croix gammée couronnée de feuilles de
chêne. C’était là le seul ornement figuratif. Ainsi cet emblème de
majesté constituait à la fois le terme de cette avenue d’apparat et
le but vers lequel elle tendait. Quelque part au-dessous de cet
emblème se trouvait la place du Führer de la nation qui, de là,
adresserait ses messages aux peuples du futur empire. Je tentai par
des artifices architecturaux de mettre cette place en valeur ;
mais c’est là que se révélaient les inconvénients d’une
architecture qui n’était plus à l’échelle humaine : Hitler
disparaissait au point de devenir parfaitement invisible.
De l’extérieur, le Dôme aurait eu l’apparence
d’une montagne verte de 230 mètres de haut, car il aurait été
recouvert de plaques de cuivre patinées. Au sommet était prévue une
lanterne vitrée de 40 mètres de haut, réalisée dans une
construction métallique aussi légère que possible. Au-dessus de
cette lanterne se tenait un aigle avec une croix gammée.
Pour l’œil, la masse de ce dôme aurait été
soutenue par une rangée continue de piliers hauts de 20 mètres. Par
cette mise en relief, j’espérais introduire des proportions encore
sensibles à l’œil humain, vain espoir certainement. La voûte du
dôme reposait sur un bloc carré de granit clair, qui aurait dû
avoir 315 mètres de long et 74 mètres de hauteur. Une frise
finement articulée, quatre piliers cannelés en faisceau aux quatre
coins et un portique à colonnes avançant vers la place devaient
souligner la taille du gigantesque cube 3 . Ce portique devait être flanqué de deux
sculptures hautes de 15 mètres. Hitler avait fixé leur contenu
allégorique au moment où nous établissions les premières esquisses
du projet ; l’une représenterait Atlas soutenant la voûte
céleste, l’autre Tellus portant le globe. Terre et firmament
auraient été recouverts d’émail, les contours et les constellations
incrustés d’or.
Le volume extérieur de cet édifice aurait atteint
21 millions de mètres cubes 4 , représentant plusieurs fois la masse du
Capitole de Washington ; ces chiffres et ces dimensions
avaient un caractère nettement inflationniste.
Mais ce dôme n’était nullement une chimère,
n’ayant aucune chance de devenir jamais réalité. Nos projets
n’étaient pas à classer dans la catégorie de ceux, pareillement
fastueux et hors de dimensions, conçus par exemple par les
architectes Claude-Nicolas Ledoux et Étienne-L. Boullée comme chant
funèbre du royaume des Bourbons ou comme glorification de la
Révolution. Leurs plans aussi prévoyaient des ordres de grandeur
qui ne le cédaient en rien à ceux de Hitler 5 , mais la réalisation n’en avait jamais été
envisagée, alors que pour permettre la construction de notre Grand
Dôme et des autres bâtiments qui devaient border la future
« place Adolf-Hitler », nous fîmes démolir dès avant
1939, au voisinage du Reichstag, de nombreux bâtiments anciens qui
nous gênaient ; nous fîmes de même procéder à des sondages de
terrain ; des dessins détaillés furent établis, des maquettes
grandeur nature construites. Des millions avaient déjà été dépensés
pour acheter le granit de la façade extérieure, non seulement en
Allemagne, mais aussi, malgré la pénurie de devises et sur ordre
exprès de Hitler, en Suède méridionale et en Finlande. Comme les
autres édifices de l’avenue d’apparat de Hitler, longue de cinq
kilomètres, cette construction devait, elle aussi, être terminée
onze ans plus tard, en 1950. Comme c’est ce dôme qui demandait les
plus longs délais de construction, la pose solennelle de la
première pierre avait été prévue pour l’année 1940.
Du point de vue technique, couvrir d’une voûte une
enceinte de 250 mètres de diamètre ne posait aucun problème
6 . Les constructeurs de ponts des
années 30 n’avaient aucune difficulté à réaliser une construction
comparable en béton armé, impeccable du point de vue statique. Des
spécialistes allemands avaient calculé que même une voûte massive
d’une telle portée était possible. Suivant ma conception de la
« valeur des ruines », j’aurais aimé éviter l’utilisation
de l’acier, mais Hitler me fit l’objection suivante :
« Il se pourrait qu’une bombe tombe sur la coupole,
endommageant la voûte, comment ferez-vous alors pour la réparer,
s’il y a danger d’écroulement ? » Il avait raison, aussi
fîmes-nous construire une charpente d’acier à laquelle devait être
suspendue l’intrados de la coupole. Mais les murs devaient être,
comme à Nuremberg, de construction massive. Les énormes pressions
produites par la coupole et les murs devaient être absorbées par
des fondations particulièrement résistantes. Les ingénieurs se
décidèrent pour un bloc de béton dont le volume aurait été de plus
de 3 millions de mètres cubes. Pour vérifier l’exactitude de
nos calculs concluant à un enfoncement de quelques centimètres dans
les sables de la Marche, un essai fut fait près de Berlin
7 . Abstraction faite des dessins
et des photos de maquettes, c’est aujourd’hui le seul témoignage
qui reste de ce projet.
Alors que nous en étions encore au stade de
l’élaboration des plans, j’avais vu l’église Saint-Pierre de Rome.
J’avais été déçu parce que ses dimensions n’étaient pas en rapport
avec l’impression réelle que ressent l’observateur. Je m’aperçus
alors que, déjà pour cet ordre de grandeur, l’impression n’est pas
proportionnelle aux dimensions de l’édifice. Je craignis dès lors
que notre Grand Dôme ne répondît pas à l’attente de Hitler.
Le
spécialiste des questions de protection aérienne au ministère de
l’Air du Reich, le conseiller ministériel Knipfer, avait eu vent de
ce projet de construction géante. Il venait justement de promulguer
un décret comportant des directives applicables à toutes les
nouvelles constructions qui, à l’avenir, devaient être aussi
dispersées que possible pour réduire les effets des attaques
aériennes. Et maintenant allait surgir au centre du Reich, au
centre même de sa capitale, un édifice qui sortirait des couches
basses de nuages et serait un point de repère idéal pour les
escadrilles de bombardiers ennemis, une sorte de poteau indicateur
menant au centre gouvernemental du Reich situé exactement au nord
et au sud de la coupole. Je fis part de ces craintes à Hitler, mais
il était optimiste : « Göring m’a assuré, me dit-il,
qu’aucun avion ennemi ne pourrait survoler l’Allemagne. Ne nous
laissons pas troubler dans nos projets. »
Il tenait obstinément à cette idée de dôme, idée
qu’il avait conçue peu après sa détention en forteresse et à
laquelle il s’était accroché pendant quinze ans. Lorsqu’il apprit,
nos plans une fois achevés, que l’Union soviétique projetait de
construire à Moscou en l’honneur de Lénine un centre de congrès de
plus de 300 mètres de hauteur, il en fut extrêmement irrité. Il
était manifestement dépité de ne pas être celui qui construirait
l’édifice le plus haut du monde ; en même temps lui pesait le
sentiment de ne pouvoir, d’un simple ordre, contrecarrer
l’intention de Staline. Il finit par s’en consoler, arguant que sa
construction serait quand même unique au monde : « Un
gratte-ciel de plus ou de moins, un peu plus haut, un peu plus bas,
qu’est-ce que cela signifie ? Le Dôme, voilà ce qui distingue
notre édifice de tous les autres ! » Mais après
l’ouverture des hostilités contre l’Union soviétique, je pus
remarquer, à l’occasion, que la pensée de la construction
concurrente de Moscou le hantait plus qu’il ne voulait l’admettre.
« Maintenant, dit-il, c’en est fini pour toujours de leur
édifice. »
Le Grand Dôme était entouré sur trois côtés de
plans d’eau dans lesquels il se reflétait, ce qui venait renforcer
l’effet qu’il produisait. On pensait alors élargir la Spree aux
dimensions d’un lac ; pour cela le trafic fluvial aurait dû
passer sous le parvis de l’édifice, dans un tunnel à deux voies. Le
quatrième côté orienté au sud dominait la grande place, la future
« place Adolf-Hitler ». C’est là que devaient avoir lieu
chaque année les manifestations du 1er Mai organisées jusqu’alors sur l’esplanade
de Tempelhof 8 .
Le ministre de la Propagande avait préparé un plan
d’organisation pour ces manifestations de masse. En 1939, Karl
Hanke m’exposa quels étaient les divers degrés de la mobilisation
des masses répondant aux exigences de la politique et de la
propagande. De la mobilisation des écoliers allant acclamer un hôte
étranger éminent, au rassemblement de millions d’ouvriers, on
disposait chaque fois d’un canevas adapté aux fins recherchées.
Ironique, le secrétaire d’État parla de « mobilisation de
l’allégresse ». Pour remplir cette place il aurait fallu
recourir au degré suprême de la « mobilisation de
l’allégresse », puisqu’elle pouvait contenir un million
d’hommes.
On délimita le côté faisant face au Grand Dôme
d’une part par le nouveau haut commandement de la Wehrmacht, de
l’autre par le bâtiment administratif de la Chancellerie du
Reich ; le milieu restait dégagé pour que, de l’avenue, on ait
vue sur le Dôme. Hormis cette unique ouverture, la gigantesque
place était entourée de bâtiments.
Avec l’immense hall de réunion, l’édifice le plus
important et le plus intéressant du point de vue psychologique
était le palais de Hitler. En effet il n’est pas exagéré de parler
dans ce cas, non pas des appartements du chancelier, mais d’un
palais. Hitler commença à y penser sérieusement dès novembre 1938,
comme le prouvent les esquisses conservées 9 . Le nouveau palais du Führer révélait un
besoin de s’affirmer qui n’avait fait que croître. Cette
construction était 150 fois plus grande que les appartements du
chancelier Bismarck, qui avaient servi à l’origine. Le palais de
Hitler pouvait soutenir la comparaison même avec le légendaire
palais de Néron, la « Maison dorée », d’une surface de
plus d’un million de mètres carrés. Situé en plein centre de
Berlin, le palais de Hitler, avec les jardins qui en constituaient
le prolongement, aurait occupé deux millions de mètres carrés. Des
pièces de réception conduisaient par plusieurs enfilades de salles
à une salle à manger où des milliers de personnes auraient pu
festoyer en même temps. Pour les réceptions de gala huit salles
gigantesques étaient prévues 10 . La machinerie la plus moderne avait été
conçue pour un théâtre de 400 places, imitation des théâtres
princiers de l’époque baroque et rococo.
De ses appartements privés Hitler pouvait, en
empruntant une suite de galeries, parvenir jusqu’au Grand Dôme. De
l’autre côté se trouvait l’aile réservée au travail. Le cabinet de
travail devait en constituer le centre. Par ses dimensions il
surpassait de loin la salle de réception des présidents
américains 11 . Hitler
appréciait tant la longue voie d’accès des diplomates dans la
nouvelle Chancellerie récemment achevée, qu’il désirait voir
retenue une solution analogue pour son nouveau bâtiment. Je doublai
donc le chemin des diplomates, et le fis long d’un
demi-kilomètre.
Depuis qu’il avait occupé l’ancienne Chancellerie
construite en 1931, ce bâtiment que Hitler avait qualifié
d’immeuble administratif d’un trust du savon, ses prétentions
s’étaient accrues de 70 fois 12 . Cela montre bien les proportions qu’avait
prises la mégalomanie de Hitler.
Et au milieu
de ce faste, Hitler aurait placé dans sa chambre à coucher de
dimensions relativement modestes un lit laqué blanc dont il me dit
une fois : « Je hais toute magnificence dans une chambre
à coucher. C’est dans un lit simple et modeste que je me sens le
mieux. »
En 1939, alors que ces projets prenaient une forme
concrète, la propagande de Goebbels réussissait toujours à faire
croire à la modestie et à la simplicité proverbiales de Hitler.
Pour ne pas ébranler cette croyance, ce dernier n’initiait pour
ainsi dire personne aux plans de son palais résidentiel et de la
future Chancellerie du Reich. Alors que nous nous promenions un
jour dans la neige, il m’expliqua ainsi ses exigences :
« Voyez-vous, je me contenterais d’une petite maison toute
simple à Berlin. J’ai assez de puissance et jouis d’assez de
considération ; pour ma part je n’ai pas besoin du soutien de
ce luxe. Mais croyez-moi, ceux qui me succéderont un jour, ceux-là
auront bien besoin d’un tel apparat. Pour beaucoup d’entre eux ce
sera la seule façon de se maintenir. On ne saurait croire le
pouvoir qu’acquiert sur ses contemporains un petit esprit quand il
peut profiter d’une telle mise en scène. De tels lieux, quand ils
sont empreints d’un passé historique, élèvent même un successeur
sans envergure à un rang historique. Voyez-vous, c’est la raison
pour laquelle nous devons construire tout cela de mon vivant ;
afin que j’aie vécu là et que mon esprit confère une tradition à
cet édifice. Même si je n’y vis que quelques années, cela
suffira. »
Hitler avait déjà exprimé de pareilles idées dans
les discours qu’il prononça devant les ouvriers travaillant à la
Chancellerie du Reich en 1938, sans bien sûr révéler quoi que ce
soit de ses projets, pourtant assez avancés à l’époque : comme
Führer et chancelier de la nation allemande, avait-il dit alors, il
n’irait pas dans d’anciens châteaux ; c’est pour cette raison
qu’il n’avait pas accepté de s’installer dans le palais du
président du Reich, car il ne voulait pas habiter la maison de
l’ancien grand maréchal de la Cour. Pourtant, à cet égard aussi,
l’État serait représenté à l’égal de n’importe quel roi ou empereur
étranger 13 .
Pourtant à l’époque Hitler interdit d’évaluer le
coût de ces constructions et, obéissants, nous négligions même d’en
calculer le cubage. Ces calculs, je viens de les faire pour la
première fois maintenant, un quart de siècle après. Ils donnent le
tableau suivant :
1. | Grand Dôme | 21 000 000 m3 |
2. | Palais résidentiel | 1 900 000 m3 |
3. | Chancellerie du Reich | 1 200 000 m3 |
4. | Chancelleries du parti, du protocole, des Affaires privées. | 200 000 m3 |
5. | Haut Commandement de la Wehrmacht | 600 000 m3 |
6. | Nouveau bâtiment du Reichstag | 350 000 m3 |
25 250 000 m3 |
Bien que le volume des constructions en eût réduit
le prix au mètre cube, les frais globaux eussent été à peine
imaginables, car ces installations gigantesques nécessitaient des
murs énormes et des fondations en rapport ; en outre, les murs
extérieurs auraient été en granit précieux, les murs intérieurs en
marbre, les portes, fenêtres, plafonds, etc., réalisés dans les
matériaux les plus précieux. Il est probable que la somme de cinq
milliards de deutsche marks, rien que pour les bâtiments de la
place Adolf-Hitler, est une estimation encore trop
modeste 14 .
Le changement brusque survenu dans le moral de la
population, le désenchantement qui s’empara de toute l’Allemagne en
1939 ne se manifestaient pas seulement dans la nécessité
d’organiser des mobilisations d’allégresse, alors que Hitler, deux
ans plus tôt, pouvait compter sur la spontanéité du peuple. Lui
aussi de son côté s’était soustrait entre-temps à l’admiration des
masses. Il lui arrivait maintenant plus souvent qu’avant de se
renfrogner et de s’impatienter, quand parfois la foule se
rassemblait sur la Wilhelmplatz pour le réclamer. Deux ans plus tôt
il était sorti nombre de fois sur son « balcon
historique », mais à présent, lorsque ses aides de camp le
priaient de se montrer, il n’était pas rare qu’il les
rabrouât : « Laissez-moi donc
tranquille ! »
Cette remarque peut paraître secondaire. Il n’en
demeure pas moins que ce changement d’attitude joua un rôle dans la
configuration de la nouvelle place Adolf-Hitler. Hitler en effet me
déclara un jour : « Il n’est quand même pas exclu que je
sois une fois obligé de prendre des mesures impopulaires. Peut-être
y aura-t-il alors une révolte. Il faut se prémunir contre cette
éventualité : toutes les fenêtres des bâtiments donnant sur
cette place devront être munies de lourds volets blindés
coulissants en acier, les portes elles aussi devront être en acier,
et l’unique accès de la place doit être fermé par une lourde grille
de fonte. Le centre du Reich doit pouvoir être défendu comme une
forteresse. »
Cette remarque trahissait une inquiétude qui jadis
lui avait été étrangère, et qui perça de nouveau lors des
discussions concernant l’emplacement de la caserne de sa garde
personnelle, la Leibstandarte, qui
avait pris une telle ampleur qu’elle était devenue un régiment
entièrement motorisé, pourvu d’un armement des plus modernes. Il
déplaça son cantonnement, pour le mettre dans les environs
immédiats du grand axe sud : « Pensez donc, si un jour il
y avait des manifestations de rue 1 » Et me montrant l’avenue
large de 120 mètres : « S’ils montent me rejoindre avec
leurs véhicules blindés en roulant sur toute la largeur de cette
avenue, il n’y aura pas de résistance possible. » Soit que
l’Armée de terre ait eu vent de ces dispositions et qu’elle ait
voulu être sur les lieux avant les SS, soit que Hitler en ait de
lui-même décidé ainsi, de toute façon, à la demande du haut commandement de l’Armée de terre et
avec l’approbation de Hitler, on attribua au régiment de garde
berlinois Grossdeutschland un terrain
où construire une caserne encore plus proche du centre
gouvernemental hitlérien 15 .
La façade que j’avais dessinée pour le palais de
Hitler – un Hitler résolu, le cas échant, à faire tirer sur la
population – reflétait, sans que je m’en sois rendu compte, le
divorce survenu entre le Führer et son peuple. Elle ne comportait
aucune autre ouverture que le grand portail d’entrée en fer et une
porte ouvrant sur un balcon d’où Hitler pouvait se montrer à la
foule ; mais ce balcon était maintenant à 14 mètres au-dessus
de la place, au niveau d’un cinquième étage. Cette façade
singulièrement peu engageante me semble, aujourd’hui encore,
symboliser l’attitude de ce Führer qui s’était retiré du monde pour
s’installer dans les sphères du narcissisme.
Pendant ma détention, ce projet, avec ses
mosaïques rouges, ses colonnes, ses lions de bronze et ses moulures
dorées, avait pris dans mon souvenir un caractère serein, presque
aimable. Mais lorsque je revis, avec un recul de vingt et un ans,
les photos en couleurs de cette maquette, elles me firent penser
spontanément à l’architecture pompense d’un film de Cécil
B. De Mille. Je pris conscience que cette architecture
possédait, outre son aspect fantastique, un aspect cruel, exprimant
bien la nature d’une tyrannie.
Avant la guerre, je m’étais moqué d’un encrier
dont l’architecte Brinckmann – à l’origine architecte décorateur de
bateaux, tout comme Troost – avait fait cadeau à Hitler. Brinckmann
avait fait de cet objet utilitaire une pompeuse construction à
étages chargée de multiples ornements et fioritures avec, solitaire
et perdue au milieu de toute cette pompe de « l’encrier du
chef de l’État », une minuscule flaque d’encre. Je croyais
alors n’avoir jamais rien vu d’aussi monstrueux. Mais, contre toute
attente, Hitler ne refusa pas ce bronze à encre, au contraire, il
le loua sans mesures. Brinckmann n’eut pas moins de succès avec un
fauteuil de bureau qu’il avait conçu pour Hitler et qui, par ses
dimensions, aurait convenu à Göring ; il ressemblait à une
sorte de trône, orné de deux énormes pommes de pin dorées, placées
sur le bord supérieur du fauteuil. Ces deux objets, par leur faste
ampoulé, me semblaient être d’un goût de parvenu. Mais à partir de
1937 Hitler encouragea cette tendance au pompeux en lui témoignant
une approbation toujours plus grande. Il était revenu à son
admiration première pour la Ringstrasse de Vienne, s’éloignant
lentement mais toujours davantage des leçons de Troost.
Et moi avec lui ; car mes esquisses de cette
époque n’avaient plus grand-chose de commun avec ce que je
considérais comme « mon style ». En fait je tournais le
dos à mes débuts, comme en témoignaient non seulement la pompeuse
démesure de mes édifices, mais encore l’abandon de ce style dorique
auquel j’avais aspiré. Mon architecture était tout simplement
devenue de l’ « art décadent ». La richesse, les
moyens inépuisables mis à ma disposition et aussi l’idéologie de
Hitler m’avaient conduit à un style qui s’apparentait plutôt à
celui des palais fastueux des despotes orientaux.
Au début de la guerre, j’avais bâti une théorie
que j’avais exposée à Paris, en 1941, lors d’un repas chez Maxim’s,
devant un groupe d’artistes français et allemands parmi lesquels se
trouvaient Cocteau et Despiau : la Révolution française,
expliquai-je, avait remplacé le rococo décadent par une nouvelle
conception du style. Même des meubles très simples avaient alors de
très belles proportions. Cette conception avait trouvé sa plus pure
expression dans les projets de constructions de Boullée. A ce style
de la Révolution avait succédé le « Directoire », qui
avait encore utilisé avec aisance et goût des moyens plus riches.
Ce n’était qu’avec le « style Empire » qu’un tournant
était survenu : d’année en année plus nombreux, des éléments
nouveaux étaient apparus, des ornements pompeux n’avaient cessé
d’envahir et de recouvrir les formes élémentaires toujours
classiques, et finalement le « Bas-Empire » en était
arrivé à un tel point qu’on ne pouvait plus guère surpasser son
faste et sa richesse. Ainsi s’étaient manifestés non seulement
l’aboutissement d’une évolution stylistique qui avait, sous le
Consulat, commencé de façon prometteuse, mais, en même temps aussi,
le passage de la Révolution à l’Empire de Napoléon. Cette évolution
avait été à la fois le signal de la décadence et l’annonce de la
fin de l’ère napoléonienne. On pouvait ici observer sur un
raccourci de vingt ans ce qui, d’ordinaire, ne se jouait que sur
des siècles, à savoir l’évolution qui avait conduit par exemple des
constructions doriques de la haute Antiquité aux façades baroques
et tourmentées du bas hellénisme telles qu’on pouvait les voir par
exemple à Baalbek, ou des constructions romanes du début du Moyen
Age à la dilapidation des formes du gothique tardif.
Si j’étais allé au bout de ma réflexion, j’aurais
dû poursuivre mon argumentation et dire, en me fondant sur
l’exemple de l’Empire décadent, que les plans que j’avais conçus
pour Hitler annonçaient la fin du régime et que, pour ainsi dire,
mes projets laissaient présager la chute de Hitler. Mais je ne m’en
rendais pas compte à l’époque. L’entourage de Napoléon n’a sans
doute vu dans les salons surchargés de la fin de l’Empire qu’une
manifestation de sa grandeur, seule la postérité peut y découvrir
les signes précurseurs de sa chute ; de la même façon,
l’entourage de Hitler voyait dans l’encrier monumental un élément
du décor qui convient à un génie politique, et il concevait
l’immense dôme comme l’expression de la puissance de Hitler.
Les édifices que nous avons conçus en 1939 étaient
en fait du pur néo-Empire comparable au style qui, cent vingt-cinq
ans plus tôt, peu avant la chute de Napoléon, avait étalé
surcharges, excès de dorure, amour du faste et décadence. Par leur
style, mais aussi par leur démesure, ces édifices révélaient
clairement les desseins de Hitler.
Au début de
l’été 1939, me montrant un jour l’aigle impériale qui devait, à 290
mètres de hauteur, se dresser au sommet du Grand Dôme, tenant dans
ses serres l’emblème du Reich, Hitler déclara : « Il faut
changer cela. Ce n’est plus la croix gammée que l’aigle doit tenir,
mais le globe terrestre. Pour couronner le plus grand édifice du
monde, il ne peut y avoir que l’aigle dominant le globe 16 . » Sur les photos que je fis faire
des maquettes, on peut voir encore aujourd’hui la modification
apportée par Hitler au projet primitif.
Quelques mois plus tard, la Seconde Guerre
mondiale commençait.