Obersalzberg
Tout homme au pouvoir, qu’il soit directeur d’une
entreprise, chef d’un gouvernement ou maître absolu d’une
dictature, doit soutenir une lutte continuelle. Sa fonction fait en
effet apparaître sa faveur si désirable, que la volonté de
l’obtenir peut corrompre ses subordonnés. Mais ceux-ci ne courent
pas seulement le danger de se dégrader à n’être plus que des
courtisans, ils sont également soumis à la tentation permanente de
corrompre à son tour le maître lui-même.
La façon dont les puissants réagissent à la
pression constante de leurs courtisans est révélatrice de leur
valeur. J’ai connu nombre d’industriels ou de militaires qui surent
combattre cette tentation. Pour autant que cette puissance s’exerce
depuis des générations, on trouve même souvent une certaine
incorruptibilité héréditaire. Seuls quelques proches de Hitler,
comme Fritz Todt, résistèrent aux séductions de l’État courtisan.
Hitler lui-même n’essaya jamais d’arrêter cette évolution.
Les conditions particulières de son style de
gouvernement l’amenèrent, surtout à partir de 1937, à s’isoler de
plus en plus, mais son incapacité à établir un contact humain joua
aussi un rôle. Dans le cercle de ses intimes, nous parlions
souvent, à l’époque, de ce changement chaque jour plus visible.
Heinrich Hoffmann venait de faire paraître une nouvelle édition de
son livre Hitler, cet inconnu. L’ancienne édition avait été retirée
de la vente à cause d’une photo où l’on voyait Hitler s’entretenir
amicalement avec un homme que depuis il avait fait assassiner,
Röhm. C’est Hitler en personne qui choisit les nouvelles
photos ; elles montraient toutes un homme jovial et sans
contrainte. On le voyait en culotte de cuir, dans une barque,
couché sur une prairie, en promenade, entouré d’une jeunesse
enthousiaste ou dans des ateliers d’artistes. On le voyait toujours
détendu, aimable et d’abord facile. Ce livre fut le plus grand
succès de Hoffmann. Mais, à sa parution, il était déjà dépassé. Car
cet Hitler que, moi aussi, j’avais connu au début des années 30,
s’était transformé, même pour ses intimes, en un despote distant et
froid.
J’avais déniché dans une haute vallée retirée des
Alpes bavaroises, la vallée de l’Oster, un petit pavillon de
chasse, assez grand pour que j’y puisse installer des planches à
dessin et y loger, en nous serrant tous, quelques collaborateurs et
ma famille. C’est là qu’au printemps 1935 nous travaillâmes à mes
projets berlinois. Ce furent des temps heureux consacrés au travail
et à la famille. Mais un jour, je commis une erreur décisive. Je
parlai à Hitler de cette retraite idyllique : « Mais, me
dit-il, vous pourriez être beaucoup mieux chez moi. Je mets à la
disposition de votre famille la maison Bechstein 1 . Là, dans la véranda, vous aurez amplement
assez de place pour votre bureau. » Mais nous déménageâmes à
nouveau à la fin mai 1937, pour emménager dans un atelier que
Bormann avait, sur les instructions de Hitler, fait bâtir d’après
mes plans. Je devins ainsi, avec Hitler, Göring et Bormann, le
quatrième « Obersalzbergeois ».
Naturellement, j’étais heureux de connaître une
promotion aussi ostentatoire et d’être introduit dans le cercle le
plus restreint. Mais je dus bien vite constater que j’avais perdu
au change. Nous avions quitté notre haute vallée pour un terrain
délimité par de hauts barbelés, où on ne pouvait pénétrer qu’après
avoir franchi deux contrôles. On se serait cru dans une réserve de
chasse pour grand gibier. Sans arrêt, des curieux essayaient
d’apercevoir une des personnalités de la
« montagne ».
Le vrai maître de l’Obersalzberg était Bormann. Il
racheta, sous la contrainte, des fermes centenaires qu’il fit
raser, en même temps que les nombreux calvaires dispersés dans la
forêt, bien que, dans le deuxième cas, la paroisse ait élevé une
protestation. Il mit également la main sur des forêts domaniales
pour agrandir un terrain qui s’étendit alors du sommet d’une
montagne haute de presque 1 900 mètres, jusqu’à la vallée
située 600 mètres plus bas, atteignant une surface de
7 kilomètres carrés. La clôture intérieure faisait environ 3
kilomètres, la clôture extérieure 14.
Insensible au charme de cette nature inviolée,
Bormann sillonna ce magnifique paysage d’un réseau de routes ;
des sentes forestières, jusque-là recouvertes d’aiguilles de pin et
encombrées de racines, il fit des allées goudronnées. Une caserne,
un garage, un hôtel pour les invités de Hitler, une nouvelle
exploitation agricole, des logements pour les employés en nombre
toujours croissant se succédèrent à un rythme aussi rapide que les
constructions d’une station brusquement à la mode. Des baraquements
abritant des centaines de terrassiers et de maçons poussèrent sur
les versants de la montagne, des camions chargés de matériaux de
construction circulaient sans arrêt sur les routes ; la nuit,
divers chantiers restaient éclairés, car équipes de jour et équipes
de nuit s’y relayaient. De temps à autre, le bruit d’une explosion
se répercutait dans la vallée.
Au sommet de
la montagne privée de Hitler, le Kehlstein, Bormann bâtit une
maison qu’il fit meubler avec un luxe dispendieux dans un style
« paquebot » tirant sur le rustique. On y accédait par
une route de construction hardie débouchant sur un ascenseur creusé
à la dynamite dans le roc. Bormann engloutit de vingt à trente
millions dans cet accès que Hitler n’emprunta que quelques fois
pour se rendre à cette maison 44. Dans
l’entourage de Hitler, des railleurs assuraient : « On se
croirait dans une ville de chercheurs d’or. La seule différence,
c’est que, quand Bormann creuse, il ne trouve pas d’or, mais il le
dilapide. » Hitler déplorait ce remue-ménage, mais se
contentait de déclarer : « C’est Bormann qui fait ça, je
ne veux pas m’en mêler », ou une autre fois :
« Quand tout sera fini, je me chercherai une vallée bien
tranquille et m’y bâtirai un petit chalet comme le premier. »
Mais ce ne fut jamais fini, Bormann trouvait toujours de nouvelles
routes à tracer et de nouveaux bâtiments à construire, et, quand la
guerre éclata, il se mit à aménager des abris souterrains pour
Hitler et son entourage. Bien que, de temps à autre, Hitler ait
ronchonné qu’on dépensait trop d’argent, cette gigantesque
installation sur la « montagne » était caractéristique du
changement intervenu dans son style de vie et de la tendance qui le
portait à se retirer de plus en plus du monde qui l’entourait. La
peur d’un attentat n’était pas la seule explication plausible de
cette évolution. Car, presque tous les jours, il laissait des
milliers d’hommes et de femmes venus l’encenser passer le périmètre
de défense et défiler devant lui. Le service de sécurité trouvait
cette habitude beaucoup plus dangereuse que des promenades
improvisées sur des chemins forestiers publics.
A l’été 1935, Hitler avait décidé d’agrandir son
modeste chalet et de le transformer en une fastueuse résidence de
montagne. Il finança les travaux avec ses propres deniers, mais ce
fut un geste purement symbolique, car Bormann dilapida pour les
bâtiments annexes des sommes folles puisées à d’autres sources et à
côté desquelles la mise de fonds personnelle de Hitler était
ridicule.
Hitler ne se borna pas à faire les premières
esquisses de sa résidence, le Berghof, mais il en dessina lui-même
le plan, les coupes et les vues, déclinant toute aide extérieure et
se contentant de m’emprunter planches, équerres et autre matériel
de dessin. Hitler ne dessina avec autant de soin que deux autres
projets : le nouvel étendard du Reich et le fanion de sa
voiture officielle de chef d’État.
Alors que les architectes jettent sur le papier
les idées les plus variées pour dégager ensuite la meilleure
solution possible, il est caractéristique que Hitler considéra,
sans hésiter longtemps, sa première inspiration comme la
bonne ; il n’y apporta que des retouches minimes destinées à
corriger quelques défauts.
Désirant que la nouvelle construction englobe
l’ancienne maison, il pensa à faire communiquer les deux parties
par une large ouverture, mais les réunit selon un plan qui se
révéla fort peu pratique. Ainsi, quand on recevait des
personnalités en visite officielle, leur suite devait se contenter
du vestibule sur lequel donnaient les toilettes, l’escalier et la
grande salle à manger.
Chaque fois que Hitler menait des pourparlers de
cette nature, il exilait ses hôtes privés à l’étage du haut. Or,
comme l’escalier donnait sur le vestibule qui commandait également
le salon de Hitler, il fallait envoyer des
« éclaireurs », afin de voir si la voie était libre et si
on pouvait quitter la maison pour aller se promener. Dans le salon,
une fenêtre escamotable, célèbre par ses dimensions, faisait la
fierté de Hitler. Elle permettait d’avoir une vue très dégagée sur
l’Untersberg, sur Berchtesgaden et Salzburg. Sous cette fenêtre, se
trouvait le garage de la voiture de Hitler. Par vent défavorable,
une forte odeur d’essence pénétrait dans la pièce. Ce plan aurait
été refusé dans n’importe quel séminaire de haute école technique.
D’un autre côté, ce sont précisément ces défauts qui donnaient au
Berghof une note personnelle : l’aspect primitif de l’ancienne
maison de week-end était toujours là, mais porté à la dimension
supérieure.
Tous les devis furent dépassés et Hitler connut
quelques difficultés financières. « Les revenus tirés de la
vente de mon livre, expliquait-il, sont complètement mangés, bien
que j’aie obtenu d’Amann une avance de quelques centaines de mille.
Pourtant, ça ne suffit pas, Bormann vient de me le dire
aujourd’hui. La maison d’édition m’a proposé de l’argent pour la
publication de mon deuxième livre, celui de 1928 2 . Mais je suis trop heureux que ce livre
n’ait pas été publié. Je n’ose penser aux difficultés politiques
qui en résulteraient. Certes, je serais d’un seul coup tiré
d’affaire. Amann m’a promis un million à valoir sur mes droits
d’auteur, qui, eux, me rapporteraient plusieurs millions. Plus tard
peut-être, quand ma situation aura évolué. Maintenant, c’est
impossible. »
Pour le moment, il était là, prisonnier
volontaire, le regard dirigé sur l’Untersberg où dormait, selon la
légende, l’empereur Charles qui reviendrait un jour rétablir
l’Empire dans sa magnificence passée. Naturellement, Hitler
rapportait cette prédiction à sa personne. « Regardez
l’Untersberg, disait-il, là-bas, de l’autre côté. Ce n’est pas un
hasard si j’ai ma résidence en face de cette montagne. »
Son activité de constructeur à l’Obersalzberg
n’était pas le seul lien qui unissait Bormann à Hitler. Bormann
avait su en même temps attirer à lui la gestion du budget personnel
de Hitler. Même la maison militaire de Hitler était condamnée à
s’adresser à Bormann pour tout ce qui touchait à la gestion
financière. La maîtresse de Hitler dépendait, elle aussi, elle me
l’avoua franchement un jour, de Bormann, qui veillait, comme Hitler
l’en avait chargé, à satisfaire ses besoins, en soi modestes.
Hitler
faisait l’éloge de l’habileté financière de Bormann. Une fois, il
nous raconta comment Bormann, en cette année de détresse que fut
l’année 1932, avait bien mérité du parti en créant une assurance
obligatoire pour les accidents du travail survenus dans l’exercice
de fonctions du parti. Les recettes de cette caisse d’entraide
avaient été alors beaucoup plus importantes que les dépenses et le
solde positif alla au parti, qui put l’utiliser à d’autres fins.
Pour délivrer Hitler de ses soucis d’argent, Bormann trouva, après
1933, deux autres expédients. De concert avec le photographe privé
de Hitler et l’ami de celui-ci, le ministre des Postes, Ohnesorge,
ils se dirent que Hitler possédait un droit sur la reproduction de
son portrait sur les timbres. La part était certes minime, mais,
comme le portrait de Hitler était sur toutes les valeurs, des
millions se déversèrent bientôt dans la caisse privée gérée par
Bormann.
Celui-ci trouva une autre source de revenus en
fondant la « donation Adolf-Hitler de l’Industrie
allemande ». Les industriels, qui profitaient de l’essor
économique, furent conviés sans autre forme de procès à témoigner
au Führer leur reconnaissance par des versements volontaires. Comme
d’autres hauts fonctionnaires du parti avaient eu également à peu
près la même idée, Bormann fit prendre un décret lui assurant le
monopole de telles quêtes. Mais il fut assez avisé pour en reverser
« au nom du Führer » une partie aux autres dirigeants du
parti. Presque tous les potentats du parti reçurent des donations
prélevées sur ces fonds. Leur influence sur le niveau de vie des
différents Reichsleiter et Gauleiter semblait n’être
qu’insignifiante, mais en réalité, elle conféra à Bormann plus de
pouvoir que bien des positions à l’intérieur de la
hiérarchie.
Avec une obstination qui le caractérise bien,
Bormann mit en application à partir de 1934 une autre idée toute
simple : rester toujours le plus près possible de la source de
toutes grâces et de toutes faveurs. Ainsi il accompagnait Hitler au
Berghof, restait près de lui en voyage, ne le quittait jamais à la
Chancellerie, dût-il veiller jusqu’à une heure avancée de la nuit.
De cette manière, il devint le secrétaire zélé, l’homme de
confiance finalement indispensable. Il se montrait complaisant
envers tout le monde, et presque tout le monde fit appel à ses
services, d’autant plus qu’il semblait jouer ce rôle
d’intermédiaire de façon parfaitement désintéressée. Son supérieur
hiérarchique direct, Rudolf Hess, semblait aussi apprécier la
commodité que constituait la présence de son collaborateur auprès
de Hitler.
Certes, les potentats hitlériens, tels les
diadoques avant la mort d’Alexandre, s’observaient, dès cette
époque, d’un œil jaloux. Ainsi, il y eut très tôt des luttes
d’influence entre Goebbels, Göring, Rosenberg, Ley, Himmler,
Ribbentrop et Hess ; seul Röhm était déjà hors course ;
quant à Hess, il devait bientôt perdre toute influence. Mais aucun
des adversaires n’avait reconnu le danger qui les menaçait tous en
la personne de l’infatigable Bormann. Celui-ci avait réussi à se
faire passer pour un personnage insignifiant, bâtissant ainsi son
bastion sans se faire remarquer. Or, même parmi ces potentats sans
foi ni loi, il tranchait par sa brutalité et la rudesse de ses
sentiments. Il ne possédait pas ce minimum de culture qui lui
aurait imposé un frein. Dans tous les cas, il réussissait à faire
exécuter les ordres de Hitler ou les indications de Hitler qu’il
interprétait comme des ordres. De nature subalterne, il traitait
ses subordonnés comme s’il avait eu affaire à des veaux ;
c’était un vrai paysan. J’évitais Bormann ; depuis le début,
nous ne pouvions pas nous sentir. Nous entretenions des relations
correctes comme l’exigeait l’étroite cohabitation sur
l’Obersalzberg. Mais je n’ai jamais travaillé pour lui, sauf
lorsque je fis les plans de mon atelier.
Le séjour « à la montagne » apportait à
Hitler, comme il le soulignait souvent, le calme et la certitude
intérieurs nécessaires à ses décisions surprenantes. C’est là aussi
qu’il préparait ses discours importants et la façon qu’il avait de
les écrire vaut la peine d’être rapportée. Quelques semaines avant
le Congrès de Nuremberg, il se retirait à l’Obersalzaberg pour
élaborer les longs discours où il définirait les principes de sa
politique. Le terme approchait ; ses aides de camp le
pressaient de commencer à dicter, le coupant de tout, lui
soustrayant même ses plans et ses projets, éloignant tout visiteur,
pour le forcer à travailler. Mais Hitler repoussait toujours le
moment de se mettre au travail, de semaine en semaine d’abord, de
jour en jour ensuite. Il ne se consacrait à cette tâche que sous la
pression du temps et encore en dernière extrémité. La plupart du
temps, il était alors trop tard pour terminer tous les discours, et
Hitler devait, pendant le Congrès, passer la plupart de ses nuits à
rattraper le temps gaspillé à l’Obersalzberg.
J’avais le sentiment qu’il lui fallait cette
contrainte pour pouvoir travailler et qu’à la manière de la bohème
artiste, il méprisait la discipline dans le travail, ne voulant ni
ne pouvant se forcer à un labeur régulier. Il laissait, dans les
semaines d’apparente inactivité, mûrir le contenu de ses discours
ou de ses pensées, jusqu’au moment où tout ce qu’il avait retenu et
emmagasiné se déversait comme un torrent sur ses partisans ou sur
ses interlocuteurs.
Notre départ de la vallée pour l’Obersalzberg ne
fut pas profitable à mon travail. La répétition de ces journées
toujours semblables fatiguait ; le cercle d’intimes, toujours
le même, ces mêmes personnes qui avaient l’habitude de se
rencontrer à Munich, de se réunir à Berlin, ennuyait. La seule
différence avec Berlin et Munich venait de la présence des épouses.
En plus de celles-ci, il y avait deux ou trois secrétaires et Eva
Braun.
Hitler faisait son apparition dans les pièces du
bas à une heure tardive, vers onze heures, étudiait le dossier de
presse, écoutait quelques rapports de Bormann et prenait ses
premières décisions. Sa véritable journée débutait par un déjeuner
interminable. Les invités se rassemblaient dans l’antichambre.
Hitler choisissait sa voisine
de table tandis que Bormann, à partir de 1938 environ, eut le
privilège d’être le cavalier attitré d’Eva Braun, qui, à table,
était assise à la gauche de Hitler ; ce privilège montrait
sans ambiguïté qu’il occupait une position dominante au Berghof. La
salle à manger présentait ce mélange de rusticité artistique et
d’élégance citadine qu’on rencontre souvent dans les maisons de
campagne de riches citadins. Les murs et les plafonds étaient
lambrissés de mélèze clair et les sièges recouverts d’un maroquin
rouge clair. La vaisselle était blanche simplement. L’argenterie
portait le monogramme de Hitler, comme à Berlin. Les quelques
fleurs qui ornaient la pièce avaient toujours l’approbation de
Hitler. On avait toujours de la bonne cuisine bourgeoise, d’abord
de la soupe, puis un plat de viande, enfin un entremets
sucré ; on buvait de l’eau minérale de Fachingen, ou du vin
cacheté ; des domestiques en gilets blancs et pantalons noirs,
en fait des gardes du corps SS en livrée, faisaient le service.
Environ vingt personnes prenaient part au repas, mais la longueur
de la table ne permettait, pas qu’une conversation générale
s’engage. Hitler était assis au milieu de la table, juste en face
de la fenêtre ; il s’entretenait avec son vis-à-vis, dont il
changeait chaque jour, ou avec ses voisins de table.
Peu de temps après le repas, on se formait en
cortège pour se diriger vers le pavillon de thé. Comme la largeur
du chemin ne permettait qu’à deux personnes d’aller de front, ce
cortège ressemblait à une procession. Précédé à quelque distance
par deux fonctionnaires du service de sécurité, Hitler avançait
avec son partenaire du moment, suivi de l’assemblée des convives
dans n’importe quel ordre ; des membres du personnel de
surveillance fermaient la marche. Les deux bergers allemands de
Hitler s’ébattaient dans la nature, sans se soucier de ses
ordres ; c’étaient bien les seuls opposants à la cour de
Hitler. A la grande irritation de Bormann, Hitler faisait tous les
jours ce même chemin d’une demi-heure, négligeant d’emprunter les
kilomètres de chemins forestiers goudronnés.
Le pavillon de thé avait été construit en
contrebas du Berghof, à un endroit d’où on découvrait la vallée de
Berchtesgaden, car c’était le point de vue préféré de Hitler. La
compagnie s’extasiait devant le panorama, en employant toujours les
mêmes termes, et Hitler approuvait en employant toujours les mêmes
formules. Le pavillon lui-même se composait d’une pièce ronde, aux
proportions agréables, de huit mètres de diamètre environ. A une
rangée de fenêtres à petits carreaux, faisait face, contre le mur
intérieur, une cheminée où brûlait un feu. Assis dans de
confortables fauteuils, nous nous groupions autour de la table
ronde, Eva Braun et une des dames aux côtés de Hitler. Quand un des
convives n’avait pas de place, il allait s’asseoir dans une petite
pièce contiguë. Chacun pouvait avoir à son gré du thé, du café, du
chocolat, avec différentes sortes de gâteaux, tartes et
pâtisseries, et, pour finir, des alcools. Ici, à l’heure du café,
Hitler aimait tout particulièrement se perdre dans d’infinis
monologues dont les thèmes étaient parfaitement connus de la
compagnie qui ne les suivait que distraitement en feignant
l’attention. Il arrivait que Hitler lui-même s’endormît au cours de
ces monologues. La compagnie continuait alors de s’entretenir à
voix basse, espérant qu’il se réveillerait à temps pour le dîner.
On était entre soi.
Au bout de deux heures environ, à six heures en
général, le thé se terminait. Hitler se levait alors et la
procession des convives se rendait à un endroit éloigné d’une
vingtaine de minutes, où l’attendait une colonne de voitures. De
retour au Berghof, Hitler avait l’habitude de se retirer tout de
suite dans ses pièces du haut, tandis que le reste du groupe se
dispersait. Bormann disparaissait souvent dans la chambre d’une des
jeunes secrétaires, provoquant ainsi les commentaires sarcastiques
d’Eva Braun.
Deux heures plus tard, on se retrouvait déjà pour
le dîner qui déroulait le même rituel que le déjeuner. Ensuite
Hitler, à nouveau suivi de la même compagnie, se rendait dans le
salon. Les meubles, choisis par l’atelier Troost, étaient peu
nombreux, mais énormes : une armoire de plus de trois mètres
de haut et cinq mètres de long, renfermant les diplômes de citoyen
d’honneur et les disques ; une vitrine d’un style
néo-classique monumental ; un boîtier d’horloge énorme,
surmonté d’un aigle en bronze qui semblait veiller sur lui. Devant
la grande baie vitrée se trouvait une table longue de six mètres
sur laquelle Hitler prit l’habitude de signer des documents ou,
plus tard, d’étudier des cartes d’opérations. Les sièges,
recouverts de cuir rouge, étaient répartis en deux groupes
distincts : le premier était disposé autour de la cheminée
dans la partie arrière de la pièce surélevée de trois
marches ; l’autre, à proximité de la fenêtre, entourait une
table ronde dont le plateau en bois plaqué était protégé par une
plaque de verre. Derrière ce groupe-ci, se trouvait la cabine de
projection dont une tapisserie cachait les ouvertures ; contre
le mur d’en face, s’appuyait un large buffet dans lequel étaient
incorporés des haut-parleurs et sur lequel il y avait un grand
buste en bronze de Wagner par Arno Breker. Au-dessus de ce meuble,
une autre tapisserie cachait l’écran. D’assez grandes peintures à
l’huile couvraient les murs : une dame à la poitrine dénudée
attribuée à l’élève du Titien, Bordone ; un nu couché très
pittoresque, qu’on disait être du Titien lui-même ; de
Feuerbach, une version très réussie de la Nana, un paysage du jeune
Spitzweg, des ruines romaines de Pannini et, chose étonnante, une
espèce de retable du peintre nazaréen Eduard von Steinle,
représentant le roi Henri, le bâtisseur de villes ; aucun
Grützner. De temps à autre, Hitler faisait remarquer qu’il avait
payé ses tableaux de ses propres deniers.
Nous prenions place près de la fenêtre, sur le
canapé ou dans les fauteuils. On remontait les deux tapisseries et
la deuxième partie de la soirée commençait par les mêmes films qui
occupaient les soirées à Berlin. A la fin, nous nous réunissions
tous autour de l’immense cheminée ; six ou huit d’entre nous
occupaient, comme alignés sur un perchoir, un canapé trop long et
trop bas, tandis que Hitler, à nouveau flanqué d’Eva Braun et de
l’une de ces dames, s’asseyait
dans un confortable fauteuil. Le cercle que nous formions était, vu
la disposition malheureuse des sièges, si allongé qu’aucune
conversation générale ne pouvait s’engager. Chacun s’entretenait à
mi-voix avec son voisin. Hitler disait à ses deux compagnes des
choses sans importance ou conversait à voix basse avec Eva Braun,
lui tenant parfois la main. Mais souvent il se taisait, regardant
fixement le feu brûler dans la cheminée ; les invités
arrêtaient alors de parler, pour ne pas le troubler dans ses
profondes réflexions.
De temps à autre, on commentait les films, Hitler
jugeant surtout les actrices, Eva Braun les acteurs. Personne
n’essayait d’élever le niveau de la discussion en quittant ces
papotages pour s’attacher, par exemple, à la mise en scène et à ses
nouvelles formes d’expression. Il est vrai que les films que nous
voyions ne pouvaient guère nous en donner l’occasion. Ce n’étaient
que des films de pur divertissement. On ne projeta jamais, en tout
cas pas en ma présence, les expériences des cinéastes
contemporains, comme, par exemple, le film sur Michel-Ange de Curt
Örtel. Parfois, Bormann saisissait l’occasion de rabaisser, sans
avoir l’air d’y toucher, le prestige de Goebbels, responsable de la
production cinématographique allemande. Il faisait ironiquement
remarquer que Goebbels avait cherché des noises au film
La Cruche brisée, sous prétexte qu’Emil
Jannings l’aurait bafoué en l’incarnant dans le rôle d’Adam, le
juge d’instruction boiteux. Hitler ayant pris beaucoup de plaisir
au spectacle du film interdit, ordonna qu’on le reprît dans la plus
grande salle de Berlin, reprise qui se fit attendre un bon moment,
ce qui est caractéristique d’un manque d’autorité souvent étonnant
de Hitler. Mais Bormann revint à la charge jusqu’à ce que Hitler se
montrât sérieusement irrité et fît énergiquement expliquer à
Goebbels qu’il devait obéir à ses ordres.
Plus tard, pendant la guerre, Hitler renonça à ces
projections d’après-dîner car il voulait renoncer à sa distraction
favorite par « sympathie pour les privations des
soldats », comme il disait. A la place, on écoutait des
disques. Mais, malgré une excellente collection de disques, les
intérêts de Hitler allaient toujours à la même musique. Il n’avait
de goût ni pour la musique baroque, ni pour la musique classique,
ni pour la musique de chambre, ni pour la musique symphonique. En
fait, et le programme devint vite immuable, il écoutait d’abord
quelques morceaux de bravoure tirés d’opéras de Wagner, pour se
précipiter ensuite sur les opérettes. Ça en restait là. Hitler
mettait son point d’honneur à reconnaître les chanteuses, tout
heureux quand il devinait juste, ce qui lui arrivait
fréquemment.
Pour mettre un peu de vie dans ces soirées quelque
peu mornes, on servait du mousseux, remplacé après l’occupation de
la France par un Champagne de mauvaise qualité ; les
meilleures marques, Göring et ses généraux de l’armée de l’Air se
les étaient appropriées. Après une heure du matin, nous ne pouvions
plus, les uns et les autres, nous empêcher, malgré tous nos
efforts, d’étouffer un bâillement. Mais la soirée, épuisante
d’inanité et de monotonie, s’étirait encore une bonne heure,
jusqu’au moment, enfin, où Eva Braun, après quelques mots échangés
avec Hitler, avait la permission de se retirer. Hitler lui-même ne
se levait et ne prenait congé qu’un quart d’heure plus tard. A ces
heures qui nous avaient comme paralysés, succédait alors une
réunion détendue, où ceux qui restaient se retrouvaient autour d’un
verre de mousseux ou de cognac.
Toutes les nuits, très régulièrement, nous
rentrions chez nous, à deux heures du matin, morts de fatigue,
fatigués par notre désœuvrement. Au bout de quelques jours, j’avais
ce que j’appelais la « maladie de la montagne »,
c’est-à-dire que je me sentais épuisé, littéralement vidé par cette
façon de perdre son temps. Les seuls moments où je pouvais aller
retrouver mes collaborateurs pour me pencher à nouveau sur nos
projets, étaient ceux où des conférences venaient interrompre
l’oisiveté de Hitler. La faveur d’être un invité permanent et
d’habiter l’Obersalzberg m’interdisait, bien qu’il m’en coûtât, de
me soustraire à ces soirées sans paraître impoli. Le chef du
Service de presse, le Dr Dietrich,
osa s’absenter quelques fois pour assister à des représentations du
Festival de Salzbourg, mais il s’attira la colère de Hitler. En cas
de longs séjours, la seule solution, si on ne voulait pas trop
négliger son travail, restait la fuite pour Berlin.
Quelquefois, d’anciens amis de Munich ou de
Berlin, Schwarz, Goebbels, Hermann Esser, venaient nous rendre
visite. Il faut toutefois noter que ces visites étaient peu
fréquentes et qu’elles ne duraient en général qu’un ou deux jours.
Hess également, qui aurait eu toutes les raisons de venir endiguer
par sa présence l’activité de son adjoint, ne fit que deux ou trois
apparitions. Même les collaborateurs les plus proches, ceux qu’on
rencontrait si souvent aux déjeuners de la Chancellerie, évitaient
visiblement l’Obersalzberg. Leur défection nous frappait d’autant
plus que Hitler était tout joyeux de les voir, les invitant à venir
se reposer plus souvent et plus longtemps. Mais ces hommes, devenus
eux-mêmes le centre de cercles d’amis dévoués, ne pouvaient que se
sentir gênés de devoir se plier à un emploi du temps totalement
différent et aux manières peu engageantes d’un Hitler sûr de soi.
Les vieux combattants, qui auraient, eux, accepté d’enthousiasme
une invitation au Berghof, étaient tout aussi indésirables ici qu’à
Munich.
Quand les visiteurs étaient de vieux militants,
Eva Braun avait la permission de rester, mais elle devait se
retirer dès que des ministres ou autres dignitaires du Reich
prenaient part au repas. Même quand c’étaient Göring et sa femme,
Eva Braun devait rester dans sa chambre. Manifestement, Hitler ne
la considérait comme présentable que dans certaines limites.
Parfois, je lui tenais compagnie en son exil, une
chambre à côté de la chambre à coucher de Hitler. Elle était alors
si intimidée qu’elle n’osait pas sortir de la maison pour aller se
promener : « C’est que je pourrais rencontrer les Göring
dans le couloir », disait-elle.
De toute
façon, Hitler faisait peu de cas de sa présence. Sans se gêner le
moins du monde, il exposait devant elle son point de vue sur la
femme : « Les hommes très intelligents doivent prendre
une femme primitive et bête. Vous me voyez avec une femme mettant
le nez dans mes affaires ! A mes heures de loisir, je veux la
paix… De toute façon, je ne pourrais jamais me marier. Quels
problèmes si j’avais des enfants ! Ils finiraient bien par
faire de mon fils mon successeur. En plus, un homme comme moi n’a
aucune chance d’avoir un fils capable. C’est presque toujours comme
ça, dans ces cas-là. Regardez le fils de Goethe, un
incapable ! De nombreuses femmes tiennent à moi parce que je
ne suis pas marié. Le célibat était pourtant essentiel dans les
années de lutte. C’est la même chose pour un acteur de cinéma,
quand il se marie, il perd pour les femmes qui l’adulent un certain
quelque chose, il n’est plus autant leur idole. »
Il croyait savoir que les femmes étaient sensibles
au charme érotique puissant qui, selon lui, émanait de sa personne.
Mais là encore, il était plein de méfiance ; il ne savait
jamais, avait-il l’habitude de dire, si c’était le
« chancelier du Reich » ou « Adolf Hitler » que
les femmes préféraient et il n’aimait pas, avait-il aussi
l’habitude de dire galamment, avoir des femmes d’esprit auprès de
lui. Il n’avait manifestement pas conscience que de telles
déclarations ne pouvaient manquer de blesser les dames présentes.
Mais Hitler savait aussi se montrer paternel. Un jour qu’Eva Braun,
qui était allée faire du ski, était en retard à l’heure du thé, il
fut pris d’inquiétude, regardant nerveusement l’heure à sa montre,
visiblement soucieux à la pensée qu’il avait pu lui arriver quelque
chose.
Eva Braun était d’origine modeste. Son père était
instituteur. Je n’ai jamais fait la connaissance de ses parents qui
ne se manifestèrent jamais et vécurent jusqu’à la fin de leur vie
en petites gens. Eva Braun aussi garda sa simplicité, s’habillant
sans recherche et portant des bijoux bon marché 3 dont Hitler lui faisait cadeau pour Noël ou pour
son anniversaire. C’étaient, la plupart du temps, des pierres
fines, valant au mieux quelques centaines de marks et en définitive
d’une insultante modestie. Bormann soumettait un assortiment de
bijoux à Hitler qui, avec son goût petit-bourgeois, choisissait,
m’a-t-il semblé, les compositions les plus mesquines.
Eva Braun ne s’intéressait pas du tout à la
politique, c’est à peine si, une fois ou l’autre, elle essaya
d’influencer Hitler. Mais, ayant une vue saine des choses de la vie
quotidienne, elle se permit quelques remarques sur de petites
anomalies de la vie munichoise. Bormann n’aimait pas ça du tout
car, dans ces cas-là, Hitler le convoquait immédiatement. C’était
une femme sportive, une bonne skieuse d’une grande résistance, avec
qui nous entreprîmes très souvent des excursions en montagne
au-delà des limites de notre domaine. Une fois, Hitler lui donna
huit jours de congé, bien sûr à une période où lui-même était
absent de la « montagne ». Elle vint avec nous passer
quelques jours à Zürs où, n’ayant pas été reconnue, elle passa ses
nuits à danser avec de jeunes officiers. Elle était loin d’être une
moderne Mme de Pompadour ;
elle n’intéresse l’historien que parce qu’elle donne du relief aux
traits de caractère de Hitler.
Sa situation m’inspirant de la compassion,
j’éprouvai bientôt de la sympathie pour cette malheureuse femme
attachée à Hitler. Notre commune aversion pour Bormann fondée, il
est vrai, à l’époque, sur la lourdeur arrogante avec laquelle il
violait la nature et trompait sa femme, contribua aussi à nous
lier. Quand, au procès de Nuremberg, j’appris que Hitler avait
épousé Eva Braun pour les trente-six heures qui leur restaient à
vivre, je m’en réjouis pour elle, bien qu’on puisse encore
retrouver dans ce geste le cynisme avec lequel Hitler avait
toujours traité non seulement Eva Braun, mais aussi les femmes en
général.
Je me suis souvent posé la question de savoir si
Hitler aimait les enfants. Quoi qu’il en soit, il s’y efforçait,
quand il en rencontrait, connus ou inconnus. Il essayait même, sans
que cela lui réussisse jamais vraiment, d’adopter à leur égard une
attitude paternellement amicale. Il ne trouva jamais la bonne
manière, celle qui lui aurait permis d’avoir avec eux des rapports
simples et sans contrainte. Après leur avoir dit quelques mots, il
s’occupait vite d’autre chose. Il ne considérait les enfants que
comme les représentants de la génération montante et, en
conséquence, se réjouissait plus de leur aspect (blonds aux yeux
bleus), de leur taille (sains, vigoureux) ou de leur intelligence
(vifs, résolus) que de leur être enfantin. Sur mes enfants, sa
personnalité est toujours restée sans effet.
Le seul souvenir qui me reste de la vie de société
à l’Obersalzberg est celui d’un vide singulier. Par bonheur, j’ai
noté dans mes premières années de détention, quand ma mémoire était
encore fraîche, des bribes de conversation qui me semblent
présenter quelque authenticité.
Il ne reste pas grand-chose des innombrables
propos tenus dans le pavillon de thé. Ils portaient sur des
questions de mode, d’élevage des chiens, de théâtre, de cinéma, sur
l’opérette et ses vedettes, ou détaillaient à l’infini la vie de
famille d’autrui. C’est à peine si, dans ce cercle d’intimes,
Hitler évoqua quelquefois la question juive, ses adversaires
politiques à l’intérieur, ou même la nécessité de construire des
camps de concentration. Ce silence provenait peut-être plus de la
banalité de la conversation que d’une intention délibérée. Contre
ses collaborateurs, en revanche, il exerçait souvent sa verve
caustique. Ce n’est pas un hasard si ce sont précisément ces
railleries, d’autant plus frappantes que très fréquentes, dont j’ai
conservé le souvenir le plus vivace ; elles touchaient en
effet des hommes que l’opinion publique ne pouvait critiquer. Mais
le cercle des intimes de Hitler n’était pas tenu, lui, de se taire
et Hitler affirmait qu’avec les femmes, de toute façon, s’engager à être discret n’avait pas
de sens. Voulait-il en imposer par sa façon de parler avec dédain
de tout et de tous ? Ou bien était-ce là un effet du mépris
qu’il professait envers les hommes et les événements ?
Souvent Hitler exprimait une opinion désobligeante
sur le mythe SS créé par Himmler, déclarant par exemple :
« Quelle absurdité ! Alors que nous en sommes presque à
une époque libérée de toute mystique, le voilà qui
recommence ! Tant qu’à faire, nous n’avions qu’à en rester à
l’Église. Elle, au moins, avait des traditions. Penser qu’un jour,
on puisse faire de moi un saint SS ! Vous vous imaginez !
Je me retournerais dans ma tombe ! » Ou encore :
« Cet Himmler vient encore de faire un discours, où il parle
de Charlemagne comme du "boucher des Saxons". La mort d’un grand
nombre de Saxons n’a pas été, à ce qu’il dit, un crime
historique ; au contraire, Charlemagne aurait bien fait de
soumettre Widukind et de tuer les Saxons sans autre forme de
procès, car, en faisant cela, il a permis à la France d’exister et
à la culture occidentale de pénétrer dans l’Allemagne
actuelle. »
Quant aux fouilles préhistoriques que Himmler
faisait faire par des savants, Hitler ne leur épargnait pas non
plus ses sarcasmes. « Pourquoi rappeler au monde entier que
nous n’avons pas de passé ? Il ne suffit donc pas que les
Romains aient déjà été de grands constructeurs à l’époque où nos
ancêtres habitaient des cabanes en torchis, il faut encore que
Himmler se mettre à exhumer ces villages en torchis et à
s’enthousiasmer à chaque morceau de terre cuite ou à chaque hache
de pierre. La seule chose que nous prouvons par là, c’est que nous
brandissions des haches de pierre et que nous nous accroupissions
autour de feux de camp, quand la Grèce et Rome se trouvaient déjà
au stade suprême de leur culture. Nous aurions en fait toutes les
raisons pour faire le silence sur ce passé. Or, au lieu de se
taire, Himmler fait grand bruit autour de tout ça. De quels rires
méprisants les Romains d’aujourd’hui n’ont-ils pas dû accueillir
ces révélations ! »
Alors qu’à Berlin, devant ses collaborateurs
politiques, il s’exprimait en termes très violents sur le compte de
l’Église, en présence des femmes, il adoptait un ton plus modéré,
bon exemple de la façon dont il s’adaptait à son auditoire. Ainsi
il déclara un jour à ses intimes : « C’est certain, le
peuple a besoin de l’Église. C’est un puissant élément de
cohésion. » Il est vrai qu’il imaginait alors une Église qui
se tiendrait à ses côtés et dont il pourrait disposer comme d’un
instrument, car il continua : « Si seulement le Reibi (le
Reichsbischof, évêque du Reich, Ludwig Millier) avait de la
carrure ! Mais pourquoi me donne-t-on un petit aumônier comme
ça ? J’aimerais lui accorder tout mon soutien. Il pourrait
entreprendre beaucoup ! Je pourrais faire de l’Église
évangélique l’Église officielle, comme en
Angleterre ! »
Même après 1942, Hitler souligna encore, au cours
d’une conversation au pavillon de l’Obersalzberg, qu’il tenait pour
nécessaire l’existence de l’Église dans la vie d’un État. Il serait
heureux, disait-il, de trouver un jour un homme d’Église important,
qui ait les qualités requises pour diriger une et même les deux
Églises réunies si possible. Il déplorait toujours que le
Reichsbischof Millier n’ait pas été l’homme qu’il fallait pour
exécuter ses projets ambitieux. Il en vint à condamner
vigoureusement la lutte contre l’Église, y voyant un crime commis
contre l’avenir d’un peuple, car il était, selon lui, impossible de
remplacer l’Église par une « idéologie du parti ». Il se
disait assuré que, de son côté, l’Église saurait au bout d’un laps
de temps plus ou moins long, s’accommoder des visées politiques du
national-socialisme, car Dieu seul savait combien de fois, au cours
de son histoire, elle avait su s’adapter. Se fonder sur l’idéologie
du parti pour créer une nouvelle religion serait retomber dans le
mysticisme moyenâgeux. C’est ce que montraient le mythe de la SS et
le livre illisible de Rosenberg, Le Mythe du
XXe siècle.
Si, au cours de ces monologues, Hitler avait porté
des jugements plus négatifs sur l’Église, Bormann aurait
certainement sorti d’une poche de sa veste l’une des petites fiches
blanches qu’il portait toujours sur lui. Car il notait toutes les
remarques de Hitler lui paraissant importantes ; et peu de
choses semblaient plus le passionner que des remarques
désobligeantes sur les Églises. A l’époque, je l’ai soupçonné de
rassembler des matériaux pour écrire une biographie de
Hitler.
Quand en 1937, il apprit que Parti et SS
déployaient une grande activité pour faire quitter l’Église à
nombre de ses partisans, sous prétexte que celle-ci s’opposait
osbtinément à ses visées, Hitler, guidé par son opportunisme
politique, donna l’ordre à ses principaux collaborateurs, avant
tout à Göring et à Goebbels, de continuer à faire partie de
l’Église et déclara que, quant à lui, bien qu’intimement détaché de
l’Église catholique, il en resterait membre. Il le resta
effectivement jusqu’à son suicide.
L’image que Hitler se faisait de l’Église
officielle apparaissait clairement dans ces propos que lui aurait
tenus une délégation de notabilités arabes et dont il faisait sans
cesse état. Quand, au VIIIe siècle,
auraient déclaré ces visiteurs, les musulmans avaient voulu envahir
l’Europe centrale en passant par la France, ils avaient été battus
à la bataille de Poitiers. Si les Arabes avaient gagné cette
bataille, le monde entier serait aujourd’hui musulman. Ils auraient
en effet imposé aux peuples germaniques une religion dont le dogme,
propager la foi par l’épée et soumettre tous les peuples à cette
foi, était comme fait pour les Germains. Par suite de leur
infériorité raciale, les conquérants n’auraient pu se maintenir
contre les indigènes plus vigoureux et habitués à la rudesse de
cette nature où ils avaient grandi, si bien que, pour finir, ce ne
sont pas les Arabes mais les Germains, convertis à la foi
musulmane, qui auraient été à la tête de cet empire mondial
islamique.
Hitler avait l’habitude de conclure ce récit par
la considération suivante : « Nous avons la malchance de
ne pas posséder la bonne religion. Pourquoi n’avons-nous pas la
religion des Japonais, pour qui se sacrifier à sa patrie est le bien suprême ? La religion
musulmane aussi serait bien plus appropriée que ce christianisme,
avec sa tolérance amollissante. Aujourd’hui, continuait-il parfois
curieusement déjà avant la guerre, les Sibériens, les Russes blancs
et les hommes de la steppe vivent d’une façon extraordinairement
saine. Aussi sont-ils capables d’évoluer et d’acquérir à la longue
une supériorité biologique sur les Allemands. » Cette
remarque, il la répéta souvent dans les derniers mois de la guerre,
mais en des termes d’une plus grande verdeur.
Rosenberg vendit des centaines de milliers
d’exemplaires de son gros livre de sept cents pages, Le Mythe du XXe siècle. On le considérait généralement comme
l’ouvrage idéologique de base, mais dans les conversations du
pavillon, Hitler en parlait sans façon comme d’un « truc que
personne ne peut comprendre », écrit « par un Balte
obtus, à la pensée terriblement compliquée ». Il s’étonnait
qu’un tel livre ait pu atteindre un tel tirage. « Une rechute
dans des conceptions moyenâgeuses ! » Je n’ai jamais pu
savoir clairement si Rosenberg apprenait par-derrière ces opinions
que Hitler émettait sur lui en petit comité.
Dans tous les domaines, la culture grecque
représentait aux yeux de Hitler la suprême perfection. La
conception de la vie dont témoignait par exemple l’architecture
grecque, était, selon lui, « allègre et saine ». Un jour,
la photo d’une belle nageuse le plongea dans une rêverie
philosophique. « Quels merveilleux corps on peut voir
aujourd’hui ! C’est en notre siècle seulement que la jeunesse
par le sport, se rapproche des idéaux grecs. Les siècles précédents
ont bien négligé le corps. Mais, en cela, notre époque se
différencie de toutes les autres époques depuis l’Antiquité. »
Lui, pourtant, refusait de pratiquer quelque sport que ce soit. Il
ne mentionna jamais non plus qu’il avait eu dans sa jeunesse une
quelconque activité sportive. Quand il parlait des Grecs, il
pensait aux Doriens. L’hypothèse émise par des savants de son
époque, selon laquelle la tribu dorienne, venue du Nord, était
d’origine germanique et sa culture étrangère au monde
méditerranéen, y était pour quelque chose.
La passion de Göring pour la chasse était un des
thèmes favoris de nos conversations. « Comment un homme,
raillait-il, peut-il s’enflammer pour une chose comme ça ?
Tuer des animaux quand c’est nécessaire est l’affaire du boucher.
Et en plus, dépenser de l’argent pour ça… Je comprends qu’il doive
y avoir des chasseurs professionnels pour tuer le gibier malade. Et
si encore il y avait l’attrait du danger comme dans les temps où on
affrontait le gibier à l’épieu. Mais aujourd’hui où n’importe quel
gros ventre peut, en toute sécurité, abattre le gibier à distance…
La chasse et les courses de chevaux sont les dernières survivances
d’un monde féodal disparu. »
Un autre plaisir de Hitler consistait à se faire
raconter en détails par l’ambassadeur Hewel, l’homme de liaison de
Ribbentrop, la teneur de ses conversations téléphoniques avec le
ministre des Affaires étrangères. Il lui donnait même des conseils
sur la manière de plonger son chef dans l’inquiétude et le
désarroi. Parfois, il se tenait près de Hewel, lui faisant répéter,
combiné caché, ce que Ribbentrop disait et lui soufflant les
réponses à voix basse. Le plus souvent, ces remarques sarcastiques
touchaient le souci continuel qui habitait le méfiant ministre des
Affaires étrangères de voir des cercles incompétents influencer
Hitler dans le domaine de la politique étrangère et mettre ainsi en
question sa propre compétence.
Même après des négociations dramatiques, Hitler
pouvait se moquer de ses interlocuteurs. Il raconta une fois
comment, le 12 février 1938, il convainquit Schuschnigg du
sérieux de la situation en feignant de s’emporter avec éclat, le
forçant ainsi à céder. On a rapporté maintes réactions qui
pourraient ressembler à des crises d’hystérie mais qui, en fait,
n’ont dû être que de la comédie. Car c’est la maîtrise de soi qui
fut, en général, précisément l’une des qualités les plus
remarquables de Hitler. En ma présence, il ne perdit, à cette
époque-là, que de rares fois le contrôle de lui-même.
La première fois, cela a dû se passer en 1936,
dans le salon du Berghof. Schacht était venu faire un exposé de la
situation. Nous-mêmes, les hôtes, étions assis sur la terrasse
contiguë ; la grande fenêtre du salon était restée grande
ouverte. Manifestement irrité au plus haut point, Hitler
invectivait son ministre de l’Économie qui lui répondait d’une voix
forte et décidée. La dispute gagna en violence, puis s’interrompit
brutalement. Furibond, Hitler vint nous rejoindre sur la terrasse
et s’étendit longuement sur la résistance bornée de son ministre de
l’Économie qui différait sans cesse le réarmement. En 1937, un
autre accès de rage, tout à fait inhabituel, eut Niemöller pour
cause. Celui-ci avait à nouveau fait preuve d’insoumission dans son
sermon à Dahlem ; on montra à Hitler, en même temps que le
texte du sermon, les minutes des écoutes de conversations
téléphoniques de Niemöller. Hitler aboya l’ordre de jeter Niemöller
dans un camp de concentration et de ne plus l’en laisser sortir,
puisqu’il montrait qu’il ne s’amendait pas.
Un autre cas renvoie à sa prime jeunesse. Me
rendant, en 1942, de Budweis à Krems, je vis un grand écriteau sur
une maison du village de Spital près de Weitra, à la frontière
tchèque. Selon l’écriteau Hitler avait, dans sa jeunesse, habité
dans cette maison. Je rapportai ma découverte à Hitler. Il devint
instantanément fou de rage et, en hurlant, envoya chercher Bormann,
qui arriva tout interdit. Hitler l’apostropha : il avait
souvent dit que cette localité ne devait être évoquée en aucun cas.
Cet âne de Gauleiter avait pourtant fait apposer un écriteau. Il
fallait le faire enlever immédiatement. Je ne pouvais pas, à
l’époque, m’expliquer sa colère, car, par ailleurs, il se
réjouissait quand Bormann lui rapportait qu’on avait restauré
d’autres lieux de sa jeunesse autour de Linz et de Braunau. Il
était évident qu’il avait un motif pour effacer cette partie de sa
jeunesse. On sait aujourd’hui qu’un arrière-plan familial assez
obscur se perd dans cette région de la forêt autrichienne.
Parfois, il
crayonnait une tour de la forteresse historique de Linz :
« C’était là, me disait-il, mon terrain de jeu préféré.
J’étais un mauvais élève, mais un vrai garnement. Je veux faire un
jour, en souvenir de cette époque, transformer cette tour en une
grande auberge de jeunesse. » Souvent il évoquait aussi les
premières impressions politiques de sa jeunesse. Presque tous ses
condisciples à Linz avaient le sentiment qu’il fallait interdire
l’immigration des Tchèques en Autriche allemande ; c’est cela
qui l’avait, pour la première fois, sensibilisé au problème des
nationalités. Mais ensuite, à Vienne, il avait d’un seul coup
compris le danger que représentait le judaïsme, beaucoup de
travailleurs qu’il fréquentait étant très antisémites. Mais il y
avait une chose chez ces travailleurs avec laquelle il n’était pas
d’accord : leurs idées sociales-démocrates. « Je les
rejetais, disait-il, et je n’ai jamais non plus adhéré à aucun
syndicat. Ce fut le début de mes ennuis politiques. » Il est
possible que ce soit là une des raisons pour lesquelles il
conservait un mauvais souvenir de Vienne, alors qu’il se rappelait
avec extase le temps passé à Munich avant la guerre, surtout pour
les charcuteries et leurs bonnes saucisses.
Il portait un respect sans réserves à l’évêque de
Linz qui avait, à force d’énergie et contre de nombreuses
résistances, réussi à faire agrandir la cathédrale de la ville pour
lui donner des proportions inhabituelles ; Hitler racontait
que cet évêque, parce qu’il voulait surpasser même la cathédrale
Saint-Etienne de Vienne, avait eu maille à partir avec le
gouvernement autrichien qui ne voulait pas voir Vienne
dépassée 4 . Habituellement,
suivaient des considérations sur l’intolérance du gouvernement
central autrichien qui avait réprimé toutes les tentatives
d’autonomie culturelle de villes comme Graz, Linz ou Innsbruck. Il
ne prenait apparemment pas conscience qu’il imposait à des pays
entiers cette même uniformisation forcée. Or, maintenant que
c’était lui qui décidait, il aiderait, affirmait-il, sa ville à
faire valoir ses droits. Son programme pour transformer Linz et en
faire une métropole comportait la construction d’une série
d’immeubles d’apparat sur les deux rives du Danube, un pont
suspendu devant relier celles-ci entre elles. Son projet devait
culminer dans la construction de la maison du N.S.D.A.P., le
Gauhaus, un énorme bâtiment avec une salle de réunion gigantesque
et un campanile. C’est dans cette tour qu’il voulait avoir, dans
une crypte, sa sépulture. Les autres points forts de cette
restructuration architecturale des deux rives devaient être un
hôtel de ville, un grand hôtel de luxe, un grand théâtre, un
commandement général, un stade, une galerie de tableaux, une
bibliothèque, un musée des armes, un bâtiment d’exposition et enfin
deux monuments, le premier pour célébrer la libération de 1938, et
le deuxième à la gloire d’Anton Brückner 5 . M’étaient réservés les projets de la
galerie de tableaux et du stade qui, lui, dominerait la ville du
haut d’une colline. Non loin de là, également sur la hauteur,
devait s’élever la résidence où Hitler se retirerait dans sa
vieillesse.
Hitler rêvait du panorama qu’à Budapest les
siècles avaient modelé sur les deux rives du Danube. Son ambition
était de faire de Linz la Budapest allemande. Il prétendait en
effet, à ce sujet-là, que Vienne était, de toute façon, mal
orientée, tournant le dos au Danube comme elle le faisait. Les
constructeurs n’avaient pas su, selon lui, intégrer le fleuve dans
le plan de la ville. Le seul fait qu’à Linz, lui réussirait à le
faire, pourrait permettre à cette ville de concurrencer un jour
Vienne. Indubitablement il ne fallait pas prendre de telles
déclarations tout à fait au sérieux ; c’était en fait son
aversion pour Vienne qui, ressortant spontanément de temps à autre,
l’y entraînait. Car, à d’autres occasions, il répétait assez quelle
réussite représentait, à Vienne, l’utilisation des anciennes
fortifications.
Déjà avant la guerre, Hitler déclarait de temps à
autre qu’il voulait, après avoir atteint ses buts politiques, se
retirer de la vie politique et venir vivre à Linz ses dernières
années. Il ne jouerait plus alors aucun rôle dans les affaires de
l’État et n’interviendrait pas dans le gouvernement de son
successeur car, sans son effacement total, celui-ci ne pourrait
jouir de l’autorité nécessaire. Mais les hommes se tourneraient
vite vers ce dernier, quand ils s’apercevraient que c’était lui qui
avait le pouvoir. Alors d’ailleurs on l’oublierait vite. Tout le
monde l’abandonnerait. Non sans se complaire à cette idée, il
continuait, s’apitoyant sur lui-même : « Peut-être l’un
de mes anciens collaborateurs me rendra-t-il visite de loin en
loin. Mais je n’y compte pas. A part Mlle Braun, je n’emmènerai personne.
Mlle Braun et mon chien. Je serai
seul et solitaire. Qui pourrait aussi, de son propre gré, demeurer
longtemps près de moi ? Personne ne fera plus attention à moi.
Ils iront tous faire la cour à mon successeur. Peut-être feront-ils
une apparition, une fois dans l’année, à l’occasion de mon
anniversaire. » Naturellement les convives présents
protestaient qu’ils lui resteraient toujours fidèles et
l’accompagneraient toujours. Quels qu’aient été les motifs qui le
poussaient à occuper ses pensées d’une retraite politique
anticipée, Hitler semblait, en tout cas, à ces moments-là, supposer
que sa personnalité et son rayonnement n’étaient pour rien dans son
autorité et que seule sa situation de despote en était la source et
le fondement.
Le nimbe qui entourait Hitler était, pour ses
collaborateurs moins familiers, incomparablement plus
impressionnant que pour ses intimes. Ces derniers, parlant de lui,
n’employaient pas le respectueux « Führer » mais le
« chef » habituel et faisaient l’économie du « Heil
Hitler », se disant simplement « bonjour ». On le
raillait même ouvertement sans qu’il en prît ombrage. Hitler avait
pour formule favorite : « Il y a deux
possibilités » ; une des secrétaires, Mlle Schröder, employait devant lui cette
formule pour les choses les plus banales, disant par exemple :
« Il y a deux possibilités. Ou bien il pleut, ou bien il ne
pleut pas. » Eva Braun lui faisait remarquer sans façon,
devant les convives, que sa cravate n’allait pas avec son costume
et de temps à autre elle affirmait avec bonne humeur qu’elle était
la « mère de la patrie ».
Un jour que
nous étions assis autour de la grande table ronde du pavillon de
thé, Hitler se mit à me regarder fixement. Au lieu de baisser les
yeux, je relevai le défi. Qui sait quels instincts immémoriaux
provoquent ces sortes de duels dans lesquels les adversaires se
regardent droit dans les yeux jusqu’à ce que l’un des deux
cède ? De toute façon, j’étais habitué à gagner ces duels mais
je dus cette fois faire appel à une énergie presque surhumaine pour
ne pas céder au besoin croissant de détourner les yeux. Cette lutte
durait, me sembla-t-il, depuis une éternité, quand brusquement,
Hitler ferma les yeux pour se tourner aussitôt après vers sa
voisine.
Je me suis parfois demandé ce qu’il me manquait
pour pouvoir dire de Hitler qu’il était mon ami. J’étais
constamment près de lui, j’étais chez lui comme chez moi et, de
surcroît, j’étais son premier collaborateur dans son domaine
favori, l’architecture.
Il me manquait tout. De ma vie, je n’ai vu un
homme laissant si rarement voir ses sentiments ou se fermant aussi
rapidement après les avoir laissé entrevoir. A Spandau, nous nous
sommes souvent entretenus avec Hess de cette particularité de
Hitler. Notre expérience à tous les deux nous fit conclure qu’à
certains moments on aurait pu supposer s’être rapproché de lui.
Mais ce n’était jamais qu’une illusion. Si, sans se départir d’une
certaine prudence, on se montrait sensible à son ton plus cordial,
il se retranchait immédiatement derrière un mur
infranchissable.
Selon Hess, il est vrai, il y aurait eu une
exception : Dietrich Eckardt. Mais, au cours de notre
discussion, nous découvrîmes que, là aussi, il s’agissait plus
d’une vénération pour l’écrivain reconnu, surtout dans les milieux
antisémites d’ailleurs, de surcroît son aîné, que d’une véritable
amitié. A la mort de Dietrich Eckardt en 1923, quatre hommes
continuèrent à employer avec Hitler le tutoiement de
l’amitié : Esser, Christian Weber, Streicher et Röhm
6 . Pour le premier, Hitler
profita, après 1933, de la première occasion qui s’offrit pour
réemployer le « vous » ; le second, il l’évitait, le
troisième, il le traitait de façon impersonnelle et il fit
assassiner le quatrième. Même avec Eva Braun, il ne fut jamais
totalement détendu et humain. La distance qui séparait le guide de
la nation de la simple jeune fille ne fut jamais abolie. De temps à
autre il s’adressait à elle avec une familiarité déplacée, et les
expressions qu’il empruntait alors au langage des paysans bavarois
caractérisaient bien les rapports qu’il avait avec elle.
Le caractère aventureux de sa vie, l’enjeu élevé
de la partie qu’il jouait durent apparaître clairement à la
conscience de Hitler en ce jour de novembre 1936 où il eut à
l’Obersalzberg un long entretien avec le cardinal Faulhaber. Après
cette entrevue, il vint s’asseoir devant la fenêtre en
encorbellement de la salle à manger et resta seul avec moi tandis
que le soir tombait. Après avoir longtemps regardé par la fenêtre
sans rien dire, il me déclara d’un air pensif : « Il y a
pour moi deux possibilités : aboutir dans mes projets ou
échouer. Si j’aboutis, je serai un des plus grands hommes de
l’histoire. Si j’échoue, je serai condamné, réprouvé et
damné. »
44. Il s’agit du fameux « nid d’aigle ». (N.D.T.)