Nuremberg
Le soir, on m’interna au camp de Oberursel, près
de Francfort, dont la réputation était fort mauvaise. Le
surveillant chef, un sergent américain, m’accueillit par des
plaisanteries stupides qui se voulaient sarcastiques. Pour toute
nourriture, j’eus droit à un maigre potage que j’agrémentai en
croquant mes gâteaux secs anglais. Je songeais avec mélancolie aux
belles journées de Kransberg. Dans la nuit, j’entendis les rudes
appels des équipes de garde américaines, des réponses anxieuses,
des cris. Le matin, un général allemand passa devant moi sous bonne
garde ; son visage trahissait l’épuisement et le
désespoir.
Nous poursuivîmes enfin notre route dans un camion
recouvert de bâches. Nous étions serrés les uns contre les autres.
Parmi ces nouveaux compagnons, je reconnus le Dr Strölin, bourgmestre de Stuttgart, et le
régent de Hongrie, Horthy. On ne nous communiqua pas le but de
notre voyage mais il était évident : nous allions à Nuremberg.
Nous n’arrivâmes à destination qu’à la nuit noire. Un portail
s’ouvrit. Je fus introduit quelques instants dans la salle
intérieure de l’aile cellulaire que j’avais vue quelques semaines
auparavant dans le journal, mais, à peine étais-je entré que je me
retrouvai à nouveau enfermé dans une cellule. Dans la cellule d’en
face, Göring regarda par le guichet 1 en hochant la tête. Un sac de paille, de vieilles
couvertures en loques, personne pour s’occuper du prisonnier. Bien
que les quatre étages aient été pleins, il régnait un silence
inquiétant, seulement rompu de temps à autre par une porte qu’on
ouvrait pour conduire un prisonnier à l’interrogatoire. Je vis
Göring, mon vis-à-vis, aller et venir sans arrêt dans sa cellule.
J’apercevais à intervalles réguliers une partie de sa masse
imposante passer devant le guichet. Je ne tardai pas, moi non plus,
à me promener dans ma cellule, d’abord de long en large puis, pour
mieux utiliser l’espace, en tournant en rond.
Au bout d’une semaine, pendant laquelle, me
laissant dans l’incertitude totale, on ne m’avait pas accordé la
moindre attention, se produisit un changement, modeste pour un
homme normal, mais pour moi très important : on me transféra
au troisième étage : les cellules, exposées au soleil, y
étaient plus agréables et les lits meilleurs. C’est là que je reçus
la première visite du directeur de la prison, le colonel américain
Andrus. Déjà à Mondorf, il s’était, comme commandant du camp,
montré d’une extrême sévérité, aussi crus-je percevoir quelque
chose comme du sarcasme dans son very pleased
to see you ! par lequel il me souhaita la bienvenue. En
revanche, j’eus plaisir à retrouver un personnel allemand. Tous,
cuisiniers, serveurs, coiffeurs, étaient des prisonniers de guerre
soigneusement choisis. Mais précisément parce que, de toute
évidence, ils avaient fait la douloureuse expérience de la
captivité, ils se montrèrent, quand personne ne nous surveillait,
toujours prêts à nous aider. Ils nous soufflaient ainsi dans un
imperceptible murmure telle ou telle nouvelle parue dans le journal
ou de nombreux souhaits et encouragements.
En rabattant la partie supérieure de la fenêtre de
ma cellule, pourtant haut placée, la tache de soleil était assez
grande pour que je puisse exposer le haut de mon corps Étendu par
terre sur quelques couvertures, je changeais de place au fur et à
mesure que le soleil tournait, et ce jusqu’à son dernier rayon,
tout de biais. Nous n’avions ni lumière, ni livres, ni même les
journaux. J’en étais réduit à combattre sans aide extérieure ma
détresse intérieure croissante.
Je vis souvent passer Sauckel devant ma cellule.
Chaque fois qu’il me voyait, il prenait un air sombre et gêné. En
fin de compte, ma porte s’ouvrit enfin. Un soldat américain
m’attendait, tenant à la main un papier où étaient inscrits mon nom
et le numéro de la pièce de celui qui devait m’interroger. Nous
traversâmes cours et escaliers pour aboutir dans les couloirs du
palais de justice de Nuremberg. En chemin, je croisai Funk revenant
d’un interrogatoire, très affecté et le moral très bas. La dernière
fois que nous nous étions rencontrés, c’était à Berlin, et nous
étions libres tous les deux. « C’est comme ça qu’on se
revoit », me lança-t-il en passant. Je ne pus faire autrement
que de conclure, d’après l’impression qu’il m’avait faite, sans
cravate, dans un costume mal repassé, le teint blême et maladif,
que je devais donner la même lamentable impression. Car depuis des
semaines je ne m’étais plus vu dans un miroir et cela devait durer
des années. Je vis également Keitel dans une pièce, debout devant
quelques officiers américains. Sa vue aussi me bouleversa car il
semblait très bas.
Un jeune officier américain m’attendait. Me priant
aimablement de prendre place, il commença par me demander certains
éclaircissements. Manifestement, Sauckel avait essayé d’induire en
erreur les autorités menant l’enquête en me présentant comme le
seul responsable de l’emploi des travailleurs étrangers.
L’officier, montrant une grande compréhension, rédigea de lui-même
une déclaration sous serment remettant les choses en place. J’en
fus soulagé car j’avais eu jusqu’alors l’impression que, la
tactique consistant à « charger les absents » avait joué
depuis mon départ de Mondorf, à mon désavantage. Peu après, je fus
conduit devant Dodd, l’adjoint du chef de l’accusation américaine. Ses
questions, agressives et tranchantes, frappaient fort. Ne voulant
pas me laisser démonter, je répondis, sans prendre en considération
ma défense ultérieure, franchement et sans échappatoires. Je
préférai plutôt ne pas évoquer maints faits qui auraient pu
ressembler à une excuse. De retour dans ma cellule, je me
dis : « Maintenant, tu es tombé dans le piège », et
de fait, mes déclarations constituèrent une pièce importante du
dossier de l’accusation.
Mais en même temps cet interrogatoire me remonta.
Je reste aujourd’hui persuadé que j’avais trouvé pour ce procès la
ligne juste : n’user d’aucune échappatoire et ne pas épargner
ma propre personne. Anxieux, mais ferme dans ma détermination de
continuer comme j’avais commencé, j’attendis l’interrogatoire
suivant qu’on m’avait déjà annoncé. Mais cet interrogatoire n’eut
pas lieu, je n’ai jamais su pourquoi, peut-être avait-on été
impressionné par ma franchise. Je dus simplement répondre encore
aux questions que me posèrent des officiers russes, toujours
corrects. Leur secrétaire, très fardée, ébranla le portrait de la
femme soviétique que la propagande nationale-socialiste m’avait
imposé. Après chaque réponse, les officiers faisaient un signe de
tête en disant : « Tac, tac », ce qui sonnait
curieusement mais correspondait à peu près, comme je le compris
bientôt, à notre « Bien, bien ». Le colonel soviétique me
posa une fois la question suivante : « Mais vous avez
pourtant lu le livre de Hitler, Mein
Kampf ? » Or, je n’avais vraiment fait que le
feuilleter, d’abord parce que Hitler lui-même avait déclaré qu’il
était dépassé et aussi parce qu’il était difficile à lire. Je
répondis donc que non, ce qui l’amusa prodigieusement. Vexé, je
revins sur ma déclaration et affirmai avoir lu ce livre. En fin de
compte, c’était la seule réponse vraisemblable. Mais, au procès, ce
mensonge eut une conséquence inattendue. Lors de l’interrogatoire
contradictoire, l’accusation soviétique produisit mon faux aveu.
Alors, sous serment, je dus dire la vérité ; à savoir que, la
fois précédente, j’avais menti.
A la fin du mois d’octobre, tous les accusés
furent transférés à l’étage du bas, tandis que simultanément on
évacuait tous les prisonniers de l’aile cellulaire. Le silence
devint lugubre. Vingt et un hommes attendaient l’ouverture de leur
procès.
C’est alors qu’apparut Rudolf Hess venant
d’Angleterre. Dans un manteau gris bleu, entre deux soldats
américains, attaché à eux par des menottes, il avait l’air absent
et entêté en même temps. Des années durant, j’avais eu l’habitude
de voir tous ces accusés faire leur entrée dans des uniformes
splendides, inaccessibles ou pleins de jovialité. Le spectacle
actuel me semblait parfaitement irréel. Parfois, je croyais
rêver.
Cependant, nous aussi nous comportions déjà comme
des prisonniers. Lequel d’entre nous, qu’il ait été
Reichsmarschall, Feldmarschall, grand amiral, ministre ou
Reichsleiter, aurait pu penser qu’il se soumettrait un jour au test
d’intelligence des psychologues de l’armée américaine ? Et
pourtant, non seulement personne ne lit de difficultés, mais encore
tout le monde s’efforça de faire la preuve de ses capacités.
Ce fut Schacht le surprenant vainqueur de ce test
qui faisait appel à la mémoire, à l’imagination et aux réflexes. Il
fut victorieux, car l’âge donnait des points supplémentaires. Mais
celui qui totalisa le plus grand nombre de points fut
Seyss-Inquart, ce dont personne ne l’avait supposé capable. Göring
aussi était dans les premiers. Moi, j’atteignis une bonne
moyenne.
Quelques jours après qu’on nous eut séparés du
reste des prisonniers, une commission composée de plusieurs
officiers pénétra dans notre bloc cellulaire où régnait un silence
de mort, allant de cellule en cellule. J’entendais prononcer des
phrases sans pouvoir en comprendre le sens. Puis la porte de ma
cellule s’ouvrit à son tour. On me tendit sans plus de façon un
acte d’accusation imprimé. L’enquête préliminaire était terminée,
le véritable procès allait commencer. Dans ma naïveté, j’avais cru
que chaque accusé aurait son propre acte d’accusation individuel.
Or il se révélait que chacun de nous était accusé de tous les
crimes monstrueux dont ce document faisait état. Après l’avoir lu,
je fus saisi d’un sentiment de désolation. Mais si les événements
passés et le rôle que j’avais joué me plongèrent dans le désespoir,
c’est ce désespoir même qui me permit de me tracer une ligne de
conduite pour le procès : je devais tenir mon propre destin
pour insignifiant, ne pas lutter pour ma propre vie, mais assumer
la responsabilité dans un sens général. Malgré toutes les
résistances de mon avocat, et la contention d’esprit due au procès,
je ne revins pas sur cette décision.
Encore sous l’impression de l’acte d’accusation,
j’écrivis à ma femme : « Je dois considérer ma vie comme
achevée. C’est à cette condition seulement que je pourrai en
modeler la conclusion comme je le crois nécessaire… C’est en tant
que ministre du Reich et non pas en personne privée que je dois
paraître au banc des accusés. Je ne dois avoir d’égards ni pour
vous ni pour moi. Je ne souhaite qu’une seule chose : être
assez fort pour ne pas me départir de cette ligne de conduite.
J’ai, pour aussi bizarre que cela paraisse, le cœur serein, quand
je ne me soucie pas d’espérer, et perds de mon assurance et de ma
quiétude dès que je crois avoir une chance de m’en tirer… Peut-être
pourrai-je, par mon attitude, aider encore une fois le peuple
allemand. Peut-être réussirai-je. Il n’y en a pas beaucoup ici qui
y arriveront 2 . »
Le psychologue de la prison, G. M. Gilbert,
passa de cellule en cellule avec un exemplaire de l’acte
d’accusation pour recueillir les commentaires des accusés ;
après avoir lu les phrases, tantôt sarcastiques, tantôt évasives,
de mes coïnculpés, j’écrivis au grand étonnement de Gilbert :
« Ce procès est nécessaire. La responsabilité collective pour
des crimes aussi horribles est un fait, même dans un État
autoritaire. »
Aujourd’hui
encore, je considère que la plus grande manifestation de courage de
ma vie fut de m’en tenir à cette conception tout au long des dix
mois que dura le procès.
En même temps que l’acte d’accusation, on nous
avait remis une liste d’avocats allemands dans laquelle on pouvait
choisir son défenseur, si on n’avait pas de proposition personnelle
à faire. J’eus beau chercher dans ma mémoire, aucun nom d’avocat ne
me revint et les noms de la liste ne me disaient rien non plus.
Aussi demandai-je au tribunal de faire lui-même un choix. Quelques
jours plus tard, on me conduisit au rez-de-chaussée du palais de
justice. A l’une des tables, un petit homme fluet, portant de
grosses lunettes, se leva. « C’est moi, me dit-il d’une voix
douce, qui dois être votre avocat si vous êtes d’accord. Je suis le
Dr Hans Flächsner, de
Berlin. » Il avait un regard bienveillant et une attitude
pleine de modestie. Quand nous nous mîmes à mentionner certains
détails de l’accusation, il eut une manière sympathique de ne rien
dramatiser. A la fin, il me tendit un formulaire en me
disant : « Prenez ceci et réfléchissez bien si vous
voulez m’avoir comme défenseur. » Je signai tout de suite et
ne l’ai jamais regretté. Au cours du procès, Fläschner se montra
plein de tact et de circonspection. Mais ce qui eut encore plus
d’importance pour moi, ce fut la sympathie et la compassion qu’il
témoigna à mon égard. Il en naquit d’ailleurs, au cours de ces dix
mois que dura le procès, une authentique affection réciproque qui
s’est maintenue jusqu’à aujourd’hui.
Pendant l’enquête préliminaire, les autorités qui
avaient la charge de l’accusation avaient empêché les prisonniers
de se réunir. Maintenant, on relâcha cette consigne, si bien que,
non seulement nous descendîmes plus souvent dans la cour de la
prison, mais qu’en plus nous pûmes nous entretenir à loisir.
Procès, acte d’accusation, incompétence du tribunal international,
profonde indignation devant cette ignominie, tels étaient les
inévitables sujets et la sempiternelle argumentation des
conversations que j’entendais au cours de nos promenades. Parmi les
vingt et un accusés, je ne trouvai qu’un seul compagnon pour
partager mon point de vue : Fritzsche. Avec lui, je pus
m’étendre longuement sur le principe de la responsabilité. Plus
tard, je trouvai quelque compréhension chez Seyss-Inquart
également. Avec les autres, toute explication eût été une fatigue
inutile. Nous ne parlions pas la même langue.
Comme on le comprendra aisément, dans d’autres
questions aussi, nos avis s’opposaient. Un problème revêtait une
importance capitale : celui de la peinture que nous ferions du
règne de Hitler. Göring, qui pourtant n’avait pas été jadis sans
formuler de sévères critiques sur certaines pratiques du régime,
plaidait pour qu’on le blanchisse. Il osait déclarer que, pour lui,
ce procès n’aurait de sens que s’il nous permettait de façonner une
légende positive. Je n’avais pas seulement le sentiment qu’il était
malhonnête de tromper ainsi le peuple allemand, je pensais
également qu’il serait dangereux de lui rendre plus difficile sa
prochaine étape. Seule la vérité pouvait encore enclencher le
processus qui lui permettrait de se libérer du passé.
Le véritable ressort des déclarations de Göring
apparut en pleine lumière, le jour où il déclara que les vainqueurs
pouvaient bien le tuer, mais que cela n’empêcherait pas, dans
cinquante ans à peine, le peuple allemand de mettre ses restes dans
un sarcophage de marbre et de le fêter comme un héros national et
un martyr. C’est d’ailleurs ce que beaucoup de détenus pensaient
qu’il leur arriverait. Dans d’autres questions, Göring eut moins de
succès. Ainsi il prétendait que nous étions tous condamnés à mort
d’avance et qu’aucun de nous n’avait de chances de s’en
sortir ; qu’en conséquence, il était inutile de faire l’effort
de présenter sa défense. Sur quoi, je fis remarquer que
« Göring voulait manifestement entrer au Walhalla suivi d’une
grande escorte ». Mais en réalité, c’est Göring qui, par la
suite, se défendit avec le plus d’acharnement.
Depuis que Göring s’était, à Mondorf et à
Nuremberg, vu soumis à une cure de désintoxication systématique qui
le guérit de sa morphinomanie, il se trouvait dans une forme que je
ne lui avais jamais connue. Capable de déployer une énergie
considérable, il devint la plus forte personnalité de notre groupe.
A cette époque-là, je me pris à regretter qu’il n’ait pas fait
montre de cette assurance dans les derniers mois qui précédèrent la
guerre ou dans les situations critiques de cette guerre, alors que
la drogue l’avait rendu faible et servile. Car il aurait été le
seul dont l’autorité et la popularité auraient pu en imposer à
Hitler. Il avait effectivement été l’un des rares à faire preuve
d’assez d’intelligence pour prévoir notre destin. Après avoir
laissé passer cette chance, il était insensé et même criminel de sa
part d’user de son énergie retrouvée pour induire son propre peuple
en erreur. Car son dessein n’était que duperie et tromperie. Un
jour, dans la cour de la prison, apprenant qu’il y avait des
survivants parmi les Juifs de Hongrie, il déclara froidement :
« Tiens, il en reste encore ? Je pensais qu’on les avait
tous eus. Il y en a encore un qui n’a pas fait son travail de
limier. » Je demeurai sans voix.
Ma décision de porter la responsabilité pour le
régime tout entier n’alla pas sans crises intérieures. La seule
possibilité d’y échapper eût été d’éviter le procès en me donnant
la mort avant. La nuit, j’avais souvent de vrais accès de
désespoir. J’essayais alors, en ligotant ma jambe malade avec une
serviette, de provoquer à nouveau une phlébite. Ayant entendu un
savant dire, au cours d’une conférence à Kransberg, que la nicotine
d’un seul cigare, émietté et dissous dans de l’eau, suffisait à
provoquer la mort, je me promenai longtemps avec un cigare en
miettes dans la poche ; mais il y a loin de l’intention à
l’acte.
Je trouvai un grand réconfort dans les services
divins dominicaux. A Kransberg encore, j’avais refusé d’y prendre
part, ne voulant pas passer pour un faible. Mais à Nuremberg, je
renonçai à ces calculs. La pression des circonstances m’entraîna comme presque tous les
autres accusés, à l’exception de Hess, Rosenberg et Streicher, dans
notre petite chapelle.
On nous avait, depuis des semaines déjà, enlevé
nos costumes pour les ranger et les Américains nous avaient fourni
des treillis teints en noir. Or un jour, des employés vinrent dans
nos cellules nous demander lequel de nos costumes nous voulions
faire nettoyer pour le procès. Chaque détail, jusqu’aux boutons de
manchette, fit l’objet d’une discussion avec le commandant.
Après une dernière inspection passée par le
colonel Andrus, nous fûmes conduits, chacun de nous accompagné d’un
soldat, mais sans menottes, le 19 novembre 1945 pour la
première fois dans la salle du tribunal encore vide. On procéda à
la répartition des places. Göring, Hess et Ribbentrop en
premier ; moi, je me trouvai le troisième avant la fin, sur le
deuxième banc, en agréable compagnie : à ma droite,
Seyss-Inquart, à ma gauche, von Neurath, tandis que Streicher et
Funk avaient pris place juste devant moi.
Je me réjouissais que le procès commençât et
presque chacun des accusés exprima la même opinion : en finir
une bonne fois pour toutes !
Le procès débuta par le long réquisitoire écrasant
du procureur principal américain, Robert H. Jackson. Une
phrase de ce discours me redonna pourtant courage. Il y était dit
que la responsabilité des crimes du régime incombait aux vingt et
un accusés et non au peuple allemand. Cette conception répondait
exactement à un des espoirs que je mettais en ce procès : la
haine que la propagande avait, pendant les années de guerre,
déchaînée contre le peuple allemand, et qui ne devait plus
connaître de mesures à la révélation de tous les crimes, se
reporterait désormais sur nous, les accusés. Selon ma théorie, on
pouvait attendre des principaux dirigeants d’une guerre moderne
qu’à son dénouement, ils se soumettent aux conséquences pour la
raison précise que jusqu’alors ils n’avaient couru aucun
danger 3 . C’est pourquoi dans
une lettre à mon défenseur, où je définissais notre ligne de
conduite, j’exprimais le sentiment que tout ce que nous dirions
pour ma défense me paraîtrait insignifiant et ridicule, replacé
dans le cadre général.
De nombreux mois durant, aggravant le poids des
crimes commis, documents et témoignages s’accumulèrent sans qu’on
se préoccupât de savoir s’ils étaient en liaison avec un des
accusés présents. C’était horrible et, à vrai dire, supportable
seulement parce que les nerfs s’émoussaient de séance en séance.
Aujourd’hui encore, je suis poursuivi par le souvenir de ces
photos, de ces documents et de ces consignes qui semblaient aussi
monstrueuses qu’incroyables et dont, pourtant, aucun des accusés ne
mit en doute l’authenticité.
A côté de cela, c’était la routine habituelle et
quotidienne. Toute la matinée, audience ; à midi, suspension
de séance pour le déjeuner pris dans les salles du haut du palais
de justice ; à quatorze heures, les débats reprenaient jusque
vers dix-sept heures ; je rentrais alors dans ma cellule où je
me changeais rapidement, donnais mon costume à repasser, prenais le
repas du soir et enfin, le plus souvent, je me rendais dans le
parloir de la défense où, jusqu’à vingt-deux heures, je
m’entretenais avec mon avocat du déroulement du procès, prenant des
notes pour ma future défense. Finalement, je rentrais le soir tard
dans ma cellule pour, épuisé, m’y endormir aussitôt. Le samedi et
le dimanche, le tribunal ne siégeait pas : nous n’en
travaillions que plus longtemps avec nos avocats. Pour nos
promenades dans la cour du jardin, il ne nous restait pas beaucoup
plus d’une demi-heure chaque jour.
Notre situation de coaccusés n’avait développé
chez nous aucun sentiment de solidarité. Nous nous étions divisés
en plusieurs groupes. Le signe le plus net en fut l’instauration
d’un jardin des généraux. Des haies basses séparaient le jardin de
la prison en deux : une partie commune à tous les détenus et
une autre partie plus petite, d’environ six mètres sur six, où nos
militaires, dans un isolement volontaire, tournaient
interminablement en rond, bien que ces petits cercles dussent être
très désagréables. Les civils respectaient cette séparation. Pour
les repas de midi, la direction de la prison nous avait répartis
dans plusieurs salles. Je faisais partie du groupe de Fritzsche,
Funk et Schirach.
Entre-temps, nous avions repris espoir d’avoir la
vie sauve, car, après l’acte d’accusation général, chacun des
accusés s’était vu lire un acte d’accusation particulier. Or il y
avait dans les détails des différences très nettes. Aussi Fritzsche
et moi-même comptions-nous bien, à ce moment du procès, sur des
jugements différenciés ; car d’après ces actes nous devions
nous en tirer l’un et l’autre relativement convenablement.
Dans la salle du tribunal, nous n’avions en face
de nous que visages fermés et regards froids. La cabine de
traduction seule faisait exception. Je pouvais y distinguer parfois
un signe de tête amical ; quelques-uns des accusateurs
britanniques ou américains aussi laissèrent quelquefois percer
comme un peu de compassion. Mais je fus affecté quand j’appris que
les journalistes s’étaient mis à parier sur la lourdeur de nos
peines et que, parfois, ils pronostiquaient même pour nous une
sentence de « mort par pendaison ».
Après une pause de quelques jours, qui servit aux
avocats à mettre la dernière main à leur défense, commença la
contre-offensive dont certains parmi nous attendaient beaucoup.
Avant de monter à la barre des témoins, Göring avait assuré entre
autres à Funk et à Sauckel qu’il prendrait toutes les
responsabilités sur lui, les déchargeant du même coup. Au début de sa déposition,
faisant preuve de courage, il tint parole ; mais au fur et à
mesure qu’il entrait dans les détails, une déception de plus en
plus grande se peignait sur les visages de ceux qui avaient mis
leur espoir en lui, car il se remit à limiter sa responsabilité
point par point.
Dans leur duel, le procureur Jackson avait
l’avantage de pouvoir jouer de l’effet de surprise en tirant
certains documents de sa grosse serviette, tandis qu’à son tour
Göring s’entendait à exploiter chez son contradicteur sa
méconnaissance des matériaux. A la fin, il ne fit plus que lutter
pour sa vie en biaisant, camouflant ou ergotant.
Il en alla de même pour les accusés suivants,
Ribbentrop et Keitel. Ils donnèrent même encore plus la fâcheuse
impression de fuir devant leur responsabilité ; chaque fois
qu’on leur présentait un document portant leur signature, ils se
retranchaient derrière un ordre reçu de Hitler. Écœuré, je laissai
échapper qu’ils n’étaient que « des facteurs à gros
traitement », formule que la presse mondiale reprit ensuite.
Avec le recul, je trouve aujourd’hui qu’au fond, ils n’avaient pas
tort ; ils n’ont effectivement été guère plus que les agents
de transmission de Hitler. Rosenberg, en revanche, donna
l’impression d’être franc et conséquent. Toutes les tentatives de
son avocat, sur le plateau et dans les coulisses, pour lui faire
désavouer ce que lui appelait « sa conception du monde »
échouèrent. L’avocat de Hitler, plus tard gouverneur général de
Pologne, Hans Frank, accepta ses responsabilités ; Funk
produisit une argumentation habile qui devait éveiller la
compassion, tandis que le défenseur de Schacht s’efforça, avec une
enflure rhétorique superfétatoire, de faire de son client un
putchiste, ce qui eut plutôt pour conséquence d’affaiblir les
éléments à décharge de sa défense. Dönitz, quant à lui, défendit
avec acharnement son rôle et ses sous-marins. Il eut d’ailleurs
l’immense satisfaction d’entendre son avocat produire une
déclaration du commandant en chef de la force américaine du
Pacifique, l’amiral Nimitz, dans laquelle celui-ci affirmait qu’il
avait utilisé ses sous-marins de la même façon que le commandement
allemand. Raeder apparut comme le technicien qu’il était, la
simplicité d’esprit de Sauckel fit plutôt pitié, Jodl en imposa par
sa défense précise et sans fioritures. Il fut l’un des seuls à
sembler dominer la situation.
L’ordre de passage pour les interrogatoires
correspondait à l’ordre dans lequel nous étions assis. Ma nervosité
augmentait car c’était déjà au tour de Seyss-Inquart, mon voisin
immédiat, de se tenir à la barre. Avocat lui-même, il ne se faisait
plus d’illusions sur sa situation, car il avait été personnellement
à l’origine de déportations et d’exécutions d’otages. Sachant se
dominer, il termina sa déposition en déclarant qu’il avait le
devoir de répondre de ce qui s’était passé. Un hasard heureux fit
que quelques jours après cette audition, qui avait scellé son
destin, il reçut les premières nouvelles de son fils jusque-là
porté disparu en Russie.
Quand vint mon tour de me présenter à la barre des
témoins, j’avais le trac. J’avalai rapidement une pilule calmante,
que le médecin allemand avait eu la précaution de me donner. En
face de moi, à dix pas de distance, Fläschner se tenait devant le
pupitre de la défense, à ma gauche les juges sur une estrade, assis
à leur table.
Flächsner ouvrit son gros manuscrit ;
questions et réponses commencèrent. Dès le début, je rappelai comme
un fait établi que « si Hitler avait eu des amis, j’aurais
certainement été l’un de ses amis les plus intimes », allant
en cela au-delà même de ce que l’accusation avait retenu. On
discuta une foule de détails se rapportant à des documents
produits. Je rétablissais chaque fois mes faits sans chercher
aucunement à biaiser ou à trouver des excuses 4 . En quelques phrases, je pris sur moi la
responsabilité de tous les ordres de Hitler exécutés par moi. Je
défendis le point de vue que, certes, dans tout État, un ordre doit
rester un ordre pour les subalternes, mais qu’à tous les échelons,
la direction devait examiner et soupeser les ordres reçus et ne
pouvait donc être déchargée d’aucune responsabilité, même si on
cherchait à lui imposer l’exécution de l’ordre par la menace. Mais
ce qui, à mes yeux, avait encore plus d’importance, c’était la
responsabilité collective qui, à partir de 1942, nous engageait
tous, pour toutes les mesures prises par Hitler, crimes y compris,
où et par qui qu’ils aient été commis. « Dans la vie d’un
État, déclarai-je, chacun a son propre secteur, dont il est tout
naturellement pleinement responsable. Mais, au-delà de cette
responsabilité limitée, il faut qu’il existe une responsabilité
collective pour les choses essentielles dès que l’on est un des
principaux dirigeants. Car qui d’autre que les plus proches
collaborateurs du chef de l’État pourrait porter la responsabilité
du déroulement des événements ? Mais cette responsabilité
collective ne peut exister que pour les principes et non pour les
détails… Même dans un régime autoritaire, cette responsabilité
collective des dirigeants doit exister ; il est exclu qu’on
puisse, après la catastrophe, échapper à cette responsabilité
collective. Car, si la guerre avait été gagnée, ces mêmes
dirigeants auraient vraisemblablement revendiqué cette
responsabilité collective… C’est là d’autant plus mon devoir que le
chef du gouvernement s’est soustrait à ses responsabilités devant
le peuple allemand et le monde 5 . »
A Seyss-Inquart, je dis les choses plus
crûment : « Qu’arriverait-il si la scène changeait
brusquement et que nous agissions tous comme si nous avions gagné
la guerre ? Vous verriez alors chacun faire état de ses
mérites et de ses hauts faits. Mais maintenant, les rôles sont
inversés car, au lieu de décorations, d’honneurs, et de dotations,
c’est à des condamnations à mort qu’il faut
s’attendre. »
Flächsner avait vainement tenté, durant les
dernières semaines, de me faire revenir sur ma décision de
revendiquer la responsabilité de faits qui s’étaient passés en
dehors de mon ministère car, à son avis, cela pouvait avoir des
conséquences funestes. Mais après ma profession de foi, je me
sentis soulagé et satisfait en même temps de ne pas avoir succombé à la tentation
des échappatoires. Cela dit, je pouvais, à ce que je croyais,
entamer avec une justification intérieure la deuxième partie de ma
déposition qui concernait le dernier stade de la guerre. Je partais
du principe que la révélation des desseins de Hitler, jusque-là
ignorés de tous, de détruire, une fois la guerre perdue, les
conditions d’existence du peuple allemand ne pourrait que permettre
à ce peuple de se détourner plus facilement de ce
passé 6 et constituerait en outre
l’argument le plus efficace pour lutter contre la naissance d’une
légende hitlérienne. Cette partie de ma déposition se heurta à la
très vive désapprobation de Göring et d’autres
accusés 7 .
Je ne voulais, en revanche, mentionner que
brièvement devant le tribunal mon projet d’attentat, et ce rappel
devait surtout servir à monter à l’évidence quels dangers me
semblaient comporter les desseins destructeurs de Hitler. Mais
quand, l’ayant mentionné, je coupai en concluant : « Je
ne voudrais pas entrer plus avant dans les détails de cette
affaire », les juges se concertèrent et le président du
tribunal, se tournant vers moi, me dit : « Le tribunal
aimerait entendre ces détails. La séance est suspendue. »
J’envisageai sans plaisir de devoir continuer sur ce sujet, car je
voulais précisément éviter de me glorifier de cette affaire. Aussi
n’accédai-je qu’à contrecœur à cette demande, convenant avec mon
défenseur qu’if ne reviendrait pas sur cette partie de ma
déposition dans son plaidoyer 8 .
Je repris ensuite le texte de ma déposition, grâce
auquel je me sentais plus assuré, et poursuivis sans autre
interruption mes déclarations concernant la dernière phase de la
guerre. Pour ne pas donner l’impression que je voulais faire
ressortir mes mérites, j’apportai volontairement cette
restriction : « Ces initiatives n’étaient pas tellement
dangereuses. A partir du mois de janvier 1945, on pouvait, en
Allemagne, opposer à la politique officielle n’importe quelle
mesure de bon sens ; tout homme raisonnable l’approuvait
volontiers. Chacun des hommes concernés savait ce que nos
contrordres signifiaient. Même de vieux militants du parti ont, à
ce moment-là, accompli leur devoir envers le peuple. Ensemble, nous
avons pu entreprendre beaucoup pour contrecarrer les ordres
insensés de Hitler. »
Ayant refermé son dossier avec un soulagement
visible, Flächsner retourna s’asseoir aux côtés des autres avocats
et le procureur principal pour les États-Unis, Jackson, membre de
la Cour suprême des U.S.A., vint prendre sa place. Cela ne me
surprit pas, car la veille au soir, un officier américain avait
fait irruption dans ma cellule pour me communiquer que Jackson
avait décidé de diriger, dans mon cas aussi, le
contre-interrogatoire. Il commença, contrairement à son habitude,
d’une voix calme, presque bienveillante. Après avoir montré, en me
posant des questions et en produisant des documents, ma
coresponsabilité dans l’emploi de millions d’ouvriers pour le
travail obligatoire, il appuya la deuxième partie de ma déposition,
affirmant que j’avais été le seul à avoir eu le courage de dire en
face à Hitler que la guerre était perdue. Je lui indiquai, comme le
voulait la vérité, que Guderian, Jodl et d’autres commandants en
chef des groupes d’armées s’étaient également ouvertement opposés à
Hitler. Quand il me demanda : « Y a-t-il eu d’autres
complots que ceux dont vous nous avez parlé ? » je
répondis de façon évasive : « A cette époque-là, il était
extraordinairement simple de fomenter un complot. On pouvait
s’adresser presque à n’importe quel passant dans la rue. Quand on
lui décrivait la situation, il vous répondait : « C’est
de la pure folie. » Et s’il avait du courage, il se proposait
immédiatement… Ce n’était pas aussi dangereux qu’il y paraît
maintenant, car il y avait peut-être quelques douzaines
d’insensés ; les autres, 80 millions, se montraient très
sensés dès qu’ils savaient de quoi il retournait 9 . »
Après un autre contre-interrogatoire avec le
représentant du ministère public soviétique, le général Raginsky,
où abondèrent les malentendus à cause des erreurs de traduction,
Flächsner vint à nouveau à la barre donner au tribunal un paquet de
déclarations écrites de mes douze témoins ; les débats
concernant mon cas étaient terminés. Depuis des heures, de
douloureux maux d’estomac me torturaient ; de retour dans ma
cellule, je me jetai sur ma couche, terrassé aussi bien par mes
douleurs physiques que par mon épuisement intellectuel.