34.
Nuremberg
Le soir, on m’interna au camp de Oberursel, près de Francfort, dont la réputation était fort mauvaise. Le surveillant chef, un sergent américain, m’accueillit par des plaisanteries stupides qui se voulaient sarcastiques. Pour toute nourriture, j’eus droit à un maigre potage que j’agrémentai en croquant mes gâteaux secs anglais. Je songeais avec mélancolie aux belles journées de Kransberg. Dans la nuit, j’entendis les rudes appels des équipes de garde américaines, des réponses anxieuses, des cris. Le matin, un général allemand passa devant moi sous bonne garde ; son visage trahissait l’épuisement et le désespoir.
Nous poursuivîmes enfin notre route dans un camion recouvert de bâches. Nous étions serrés les uns contre les autres. Parmi ces nouveaux compagnons, je reconnus le Dr Strölin, bourgmestre de Stuttgart, et le régent de Hongrie, Horthy. On ne nous communiqua pas le but de notre voyage mais il était évident : nous allions à Nuremberg. Nous n’arrivâmes à destination qu’à la nuit noire. Un portail s’ouvrit. Je fus introduit quelques instants dans la salle intérieure de l’aile cellulaire que j’avais vue quelques semaines auparavant dans le journal, mais, à peine étais-je entré que je me retrouvai à nouveau enfermé dans une cellule. Dans la cellule d’en face, Göring regarda par le guichet 1 en hochant la tête. Un sac de paille, de vieilles couvertures en loques, personne pour s’occuper du prisonnier. Bien que les quatre étages aient été pleins, il régnait un silence inquiétant, seulement rompu de temps à autre par une porte qu’on ouvrait pour conduire un prisonnier à l’interrogatoire. Je vis Göring, mon vis-à-vis, aller et venir sans arrêt dans sa cellule. J’apercevais à intervalles réguliers une partie de sa masse imposante passer devant le guichet. Je ne tardai pas, moi non plus, à me promener dans ma cellule, d’abord de long en large puis, pour mieux utiliser l’espace, en tournant en rond.
Au bout d’une semaine, pendant laquelle, me laissant dans l’incertitude totale, on ne m’avait pas accordé la moindre attention, se produisit un changement, modeste pour un homme normal, mais pour moi très important : on me transféra au troisième étage : les cellules, exposées au soleil, y étaient plus agréables et les lits meilleurs. C’est là que je reçus la première visite du directeur de la prison, le colonel américain Andrus. Déjà à Mondorf, il s’était, comme commandant du camp, montré d’une extrême sévérité, aussi crus-je percevoir quelque chose comme du sarcasme dans son very pleased to see you ! par lequel il me souhaita la bienvenue. En revanche, j’eus plaisir à retrouver un personnel allemand. Tous, cuisiniers, serveurs, coiffeurs, étaient des prisonniers de guerre soigneusement choisis. Mais précisément parce que, de toute évidence, ils avaient fait la douloureuse expérience de la captivité, ils se montrèrent, quand personne ne nous surveillait, toujours prêts à nous aider. Ils nous soufflaient ainsi dans un imperceptible murmure telle ou telle nouvelle parue dans le journal ou de nombreux souhaits et encouragements.
En rabattant la partie supérieure de la fenêtre de ma cellule, pourtant haut placée, la tache de soleil était assez grande pour que je puisse exposer le haut de mon corps Étendu par terre sur quelques couvertures, je changeais de place au fur et à mesure que le soleil tournait, et ce jusqu’à son dernier rayon, tout de biais. Nous n’avions ni lumière, ni livres, ni même les journaux. J’en étais réduit à combattre sans aide extérieure ma détresse intérieure croissante.

 

Je vis souvent passer Sauckel devant ma cellule. Chaque fois qu’il me voyait, il prenait un air sombre et gêné. En fin de compte, ma porte s’ouvrit enfin. Un soldat américain m’attendait, tenant à la main un papier où étaient inscrits mon nom et le numéro de la pièce de celui qui devait m’interroger. Nous traversâmes cours et escaliers pour aboutir dans les couloirs du palais de justice de Nuremberg. En chemin, je croisai Funk revenant d’un interrogatoire, très affecté et le moral très bas. La dernière fois que nous nous étions rencontrés, c’était à Berlin, et nous étions libres tous les deux. « C’est comme ça qu’on se revoit », me lança-t-il en passant. Je ne pus faire autrement que de conclure, d’après l’impression qu’il m’avait faite, sans cravate, dans un costume mal repassé, le teint blême et maladif, que je devais donner la même lamentable impression. Car depuis des semaines je ne m’étais plus vu dans un miroir et cela devait durer des années. Je vis également Keitel dans une pièce, debout devant quelques officiers américains. Sa vue aussi me bouleversa car il semblait très bas.
Un jeune officier américain m’attendait. Me priant aimablement de prendre place, il commença par me demander certains éclaircissements. Manifestement, Sauckel avait essayé d’induire en erreur les autorités menant l’enquête en me présentant comme le seul responsable de l’emploi des travailleurs étrangers. L’officier, montrant une grande compréhension, rédigea de lui-même une déclaration sous serment remettant les choses en place. J’en fus soulagé car j’avais eu jusqu’alors l’impression que, la tactique consistant à « charger les absents » avait joué depuis mon départ de Mondorf, à mon désavantage. Peu après, je fus conduit devant Dodd, l’adjoint du chef de l’accusation américaine. Ses questions, agressives et tranchantes, frappaient fort. Ne voulant pas me laisser démonter, je répondis, sans prendre en considération ma défense ultérieure, franchement et sans échappatoires. Je préférai plutôt ne pas évoquer maints faits qui auraient pu ressembler à une excuse. De retour dans ma cellule, je me dis : « Maintenant, tu es tombé dans le piège », et de fait, mes déclarations constituèrent une pièce importante du dossier de l’accusation.
Mais en même temps cet interrogatoire me remonta. Je reste aujourd’hui persuadé que j’avais trouvé pour ce procès la ligne juste : n’user d’aucune échappatoire et ne pas épargner ma propre personne. Anxieux, mais ferme dans ma détermination de continuer comme j’avais commencé, j’attendis l’interrogatoire suivant qu’on m’avait déjà annoncé. Mais cet interrogatoire n’eut pas lieu, je n’ai jamais su pourquoi, peut-être avait-on été impressionné par ma franchise. Je dus simplement répondre encore aux questions que me posèrent des officiers russes, toujours corrects. Leur secrétaire, très fardée, ébranla le portrait de la femme soviétique que la propagande nationale-socialiste m’avait imposé. Après chaque réponse, les officiers faisaient un signe de tête en disant : « Tac, tac », ce qui sonnait curieusement mais correspondait à peu près, comme je le compris bientôt, à notre « Bien, bien ». Le colonel soviétique me posa une fois la question suivante : « Mais vous avez pourtant lu le livre de Hitler, Mein Kampf ? » Or, je n’avais vraiment fait que le feuilleter, d’abord parce que Hitler lui-même avait déclaré qu’il était dépassé et aussi parce qu’il était difficile à lire. Je répondis donc que non, ce qui l’amusa prodigieusement. Vexé, je revins sur ma déclaration et affirmai avoir lu ce livre. En fin de compte, c’était la seule réponse vraisemblable. Mais, au procès, ce mensonge eut une conséquence inattendue. Lors de l’interrogatoire contradictoire, l’accusation soviétique produisit mon faux aveu. Alors, sous serment, je dus dire la vérité ; à savoir que, la fois précédente, j’avais menti.

 

A la fin du mois d’octobre, tous les accusés furent transférés à l’étage du bas, tandis que simultanément on évacuait tous les prisonniers de l’aile cellulaire. Le silence devint lugubre. Vingt et un hommes attendaient l’ouverture de leur procès.
C’est alors qu’apparut Rudolf Hess venant d’Angleterre. Dans un manteau gris bleu, entre deux soldats américains, attaché à eux par des menottes, il avait l’air absent et entêté en même temps. Des années durant, j’avais eu l’habitude de voir tous ces accusés faire leur entrée dans des uniformes splendides, inaccessibles ou pleins de jovialité. Le spectacle actuel me semblait parfaitement irréel. Parfois, je croyais rêver.
Cependant, nous aussi nous comportions déjà comme des prisonniers. Lequel d’entre nous, qu’il ait été Reichsmarschall, Feldmarschall, grand amiral, ministre ou Reichsleiter, aurait pu penser qu’il se soumettrait un jour au test d’intelligence des psychologues de l’armée américaine ? Et pourtant, non seulement personne ne lit de difficultés, mais encore tout le monde s’efforça de faire la preuve de ses capacités.
Ce fut Schacht le surprenant vainqueur de ce test qui faisait appel à la mémoire, à l’imagination et aux réflexes. Il fut victorieux, car l’âge donnait des points supplémentaires. Mais celui qui totalisa le plus grand nombre de points fut Seyss-Inquart, ce dont personne ne l’avait supposé capable. Göring aussi était dans les premiers. Moi, j’atteignis une bonne moyenne.
Quelques jours après qu’on nous eut séparés du reste des prisonniers, une commission composée de plusieurs officiers pénétra dans notre bloc cellulaire où régnait un silence de mort, allant de cellule en cellule. J’entendais prononcer des phrases sans pouvoir en comprendre le sens. Puis la porte de ma cellule s’ouvrit à son tour. On me tendit sans plus de façon un acte d’accusation imprimé. L’enquête préliminaire était terminée, le véritable procès allait commencer. Dans ma naïveté, j’avais cru que chaque accusé aurait son propre acte d’accusation individuel. Or il se révélait que chacun de nous était accusé de tous les crimes monstrueux dont ce document faisait état. Après l’avoir lu, je fus saisi d’un sentiment de désolation. Mais si les événements passés et le rôle que j’avais joué me plongèrent dans le désespoir, c’est ce désespoir même qui me permit de me tracer une ligne de conduite pour le procès : je devais tenir mon propre destin pour insignifiant, ne pas lutter pour ma propre vie, mais assumer la responsabilité dans un sens général. Malgré toutes les résistances de mon avocat, et la contention d’esprit due au procès, je ne revins pas sur cette décision.
Encore sous l’impression de l’acte d’accusation, j’écrivis à ma femme : « Je dois considérer ma vie comme achevée. C’est à cette condition seulement que je pourrai en modeler la conclusion comme je le crois nécessaire… C’est en tant que ministre du Reich et non pas en personne privée que je dois paraître au banc des accusés. Je ne dois avoir d’égards ni pour vous ni pour moi. Je ne souhaite qu’une seule chose : être assez fort pour ne pas me départir de cette ligne de conduite. J’ai, pour aussi bizarre que cela paraisse, le cœur serein, quand je ne me soucie pas d’espérer, et perds de mon assurance et de ma quiétude dès que je crois avoir une chance de m’en tirer… Peut-être pourrai-je, par mon attitude, aider encore une fois le peuple allemand. Peut-être réussirai-je. Il n’y en a pas beaucoup ici qui y arriveront 2 . »
Le psychologue de la prison, G. M. Gilbert, passa de cellule en cellule avec un exemplaire de l’acte d’accusation pour recueillir les commentaires des accusés ; après avoir lu les phrases, tantôt sarcastiques, tantôt évasives, de mes coïnculpés, j’écrivis au grand étonnement de Gilbert : « Ce procès est nécessaire. La responsabilité collective pour des crimes aussi horribles est un fait, même dans un État autoritaire. »
Aujourd’hui encore, je considère que la plus grande manifestation de courage de ma vie fut de m’en tenir à cette conception tout au long des dix mois que dura le procès.

 

En même temps que l’acte d’accusation, on nous avait remis une liste d’avocats allemands dans laquelle on pouvait choisir son défenseur, si on n’avait pas de proposition personnelle à faire. J’eus beau chercher dans ma mémoire, aucun nom d’avocat ne me revint et les noms de la liste ne me disaient rien non plus. Aussi demandai-je au tribunal de faire lui-même un choix. Quelques jours plus tard, on me conduisit au rez-de-chaussée du palais de justice. A l’une des tables, un petit homme fluet, portant de grosses lunettes, se leva. « C’est moi, me dit-il d’une voix douce, qui dois être votre avocat si vous êtes d’accord. Je suis le Dr Hans Flächsner, de Berlin. » Il avait un regard bienveillant et une attitude pleine de modestie. Quand nous nous mîmes à mentionner certains détails de l’accusation, il eut une manière sympathique de ne rien dramatiser. A la fin, il me tendit un formulaire en me disant : « Prenez ceci et réfléchissez bien si vous voulez m’avoir comme défenseur. » Je signai tout de suite et ne l’ai jamais regretté. Au cours du procès, Fläschner se montra plein de tact et de circonspection. Mais ce qui eut encore plus d’importance pour moi, ce fut la sympathie et la compassion qu’il témoigna à mon égard. Il en naquit d’ailleurs, au cours de ces dix mois que dura le procès, une authentique affection réciproque qui s’est maintenue jusqu’à aujourd’hui.
Pendant l’enquête préliminaire, les autorités qui avaient la charge de l’accusation avaient empêché les prisonniers de se réunir. Maintenant, on relâcha cette consigne, si bien que, non seulement nous descendîmes plus souvent dans la cour de la prison, mais qu’en plus nous pûmes nous entretenir à loisir. Procès, acte d’accusation, incompétence du tribunal international, profonde indignation devant cette ignominie, tels étaient les inévitables sujets et la sempiternelle argumentation des conversations que j’entendais au cours de nos promenades. Parmi les vingt et un accusés, je ne trouvai qu’un seul compagnon pour partager mon point de vue : Fritzsche. Avec lui, je pus m’étendre longuement sur le principe de la responsabilité. Plus tard, je trouvai quelque compréhension chez Seyss-Inquart également. Avec les autres, toute explication eût été une fatigue inutile. Nous ne parlions pas la même langue.
Comme on le comprendra aisément, dans d’autres questions aussi, nos avis s’opposaient. Un problème revêtait une importance capitale : celui de la peinture que nous ferions du règne de Hitler. Göring, qui pourtant n’avait pas été jadis sans formuler de sévères critiques sur certaines pratiques du régime, plaidait pour qu’on le blanchisse. Il osait déclarer que, pour lui, ce procès n’aurait de sens que s’il nous permettait de façonner une légende positive. Je n’avais pas seulement le sentiment qu’il était malhonnête de tromper ainsi le peuple allemand, je pensais également qu’il serait dangereux de lui rendre plus difficile sa prochaine étape. Seule la vérité pouvait encore enclencher le processus qui lui permettrait de se libérer du passé.
Le véritable ressort des déclarations de Göring apparut en pleine lumière, le jour où il déclara que les vainqueurs pouvaient bien le tuer, mais que cela n’empêcherait pas, dans cinquante ans à peine, le peuple allemand de mettre ses restes dans un sarcophage de marbre et de le fêter comme un héros national et un martyr. C’est d’ailleurs ce que beaucoup de détenus pensaient qu’il leur arriverait. Dans d’autres questions, Göring eut moins de succès. Ainsi il prétendait que nous étions tous condamnés à mort d’avance et qu’aucun de nous n’avait de chances de s’en sortir ; qu’en conséquence, il était inutile de faire l’effort de présenter sa défense. Sur quoi, je fis remarquer que « Göring voulait manifestement entrer au Walhalla suivi d’une grande escorte ». Mais en réalité, c’est Göring qui, par la suite, se défendit avec le plus d’acharnement.
Depuis que Göring s’était, à Mondorf et à Nuremberg, vu soumis à une cure de désintoxication systématique qui le guérit de sa morphinomanie, il se trouvait dans une forme que je ne lui avais jamais connue. Capable de déployer une énergie considérable, il devint la plus forte personnalité de notre groupe. A cette époque-là, je me pris à regretter qu’il n’ait pas fait montre de cette assurance dans les derniers mois qui précédèrent la guerre ou dans les situations critiques de cette guerre, alors que la drogue l’avait rendu faible et servile. Car il aurait été le seul dont l’autorité et la popularité auraient pu en imposer à Hitler. Il avait effectivement été l’un des rares à faire preuve d’assez d’intelligence pour prévoir notre destin. Après avoir laissé passer cette chance, il était insensé et même criminel de sa part d’user de son énergie retrouvée pour induire son propre peuple en erreur. Car son dessein n’était que duperie et tromperie. Un jour, dans la cour de la prison, apprenant qu’il y avait des survivants parmi les Juifs de Hongrie, il déclara froidement : « Tiens, il en reste encore ? Je pensais qu’on les avait tous eus. Il y en a encore un qui n’a pas fait son travail de limier. » Je demeurai sans voix.
Ma décision de porter la responsabilité pour le régime tout entier n’alla pas sans crises intérieures. La seule possibilité d’y échapper eût été d’éviter le procès en me donnant la mort avant. La nuit, j’avais souvent de vrais accès de désespoir. J’essayais alors, en ligotant ma jambe malade avec une serviette, de provoquer à nouveau une phlébite. Ayant entendu un savant dire, au cours d’une conférence à Kransberg, que la nicotine d’un seul cigare, émietté et dissous dans de l’eau, suffisait à provoquer la mort, je me promenai longtemps avec un cigare en miettes dans la poche ; mais il y a loin de l’intention à l’acte.
Je trouvai un grand réconfort dans les services divins dominicaux. A Kransberg encore, j’avais refusé d’y prendre part, ne voulant pas passer pour un faible. Mais à Nuremberg, je renonçai à ces calculs. La pression des circonstances m’entraîna comme presque tous les autres accusés, à l’exception de Hess, Rosenberg et Streicher, dans notre petite chapelle.

 

On nous avait, depuis des semaines déjà, enlevé nos costumes pour les ranger et les Américains nous avaient fourni des treillis teints en noir. Or un jour, des employés vinrent dans nos cellules nous demander lequel de nos costumes nous voulions faire nettoyer pour le procès. Chaque détail, jusqu’aux boutons de manchette, fit l’objet d’une discussion avec le commandant.
Après une dernière inspection passée par le colonel Andrus, nous fûmes conduits, chacun de nous accompagné d’un soldat, mais sans menottes, le 19 novembre 1945 pour la première fois dans la salle du tribunal encore vide. On procéda à la répartition des places. Göring, Hess et Ribbentrop en premier ; moi, je me trouvai le troisième avant la fin, sur le deuxième banc, en agréable compagnie : à ma droite, Seyss-Inquart, à ma gauche, von Neurath, tandis que Streicher et Funk avaient pris place juste devant moi.
Je me réjouissais que le procès commençât et presque chacun des accusés exprima la même opinion : en finir une bonne fois pour toutes !

 

Le procès débuta par le long réquisitoire écrasant du procureur principal américain, Robert H. Jackson. Une phrase de ce discours me redonna pourtant courage. Il y était dit que la responsabilité des crimes du régime incombait aux vingt et un accusés et non au peuple allemand. Cette conception répondait exactement à un des espoirs que je mettais en ce procès : la haine que la propagande avait, pendant les années de guerre, déchaînée contre le peuple allemand, et qui ne devait plus connaître de mesures à la révélation de tous les crimes, se reporterait désormais sur nous, les accusés. Selon ma théorie, on pouvait attendre des principaux dirigeants d’une guerre moderne qu’à son dénouement, ils se soumettent aux conséquences pour la raison précise que jusqu’alors ils n’avaient couru aucun danger 3 . C’est pourquoi dans une lettre à mon défenseur, où je définissais notre ligne de conduite, j’exprimais le sentiment que tout ce que nous dirions pour ma défense me paraîtrait insignifiant et ridicule, replacé dans le cadre général.
De nombreux mois durant, aggravant le poids des crimes commis, documents et témoignages s’accumulèrent sans qu’on se préoccupât de savoir s’ils étaient en liaison avec un des accusés présents. C’était horrible et, à vrai dire, supportable seulement parce que les nerfs s’émoussaient de séance en séance. Aujourd’hui encore, je suis poursuivi par le souvenir de ces photos, de ces documents et de ces consignes qui semblaient aussi monstrueuses qu’incroyables et dont, pourtant, aucun des accusés ne mit en doute l’authenticité.
A côté de cela, c’était la routine habituelle et quotidienne. Toute la matinée, audience ; à midi, suspension de séance pour le déjeuner pris dans les salles du haut du palais de justice ; à quatorze heures, les débats reprenaient jusque vers dix-sept heures ; je rentrais alors dans ma cellule où je me changeais rapidement, donnais mon costume à repasser, prenais le repas du soir et enfin, le plus souvent, je me rendais dans le parloir de la défense où, jusqu’à vingt-deux heures, je m’entretenais avec mon avocat du déroulement du procès, prenant des notes pour ma future défense. Finalement, je rentrais le soir tard dans ma cellule pour, épuisé, m’y endormir aussitôt. Le samedi et le dimanche, le tribunal ne siégeait pas : nous n’en travaillions que plus longtemps avec nos avocats. Pour nos promenades dans la cour du jardin, il ne nous restait pas beaucoup plus d’une demi-heure chaque jour.
Notre situation de coaccusés n’avait développé chez nous aucun sentiment de solidarité. Nous nous étions divisés en plusieurs groupes. Le signe le plus net en fut l’instauration d’un jardin des généraux. Des haies basses séparaient le jardin de la prison en deux : une partie commune à tous les détenus et une autre partie plus petite, d’environ six mètres sur six, où nos militaires, dans un isolement volontaire, tournaient interminablement en rond, bien que ces petits cercles dussent être très désagréables. Les civils respectaient cette séparation. Pour les repas de midi, la direction de la prison nous avait répartis dans plusieurs salles. Je faisais partie du groupe de Fritzsche, Funk et Schirach.
Entre-temps, nous avions repris espoir d’avoir la vie sauve, car, après l’acte d’accusation général, chacun des accusés s’était vu lire un acte d’accusation particulier. Or il y avait dans les détails des différences très nettes. Aussi Fritzsche et moi-même comptions-nous bien, à ce moment du procès, sur des jugements différenciés ; car d’après ces actes nous devions nous en tirer l’un et l’autre relativement convenablement.
Dans la salle du tribunal, nous n’avions en face de nous que visages fermés et regards froids. La cabine de traduction seule faisait exception. Je pouvais y distinguer parfois un signe de tête amical ; quelques-uns des accusateurs britanniques ou américains aussi laissèrent quelquefois percer comme un peu de compassion. Mais je fus affecté quand j’appris que les journalistes s’étaient mis à parier sur la lourdeur de nos peines et que, parfois, ils pronostiquaient même pour nous une sentence de « mort par pendaison ».

 

Après une pause de quelques jours, qui servit aux avocats à mettre la dernière main à leur défense, commença la contre-offensive dont certains parmi nous attendaient beaucoup. Avant de monter à la barre des témoins, Göring avait assuré entre autres à Funk et à Sauckel qu’il prendrait toutes les responsabilités sur lui, les déchargeant du même coup. Au début de sa déposition, faisant preuve de courage, il tint parole ; mais au fur et à mesure qu’il entrait dans les détails, une déception de plus en plus grande se peignait sur les visages de ceux qui avaient mis leur espoir en lui, car il se remit à limiter sa responsabilité point par point.
Dans leur duel, le procureur Jackson avait l’avantage de pouvoir jouer de l’effet de surprise en tirant certains documents de sa grosse serviette, tandis qu’à son tour Göring s’entendait à exploiter chez son contradicteur sa méconnaissance des matériaux. A la fin, il ne fit plus que lutter pour sa vie en biaisant, camouflant ou ergotant.
Il en alla de même pour les accusés suivants, Ribbentrop et Keitel. Ils donnèrent même encore plus la fâcheuse impression de fuir devant leur responsabilité ; chaque fois qu’on leur présentait un document portant leur signature, ils se retranchaient derrière un ordre reçu de Hitler. Écœuré, je laissai échapper qu’ils n’étaient que « des facteurs à gros traitement », formule que la presse mondiale reprit ensuite. Avec le recul, je trouve aujourd’hui qu’au fond, ils n’avaient pas tort ; ils n’ont effectivement été guère plus que les agents de transmission de Hitler. Rosenberg, en revanche, donna l’impression d’être franc et conséquent. Toutes les tentatives de son avocat, sur le plateau et dans les coulisses, pour lui faire désavouer ce que lui appelait « sa conception du monde » échouèrent. L’avocat de Hitler, plus tard gouverneur général de Pologne, Hans Frank, accepta ses responsabilités ; Funk produisit une argumentation habile qui devait éveiller la compassion, tandis que le défenseur de Schacht s’efforça, avec une enflure rhétorique superfétatoire, de faire de son client un putchiste, ce qui eut plutôt pour conséquence d’affaiblir les éléments à décharge de sa défense. Dönitz, quant à lui, défendit avec acharnement son rôle et ses sous-marins. Il eut d’ailleurs l’immense satisfaction d’entendre son avocat produire une déclaration du commandant en chef de la force américaine du Pacifique, l’amiral Nimitz, dans laquelle celui-ci affirmait qu’il avait utilisé ses sous-marins de la même façon que le commandement allemand. Raeder apparut comme le technicien qu’il était, la simplicité d’esprit de Sauckel fit plutôt pitié, Jodl en imposa par sa défense précise et sans fioritures. Il fut l’un des seuls à sembler dominer la situation.
L’ordre de passage pour les interrogatoires correspondait à l’ordre dans lequel nous étions assis. Ma nervosité augmentait car c’était déjà au tour de Seyss-Inquart, mon voisin immédiat, de se tenir à la barre. Avocat lui-même, il ne se faisait plus d’illusions sur sa situation, car il avait été personnellement à l’origine de déportations et d’exécutions d’otages. Sachant se dominer, il termina sa déposition en déclarant qu’il avait le devoir de répondre de ce qui s’était passé. Un hasard heureux fit que quelques jours après cette audition, qui avait scellé son destin, il reçut les premières nouvelles de son fils jusque-là porté disparu en Russie.

 

Quand vint mon tour de me présenter à la barre des témoins, j’avais le trac. J’avalai rapidement une pilule calmante, que le médecin allemand avait eu la précaution de me donner. En face de moi, à dix pas de distance, Fläschner se tenait devant le pupitre de la défense, à ma gauche les juges sur une estrade, assis à leur table.
Flächsner ouvrit son gros manuscrit ; questions et réponses commencèrent. Dès le début, je rappelai comme un fait établi que « si Hitler avait eu des amis, j’aurais certainement été l’un de ses amis les plus intimes », allant en cela au-delà même de ce que l’accusation avait retenu. On discuta une foule de détails se rapportant à des documents produits. Je rétablissais chaque fois mes faits sans chercher aucunement à biaiser ou à trouver des excuses 4 . En quelques phrases, je pris sur moi la responsabilité de tous les ordres de Hitler exécutés par moi. Je défendis le point de vue que, certes, dans tout État, un ordre doit rester un ordre pour les subalternes, mais qu’à tous les échelons, la direction devait examiner et soupeser les ordres reçus et ne pouvait donc être déchargée d’aucune responsabilité, même si on cherchait à lui imposer l’exécution de l’ordre par la menace. Mais ce qui, à mes yeux, avait encore plus d’importance, c’était la responsabilité collective qui, à partir de 1942, nous engageait tous, pour toutes les mesures prises par Hitler, crimes y compris, où et par qui qu’ils aient été commis. « Dans la vie d’un État, déclarai-je, chacun a son propre secteur, dont il est tout naturellement pleinement responsable. Mais, au-delà de cette responsabilité limitée, il faut qu’il existe une responsabilité collective pour les choses essentielles dès que l’on est un des principaux dirigeants. Car qui d’autre que les plus proches collaborateurs du chef de l’État pourrait porter la responsabilité du déroulement des événements ? Mais cette responsabilité collective ne peut exister que pour les principes et non pour les détails… Même dans un régime autoritaire, cette responsabilité collective des dirigeants doit exister ; il est exclu qu’on puisse, après la catastrophe, échapper à cette responsabilité collective. Car, si la guerre avait été gagnée, ces mêmes dirigeants auraient vraisemblablement revendiqué cette responsabilité collective… C’est là d’autant plus mon devoir que le chef du gouvernement s’est soustrait à ses responsabilités devant le peuple allemand et le monde 5 . »
A Seyss-Inquart, je dis les choses plus crûment : « Qu’arriverait-il si la scène changeait brusquement et que nous agissions tous comme si nous avions gagné la guerre ? Vous verriez alors chacun faire état de ses mérites et de ses hauts faits. Mais maintenant, les rôles sont inversés car, au lieu de décorations, d’honneurs, et de dotations, c’est à des condamnations à mort qu’il faut s’attendre. »
Flächsner avait vainement tenté, durant les dernières semaines, de me faire revenir sur ma décision de revendiquer la responsabilité de faits qui s’étaient passés en dehors de mon ministère car, à son avis, cela pouvait avoir des conséquences funestes. Mais après ma profession de foi, je me sentis soulagé et satisfait en même temps de ne pas avoir succombé à la tentation des échappatoires. Cela dit, je pouvais, à ce que je croyais, entamer avec une justification intérieure la deuxième partie de ma déposition qui concernait le dernier stade de la guerre. Je partais du principe que la révélation des desseins de Hitler, jusque-là ignorés de tous, de détruire, une fois la guerre perdue, les conditions d’existence du peuple allemand ne pourrait que permettre à ce peuple de se détourner plus facilement de ce passé 6 et constituerait en outre l’argument le plus efficace pour lutter contre la naissance d’une légende hitlérienne. Cette partie de ma déposition se heurta à la très vive désapprobation de Göring et d’autres accusés 7 .
Je ne voulais, en revanche, mentionner que brièvement devant le tribunal mon projet d’attentat, et ce rappel devait surtout servir à monter à l’évidence quels dangers me semblaient comporter les desseins destructeurs de Hitler. Mais quand, l’ayant mentionné, je coupai en concluant : « Je ne voudrais pas entrer plus avant dans les détails de cette affaire », les juges se concertèrent et le président du tribunal, se tournant vers moi, me dit : « Le tribunal aimerait entendre ces détails. La séance est suspendue. » J’envisageai sans plaisir de devoir continuer sur ce sujet, car je voulais précisément éviter de me glorifier de cette affaire. Aussi n’accédai-je qu’à contrecœur à cette demande, convenant avec mon défenseur qu’if ne reviendrait pas sur cette partie de ma déposition dans son plaidoyer 8 .
Je repris ensuite le texte de ma déposition, grâce auquel je me sentais plus assuré, et poursuivis sans autre interruption mes déclarations concernant la dernière phase de la guerre. Pour ne pas donner l’impression que je voulais faire ressortir mes mérites, j’apportai volontairement cette restriction : « Ces initiatives n’étaient pas tellement dangereuses. A partir du mois de janvier 1945, on pouvait, en Allemagne, opposer à la politique officielle n’importe quelle mesure de bon sens ; tout homme raisonnable l’approuvait volontiers. Chacun des hommes concernés savait ce que nos contrordres signifiaient. Même de vieux militants du parti ont, à ce moment-là, accompli leur devoir envers le peuple. Ensemble, nous avons pu entreprendre beaucoup pour contrecarrer les ordres insensés de Hitler. »
Ayant refermé son dossier avec un soulagement visible, Flächsner retourna s’asseoir aux côtés des autres avocats et le procureur principal pour les États-Unis, Jackson, membre de la Cour suprême des U.S.A., vint prendre sa place. Cela ne me surprit pas, car la veille au soir, un officier américain avait fait irruption dans ma cellule pour me communiquer que Jackson avait décidé de diriger, dans mon cas aussi, le contre-interrogatoire. Il commença, contrairement à son habitude, d’une voix calme, presque bienveillante. Après avoir montré, en me posant des questions et en produisant des documents, ma coresponsabilité dans l’emploi de millions d’ouvriers pour le travail obligatoire, il appuya la deuxième partie de ma déposition, affirmant que j’avais été le seul à avoir eu le courage de dire en face à Hitler que la guerre était perdue. Je lui indiquai, comme le voulait la vérité, que Guderian, Jodl et d’autres commandants en chef des groupes d’armées s’étaient également ouvertement opposés à Hitler. Quand il me demanda : « Y a-t-il eu d’autres complots que ceux dont vous nous avez parlé ? » je répondis de façon évasive : « A cette époque-là, il était extraordinairement simple de fomenter un complot. On pouvait s’adresser presque à n’importe quel passant dans la rue. Quand on lui décrivait la situation, il vous répondait : « C’est de la pure folie. » Et s’il avait du courage, il se proposait immédiatement… Ce n’était pas aussi dangereux qu’il y paraît maintenant, car il y avait peut-être quelques douzaines d’insensés ; les autres, 80 millions, se montraient très sensés dès qu’ils savaient de quoi il retournait 9 . »
Après un autre contre-interrogatoire avec le représentant du ministère public soviétique, le général Raginsky, où abondèrent les malentendus à cause des erreurs de traduction, Flächsner vint à nouveau à la barre donner au tribunal un paquet de déclarations écrites de mes douze témoins ; les débats concernant mon cas étaient terminés. Depuis des heures, de douloureux maux d’estomac me torturaient ; de retour dans ma cellule, je me jetai sur ma couche, terrassé aussi bien par mes douleurs physiques que par mon épuisement intellectuel.