5.
Mégalomanie architecturale
Pendant un temps, on aurait pu croire que Hitler voulait reprendre lui-même le bureau de Troost. Il craignait qu’on ne continuât pas à élaborer les plans dans l’esprit de l’architecte disparu. « Le mieux, disait-il, c’est que je prenne ça en main. » L’idée n’était finalement pas plus singulière que celle qui le conduisit plus tard à prendre le commandement en chef de l’armée. Sans doute, pendant quelques semaines, la perspective de diriger un atelier dont les collaborateurs formaient une équipe bien soudée l’excita-t-elle. Il avait l’habitude de profiter du trajet de Berlin à Munich pour se préparer à ce rôle, en s’entretenant de plans et de projets ou en crayonnant des esquisses pour prendre, quelques heures plus tard, la place du véritable chef d’atelier et corriger les plans qui se trouvaient sur sa table à dessin. Mais ce chef d’atelier, un Munichois simple et bonhomme, nommé Gall, défendait l’œuvre de Troost avec une ténacité inattendue. Il n’acceptait aucune des suggestions que Hitler avait commencé par dessiner avec force détails et finalement faisait mieux.
Hitler se mit à avoir confiance en lui et abandonna sans mot dire son idée première. Il avait reconnu le savoir-faire de l’homme de l’art. Quelque temps après, il lui confia même nominalement la direction de l’atelier et lui passa d’autres commandes.
Il resta également très lié avec la veuve de Troost, à laquelle l’attachait depuis longtemps une grande amitié. C’était une femme de goût et de caractère qui savait soutenir des vues souvent très personnelles avec plus d’obstination que bien des dignitaires en poste. Elle défendit l’œuvre de son mari défunt avec un acharnement et une violence parfois exagérés, ce qui la fit craindre d’un grand nombre de personnes. Ainsi elle combattit Bonatz qui avait eu l’imprudence de manifester son opposition au projet que Troost avait élaboré pour la Königsplatz de Munich ; elle attaqua violemment les architectes modernes Vorhoelzer et Abel. Dans toutes ces affaires, Hitler était d’accord avec elle. Par ailleurs, elle lui présentait les architectes munichois de son choix, faisait la critique ou l’éloge d’artistes ou de manifestations artistiques et devint dans tous les domaines où Hitler l’écoutait, une espèce de juge. Malheureusement, ce n’était pas le cas pour la peinture. Dans ce domaine, Hitler avait chargé son photographe Hoffmann de faire un premier choix parmi les tableaux envoyés pour l’annuelle « Grande Exposition artistique ». Mme Troost critiqua souvent le choix unilatéral de Hoffmann, mais, sur ce terrain, Hitler ne céda point, si bien qu’elle renonça bientôt à participer aux séances de critique. Quand je voulais faire des cadeaux à mes collaborateurs, je chargeais mes acheteurs d’aller prospecter les caves de la « Maison de l’Art allemand » où on entreposait les tableaux refusés. Quand, aujourd’hui, je retrouve dans les appartements de personnes de ma connaissance, les tableaux que j’avais alors fait choisir, je suis frappé du peu de différence qu’ils présentent avec les tableaux exposés à l’époque. Les divergences autour desquelles on avait fait tellement de bruit ont entre-temps disparu.
J’étais à Berlin, lorsqu’éclata le « putsch » de Röhm. Une grande tension régnait sur la ville. Des soldats en tenue de campagne étaient stationnés au Jardin d’acclimatation. La police, armée de fusils de guerre, sillonnait la ville en camions ; on sentait qu’il allait y avoir du « grabuge ». Le même climat devait régner le 20 juillet 1944, époque à laquelle je me trouvais également à Berlin.
Le lendemain, on présenta Göring comme le sauveur de la situation. Quand Hitler revint de Munich, où il avait dirigé en personne les arrestations, son aide de camp me téléphona pour me demander : « Avez-vous quelques plans dans vos cartons ? Alors, apportez-les ! » Je compris que son entourage voulait distraire Hitler de ses préoccupations en l’amenant à s’intéresser à des problèmes d’architecture.
Hitler montrait une agitation extrême et était, je le crois encore aujourd’hui, profondément convaincu d’être sorti sain et sauf d’un péril grave. Il ne cessa, dans les jours qui suivirent, de rapporter comment, à Wiessee, il avait pénétré dans l’hôtel Hanselmayer, n’oubliant pas de souligner son courage. « Pensez, nous racontait-il, nous étions sans armes et ne savions même pas si ces salopards pourraient nous opposer une garde armée ! » L’atmosphère d’homosexualité qui régnait l’avait écœuré, prétendait-il en précisant : « Nous avons surpris dans une chambre deux jeunes hommes tout nus. » Manifestement il croyait avoir empêché en toute dernière minute, par son intervention personnelle, le déclenchement d’une catastrophe. « Car, répétait-il, moi seul pouvais tout résoudre. Personne d’autre ! »
Son entourage essaya d’augmenter son aversion pour les chefs SA abattus, en rapportant avec zèle le plus de détails possible sur la vie privée de Röhm et de sa suite. Brückner lui présenta les menus des festins de cette bande de débauchés. Il prétendait qu’on les avait découverts au quartier général berlinois de la SA. On y trouvait un nombre considérable de mets, d’aliments fins importés de l’étranger : cuisses de grenouilles, langues d’oiseaux, ailerons de requins, œufs de mouettes ; avec cela de vieux vins français et le meilleur Champagne. Hitler fit remarquer ironiquement : « Les voilà nos révolutionnaires ! Et c’est eux qui trouvaient que notre révolution allait trop lentement ! »
Il revint tout joyeux de la visite qu’il avait rendue au président du Reich ; Hindenburg avait, racontait-il, approuvé la chose à peu près en ces termes : « Au moment voulu, on ne doit pas avoir peur des conséquences ultimes. Le sang doit aussi pouvoir couler. » Au même moment, on pouvait lire dans les journaux que le président du Reich von Hindenburg avait officiellement félicité le chancelier du Reich Hitler et le premier ministre prussien Hermann Göring 1 .
Pour tenter de justifier cette action, les dirigeants déployèrent pendant quelques jours une activité fébrile. Le Reichstag fut convoqué pour entendre un discours de Hitler qui, en protestant de son innocence, dévoilait le sentiment qu’il avait de sa culpabilité. Un Hitler qui présente sa défense, nous n’en rencontrerons plus, même pas en 1939, lors de l’entrée en guerre. On alla même chercher le ministre de la Justice Gürtner, pour étayer la défense. Comme il n’était pas membre du parti et qu’il ne devait donc pas, semblait-il, obédience à Hitler, son intervention n’en eut que plus de poids pour tous ceux qui doutaient encore. L’absence de protestation avec laquelle la Wehrmacht accueillit la mort du général Schleicher fit également une certaine sensation. Mais en dernier ressort, c’est l’attitude de Hindenburg qui fit le plus d’effet, non seulement sur moi, mais sur un bon nombre d’apolitiques de ma connaissance. Pour les bourgeois de ma génération, c’est-à-dire ceux qui avaient connu la Première Guerre mondiale, le Feldmarschall était une personnalité dotée d’une autorité au-delà de tout soupçon. Déjà du temps où j’allais à l’école, il personnifiait le vrai héros, inflexible et tenace, de l’histoire contemporaine. Le nimbe qui l’entourait en avait fait, à nos yeux d’enfants, un personnage de légende aux contours un peu flous. Tout comme les adultes, nous avions planté, au cours de la dernière année de guerre, des clous de fer, achetés pour quelques marks pièce, dans des statues de bois de dimensions énormes représentant le maréchal. Depuis l’école, il était en quelque sorte le symbole même de l’autorité. Savoir que lui, l’instance suprême, couvrait Hitler, répandait un sentiment de sécurité.
Ce n’est pas par hasard qu’après le « putsch » de Röhm, la droite, représentée par le président du Reich, le ministre de la Justice et les généraux de la Wehrmacht, protégea Hitler. Certes, elle ignorait l’antisémitisme radical à la Hitler et méprisait même cette haine, dont les manifestations explosives sentaient trop son plébéien. Son conservatisme n’avait pas de base commune avec la folie raciste hitlérienne. En fait, la sympathie ostentatoire qu’elle témoigna à Hitler après son intervention, avait d’autres causes : l’assassinat organisé le 30 juin 1934 éliminait la puissante aile gauche du parti, principalement représentée dans la SA. Celle-ci s’était sentie frustrée des fruits de la révolution. Non sans raison. Car, venue à la révolution avant 1933, une majorité de ses membres avait pris au sérieux le prétendu programme socialiste de Hitler. A Wannsee, pendant ma courte période militante, j’avais pu observer combien le simple militant SA de base supportait toutes les pertes de temps, tous les risques et tous les sacrifices à la pensée d’obtenir un jour des contreparties substantielles et palpables. Ne voyant rien venir, ils accumulèrent une insatisfaction et un mécontentement dont la force explosive alla croissant. Il est même possible que l’intervention de Hitler ait effectivement empêché le déchaînement de cette « deuxième Révolution » que Röhm avait toujours à la bouche.
C’est avec de tels arguments que nous essayions de faire taire notre conscience. Moi-même et bien d’autres encore, nous nous précipitions sur des excuses et élevions ce qui, deux ans auparavant, nous eût encore irrités en norme de notre nouvel entourage. Nous faisions taire les doutes qui nous assaillaient. Aujourd’hui, avec le recul qu’impose le temps, je suis atterré par l’inconscience dont nous avons fait preuve ces années-là 2 .
Ces événements eurent pour conséquence immédiate de m’apporter une nouvelle commande. « Il faut, me dit Hitler, que vous transformiez le plus vite possible le palais Borsig. Je veux transférer la direction des SA de Munich à Berlin pour, à l’avenir, les avoir à proximité. Allez-y et commencez tout de suite. » Quand je lui fis remarquer que les services du vice-chancelier s’y trouvaient, il me répondit simplement : « Dites-leur de déménager tout de suite ! N’ayez pour eux aucun égard ! »
Chargé de cette mission, je me rendis au siège de Papen ; le directeur de son bureau ignorait naturellement tout de mon projet. On me proposa d’attendre quelques mois, jusqu’à ce qu’on trouve de nouveaux locaux et qu’on puisse les transformer. Lorsque je revins voir Hitler, il se mit dans une colère folle et, non seulement il réitéra l’ordre de déménagement, mais il m’ordonna de commencer les travaux sans m’occuper des fonctionnaires.
Papen restait invisible, les fonctionnaires de son service ne savaient plus quoi faire, mais me promirent que dans une ou deux semaines, les dossiers auraient été transportés, conformément aux instructions, dans un local provisoire. Devant cette situation, je fis venir les ouvriers, les fis entrer dans le bâtiment encore occupé et les encourageai à faire le plus de bruit et de poussière possible, en démolissant les stucs aux murs et aux plafonds. La poussière envahissait les bureaux en se glissant par les fentes des portes, et le bruit rendait tout travail impossible. Hitler trouva cela merveilleux et m’adressa des félicitations qu’il accompagna d’astuces sur les « fonctionnaires poussiéreux et empoussiérés ».
Vingt-quatre heures après, ils avaient déménagé. Dans l’une des pièces, je vis sur le sol une grande flaque de sang séché. C’était là que, le 30 juin, Herbert von Bose, l’un des collaborateurs de Papen, avait été tué d’un coup de revolver. Je détournai les yeux et évitai désormais cette pièce. Cela ne me toucha pas davantage.

 

Hindenburg mourut le 2 août. Le jour même, Hitler me chargea personnellement de prendre en main l’organisation des funérailles au mémorial de Tannenberg en Prusse-Orientale.
Je fis ériger dans la cour intérieure une tribune de bancs de bois et, renonçant aux drapeaux, me contentai de crêpe noir pendant le long des hautes tours qui flanquaient la cour intérieure. Himmler apparut pour quelques heures, entouré d’un état-major SS, se fit expliquer par les responsables les mesures de sécurité, les écoutant avec une froideur marquée, et me laissa, toujours avec le même air, lui exposer ce que j’avais l’intention de faire. Je fus frappé par son attitude distante et impersonnelle. Il semblait n’y avoir aucun contact véritable dans son commerce avec les autres.
Les bancs de bois blanc tranchaient de façon malencontreuse sur le cadre délibérément sombre. Comme le temps était beau, je les fis peindre en noir ; mais la malchance voulut que la pluie se mît à tomber dans les premières heures du soir et qu’elle continuât le lendemain et les jours suivants. La peinture ne sécha point. Nous fîmes venir de Berlin, par avion spécial, des rouleaux d’une étoffe noire, dont nous tendîmes les bancs. Mais la peinture encore humide traversait la toile. Vraisemblablement, plus d’un participant eut ses vêtements abîmés.
La veille des cérémonies, dans la nuit, on transporta le cercueil sur un affût, depuis Neudeck, la propriété que Hindenburg avait en Prusse-Orientale, jusque dans une des tours du mémorial. Les drapeaux traditionnels des régiments allemands de la Première Guerre mondiale et des porteurs de torches l’escortaient ; on n’entendait pas un mot, pas un commandement. Cet hommage silencieux fit une impression bien plus profonde que la solennité organisée des jours suivants.
Le lendemain matin, on déposa le cercueil sur un catafalque au milieu de la cour d’honneur. Tout près de là, on avait dressé, sans respecter la distance réglementaire, la tribune de l’orateur. Hitler s’avança, Schaub tira de sa serviette le manuscrit qu’il mit sur le pupitre. Hitler se prépara à parler, hésita, secoua la tête d’un mouvement brusque et fort peu solennel. Son aide de camp s’était trompé de manuscrit. L’erreur réparée, Hitler lut un panégyrique dont la rhétorique froide et formelle surprit.
Hindenburg, par son caractère obstiné et difficilement influençable, avait longtemps été une gêne considérable, trop longtemps au gré de l’impatient chancelier du Reich, qui avait souvent dû employer la ruse, la malice ou l’intrigue, pour que le président se rende à ses arguments. L’un des maîtres coups de Hitler avait été d’envoyer chaque matin chez le président, pour une revue de presse, un nommé Funk, alors secrétaire d’État chez Goebbels et originaire de Prusse-Orientale comme Hindenburg. Entre ces deux hommes d’origine commune s’établit bientôt une familiarité dont Funk sut jouer pour atténuer plus d’une nouvelle désagréable ou la présenter de telle sorte qu’elle ne heurtât point.
Hitler n’avait jamais sérieusement songé à restaurer la monarchie, comme Hindenburg et nombre de ses amis politiques avaient pu l’espérer du nouveau régime. Plus d’une fois, on l’a entendu dire : « J’ai continué à faire payer leur pension à des ministres sociaux-démocrates comme Severing, car on peut penser d’eux ce qu’on veut, mais ils ont eu le mérite d’avoir éliminé la monarchie. Ce fut un grand pas en avant. Ce sont eux les premiers qui nous ont préparé la voie. Et on vient nous dire maintenant qu’il faut restaurer la monarchie ? Moi, partager le pouvoir ? Regardez donc l’Italie ! Est-ce qu’ils me croient si bête ? Les monarques ont toujours été des ingrats avec leurs plus proches collaborateurs. Pensez seulement à Bismarck. Non, je ne tomberai pas dans ce piège. Même si maintenant les Hohenzollern se montrent si aimables. »

 

Au début de l’année 1934, Hitler me surprit en me passant ma première grande commande. On me demandait de remplacer la tribune provisoire en bois de l’esplanade Zeppelin à Nuremberg par un édifice en pierre. Je m’étais battu sans résultat avec mes premières esquisses, quand, dans une heure de chance, une idée me vint, qui me parut convaincante : je ferais de grands escaliers, surmontés par un long portique à colonnes flanqué à ses extrémités de deux masses géométriques encadrant le tout. L’influence de l’autel de Pergame était évidente. L’indispensable tribune d’honneur que j’essayais de placer au milieu des escaliers de la manière la moins voyante possible ne s’intégrait pas vraiment à l’ensemble.
La maquette terminée, je priai Hitler de venir la voir. J’étais un peu inquiet car le projet dépassait de beaucoup la commande. L’édifice avait 390 mètres de long et 24 mètres de haut. Il faisait 180 mètres de plus que les thermes de Caracalla à Rome, presque le double.
Sans se hâter, Hitler examina d’abord la maquette en plâtre sous tous les angles, prenant en homme du métier la bonne perspective. Ensuite, il étudia les plans sans mot dire et sans laisser rien paraître. Je pensais déjà qu’il allait refuser mon travail, Alors, tout comme lors de notre première rencontre, il eut un bref « D’accord » et prit congé. Aujourd’hui encore, je ne comprends pas très bien pourquoi lui, qui avait un faible pour les longues déclarations, se montrait si avare de mots en de telles occasions.
Les autres architectes voyaient presque toujours leur premier projet refusé, car Hitler aimait faire retravailler plusieurs fois une commande et exigeait même des changements de détails pendant les travaux. Moi, il me laissa tranquille, une fois établie cette première preuve de mon savoir-faire ; dès ce moment-là, il respecta mes idées et me traita en tant qu’architecte sur un pied d’égalité.
Hitler aimait à expliquer qu’il construisait pour léguer à la postérité le génie de son époque. Car, en fin de compte, seuls les grands monuments rappelaient les grandes époques de l’histoire. Que restait-il de l’œuvre des empereurs romains ? Quels étaient les vestiges de leur grandeur, sinon les édifices qu’ils avaient fait construire ? Il y a toujours, prétendait-il, des périodes de déclin dans l’histoire d’un peuple ; mais les monuments qu’il a édifiés sont alors les témoins de son ancienne puissance. Naturellement, leur seul témoignage ne suffit pas à créer les bases d’un renouveau du sentiment national. Mais quand, après une longue période de déclin, le sentiment de la grandeur nationale doit être à nouveau exalté, alors ces monuments ancestraux sont les plus éloquents des prédicateurs. C’est ainsi que les monuments de l’Empire romain permettaient à Mussolini de faire appel à l’esprit héroïque de Rome, quand il voulait gagner le peuple italien à l’idée d’un empire romain des temps modernes. De la même manière, nos édifices devaient pouvoir, dans les siècles à venir, parler à la conscience de l’Allemagne. C’est ce qui faisait pour Hitler la valeur d’une réalisation durable.
On commença sans tarder l’aménagement de l’esplanade de Nuremberg, car on voulait achever au moins la tribune pour le prochain Congrès du parti. Pour pouvoir construire la nouvelle tribune, il fallut déplacer le dépôt de tramways, dont on dynamita ensuite les hangars en béton armé. Un jour que je passai devant, je vis un fouillis métallique pendant dans tous les sens et commençant à rouiller. On pouvait aisément imaginer ce que cela allait devenir. Ce lamentable spectacle fut le point de départ d’une réflexion qui m’amena à élaborer une théorie que je présentai plus tard à Hitler sous le nom quelque peu prétentieux de « Théorie de la valeur des ruines d’un édifice ». Des édifices construits selon les techniques modernes étaient sans aucun doute peu appropriés à jeter vers les générations futures ce « pont de la tradition » qu’exigeait Hitler. Il était impensable que des amas de décombres rouillés puissent inspirer, un jour, des pensées héroïques comme le faisaient si bien ces monuments du passé que Hitler admirait tant. C’est à ce dilemme que ma théorie voulait répondre. En utilisant certains matériaux ou en respectant certaines règles de physique statique, on pourrait construire des édifices qui, après des centaines ou, comme nous aimions à le croire, des milliers d’années, ressembleraient à peu près aux modèles romains 3 .
Pour donner à mes pensées une forme concrète et visible, je fis réaliser une planche dans le style romantique représentant la tribune de l’esplanade Zeppelin après des siècles d’abandon : recouverte de lierre, la masse principale du mur effondrée par endroits, des pilastres renversés, elle était encore clairement reconnaissable dans ses contours généraux. Dans l’entourage de Hitler on tint ce dessin pour « blasphématoire ». Le seul fait d’avoir imaginé une période de déclin pour ce Reich à peine fondé et qui devait durer mille ans fut considéré par beaucoup comme scandaleux. Hitler, pourtant, trouva cette réflexion d’une logique lumineuse. Il donna l’ordre qu’à l’avenir, les édifices les plus importants de son Reich soient construits selon cette « loi des ruines ».

 

Au cours d’une visite du chantier, Hitler, se tournant vers Bormann, demanda avec bonne humeur qu’à l’avenir je paraisse en uniforme du parti. Tous les membres de son entourage, son médecin personnel, son photographe, même le directeur de Daimler-Benz avaient reçu un uniforme. Au milieu d’eux, un civil détonnait. Par ce petit geste, Hitler donnait en même temps clairement à entendre qu’il me comptait désormais parmi ses intimes. Jamais il n’aurait marqué de contrariété en voyant quelqu’un de sa connaissance en civil à la Chancellerie ou au chalet, car Hitler préférait porter des vêtements civils, chaque fois qu’il le pouvait. Mais, au cours de ses voyages ou de ses inspections, il remplissait une fonction officielle à laquelle, seul, selon lui, l’uniforme convenait. Aussi devins-je, au début de l’année 1934, chef de division dans l’état-major de son adjoint, Rudolf Hess. Quelques mois plus tard, Goebbels me conféra le même grade en récompense de l’activité que j’avais déployée à l’occasion des manifestations de masse organisées pour le Congrès du parti, la fête de la Récolte et le 1er Mai.
Le 28 novembre 1933, sur proposition du directeur du Front du travail allemand, Robert Ley, fut fondée une organisation de loisirs appelée « La Force par la joie ». Je devais prendre en main la division « Beauté du travail », dont l’appellation provoquait les quolibets tout autant que la formule « La Force par la joie » elle-même. Ley avait, peu de temps auparavant, au cours d’un voyage dans la province hollandaise du Limbourg, vu quelques mines remarquables par leur propreté méticuleuse et le soin avec lequel leurs alentours étaient aménagés. Il en tira un enseignement, qu’avec son tempérament porté à la généralisation, il voulut étendre à toute l’industrie allemande. A moi personnellement, cette idée m’apportait une occupation secondaire, certes honorifique, mais génératrice de grandes joies. Nous commençâmes par convaincre les industriels de refaire l’intérieur de leurs usines et de disposer des fleurs dans les ateliers. Nous mîmes un point d’honneur à ne pas en rester là. Nous fîmes agrandir les surfaces vitrées, installer des cantines, remplacer l’asphalte par des pelouses, aménager en coin de repos tel recoin qui ne servait d’habitude que comme dépôt à ordures. Nous dessinâmes une vaisselle aux formes simples, que nous fîmes standardiser, des meubles simples, normalisés et produits en grande quantité. Nous veillâmes à ce que, pour toutes les questions d’éclairage et d’aération artificiels, les entreprises s’adressent à des spécialistes ou suivent les conseils prodigués par des films d’information. Je m’attachai la collaboration d’anciens fonctionnaires des syndicats et de quelques membres du Werkbund alors dissous. Ils se dévouèrent tous sans distinction à cette tâche, décidés à améliorer, chacun pour sa part, si minime fût-elle, les conditions de vie des ouvriers et à réaliser ainsi le mot d’ordre d’une communauté populaire sans classes. Mais, à mon grand étonnement, je m’aperçus vite que Hitler ne montrait aucun intérêt pour ces idées. Lui qui pouvait se perdre dans l’examen détaillé d’un plan, ne montrait qu’indifférence lorsque je lui faisais un exposé de cet aspect social de mon travail. En tout cas, l’ambassadeur de Grande-Bretagne à Berlin la tenait en plus haute estime que Hitler 4 .
Mes fonctions dans le parti me valurent ma première invitation à une réception officielle que Hitler, en sa qualité de chef du parti, donna au printemps 1934 et où les épouses étaient également invitées. Nous dînâmes dans la grande salle à manger de la chancellerie, placés à des tables rondes par petits groupes de six à huit personnes. Hitler allait de table en table, disait quelques paroles aimables, se faisait présenter les dames. Quand il arriva à notre table, je lui présentai ma femme, dont, jusque-là, je lui avais caché l’existence. « Pourquoi, me demanda-t-il, visiblement impressionné, quelques jours plus tard, en petit comité, nous avez-vous privés si longtemps de la présence de votre femme ? » Et de fait, j’avais évité de lui parler d’elle, peut-être parce que la façon dont Hitler traitait sa maîtresse me répugnait. D’autre part, c’était à mon sens aux aides de camp qu’il incombait d’inviter ma femme ou d’attirer l’attention de Hitler sur elle. Mais on ne pouvait attendre d’eux aucun sens de l’étiquette. C’est à de telles petites choses, secondaires en soi, qu’on put longtemps, au fond jusqu’à la fin, reconnaître l’origine petite-bourgeoise de Hitler.
Ce même soir où il fit sa connaissance, Hitler déclara à ma femme, non sans quelque solennité : « Votre mari va bâtir pour moi des édifices comme il n’y en a plus eu depuis quatre millénaires. »

 

Sur l’esplanade Zeppelin avait lieu chaque année une fête organisée pour le corps des petits et moyens fonctionnaires du parti, ceux qu’on appelait les « administrateurs ». Alors que les SA, le service du travail et bien entendu la Wehrmacht faisaient grosse impression sur Hitler et les spectateurs par leur discipline et l’exactitude avec laquelle ils réglaient les mouvements de leurs démonstrations de masse, il apparut qu’il serait difficile de montrer les administrateurs sous un jour aussi flatteur. Engraissés par leurs prébendes, ils avaient dans leur majorité pris un ventre respectable. On ne pouvait même pas attendre d’eux qu’ils forment correctement les rangs. La division chargée de l’organisation du Congrès du parti cherchait désespérément une solution à ce douloureux problème qui avait provoqué des remarques ironiques de la part de Hitler, quand me vint l’idée salvatrice : « Faisons-les donc, proposai-je, défiler dans l’obscurité. »
Je développai mon plan devant les responsables de l’organisation du Congrès du parti. On rassemblerait pour la cérémonie nocturne les milliers d’étendards des groupes locaux d’Allemagne derrière les murs de l’esplanade qui les cacheraient de leur hauteur, jusqu’au moment où, à un commandement, les porteurs d’étendards, divisés en dix colonnes, avanceraient dans les dix travées formées par les administrateurs venus s’aligner sur le terre-plein. Les étendards et les aigles brillants qui les couronnaient seraient éclairés par dix puissants projecteurs de façon que ce seul spectacle produise un effet saisissant. Mais cela ne me semblait pas encore suffisant. J’avais eu l’occasion de voir nos nouveaux projecteurs de défense antiaérienne éclairer à plusieurs kilomètres de hauteur. Je priai Hitler de m’en prêter 130. Göring fit d’abord quelques difficultés car ces 130 projecteurs constituaient la plus grosse part de sa réserve stratégique. Mais Hitler réussit à le convaincre en lui opposant l’argument suivant : « Si nous en disposons un si grand nombre ici, on va croire que nous nageons dans les projecteurs. »
Le résultat dépassa tout ce que j’avais imaginé. Les 130 projecteurs, placés tout autour de l’esplanade, à 12 mètres seulement les uns des autres, illuminaient le ciel de leurs faisceaux qui, d’abord bien détachés, se fondaient à une hauteur de 6 à 8 kilomètres en une vaste nappe lumineuse. On avait ainsi l’impression de se trouver dans une immense pièce aux murs d’une hauteur infinie soutenus par de puissants piliers lumineux. Parfois un nuage traversait cette couronne de lumière et ajoutait au spectacle grandiose un élément d’irréalité surréaliste. Je suppose que cette « cathédrale lumineuse » fut la première architecture lumineuse. Pour moi, elle ne reste pas seulement ma plus belle création spatio-architecturale, mais également la seule à avoir, à sa façon, acquis une certaine pérennité. « C’était en même temps solennel et beau, on se serait cru dans une cathédrale de glace », écrivit l’ambassadeur britannique Henderson 5 .
Condamner à l’obscurité ministres du Reich, Reichsleiter, Gauleiter et autres dignitaires présents à la pose d’une première pierre eût été impossible, et pourtant ils n’étaient pas plus présentables que les administrateurs. On avait toutes les peines à les faire mettre en rangs. Comme ils étaient d’ailleurs plus ou moins rabaissés au rôle de figurants, ils acceptaient sans broncher les rebuffades impatientes des maîtres de cérémonie. Hitler apparaissait. Au commandement, on se mettait au garde-à-vous et on étendait le bras pour le salut. Quand on posa la première pierre du palais du Congrès à Nuremberg, Hitler m’aperçut, debout au deuxième rang ; il interrompit alors le cérémonial solennel pour tendre le bras dans ma direction. Ce geste inhabituel m’impressionna tant que, quand je laissai retomber mon bras tendu pour le salut, ma main s’abattit avec un bruit sonore sur le crâne chauve du Gauleiter de Franconie, Streicher, debout devant moi.
Il était impossible de voir Hitler en privé pendant les Congrès de Nuremberg ; ou bien il se retirait pour préparer ses discours, ou bien il assistait à l’une des nombreuses manifestations. Il tirait une satisfaction particulière de l’accroissement chaque année plus net des délégations et visiteurs étrangers, surtout quand ceux-ci venaient des démocraties occidentales. Il se faisait dire leurs noms aux repas pris en toute hâte, et se réjouissait de l’intérêt croissant qu’on sentait porté à l’image que l’Allemagne nationale-socialiste donnait d’elle-même.
Moi aussi je travaillais dur à Nuremberg, car j’étais responsable de la décoration de tous les bâtiments où Hitler devait paraître. Comme « chef décorateur », je devais, juste avant le début des manifestations, vérifier si tout était en ordre et, à peine la première terminée, me hâter d’aller préparer la suivante. A cette époque-là, j’avais une prédilection pour les drapeaux que j’utilisais aussi souvent que possible. Ils permettaient d’introduire un jeu de couleurs dans une architecture de pierre. Je profitais du fait que le drapeau à la croix gammée dessiné par Hitler convenait beaucoup mieux à cette utilisation architectonique que le drapeau tricolore à trois bandes. C’était certainement faire insulte à sa haute dignité que l’employer comme moyen de décoration pour soutenir le rythme d’une façade, ou pour recouvrir du toit jusqu’au trottoir les horribles maisons de l’époque bismarckienne, surtout que j’ajoutais souvent des rubans dorés pour souligner le rouge. Mais je voyais tout cela avec les yeux d’un architecte. J’organisais dans les rues étroites de Goslar et de Nuremberg des orgies de drapeaux d’un genre particulier, en tendant entre les maisons des drapeaux serrés les uns contre les autres au point de cacher le ciel aux regards.
Cette activité m’empêchait d’assister aux diverses manifestations, pourtant je ne ratais jamais les « discours culturels » de Hitler. Lui-même les appelait souvent les « sommets » de son art oratoire et y travaillait régulièrement déjà à l’Obersalzberg. A cette époque-là, j’admirais ces discours et, pensai-je, non pas tellement à cause de leur brillante rhétorique, mais pour leur contenu profondément pensé, leur haut niveau intellectuel. A Spandau, je conçus le projet de les relire après ma sortie de prison. Je croyais en effet y retrouver quelque chose de mon ancien monde qui ne m’aurait pas répugné. Mais je fus déçu dans mon attente. A l’époque, ils avaient vraiment revêtu à mes yeux une grande signification, aujourd’hui ils me semblent vides, sans tension intérieure, plats et inutiles. Ils témoignent clairement de l’effort que faisait Hitler pour mobiliser le concept de culture et le faire servir, en en déformant le sens habituel, à ses ambitions personnelles. Je ne comprends pas qu’ils aient pu jadis faire sur moi une telle impression.
Je ne manquais jamais non plus le gala d’ouverture du Congrès où l’ensemble de l’Opéra d’État de Berlin sous la direction de Furtwängler, donnait Les Maîtres chanteurs. On aurait pu penser qu’une telle soirée, qui n’avait plus sa pareille qu’à Bayreuth, aurait fait salle comble. Plus de mille « sommités du parti » recevaient billets et invitations, mais ils préféraient manifestement aller juger de la qualité du vin de Franconie ou de la bière de Nuremberg. Chacun d’ailleurs devait se dire que son voisin accomplirait son devoir de membre du parti et ferait son pensum en se rendant à l’Opéra : comme quoi la réputation qu’on faisait aux dirigeants du parti de s’intéresser à la musique n’était qu’une légende. La vérité, c’est que ses représentants n’étaient en général que des individus indifférenciés et mal dégrossis, aussi peu attirés par la musique classique que par l’art et la littérature en général. Même les quelques rares intellectuels parmi les dirigeants hitlériens, Goebbels par exemple, n’assistaient jamais à des manifestations musicales telles que les concerts que Furtwängler donnait régulièrement avec l’orchestre philharmonique de Berlin. De toutes les personnalités du régime, on n’y rencontrait en fait que le ministre de l’Intérieur, Frick ; Hitler lui-même, qui au début paraissait s’intéresser passionnément à la musique, n’alla plus, à partir de 1933, qu’en de très rares occasions, officielles d’ailleurs, entendre l’orchestre philharmonique de Berlin.
On s’explique donc qu’en 1933, pour la représentation des Maîtres chanteurs, l’Opéra de Nuremberg ait été presque vide quand Hitler pénétra dans la loge d’honneur. Sa réaction fut vive car, estimait-il, pour un artiste rien n’était plus difficile ni injurieux que de jouer devant une salle vide. Hitler envoya des patrouilles chercher à leur hôtel, dans les bars et les brasseries, les hauts fonctionnaires du parti pour les ramener à l’Opéra, mais on ne réussit toutefois pas à remplir la salle. Le lendemain on se racontait à la direction de l’organisation comme de bonnes blagues où et comment on avait mis la main sur les manquants.
Là-dessus, l’année suivante, Hitler donna aux dirigeants du parti, si peu férus de théâtre, l’ordre exprès d’assister à la représentation du gala. Ils vinrent, s’ennuyèrent, furent, pour bon nombre d’entre eux, terrassés par le sommeil. Les applaudissements plutôt maigres ne reflétaient pas non plus, de l’avis de Hitler, l’éclat de la soirée. A partir de 1935, la masse du parti, si fermée à l’art, fut remplacée par un public civil qui dut payer très cher le droit d’entrer. C’est alors seulement qu’on obtint l’« atmosphère » indispensable à l’artiste et les applaudissements exigés par Hitler.
Tard le soir, les préparatifs terminés, je rentrais au Deutscher Hof, l’hôtel réservé à l’état-major de Hitler, aux Reichsleiter et aux Gauleiter. Au restaurant de l’hôtel je rencontrais régulièrement un groupe de Gauleiter d’un certain âge. Ils faisaient du scandale et buvaient comme des soudards, proclamant que le parti avait trahi les principes de la révolution, qu’il avait trahi les travailleurs. Cette fronde montrait que les idées de Gregor Strasser, l’ancien leader de l’aile anticapitaliste dans le N.S.D.A.P., même réduites à des formules creuses, continuaient de vivre. Mais ces hommes ne retrouvaient l’ancien élan révolutionnaire que dans l’alcool.
En 1934 eut lieu pour la première fois, au Congrès du parti, un défilé militaire en présence de Hitler. Le soir même, celui-ci fit une visite officielle au bivouac des soldats. L’ancien caporal semblait replongé dans un monde familier. Autour des feux de camp, il se mêla à la troupe et, vite entouré, échangea des plaisanteries avec les soldats. Hitler revint de cette visite très détendu, rapportant pendant le bref repas des détails intéressants.
Le haut commandement de l’Armée ne partageait nullement cet enthousiasme. L’aide de camp Hossbach parla des « actes d’indiscipline » des soldats qui avaient, devant le chef de l’État, quitté l’alignement. Il insista pour que, l’année suivante, on empêchât de telles familiarités nuisibles au prestige du chef de l’État. Hitler, qui, en privé, était très irrité de ces critiques, se montra disposé à céder. Je fus étonné de sa réserve, je dirais presque de son embarras, lorsqu’il se trouva confronté à ces exigences. Il est possible pourtant que la prudence tactique qui commandait ses rapports avec la Wehrmacht et son manque d’assurance dans son rôle de chef de l’État l’aient forcé à adopter cette attitude.
Au cours des préparatifs du Congrès, je rencontrais une femme qui, déjà du temps de mes études, m’avait beaucoup impressionné. Il s’agissait de la star et metteur en scène de célèbres films de montagne ou de ski, Leni Riefenstahl. Elle avait été chargée par Hitler de faire des films sur les congrès. Seule femme remplissant une fonction officielle dans les rouages du parti, elle allait souvent se heurter à l’organisation du parti, qui, au début, tenta parfois de fomenter une révolte contre elle. Cette femme, avec son assurance, son art de diriger sans complexes un univers masculin et d’arriver à ses fins, était une provocation permanente pour les dirigeants politiques de ce mouvement traditionnellement misogyne. Pour la renverser, on monta des intrigues, on rapporta à Hess des calomnies. Pourtant, après le premier film, qui réussit à convaincre même les sceptiques de l’entourage de Hitler du savoir-faire du metteur en scène, les attaques cessèrent.
Une fois le contact entre nous établi, elle tira une coupure de presse toute jaunie d’une cassette et me dit : « Lorsqu’il y a trois ans, vous avez dirigé les travaux à la maison du Gau, j’ai, sans vous connaître, découpé votre photographie dans le journal », et comme, stupéfait, je lui demandais pourquoi elle l’avait fait : « Je pensais alors, répondit-elle, qu’avec cette tête-là vous pourriez jouer un rôle… dans un de mes films, naturellement. »
Je me souviens que les prises de vues de l’une des séances solennelles du Congrès de 1935 avaient été détériorées. Hitler, sur la proposition de Leni Riefenstahl, ordonna de tourner ces scènes en studio. Je fis construire dans un des grands studios de Berlin-Johannistal les décors indispensables : une partie de la salle du Congrès, l’estrade et la tribune. Tandis qu’on installait les projecteurs et que l’équipe des réalisateurs s’affairaient, on voyait aller et venir, à l’arrière-plan, Streicher, Rosenberg et Frank étudiant leurs rôles, leur manuscrit à la main. Hess, qui devait parler en premier, arriva et on commença les prises de vues. Tout comme s’il était devant les 30 000 auditeurs du Congrès, Hess leva la main avec solennité. De ce ton pathétique et avec l’émotion sincère qui n’appartenaient qu’à lui, se tournant vers l’endroit très précis où Hitler n’était précisément pas assis à ce moment-là, se figeant au garde-à-vous, il proclama : « Mon Führer, je vous salue au nom du Congrès du parti. Le Congrès se poursuit. Le Führer va parler. » Son expression générale était si convaincante que, depuis ce moment-là, je ne fus plus si convaincu de la sincérité de ses sentiments. Les trois autres aussi, se révélant d’excellents comédiens, jouèrent leur rôle dans ce studio vide comme dans la réalité. Mon irritation était grande ; Mme Riefenstahl, au contraire, trouva que les prises de vues reconstituées étaient meilleures que les originales.
Certes, j’admirais déjà la technique oratoire de Hitler, la prudente adresse dont il faisait preuve dans les réunions quand, par exemple, il tâtonnait souvent longtemps pour trouver le point qui déclencherait la première tempête d’applaudissements. Je ne me méprenais point non plus sur l’aspect démagogique que je contribuais à créer par mes décorations conçues pour les manifestations les plus importantes. Mais jusque-là, j’avais toujours été convaincu de la sincérité des sentiments auxquels les orateurs faisaient appel pour soulever l’enthousiasme des masses. Je fus d’autant plus surpris ce jour-là aux studios de Johannistal en découvrant que tout cet art pouvait également faire vrai sans public.
Je me berçais de l’espoir illusoire que mes réalisations de Nuremberg feraient la synthèse entre le classicisme de Troost et la simplicité de Tessenow. Croyant avoir trouvé mon modèle dans le style dorique, je ne les qualifiais pas de néo-néo-classiques mais seulement de néo-classiques. Mais c’était là oublier, plus ou moins consciemment, que j’étais en train d’édifier un décor monumental semblable à celui qu’on avait déjà essayé d’édifier, avec des moyens plus modestes il est vrai, à Paris, sur le Champ-de-Mars, pendant la Révolution française. Classicisme et simplicité ne pouvaient supporter le gigantisme qui, à Nuremberg, m’avait servi d’échelle. Ce sont pourtant mes projets de Nuremberg qui, aujourd’hui encore, me plaisent le plus, quand je les compare à d’autres projets conçus plus tard pour Hitler et où la pompe l’emportait.
Mon premier voyage à l’étranger, en mai 1935, me conduisit où ma prédilection pour le monde dorique le commandait, c’est-à-dire que je n’allai point en Italie retrouver dans ces palais de la Renaissance et ces constructions romaines le style colossal qui en faisait mes modèles historiques, mais que, avec une naïveté caractéristique de cette époque de ma vie, je me tournai vers la Grèce. Ma femme et moi y cherchions surtout des témoignages du monde dorique et je n’oublierai jamais combien nous fûmes impressionnés par le stade d’Athènes alors reconstruit. Quand, deux ans plus tard, il me fallut concevoir un projet de stade, je repris son plan en fer à cheval.
A Delphes, je crus avoir découvert à quelle allure la richesse acquise dans les colonies de l’Asie ionique avait corrompu la pureté des créations de l’art grec. Cette évolution démontrait quel degré de vulnérabilité atteint une haute conscience artistique, dont les représentations idéales deviennent méconnaissables dès que la moindre force étrangère fait pression sur elles. Ces réflexions ne me troublaient pas le moins du monde, persuadé que j’étais que mes propres travaux échappaient à ces dangers.
Nous rentrâmes à Berlin au mois de juin 1935. Dans les jours qui suivirent notre retour, la maison que je m’étais fait construire à Schlachtensee, un faubourg de la ville, fut terminée. C’était une modeste demeure avec les chambres à coucher indispensables, une salle à manger et une seule pièce de séjour, en tout 125 mètres carrés ; à cette époque-là, les dirigeants du régime, suivant une tendance qui ne cessait de gagner du terrain, emménageaient dans d’immenses villas ou s’appropriaient des châteaux. Nous faisions, très consciemment, exactement le contraire, car nous voulions éviter ce que nous voyions chez ceux qui, s’entourant d’un apparat à la raideur tout officielle, condamnaient leur vie privée à une pétrification lente mais certaine.
D’ailleurs, je n’aurais pas pu construire plus grand, car je n’en avais pas les moyens. Ma maison m’avait coûté 70 000 marks ; pour m’aider à les réunir, mon père avait dû prendre une hypothèque de 30 000 marks. Bien que travaillant à mon compte pour l’État et le parti, j’avais peu d’argent. Dans un esprit de désintéressement inspiré par l’idéalisme de l’époque, j’avais en effet renoncé à mes honoraires d’architecte.
Cette attitude ne rencontra qu’incompréhension. Un jour qu’il était de fort bonne humeur, Göring me dit : « Alors, monsieur Speer, vous avez beaucoup de travail maintenant. Vous devez aussi gagner beaucoup d’argent. » Comme je lui répondais que non, il me jeta le regard de celui qui ne comprends pas : « Que me recontez-vous là ? reprit-il alors, un architecte aussi sollicité que vous ? Je vous avais évalué à quelques centaines de mille par an. Bêtises que leurs idéaux ! L’argent, voilà à quoi vous devez penser ! » Désormais, je demandai, sauf pour le projet de Nuremberg, pour lequel je recevais 1 000 marks par mois, les honoraires revenant à un architecte exerçant librement. Mais ce n’est pas la seule raison qui me poussa à prendre garde de ne pas perdre mon indépendance professionnelle au profit d’un statut de fonctionnaire ; il y en avait une autre : Hitler témoignait une plus grande confiance aux architectes non fonctionnaires, car son préjugé contre les fonctionnaires s’étendait même à ce domaine. Lorsque mon activité d’architecte prit fin, ma fortune s’élevait à peu près à un million et demi de marks et le Reich me devait encore un million qu’il ne me paya jamais.
Ma famille vécut heureuse dans cette maison. Je voudrais pouvoir écrire que, moi aussi, j’y ai eu ma part de bonheur, réalisant le rêve que nous avions fait un jour, ma femme et moi. Mais quand, fatigué, je rentrais à la maison, tard le soir, les enfants étaient au lit depuis longtemps ; je restais alors avec ma femme, sans parler, muet d’épuisement. Cette torpeur me paralysa de plus en plus souvent et quand aujourd’hui je passe ces années-là en revue, je m’aperçois que, dans le fond, il m’est arrivé exactement la même chose qu’aux grands du parti : eux gâchaient leur vie de famille par une vie d’apparat, rigidifiée dans les attitudes de l’étiquette officielle ; moi, au contraire, en devenant l’esclave de mon travail.

 

A l’automne 1934, Otto Meissner, qui avait trouvé en Hitler son troisième chef après Ebert et Hindenburg, me téléphona que je devais le lendemain l’accompagner à Weimar pour y rejoindre Hitler, avec qui nous irions ensuite à Nuremberg.
Jusqu’aux premières heures du jour, je crayonnai, jetant sur le papier des idées qui depuis quelque temps ne me quittaient plus. Il avait été décidé qu’on édifierait pour le Congrès du parti d’autres bâtiments de grandes dimensions, une esplanade pour les défilés militaires, un grand stade, une grande salle pour les discours culturels de Hitler et pour les concerts. Pourquoi ne pas réunir les édifices déjà existants et ceux alors prévus, en un vaste ensemble ? Jusqu’à ce jour, je n’avais jamais osé prendre d’initiatives dans ce domaine, car Hitler s’en était toujours réservé le droit. C’est pourquoi je n’entrepris que très timidement l’établissement de ce projet.
A Weimar, Hitler me montra le projet d’un « forum du parti » conçu par le professeur Paul Schultze-Naumburg. « Ça ressemble, me dit-il, à la place du marché d’une ville de province en beaucoup plus grand. Ça n’a rien de typique, ne se différencie pas des époques précédentes. Si on construit un forum du parti, il faut qu’on voie plus tard qu’il a été construit à l’époque et dans le style du national-socialisme, comme par exemple la Königsplatz de Munich. » Schultze-Naumburg, qui était une personnalité influente de « la ligue combattante pour la culture allemande », n’eut pas la possibilité de se justifier ; il n’avait pas été convié à cette critique. Hitler, sans aucun égard pour la réputation de cet homme, décida d’organiser un nouveau concours ouvert à des architectes de son choix.
Nous allâmes ensuite à la maison de Nietzsche, dont la sœur, Mme Förster-Nietzsche, attendait Hitler. De toute évidence, aucun contact n’était possible entre cette femme excentrique et bizarre et Hitler. Une conversation s’engagea, plate, toute de travers. Pourtant le but principal de cette entrevue fut atteint, à la satisfaction de tous : Hitler prit à sa charge le financement d’un bâtiment attenant à la vieille maison de Nietzsche et Mme Förster-Nietzsche accepta d’en confier la réalisation à Schultze-Naumburg. « S’adapter au style de l’ancienne construction est plus dans ses possibilités », me déclara Hitler, visiblement content de pouvoir offrir à l’architecte un petit dédommagement.
Le lendemain matin, nous partîmes en auto pour Nuremberg, bien que Hitler, pour des raisons que j’allais apprendre le jour même, ait préféré à cette époque-là prendre le train. Comme toujours, il était assis à côté de son chauffeur dans sa grosse décapotable bleu foncé, une Mercedes sept litres à compresseur. J’occupais derrière lui l’un des sièges d’appoint, son domestique occupait l’autre, tirant d’un sac des cartes routières, des sandwiches, des pilules ou des lunettes, au gré de son maître ; sur le siège arrière, son aide de camp Brückner et le chef du Service de presse, le Dr Dietrich ; une voiture d’escorte de la même taille et de la même couleur que la nôtre transportait cinq gardes du corps vigoureux et le médecin attaché au service de Hitler, le Dr Brandt.
A peine arrivés sur l’autre versant de la forêt de Thuringe, aux campagnes plus peuplées, les difficultés commencèrent. En traversant une localité, nous fûmes reconnus, mais avant que la population revienne de sa surprise, nous étions loin. « Maintenant, vous allez voir, déclara Hitler, ça ne va plus être aussi facile. Le groupe local du parti a certainement déjà prévenu par téléphone celui de la prochaine localité. » Effectivement, quand nous arrivâmes, les rues étaient pleines d’une foule en liesse, le policier du village faisait de son mieux, mais l’auto ne pouvait avancer qu’au pas. A peine nous étions-nous frayé un passage que nous étions arrêtés à nouveau, en rase campagne cette fois, à un passage à niveau dont quelques enthousiastes avaient baissé la barrière pour pouvoir saluer Hitler.
De cette manière, notre progression fut très lente. Lorsque vint l’heure du déjeuner, nous nous arrêtâmes dans une petite auberge à Hildburgshausen. C’est dans cette bourgade que Hitler s’était autrefois fait nommer commissaire de gendarmerie afin d’acquérir la nationalité allemande. Mais personne n’en parla. Notre arrivée avait mis toute l’auberge en émoi et l’aide de camp eut toutes les peines du monde à obtenir des aubergistes qu’ils lui proposent un menu : des spaghetti avec des œufs. Après une longue attente, l’aide de camp finit par aller voir à la cuisine ce qui se passait : « Les femmes sont tellement énervées, revint-il nous dire, qu’elles ne savent plus si les spaghetti sont cuits ou non. »
Pendant ce temps, dehors, des milliers d’hommes et de femmes se rassemblaient et réclamaient Hitler en scandant son nom en chœur. « Si seulement nous pouvions être déjà tirés d’affaire », soupirait Hitler. Lentement et sous une pluie de fleurs, nous atteignîmes la porte moyenâgeuse de la ville. Des jeunes gens la fermèrent devant nous, des enfants grimpèrent sur les marchepieds des autos. Hitler dut donner des autographes, et c’est alors seulement que les jeunes gens nous ouvrirent la porte en riant. Hitler riait avec eux.
Partout, dans la campagne, les paysans déposaient leurs outils, des femmes faisaient de grands signes, c’était un voyage triomphal. A un certain moment, dans la voiture, Hitler se pencha en arrière pour me dire : « Jusqu’ici, un seul Allemand a été fêté de cette manière : Luther ! Quand il traversait le pays, hommes et femmes accouraient de tous côtés pour le fêter. Comme moi aujourd’hui ! »
Cette immense popularité n’était que trop compréhensible, car c’est à Hitler et à personne d’autre que l’opinion publique attribuait nos succès dans le domaine économique et en politique étrangère. De plus en plus, elle voyait en lui l’homme qui assouvissait la profonde nostalgie d’une Allemagne puissante, consciente de sa force et unie. Seul le petit nombre restait méfiant. Si quelqu’un, par hasard, sentait monter en lui quelques doutes, il les chassait en pensant aux succès du nouveau régime et au respect dont il jouissait à l’étranger.
Tandis que la population des villes et des campagnes rendait à Hitler ces hommages, qui m’enivraient moi aussi, un seul parmi nous continuait à se montrer critique : Schreck, le chauffeur que Hitler avait à son service depuis des années. J’entendais des bribes de leur conversation : « sont mécontents à cause de… membres du parti imbus… fiers, oubliant d’où ils viennent… » Après la mort prématurée de Schreck, Hitler suspendit dans son cabinet de travail à l’Obersalzberg son portrait à côté du portrait de sa mère 6 . Le père ne figura jamais à côté d’eux.
Juste avant Bayreuth, Hitler monta seul dans une petite berline Mercedes, conduite par son photographe personnel Hoffmann, pour se rendre incognito à la villa Wahnfried où l’attendait Mme Winifred Wagner ; nous nous rendîmes, nous, à Berneck, petite station climatique toute proche, où Hitler avait l’habitude de passer la nuit quand il allait de Berlin à Munich. En huit heures, nous n’avions fait que 210 kilomètres.
Quand j’appris qu’on n’irait chercher Hitler à la villa Wahnfried que tard dans la nuit, je me vis dans un grand embarras, car nous devions continuer notre route dès le lendemain matin et il était fort possible qu’arrivé à Nuremberg, Hitler acceptât le programme de construction établi par les édiles de la ville dans le sens de leurs propres intérêts. Si cela se produisait, je ne pouvais plus espérer que Hitler prît mon projet en considération, car il ne revenait jamais sur une décision. Or seul Schreck devait le voir cette nuit-là ; je lui expliquai donc mon projet d’aménagement de l’esplanade du Congrès ; il me promit d’en parler à Hitler pendant le trajet et de lui transmettre mes plans en cas de réaction favorable.
Le lendemain matin, juste avant le départ, je fus mandé dans le salon de Hitler qui me déclara : « Je suis d’accord avec votre projet. Nous en parlerons aujourd’hui même à Liebel, le bourgmestre. »
Deux ans plus tard, Hitler serait allé, avec un maire, droit au but en lui disant : « Voici le projet de l’esplanade du Congrès ; voici ce que nous allons faire. » Mais à cette époque-là, en 1934, il n’était pas encore assuré de sa puissance et il passa d’abord une heure en explications préliminaires avant de sortir mon projet. Naturellement, le maire le trouva excellent car, en vieux membre du parti, il avait été éduqué à être d’accord sur tout.
Après avoir fait applaudir mon projet, Hitler commença une autre manœuvre d’approche. Le projet exigeant le déplacement du jardin zoologique, « peut-on espérer, demanda-t-il, que les habitants de Nuremberg accepteront cette mesure ? Ils tiennent beaucoup, je le sais, à leur jardin zoologique. Mais nous leur en paierons un autre, plus beau encore ». Le maire, se posant tout de suite en défenseur des intérêts de sa ville, objecta : « Il faudrait réunir les actionnaires et essayer de leur racheter leurs actions. » Hitler tomba d’accord sur tout. Dehors Liebel dit à un de ses collaborateurs, en se frottant les mains : « Pourquoi le Führer a-t-il perdu tant de temps à essayer de nous persuader ? Mais bien sûr qu’il l’aura son jardin zoologique et nous un nouveau. L’ancien ne valait plus rien. Il faut que le nouveau soit le plus beau du monde. On nous le paie. » C’est ainsi que les habitants de Nuremberg eurent leur jardin zoologique. C’est aussi la seule chose qui ait été réalisée du projet primitif.
Le jour même, nous prîmes le train pour Munich. Le soir, Brückner, l’aide de camp, me téléphona : « Le diable vous emporte avec votre projet ! m’entendis-je dire, vous ne pouviez donc pas attendre ? Le Führer n’a pas fermé l’œil de la nuit, tellement il était énervé. La prochaine fois, vous êtes priés de vous adresser d’abord à moi ! »

 

Une « association de soutien à l’aménagement de l’esplanade du Congrès du parti » fut fondée pour aider à la réalisation du projet. Le ministre des Finances du Reich avait accepté, non sans réticences, d’en assurer le financement. Hitler, sous le coup d’une inspiration loufoque, confia la présidence de cette association au ministre des Églises, Kerrl, lui adjoignant Martin Bormann, qui, pour la première fois, se voyait confier une mission officielle importante en dehors de la Chancellerie du parti.
Le coût du projet devait s’élever à quelque 700 ou 800 millions de marks, ce qui représente environ trois milliards de DM actuels : une somme que, huit ans plus tard, on m’accordait en quatre jours pour les dépenses d’armement 7 . Le terrain, y compris les camps où logeraient les participants, couvrait une surface de 16,500 kilomètres carrés. Sous Guillaume II, on avait déjà pensé à édifier une « aire de cérémonie pour les fêtes nationales allemandes » de 2 000 mètres de long sur 600 de large. En 1937, trois ans après avoir été approuvé par Hitler, mon projet fut envoyé à l’Exposition universelle de Paris où la maquette exposée reçut le « grand prix ». Au sud, l’esplanade se terminait par le « Champ-de-Mars » dont le nom ne rappelait pas seulement le dieu de la Guerre, mais aussi le mois où Hitler avait établi le service militaire obligatoire. Sur cette immense esplanade, une aire de 1 050 mètres de long et 700 de large était réservée aux démonstrations de la Wehrmacht qui devait s’y livrer à des exercices, c’est-à-dire à des manœuvres en réduction. La grandiose enceinte du palais des rois Darius Ier et Xerxès à Persépolis, construit au Ve siècle avant Jésus-Christ, ne faisait, comparée à mon projet, que 450 mètres sur 275. J’avais prévu des tribunes de 14 mètres de haut entourant toute l’esplanade et contenant 160 000 spectateurs ; 24 tours de plus de 40 mètres de haut devaient rythmer ces tribunes au milieu desquelles, faisant saillie, se trouvait une tribune d’honneur, couronnée d’une statue de femme. En 64 avant Jésus-Christ, Néron fit ériger sur le Capitole une statue colossale de 36 mètres ; la statue de la Liberté à New York fait 46 mètres, mais notre statue devait la dépasser de 14 mètres.
Vers le nord, exactement dans l’alignement du vieux château des Hohenzollern qu’on pouvait apercevoir dans le lointain, le Champ-de-Mars s’ouvrait sur une route de parade de 2 kilomètres de long et 80 mètres de large. La Wehrmacht devait y défiler devant Hitler sur des rangs d’environ 50 mètres de large. Cette route fut terminée avant la guerre et pavée de lourdes plaques de granit, assez résistantes pour pouvoir aussi supporter le poids des tanks ; la surface en était rugueuse pour offrir aux soldats défilant au pas de parade un appui suffisant. A main droite, s’élevaient des gradins où Hitler, entouré de ses généraux, devait prendre place pour passer les troupes en revue. Leur faisant face, une sorte de grand portique à colonnes où prendraient place les porteurs des drapeaux des régiments.
Ce portique à colonnes, avec ses 18 mètres de haut, devait servir d’échelle permettant de mieux évaluer la masse que le « Grand stade » dresserait derrière lui. Ce stade devait pouvoir contenir, selon les indications de Hitler, 400 000 spectateurs. Le monument qui, dans l’histoire, pouvait offrir le meilleur point de comparaison, était le Circus Maximus, construit à Rome au Ier siècle après Jésus-Christ pour contenir de 150 000 à 200 000 personnes, tandis que nos stades de l’époque avaient une contenance maximale de 100 000 personnes.
La pyramide de Chéops, bâtie en 2500 avant Jésus-Christ, a un volume de 2 570 000 m3 pour 230 mètres de long sur 146 de haut. Le stade de Nuremberg aurait fait 550 mètres de long sur 460 mètres de large et aurait inscrit dans sa construction un volume de 8 500 000 m3 8 , c’est-à-dire, en gros, le triple de celui de la pyramide de Chéops. Le stade devait être de loin l’édifice le plus important de tout cet ensemble et aussi l’un des plus formidables de l’histoire. Selon nos calculs, l’enceinte du stade devait faire presque 100 mètres de haut, pour pouvoir contenir la masse de spectateurs prévue. Une forme ovale aurait été une solution inacceptable, car l’espèce de marmite à laquelle on aurait abouti n’aurait pas seulement augmenté la chaleur mais aurait certainement aussi causé des troubles psychiques. C’est pourquoi je choisis la forme en fer à cheval du stade d’Athènes. Sur une colline dont la pente équivalait à peu près à celle des gradins du futur stade et dont nous avions corrigé les inégalités par des constructions de bois, nous fîmes des essais pour vérifier si, du dernier rang, on pourrait encore suivre les manifestations sportives. Le résultat fut encore plus positif que je ne l’avais supposé.
D’après le devis que nous avions établi, le stade de Nuremberg devait coûter de 200 à 250 millions de marks, c’est-à-dire, aux prix actuels de la construction, en gros un milliard de DM. Hitler accepta sans hésiter : « Cela fait moins, dit-il, que deux navires de guerre du type Bismarck. Or, un cuirassé peut être détruit en un instant, ou au bout de dix ans n’être plus qu’un tas de ferraille. Cet édifice, lui, sera encore debout dans des centaines d’années. Évitez de répondre si le ministre des Finances vous en demande le coût. Dites-lui qu’on n’a pas encore l’expérience de telles entreprises. » On commanda du granit pour quelques millions de marks, rouge clair pour l’enceinte extérieure, plus blanc pour les tribunes, et on creusa une fosse gigantesque pour les fondations. Pendant la guerre, celle-ci devint un lac pittoresque dont les dimensions laissaient assez bien préjuger de celles de l’édifice.
Au nord du stade, la route de parade traversait une étendue d’eau dans laquelle les édifices devaient se refléter. Le tout se terminait par une place bordée à droite par la salle du Congrès, encore debout aujourd’hui, et à gauche, par une « salle de la culture » bâtie tout exprès pour que Hitler trouve un endroit adéquat où faire ses discours culturels.
Tous les édifices de l’esplanade du Congrès du parti, à l’exception de la salle du Congrès conçue dès 1933 par l’architecte Ludwig Ruff, me revenaient, car Hitler m’avait désigné comme l’architecte responsable de ce projet. Il me laissa carte blanche pour la conception comme pour la réalisation et désormais, chaque année, il posa solennellement une première pierre. Une remarque toutefois : les premières pierres étaient remisées à l’office de construction municipal en attendant d’être scellées dans leurs murs respectifs quand ceux-ci s’élèveraient. Lors de la pose de la première pierre du stade, le 9 septembre 1937, Hitler me tendit la main d’un geste solennel et me dit devant les sommités du parti réunies : « C’est le plus grand jour de votre vie ! » Peut-être étais-je, déjà à cette époque-là, devenu sceptique, car je lui répondis : « Non, pas aujourd’hui, mon Führer, seulement le jour où ce stade sera fini. »

 

Au début de l’année 1939, Hitler essaya de justifier devant des ouvriers du bâtiment le gigantisme de son style architectural par ces mots : « Pourquoi toujours bâtir le plus grand possible ? Je le fais pour redonner à chaque Allemand en particulier une confiance en soi. Pour dire à chaque individu dans cent domaines différents : nous ne sommes pas inférieurs, nous sommes au contraire absolument égaux aux autres peuples 9 . »
On ne doit pas rendre le seul régime responsable de cette tendance au gigantisme. Y ont aussi leur part les fortunes rapidement gagnées, tout autant que le besoin de montrer sa force pour quelque raison que ce soit. Aussi bien trouvons-nous dans l’antiquité grecque les plus grands édifices en Sicile et en Asie Mineure. Il se peut qu’on puisse établir une relation entre ce gigantisme et les constitutions dues à des dictateurs, mais même dans l’Athènes de Périclès, la statue d’Athéna Parthenos, sculptée par Phidias, avait 12 mètres de haut. De plus, la plupart des sept merveilles du monde, symboles d’une popularité universelle, ne le sont devenues que précisément à cause de leurs dimensions hors du commun, ainsi le temple d’Artémis à Éphèse, le mausolée d’Halicarnasse, le colosse de Rhodes ou le Zeus d’Olympie de Phidias.
Quand, devant les travailleurs, Hitler revendiquait le droit de dépasser les normes habituelles de l’architecture, il n’allait pas jusqu’au fond de sa pensée ; il n’avouait pas que cette architecture, la plus grande de toutes celles jamais conçues, devait magnifier son œuvre, sublimer la conscience qu’il avait de sa propre valeur. L’érection de ces monuments devait servir à annoncer ses prétentions au règne universel, bien avant qu’il ait osé en confier la pensée à ses plus proches collaborateurs.
Moi aussi, je m’enivrais à l’idée de créer, à l’aide de dessins, d’argent et d’entreprises de bâtiment, des témoins de pierre pour une histoire future et d’espérer de mon vivant une renommée millénaire. Je communiquais mon enthousiasme à Hitler, quand je pouvais lui démontrer que nous avions « battu », au moins au plan des dimensions, les œuvres les plus fameuses de l’histoire humaine. Il ne criait pourtant jamais son enthousiasme et restait économe de ses mots. Peut-être même, dans ces moments-là, une certaine vénération l’emplissait-elle, envers lui-même et envers une représentation de sa propre grandeur, créée sur son ordre et projetée dans l’avenir.

 

A ce même Congrès de 1937, où il avait posé la première pierre du stade, Hitler termina le discours de clôture par cette phrase : « La nation allemande a quand même obtenu son empire germanique. » Au cours du déjeuner qui suivit, Brückner, aide de camp de Hitler, raconta qu’à cet endroit-là l’émotion avait fait fondre en larmes le Feldmarschall von Blomberg. Hitler y vit la confirmation de l’accord qui régnait sur la signification fondamentale de sa déclaration.
On glosa beaucoup, à cette époque-là, sur le fait que cette expression énigmatique avait ouvert un nouveau chapitre du livre de la grande politique. On prétendait qu’elle aurait une foule de conséquences. Je savais par hasard ce que Hitler avait voulu dire, car, à peu près à la même époque, il me retint dans l’escalier qui menait à son appartement et, laissant son escorte continuer, me déclara : « Nous allons fonder un grand empire. Tous les peuples germaniques en feront partie. Il s’étendra de la Norvège à l’Italie du Nord. Il faut que je mène moi-même à bien cette entreprise. Pourvu que je reste en bonne santé ! » Cette formulation était encore d’une réserve relative. Au printemps de l’année 1937, Hitler vint me voir dans mes ateliers à Berlin. Nous étions tous les deux seuls, devant la maquette du stade de 400 000 places, haute de plus de deux mètres. Elle était construite juste à hauteur des yeux, comportait tous les détails du futur édifice, et était éclairée par de puissants projecteurs de cinéma, si bien qu’avec un tout petit effort d’imagination, nous pouvions nous représenter l’effet que devait produire cet édifice. Les plans étaient épinglés sur des tableaux près de la maquette. Hitler se tourna vers eux. Nous en vînmes à parler des Jeux Olympiques. Je lui fis remarquer, comme je l’avais déjà fait plusieurs fois auparavant, que mon terrain de sport n’avait pas les dimensions requises par les règlements olympiques. Là-dessus, Hitler me déclara, sans que le ton de sa voix change, comme s’il s’agissait d’une évidence indiscutable : « Aucune importance ! En 1940, les Jeux Olympiques auront encore lieu dans un autre pays, à Tokyo. Mais ensuite, ils auront lieu pour toujours en Allemagne dans ce stade. Et les dimensions du terrain de sport, c’est nous qui en déciderons. »
D’après le plan de travail que nous avions établi, le stade devait être prêt pour le Congrès de l’année 1945.