L’anéantissement
Hitler me semblait être, durant les dernières
semaines de sa vie, sorti de cette sclérose qui l’avait paralysé
les années précédentes. Il était à nouveau d’un abord plus facile,
se montrant parfois prêt à accepter qu’on discute ses décisions.
Ainsi, il aurait été, durant l’hiver 1944, impensable qu’il
consentît à discuter avec moi des perspectives de la guerre.
L’esprit de conciliation dont il fit preuve dans la question du
décret de la « terre brûlée » eût été également
inimaginable à cette époque-là, de même que la manière dont il
corrigea sans mot dire le discours que je voulais faire à la radio.
Il se montrait à nouveau ouvert aux arguments, alors qu’il ne les
aurait même pas écoutés un an auparavant. Il est vrai qu’il ne
s’agissait pas tellement d’une sérénité nouvelle ; il donnait
bien plutôt l’impression d’un homme qui voit l’œuvre de sa vie
s’écrouler et qui ne continue à suivre son chemin que mû par une
énergie cinétique accumulée durant les années mais qui, en fait,
s’est résigné et a lâché les rênes.
Il faisait l’effet de quelqu’un qui n’a pas de
consistance intérieure. Mais peut-être n’avait-il pas changé en
cela. Quand je revois ces années-là, je me demande parfois si ce
n’est pas précisément ce côté insaisissable, cette inanité de
l’être profond qui le caractérisèrent toute sa vie, de sa prime
jeunesse jusqu’à sa mort. La violence pouvait prendre d’autant plus
brutalement possession de lui qu’il ne pouvait lui opposer aucune
émotion humaine. Personne ne réussit jamais à l’approcher
intimement, parce qu’en lui tout était mort, tout était vide.
A cette inconsistance de l’être s’ajoutait
maintenant une sénilité précoce. Ses membres tremblaient, il allait
courbé, d’un pas traînant ; sa voix n’était plus assurée et
avait perdu son autorité d’antan ; sa diction énergique avait
fait place à une élocution hésitante et atone. Quand il s’énervait,
ce qui, comme aux vieillards, lui arrivait souvent, on aurait
presque cru qu’elle allait se fausser. Il avait toujours ses accès
de torticolis qui ne me faisaient plus songer aux attitudes d’un
enfant mais à celles d’un vieillard. Il avait le teint blême, le
visage enflé. Son uniforme, autrefois d’une propreté méticuleuse,
faisait négligé, et il le salissait en prenant ses repas, car il
mangeait d’une main tremblante.
Cet état émouvait sans aucun doute son entourage,
qui l’avait connu à son apogée. Moi-même, j’étais souvent tenté de
me laisser apitoyer par ce contraste, à plus d’un titre poignant,
avec le Hitler d’autrefois. C’est peut-être pour cette raison qu’on
l’écoutait en silence engager, alors qu’il se trouvait dans une
situation depuis longtemps désespérée, des divisions qui
n’existaient pas, donner l’ordre d’organiser des convois aériens
dont les avions, faute de carburant, ne pouvaient décoller. C’est
peut-être pour cette raison qu’on acceptait de le voir de plus en
plus souvent, au cours de ces délibérations, décoller de la réalité
pour rejoindre un monde imaginaire, l’écoutant parler de
l’imminence des dissensions entre l’Est et l’Ouest, nous jurer
presque qu’elles étaient inéluctables. Bien qu’il eût dû voir de
quelles illusions Hitler se berçait, son entourage était sensible à
la force de suggestion de ces constantes répétitions quand il
affirmait, par exempte, que lui seul réunissait la personnalité et
l’énergie nécessaires pour, de concert avec l’Occident, vaincre le
bolchevisme ; on était tenté de le croire quand il assurait
qu’il ne luttait plus que pour ce tournant décisif et que lui,
personnellement, ne souhaitait plus que sa dernière heure. Ce calme
avec lequel il envisageait sa fin prochaine augmentait notre pitié
et notre vénération.
En outre, il avait perdu de sa rigidité
officielle, redevenant ainsi plus aimable. A maints égards, il me
rappelait le Hitler que j’avais connu douze ans auparavant, au
début de nos relations, à la seule différence que, maintenant, il
avait l’air d’une ombre. Son amabilité se concentrait sur le petit
nombre de femmes qui l’entouraient depuis des années. Il portait,
depuis un certain temps, une affection particulière à Mme Junge, la veuve de son valet de chambre,
mort à la guerre ; mais la cuisinière viennoise qui s’occupait
de son régime avait ses faveurs, de même que Mme Wolf et Mme Christian, ses secrétaires depuis de
longues années, qui, elles aussi, faisaient partie des intimes qui
vécurent avec lui les dernières semaines de son existence. C’est
avec elles principalement que, depuis des mois, il prenait le thé
et ses repas, le cercle de ses amis ne comportant presque plus
d’hommes. Ainsi, je ne comptais plus non plus depuis longtemps
parmi ses convives habituels. Au reste, l’arrivée inopinée d’Eva
Braun entraîna quelques modifications dans les habitudes de vie de
Hitler, mais sans rien changer aux relations certainement tout
innocentes qu’il entretenait avec les autres femmes de son
entourage. Cet attachement se fondait sans doute sur une conception
primaire de la fidélité à laquelle, dans le malheur, les femmes
semblaient mieux répondre que les hommes, de la fidélité de qui il
semblait se méfier. Les seules exceptions notoires étaient Bormann,
Goebbels et Ley, dont il semblait être sûr.
Autour de ce
Hitler réduit à l’état de spectre, l’appareil de commandement
continuait de fonctionner mécaniquement. C’est, me semble-t-il,
cette force d’entraînement qui faisait que les généraux, même à ce
dernier stade, alors que le rayonnement de la force de décision de
Hitler avait diminué, continuaient aussi de suivre la voie qu’on
leur avait tracée. Ainsi Keitel persistait à exiger qu’on détruise
les ponts, alors que Hitler, déjà résigné, voulait les
épargner.
Le relâchement de la discipline de son entourage
avait dû frapper Hitler. Quand, auparavant, il pénétrait dans une
pièce, les personnes présentes se levaient et attendaient pour se
rasseoir qu’il ait lui-même pris place. Or, on pouvait observer que
ces mêmes personnes ne se levaient plus et continuaient leurs
conversations, que les domestiques s’entretenaient en sa présence
avec des invités et que, parfois, des collaborateurs pris d’alcool
dormaient sur des fauteuils ou discouraient à haute voix sans se
gêner. Peut-être faisait-il exprès d’ignorer ces changements. Mais,
pour moi, ce spectacle était comme un mauvais rêve auquel
l’appartement du chancelier, avec les modifications qui, depuis
quelques mois, y étaient intervenues, fournissait le décor
adéquat : on avait enlevé les tapisseries, décroché les
tableaux, roulé les tapis pour les mettre, avec quelques meubles de
valeur, en sûreté dans un bunker. Les taches claires sur le papier
peint, les vides de l’ameublement, des journaux traînant partout,
des verres et des assiettes vides, un chapeau enfin, jeté par
quelqu’un sur une chaise, brossaient le tableau d’un déménagement
en cours.
Hitler avait, depuis longtemps, abandonné les
pièces du haut, sous prétexte que les attaques aériennes
l’empêchaient de dormir et diminuaient sa puissance de travail.
Dans le bunker, disait-il, il pouvait au moins dormir. Aussi
avait-il aménagé sa vie sous terre.
Cette fuite qui l’avait fait se réfugier sous
cette voûte sépulcrale me parut toujours avoir une signification
symbolique. L’isolement de ce monde du bunker, entouré de tous
côtés de béton et de terre, scellait définitivement cette retraite
de Hitler, qui l’éloignait de la tragédie se jouant à l’air libre
et avec laquelle il n’entretenait plus aucune relation. Quand il
parlait d’une fin, c’est de la sienne qu’il s’agissait et non pas
de celle de son peuple. Il avait atteint le dernier stade de sa
fuite devant la réalité, une réalité que, déjà dans sa jeunesse, il
ne voulait pas reconnaître. A l’époque, je baptisai ce monde irréel
« l’île des bienheureux ».
Dans les derniers temps de sa vie, en avril 1945,
il m’arriva de me pencher avec lui sur les plans de Linz,
contemplant en silence les rêves d’autrefois. Son bureau, protégé
par un plafond de cinq mètres d’épaisseur recouvert de deux mètres
de terre, était certainement l’endroit le plus sûr de Berlin. Quand
de grosses bombes tombaient à proximité, le bunker vacillait dans
sa masse tout entière, en raison des conditions favorables de la
propagation des ondes explosives dans le sable de Berlin. Hitler
sursautait alors sur son siège. Comme l’intrépide caporal de la
Première Guerre mondiale avait changé ! Ce n’était plus qu’une
épave, un paquet de nerfs, qui ne savait plus cacher ses
réactions.
On ne fêta pas à proprement parler le dernier
anniversaire de Hitler. Alors qu’à l’habitude ce jour-là voyait un
grand nombre d’autos défiler, la garde d’honneur présenter les
armes, les dignitaires du Reich et de l’étranger venir apporter
leurs félicitations, il régna cette fois-là un calme total. Certes,
Hitler avait quitté le bunker pour les pièces du haut qui, dans
leur abandon, offraient à son pitoyable état un décor approprié.
Une délégation de la Jeunesse hitlérienne qui s’était distinguée au
combat lui fut même présentée dans le jardin. Mais, après avoir
tapoté les joues de l’un ou de l’autre, et dit quelques mots à voix
basse, il en resta là. Il avait certainement le sentiment de ne
plus pouvoir convaincre personne, sinon par la pitié qu’il
inspirait. Nous évitâmes, pour la plupart, l’embarras où nous
aurait plongés l’obligation de devoir présenter nos vœux, en venant
comme toujours à la conférence d’état-major. Personne ne savait
exactement ce qu’il devait dire. Hitler reçut les félicitations
d’un air froid et presque à contrecœur, ce qui allait bien avec les
circonstances.
Peu après, nous étions tous réunis, comme si
souvent déjà, autour de la table de conférences, dans l’étroite
pièce du bunker réservée à cet usage. En face de Hitler avait pris
place Göring. Lui qui d’habitude accordait tant d’importance à
l’apparence extérieure, avait apporté depuis quelques jours de
notables modifications à sa façon de s’habiller. A notre grande
surprise, son uniforme n’était plus coupé dans le tissu gris argent
habituel, mais dans le drap gris brun des uniformes américains. En
même temps, ses épaulettes larges de cinq centimètres et brodées
d’or avaient fait place à de simples épaulettes en tissu, sur
lesquelles l’insigne de son grade, l’aigle d’or de
Reischsmarschall, était fixé. « Un vrai général
américain », me murmura à l’oreille un des participants. Mais
Hitler ne parut même pas remarquer ce changement.
Pendant la « conférence », on parla de
l’imminence de l’attaque contre le centre de Berlin. Dans l’esprit
de Hitler, l’idée de ne pas défendre la métropole pour, au
contraire, se replier sur sa forteresse des Alpes avait, pendant la
nuit, fait place à la décision de se battre pour cette ville, au
besoin dans ses rues mêmes. On l’assaillit aussitôt de tous côtés
pour lui remontrer qu’il n’était pas seulement opportun, mais qu’il
était aussi grand temps pour lui de quitter Berlin et d’établir son
quartier général à l’Obersalzberg. Göring attira son attention sur
le fait que nous ne possédions plus qu’un seul couloir de
communication nord-sud par le massif de la Forêt Bavaroise, cette
unique voie d’évasion pouvant elle-même être coupée à tout moment.
Qu’on prétendît lui faire abandonner Berlin précisément en ce
moment fit s’emporter Hitler. « Comment ferai-je pour demander
aux troupes de livrer cette bataille décisive pour la défense de
Berlin si, dans le même temps, je cours me mettre à
l’abri ? » Assis en face de lui, Göring, dans son nouvel
uniforme, le visage blême et couvert de sueur, regardait, en
ouvrant de grands yeux,
Hitler s’échauffer au fil du discours. « C’est au destin que
je laisse le soin de décider si je péris dans la capitale ou si, au
dernier moment, je m’envole pour l’Obersalzberg. »
A peine la conférence d’état-major fut-elle
terminée et les généraux partis, que Göring, l’air bouleversé, se
tourna vers Hitler pour lui dire que des tâches urgentes
l’attendaient en Allemagne du Sud, il se voyait dans l’obligation
de quitter Berlin cette nuit même. Hitler le regarda, l’esprit
ailleurs. Il me sembla, à le voir, qu’en cet instant il était
lui-même profondément ému par sa décision de rester à Berlin et de
mettre ainsi sa vie en jeu. Tendant la main à Göring, il lui dit
quelques paroles insignifiantes, ne laissant pas voir qu’il l’avait
percé à jour. Debout à quelques pas de là, j’eus le sentiment
d’assister à un moment historique : la dislocation de la
direction du Reich. C’est ainsi que finit la conférence
d’état-major de ce jour anniversaire.
Avec les autres participants, je quittai la salle
de conférences comme d’habitude, sans prendre personnellement congé
de Hitler. Or, allant à l’encontre de nos projets initiaux, le
lieutenant-colonnel von Poser m’engagea vivement à quitter moi
aussi Berlin cette nuit même. Depuis longtemps déjà, nous avions
tout prévu pour notre fuite. Nous avions à l’avance envoyé à
Hambourg des bagages importants. Deux wagons-caravanes des Chemins
de fer du Reich étaient garés sur le bord du lac d’Eutin, à
proximité du quartier général de Dönitz, établi à Pion.
A Hambourg, je retournai voir le Gauleiter
Kaufmann. Comme moi, il trouvait inconcevable, vu la situation, de
continuer le combat à tout prix. Encouragé par son attitude, je lui
donnai à lire le discours que j’avais ébauché sur une souche
d’arbre dans la Schorfheide ; je n’étais pas sûr de l’accueil
qu’il lui ferait. « Mais, s’exclama-t-il, il faudrait que vous
le prononciez, ce discours. Pourquoi ne l’avez-vous pas encore
fait ? » Je le mis au courant des difficultés que j’avais
rencontrées. « Ne voulez-vous pas, reprit-il alors, que notre
émetteur de Hambourg le diffuse ? Je me porte garant du
directeur technique du poste. Ou alors vous pourriez au moins le
faire enregistrer sur disque 1 . »
Dans la nuit, Kaufmann me conduisit au bunker qui
abritait la direction technique de l’émetteur de Hambourg. Après
avoir traversé des salles vides, nous arrivâmes dans une pièce plus
petite, le studio d’enregistrement, où il me présenta deux
techniciens qui, visiblement, étaient au courant de mes projets. En
un éclair, je réalisai que, dans quelques minutes, je serais livré
à ces étrangers. Pour en faire mes complices et ainsi assurer mes
arrières, je leur dis, avant de commencer à lire mon discours,
qu’ils pourraient à la fin décider eux-mêmes de leur
attitude : en approuver le contenu ou détruire la matrice.
Ensuite, je pris place devant le microphone pour lire mon
manuscrit. Les techniciens restèrent muets. Peut-être étaient-ils
effrayés et peut-être, en même temps, convaincus par ce qu’ils
venaient d’entendre sans avoir de leur côté le courage de
résister : en tout cas, ils ne firent aucune objection.
Kaufmann prit les enregistrements en dépôt. Je lui
énumérai les circonstances dans lesquelles il pourrait les faire
diffuser sans mon assentiment. Les conditions dont je fis état
étaient caractéristiques des sentiments qui m’habitaient en ces
journées-là : il y avait le cas où, sur l’initiative d’un de
mes adversaires politiques, au nombre desquels je comptais tout
particulièrement Bormann, je serais assassiné ; celui où
Hitler, ayant eu vent de mes diverses entreprises, me ferait
condamner à mort ; le cas où Hitler lui-même mourrait et son
successeur continuerait sa politique désespérée de
destruction.
Comme le général Heinrici avait l’intention de ne
pas défendre Berlin, on devait compter qu’en quelques jours la
ville serait prise et qu’ainsi tout serait fini. Et effectivement,
le 22 avril déjà, comme me le rapportèrent le général SS
Berger 2 et également, lors de mon
dernier passage à Berlin, Eva Braun, Hitler voulut attenter à sa
vie. Mais entre-temps Heinrici avait été remplacé par le général de
parachutistes Student. Hitler considérait ce dernier comme l’un de
ses généraux les plus énergiques et pensait pouvoir d’autant plus
compter sur lui qu’il le tenait pour borné. Ce simple fait lui
avait redonné du courage. En même temps, Keitel et Jodl avaient
reçu l’ordre de ramener toutes les divisions disponibles sur
Berlin.
Quant à moi, je n’avais à ce moment-là plus rien à
faire puisqu’il n’y avait plus d’industrie d’armement. Mais,
ballotté de tous côtés par une violente inquiétude intérieure, je
ne connaissais ni trêve ni repos. Sans but ni raison, je décidai
d’aller cette nuit-là revoir cette propriété de Wilsnack où ma
famille et moi avions passé de nombreux week-ends. J’y rencontrai
un collaborateur du Dr Brandt ; il me raconta que le médecin
de Hitler était gardé prisonnier dans une villa d’un des faubourgs
ouest de Berlin. Il me décrivit l’endroit et m’en donna le numéro
de téléphone, en m’assurant que les SS commis à sa garde étaient
loin d’être intraitables. Nous réfléchîmes à la possibilité de
libérer le Dr Brandt en profitant
de la pagaïe qui devait à cette heure régner à Berlin. Mais je
voulais aussi revoir Lüschen et le convaincre de fuir à l’ouest
sans attendre les Russes.
Ce furent là les raisons qui me poussèrent à
décider de retourner à Berlin une dernière fois. Mais il est
vraisemblable que, derrière ces motifs avoués, Hitler joua encore
le rôle d’aimant. C’est lui que je voulais voir une dernière fois,
c’est de lui que je voulais prendre congé. Car j’avais maintenant
l’impression de m’être, deux jours auparavant, éclipsé à la
dérobée. Est-ce ainsi que notre longue collaboration devait prendre
fin ? Mois après mois, nous nous étions, des jours entiers,
penchés, dans un esprit de camaraderie de collège ou presque, sur
des plans conçus en commun. De nombreuses années durant, il nous
avait, ma famille et moi, accueillis à l’Obersalzberg, se montrant
un hôte affable et soucieux de notre bien-être. Le désir impératif
de le revoir encore une fois
montrait combien mes sentiments étaient partagés. Car la raison me
persuadait de la nécessité et de l’urgence de sa mort, même s’il
était déjà trop tard. Tout ce que j’avais, ces deniers mois,
entrepris contre lui venait du dessein que j’avais formé d’empêcher
Hitler d’entraîner notre peuple dans sa chute. Pouvait-il exister
une meilleure preuve de ma volonté de m’opposer à lui et de mon
impatience de le voir mourir, que ce discours enregistré la
veille ? Et pourtant, le lien sentimental qui m’attachait à
Hitler n’était pas aboli : par mon souci de ne laisser
diffuser le discours qu’après sa mort, je voulais lui épargner la
peine d’apprendre que, moi aussi, je m’étais retourné contre
lui ; une pitié grandissante pour cet homme déchu m’emplissait
le cœur. Peut-être beaucoup de membres de la suite de Hitler
ont-ils eu le même sentiment en ces derniers jours de sa vie. Le
devoir à accomplir, les serments prêtés, l’attachement d’une longue
fidélité, les sentiments de reconnaissance s’opposaient à
l’amertume ressentie devant mes souffrances personnelles et les
malheurs de la nation, les unes comme les autres n’ayant qu’une
seule cause : Hitler.
Aujourd’hui encore, je suis heureux d’avoir pu
mener à bien mon projet de revoir Hitler une dernière fois. Il
était juste qu’après douze ans de collaboration, passant par-dessus
tout ce qui nous opposait, je fisse ce geste. A l’époque, certes,
je n’agis que mû par une force irrésistible, presque mécaniquement,
quand je quittai Wilsnack pour Berlin. Avant mon départ, j’écrivis
quelques lignes à ma femme, pour lui donner bien sûr du courage,
mais en même temps pour lui montrer que je n’avais pas l’intention
de suivre Hitler dans la mort. A environ 90 kilomètres de Berlin,
le flot des véhicules roulant vers Hambourg encombrait la route. Il
y avait de tout : des modèles datant du début de l’automobile
et de luxueuses limousines, des camions et des camionnettes, des
motos et même des voitures de pompiers. Il était impossible d’aller
à contre-courant jusqu’à Berlin. Je ne pouvais pas comprendre d’où
sortait tout ce carburant. On l’avait vraisemblablement stocké
depuis des mois en prévision de ce jour.
A Kyritz se trouvait l’état-major d’une division.
J’utilisai son téléphone pour appeler à Berlin la villa où le
Dr Brandt était détenu et attendait
son exécution. Mais j’appris que, sur l’ordre personnel de Himmler,
on l’avait transféré dans le nord de l’Allemagne où il était en
sécurité. Je ne pus pas atteindre Lüschen non plus. Mais cela ne
changea rien à ma décision ; au contraire, j’annonçai à un des
aides de camp de Hitler ma visite pour l’après-midi. A l’état-major
de la division, nous avions appris que les forces combattantes
soviétiques progressaient rapidement mais qu’il ne fallait pas
s’attendre à un encerclement de Berlin dans l’immédiat ; ainsi
on prévoyait que l’aérodrome de Gatow, sur les bords de la Havel,
resterait encore un certain temps aux mains de nos troupes. C’est
pourquoi nous nous rendîmes au terrain d’essai en vol de Rechlin,
dans le Mecklembourg ; on m’y connaissait car j’avais assisté
là à de nombreuses présentations de nouveaux modèles et je pouvais
espérer qu’on m’y donnerait un avion. Depuis cette base, des
chasseurs partaient attaquer les troupes russes au sud de Potsdam.
Le commandant se montra disposé à me faire transporter avec un
avion-école jusqu’à Gatow. En même temps, on prépara deux
« Cigognes », avions de reconnaissance mono-moteurs à
vitesse d’atterrissage réduite, que l’on mit à notre disposition, à
mon officier de liaison et à moi-même, pour nos déplacements à
l’intérieur de Berlin et pour notre retour. Pendant qu’on préparait
les appareils, j’étudiai la position des forces d’encerclement
soviétiques portée sur la carte d’état-major.
Escorté par une escadrille de chasse, volant à
environ mille mètres d’altitude par temps clair, à quelques
kilomètres de la zone de combat, nous nous dirigeâmes vers le sud.
Vue de haut, la bataille dont l’enjeu était la capitale du Reich
paraissait anodine ; l’investissement de Berlin par des
troupes ennemies, qui se renouvelait à presque cent cinquante ans
d’intervalle, se déroulait dans une campagne dont les routes, les
villages et les bourgades, que d’innombrables périples m’avaient
fait si bien connaître, respiraient une paix presque inquiétante.
On ne voyait en fait que de brefs éclairs, n’ayant l’air de rien,
canons qui tiraient ou obus qui tombaient, à l’éclat à peine plus
fort que la brève flamme d’une allumette qu’on craque, et des
fermes qui brûlaient, finissant lentement de se consumer.
Toutefois, à la limite orientale de Berlin, perdue au loin dans la
brume, on pouvait distinguer des colonnes de fumée plus
importantes. Mais le grondement du moteur étouffait le bruit
lointain du combat.
Nous atterrîmes à Gatow tandis que l’escadrille de
chasse poursuivait son vol vers ses objectifs situés au sud de
Potsdam. L’aérodrome était presque abandonné. Seul le général
Christian, appartenant en tant que collaborateur du général Jodl à
l’état-major de Hitler, se préparait à partir. Nous échangeâmes
quelques paroles insignifiantes. Puis je grimpai, suivi de mon
escorte, dans l’un des deux « Cigognes » prêts à décoller
et, savourant le romantisme de cette équipée inutile, car nous
aurions tout aussi bien pu y aller en voiture, nous rejoignîmes
Berlin en survolant en rase-mottes l’axe est-ouest, que j’avais
parcouru en compagnie de Hitler la veille de son cinquantième
anniversaire. Juste avant d’arriver à la porte de Brandebourg, nous
atterrîmes sur la large avenue, au grand étonnement des quelques
rares voitures présentes. Nous arrêtâmes une voiture de l’armée
pour nous faire conduire à la Chancellerie. Le temps avait passé et
nous étions déjà en fin d’après-midi, car, pour parcourir les 150
kilomètres qui séparent Wilsnack de Berlin, nous avions mis plus de
dix heures.
Je ne savais pas exactement quels risques
comportait mon entrevue avec Hitler ; je ne savais pas si,
pendant ces deux jours, un changement d’humeur était intervenu.
Mais, en un certain sens, cela m’était égal. Certes, j’espérais que
l’aventure se terminerait bien, mais j’aurais également admis
qu’elle tourne mal.
La
Chancellerie que j’avais construite sept ans auparavant était déjà
prise sous le feu de l’artillerie lourde soviétique, mais elle
avait encore été peu touchée. L’effet des obus paraissait
insignifiant quand on observait le champ de ruines qu’avaient
laissé derrière eux quelques bombardements, effectués de jour par
l’aviation américaine ces dernières semaines. J’enjambai un
enchevêtrement de poutres calcinées, traversai des pièces au
plafond effondré et arrivai ainsi dans la pièce où, quelques années
auparavant, nous traînions notre ennui à longueur de soirées, où
Bismarck avait tenu ses réunions et où, maintenant, Schaub, l’aide
de camp de Hitler, buvait du cognac en compagnie d’hommes qui
m’étaient pour la plupart inconnus. Malgré mon coup de téléphone,
on ne m’attendait plus, aussi fut-on surpris de mon retour. Schaub
m’accueillit en me saluant avec cordialité. J’en conclus qu’on
n’avait pas eu connaissance ici de l’enregistrement que j’avais
fait à Hambourg. Il nous laissa pour aller annoncer mon arrivée.
J’en profitai pour charger von Poser de découvrir, avec l’aide des
standardistes de la Chancellerie, où se trouvait Lüschen et de lui
demander de venir nous rejoindre.
De retour, l’aide de camp me dit : « Le
Führer voudrait vous parler. » Combien de fois, ces dernières
douze années, n’avais-je pas été introduit chez Hitler par cette
formule stéréotypée ! Mais ce n’est pas à cela que je pensai
en descendant les quelque cinquante marches, mais bien plutôt à mes
chances de m’en sortir vivant. Le premier que je vis, en bas, fut
Bormann. Venant à ma rencontre, il fut d’une politesse si
inhabituelle que je me sentis en sécurité. Car les expressions de
Bormann ou de Schaub avaient toujours été des signes certains de
l’humeur de Hitler. « Si vous parlez au Führer, me dit-il d’un
ton humble, il vous demandera certainement, si, d’après vous, il
faut rester ici ou s’il faut rejoindre Berchtesgaden par
avion ; il est grand temps qu’il prenne le commandement en
Allemagne du Sud… Il ne nous reste que peu d’heures si nous voulons
le faire… Vous allez le convaincre de partir, n’est-ce
pas ? » S’il y en avait un pour tenir à sa vie dans le
bunker, c’était manifestement Bormann, lui, qui, trois semaines
auparavant, avait lancé un appel aux fonctionnaires du parti pour
que, surmontant toutes leurs faiblesses, ils vainquent ou
périssent 3 . Je lui répondis
évasivement, savourant en face de cet homme presque suppliant un
triomphe tardif.
On me mena ensuite chez Hitler. Il me reçut cette
fois-ci sans cette émotion qu’il avait manifestée quelques semaines
auparavant après mon serment de fidélité. Il ne montra d’ailleurs
aucune émotion d’aucune sorte. J’eus à nouveau le sentiment qu’il
était vidé, consumé, sans vie. De cet air qu’il prenait pour régler
les affaires et qui lui permettait de tout cacher, il me demanda
l’impression que m’avait faite la manière de travailler de Dönitz.
J’eus le sentiment très net qu’il ne s’intéressait que de très loin
à Dönitz et qu’en fait c’était la question de sa succession qui le
préoccupait. Aujourd’hui encore, je suis persuadé que Dönitz a
liquidé le sombre héritage dont il fut le légataire inattendu avec
plus d’adresse, de dignité et de prudence que ne l’auraient fait
Bormann ou Himmler. Je décrivis à Hitler l’impression positive que
j’avais eue, ornant mon rapport de quelques détails qui ne
pouvaient que lui plaire, mais me gardant bien, vu ma vieille
expérience, d’essayer de l’influencer en faveur de Dönitz, ce qui
n’aurait eu que le résultat contraire.
Brusquement, Hitler me demanda : « Qu’en
pensez-vous ? Dois-je rester ici ou partir en avion pour
Berchtesgaden ? Jodl m’a dit qu’après-demain il ne serait plus
temps. » Spontanément, je lui conseillai de rester à Berlin
car qu’aurait-il fait à l’Obersalzberg ? Berlin tombé, le
combat n’aurait plus de sens. « Et, ajoutai-je, je pense qu’il
est mieux, si cela doit être, que vous terminiez votre vie ici
comme Führer dans votre capitale que dans votre maison de
week-end. » A nouveau, l’émotion me saisit. A l’époque, je
pensais que ce conseil était le bon ; mais il se révéla
mauvais car, s’il était allé à l’Obersalzberg, je suppose que le
combat aurait été écourté d’une semaine.
Ce jour-là, il ne dit plus rien de l’imminence
d’un changement, de la nécessité d’espérer. Plutôt fatigué et
apathique, il commença, comme si c’était tout naturel, à parler de
sa mort : « Moi aussi, j’étais décidé à rester, je
voulais seulement avoir votre avis. Je ne combattrai d’ailleurs
pas, continua-t-il. Le danger est trop grand de n’être que blessé
et de tomber vivant aux mains des Russes. Je ne voudrais pas non
plus que mes ennemis traitent mon cadavre comme une charogne. J’ai
donné l’ordre qu’on le brûle. Mlle Braun veut m’accompagner dans la
mort ; quant à Blondi, je la tuerai d’abord d’un coup de
revolver. Croyez-moi, Speer, il m’est facile de mettre fin à ma
vie. Un court instant, et me voilà libéré de tout, libéré de cette
existence pleine de tourments. » J’avais le sentiment de
parler à un mort vivant. L’atmosphère devenait de plus en plus
sinistre, la tragédie approchait de son dénouement.
Au cours des derniers mois, il m’était arrivé de
le haïr, je l’avais, en tout cas, combattu, leurré et trompé ;
mais, en ce moment, j’étais ébranlé et en plein désarroi. Perdant
tout contrôle de moi-même, je lui avouai à voix basse que je
n’avais rien fait détruire, que j’avais même empêché toute
destruction. Un moment, ses yeux se remplirent de larmes. Mais il
n’eut aucune réaction. De tels problèmes, qui le préoccupaient tant
quelques semaines auparavant, lui semblaient lointains, très
lointains. L’esprit absent, il me regarda fixement lorsque je lui
proposai en hésitant de rester à Berlin. Il garda le silence.
Peut-être avait-il senti que je mentais. Je me suis souvent demandé
s’il n’avait pas toujours su instinctivement que, ces derniers
mois, j’avais œuvré contre lui et s’il n’avait pas tiré de mes
mémoires les conclusions ?qui s’imposaient. Je me suis également
demandé si, en me laissant enfreindre ses ordres, il ne donnait pas
une nouvelle preuve de la complexité de sa nature. Je ne le saurai
jamais.
A ce
moment-là, on annonça le général Krebs, chef de l’état-major
général de l’armée de terre, venu au rapport 4 . Ainsi rien n’avait changé sur ce
plan : le commandant en chef de la Wehrmacht continuait comme
toujours d’entendre les rapports sur la situation militaire au
front. Mais alors que, trois jours auparavant, la petite pièce du
bunker réservée aux conférences d’état-major ne pouvait contenir
tous les officiers supérieurs, les commandants en chef des
différentes armes de la Wehrmacht et de la SS, aujourd’hui, elle
était presque vide, car, entre-temps, ils étaient presque tous
partis. En plus de Göring, de Dönitz et de Himmler, Keitel, Jodl,
Koller, chef de l’état-major de la Luftwaffe, et les principaux
officiers de leurs états-majors se trouvaient hors de Berlin ;
il ne restait plus que des officiers de liaison de rang subalterne.
Le rapport avait changé lui aussi : du dehors ne parvenaient
que des nouvelles confuses ; le chef de l’état-major général
ne pouvait pas dire grand-chose de plus que de faire état de
suppositions. La carte qu’il étendit sous les yeux de Hitler ne
recouvrait plus que les alentours immédiats de Berlin et de
Potsdam. Mais même pour ce territoire, les indications concernant
la progression des troupes soviétiques ne concordaient pas avec ce
que j’avais vu quelques heures auparavant sur la carte des combats
à l’état-major de la chasse. Les troupes soviétiques étaient
beaucoup plus proches que ne l’indiquait la carte. A mon grand
étonnement, Hitler essaya, pendant la conférence, de faire à
nouveau preuve d’optimisme, bien que juste avant il m’eût parlé de
sa mort imminente et de ses dispositions mortuaires. Il est vrai
qu’il avait beaucoup perdu de sa force de conviction de jadis.
Krebs l’écoutait patiemment et poliment. Autrefois, j’avais souvent
pensé que Hitler était prisonnier de convictions figées quand, dans
des situations désespérées, il jurait sans hésiter un instant qu’il
s’en sortirait ; maintenant, il était clair qu’il avait deux
langages. Depuis combien de temps nous trompait-il ainsi ?
Depuis quand savait-il que le combat était perdu ? Depuis
l’hiver moscovite, depuis Stalingrad, depuis l’invasion, après
l’échec de la contre-offensive des Ardennes en 1944 ? Où
commençait la dissimulation, où le calcul ? Mais peut-être
n’avais-je assisté là qu’à un de ces brusques changements d’humeur
et peut-être était-il aussi sincère envers le général Krebs
qu’envers moi tout à l’heure.
La conférence d’état-major, qui d’habitude durait
des heures, fut vite finie, montrant concrètement l’agonie dans
laquelle se débattait ce reste de quartier général. Ce jour-là,
Hitler renonça même à se perdre dans le rêve d’un miracle
qu’accomplirait pour lui la Providence. Il nous congédia rapidement
et nous quittâmes la pièce qui avait vu se dérouler le plus sombre
chapitre d’une histoire pleine d’errements, de fautes et de crimes.
Comme si je n’étais pas venu à Berlin spécialement pour lui, Hitler
m’avait traité comme un de ces visiteurs qu’il voyait tous les
jours, ne me demandant même pas si je voulais rester plus longtemps
ou prendre congé. Nous nous séparâmes sans nous serrer la main,
comme à l’habitude, comme si nous devions nous revoir le lendemain.
Dehors je tombai sur Goebbels qui me dit : « Hier, le
Führer a pris une décision qui aura une importance capitale dans
l’histoire du monde. Il a fait cesser les combats sur le front
Ouest, permettant ainsi aux troupes occidentales d’arriver sans
encombre à Berlin. » C’était encore un de ces fantasmes qui, à
cette époque-là, frappaient les esprits comme un éclair, y créant
de nouveaux espoirs pour, tout aussitôt, laisser place à d’autres
fantasmes. Goebbels me raconta que lui, sa femme et ses six enfants
étaient maintenant les hôtes de Hitler dans le bunker, cet
« endroit historique », comme il le nommait lui-même, où
ils finiraient tous leurs jours. Au contraire de Hitler, il dit
cela avec un parfait contrôle de soi et rien dans son comportement
ne trahissait qu’il était arrivé à la fin de sa vie.
C’était la fin de l’après-midi ; un médecin
SS m’annonça que Mme Goebbels
gardait la chambre, très faible et souffrant de malaises
cardiaques. Je lui fis demander si elle voulait bien me recevoir.
J’aurais aimé lui parler seul à seul, mais Goebbels m’attendait
dans le vestibule pour me conduire à sa chambre dans le bunker où
je la trouvai allongée sur un simple lit. Elle était pâle et ne
prononça que quelques paroles insignifiantes, bien qu’on pût sentir
qu’elle souffrait à la pensée que l’heure où ses enfants mourraient
de mort violente se rapprochait inéluctablement. Goebbels ne me
quitta pas un seul instant. Aussi notre conversation porta-t-elle
uniquement sur son état. C’est seulement vers la fin qu’une de ses
phrases montra clairement ce qui la tourmentait : « Comme
je suis heureuse qu’au moins Harald (son fils d’un premier mariage)
soit encore vivant. » Moi aussi, j’étais comme paralysé et ne
trouvais presque rien à dire, mais que pouvait-on dire dans une
situation pareille ? Nous prîmes congé dans un silence gêné.
Son mari ne nous avait même pas accordé quelques minutes
d’adieu.
Pendant ce temps, une agitation se fit dans le
vestibule. Un télégramme de Göring venait d’arriver que Bormann
s’empressa d’aller porter à Hitler. Poussé par la curiosité, je lui
emboîtai le pas, sans façon. Göring demandait simplement à Hitler
s’il devait, conformément au règlement de succession, assumer la
totalité de la direction du Reich dans le cas où Hitler resterait
dans sa citadelle de Berlin. Mais Bormann accusa aussitôt Göring
d’avoir fomenté un coup d’État, c’était là peut-être sa dernière
tentative pour suggérer à Hitler de se rendre à Berchtesgaden, afin
d’y remettre de l’ordre. Cependant Hitler réagit d’abord à cette
nouvelle avec la même apathie qu’il avait montrée toute la journée.
Mais les efforts de Bormann reçurent un nouveau soutien quand on
apporta un second radiogramme de Göring : j’en empochai une
copie qui, dans le désordre général de l’heure, traînait quelque
part dans le bunker. On pouvait y lire : « Affaire
importante ! A transmettre par officiers seulement !
Radiogramme n° 1899. Robinson à Prince Électeur, le 23-4,
17 h 59. Au ministre du Reich von Ribbentrop. J’ai prié
le Führer de me donner des instructions jusqu’au 23-4 à
22 heures. Dans le cas, où à cette date et à cette heure, il
serait patent que le Führer a perdu sa liberté d’action dans la
direction des affaires du
Reich, son décret du 29-6-1941 entrera en vigueur. Dès ce moment,
je remplirai, comme l’indique le décret, toutes ses fonctions en
ses lieu et place. Si, jusqu’à 24 heures le 23-4-45, vous ne
recevez rien du Führer ou directement ou par mon intermédiaire, je
vous prie de venir me rejoindre immédiatement par la voie des airs.
Signé : Göring,
Reichsmarschall. » Bormann crut voir là un nouvel argument.
« C’est une trahison, s’écria-t-il, il envoie déjà des
télégrammes aux membres du gouvernement pour leur communiquer qu’il
va, mon Führer, prendre vos fonctions cette nuit à vingt-quatre
heures. »
Si Hitler avait réagi avec calme au reçu du
premier télégramme, Bormann avait maintenant partie gagnée. Son
vieux rival, Göring, se vit, dans un télégramme que Bormann rédigea
lui-même, déchu de tous droits à la succession et accusé de
trahison envers Hitler et le national-socialisme. En outre, Hitler
fit savoir à Göring qu’il renoncerait à prendre d’autres mesures
s’il se démettait de toutes ses fonctions pour des raisons de
santé. Bormann avait ainsi enfin réussi à sortir Hitler de sa
léthargie. Il s’ensuivit une explosion de rage incontrôlée où au
sentiment d’impuissance se mêlaient amertume, apitoiement sur
soi-même et désespoir. Le visage rouge et les yeux hagards, Hitler
semblait avoir oublié son entourage. « Je sais que Göring est
pourri. Je le sais depuis longtemps, répétait-il. Il a dépravé la
Luftwaffe. Il était corrompu. C’est son exemple qui a permis à la
corruption de s’installer dans notre État. En plus, voilà des
années qu’il se droguait à la morphine. Je le sais depuis
longtemps. » Ainsi Hitler savait tout et, malgré cela, il
n’avait rien entrepris. Brutalement, par un revirement stupéfiant,
il retomba dans son apathie. « Et puis après tout, Göring peut
bien négocier la capitulation. Si la guerre est perdue, peu importe
qui mène ces pourparlers. » Son mépris pour le peuple allemand
s’exprimait bien là : Göring serait toujours assez bon pour
ça. Hitler semblait à bout de forces ; il avait repris
exactement le même ton fatigué si significatif de son état ce
jour-là. Des années durant il s’était surmené, des années durant il
avait, en mobilisant toute son immense volonté, repoussé loin de
lui et des autres la certitude croissante de ce dénouement.
Maintenant il n’avait plus l’énergie nécessaire pour cacher son
état. Maintenant, il abandonnait.
Environ une demi-heure plus tard, Bormann
apportait la réponse de Göring : celui-ci se démettait de
toutes ses fonctions à cause d’une grave maladie de cœur. Comme il
l’avait fait si souvent, Hitler venait de se débarrasser d’un
collaborateur gênant sous le prétexte d’une maladie pour ne pas
avoir à le révoquer et diminuer ainsi la foi qu’avait le peuple
allemand en ses dirigeants et en leur unité. Hitler restait donc
fidèle à ce principe, tenant compte des répercussions possibles,
même maintenant que tout était presque fini.
Et c’est maintenant seulement, au dernier moment,
que Bormann avait atteint son but : éliminer Göring. Il est
possible qu’il ait été convaincu de l’incompétence de Göring. Mais
c’est en fait parce que celui-ci détenait trop de pouvoirs en ses
seules mains qu’il l’avait tant haï et finalement renversé. En un
certain sens, ; j’éprouvai à ce moment-là une certaine pitié
pour Göring, me souvenant de la conversation où il m’avait assuré
de sa fidélité envers Hitler.
Le bref orage que Bormann avait si bien mis en
scène était passé, les quelques mesures du Crépuscule des dieux s’étaient tues, le traître ou
prétendu tel avait quitté le plateau. A mon grand étonnement,
Hitler satisfit à une requête que je ne lui présentai d’abord
qu’avec une certaine hésitation. Quelques directeurs tchèques des
usines Skoda s’attendaient, ayant collaboré avec nous, à avoir des
ennuis avec les Russes et ils n’avaient vraisemblablement pas tort.
En revanche, ils espéraient, vu leurs anciennes relations avec
l’industrie américaine, être mieux traités au quartier général U.S.
s’ils pouvaient le rejoindre en avion. Quelques jours auparavant,
Hitler aurait nettement refusé une telle prétention mais,
maintenant, il était prêt à signer un acte donnant ordre de régler
toutes les formalités.
Alors que j’étais en train de discuter de cette
affaire avec Hitler, Bormann lui rappela que Ribbentrop attendait
toujours d’être reçu en audience. Hitler réagit avec
nervosité : « Je vous ai déjà dit plusieurs fois que je
ne désire pas lui parler. » Pour une raison quelconque, cette
entrevue avec Ribbentrop ennuyait Hitler. Mais Bormann tint bon.
« Ribbentrop, reprit-il, a déclaré qu’il ne bougerait pas de
devant votre porte, qu’il y attendrait comme un chien fidèle que
vous l’appeliez. » Cette comparaison fléchit Hitler. Il fit
appeler Ribbentrop. Ils restèrent seuls pour parler. Apparemment,
Hitler lui fit part du projet d’évacuation par avion des directeurs
tchèques. Or, même dans cette situation désespérée, le ministre des
Affaires étrangères lutta pour faire respecter sa compétence.
M’abordant dans le couloir, il me déclara en maugréant :
« Cette affaire est du ressort du ministère des Affaires
étrangères », puis il ajouta sur un ton plus affable :
« Mais cette fois, je n’ai rien à redire à ce décret, à
condition que vous ajoutiez "sur proposition du ministre des
Affaires étrangères du Reich". » Je complétai le décret,
Ribbentrop en fut satisfait, Hitler le signa. Pour autant que je
sache, ce fut là le dernier acte officiel passé entre Hitler et son
ministre des Affaires étrangères.
Dans l’intervalle, Lüschen, qui, tous ces derniers
mois, m’avait aidé et conseillé avec un soin paternel, était arrivé
à la Chancellerie. Mais tous mes efforts pour le persuader de
quitter Berlin restèrent vains. Nous nous dîmes adieu ;
j’appris plus tard à Nuremberg qu’il s’était suicidé après la chute
de Berlin.
Vers minuit, Eva Braun envoya un domestique SS
pour me prier de venir la rejoindre dans une petite pièce du
bunker, en même temps chambre à coucher et salle de séjour. Elle
l’avait aménagée avec goût, utilisant les beaux meubles que j’avais
dessinés des années auparavant pour ses deux pièces de
l’appartement de la Chancellerie. Ni les proportions ni le bois que
j’avais choisis n’allaient avec l’aspect sinistre du cadre. Mais le
comble, c’était qu’une des
marqueteries des portes de la commode portait un trèfle
porte-bonheur stylisé représentant ses initiales.
Nous pûmes nous entretenir dans le calme, car
Hitler s’était retiré. En fait, elle était dans ce bunker la seule
de toutes les personnalités promises à la mort à montrer un calme
souverain forçant l’admiration. Alors que tous les autres étaient
soit pris d’une exaltation héroïque comme Goebbels, soit préoccupés
de leur seule survie comme Bormann, soit éteints comme Hitler, soit
brisés comme Mme Goebbels, elle
montrait, elle, une sérénité presque joyeuse. « Que
diriez-vous, me demanda-t-elle, d’une bouteille de Champagne pour
nos adieux ? Et puis des confiseries. Vous n’avez certainement
rien mangé depuis longtemps. » Le seul fait qu’elle ait, la
première depuis des heures que j’étais dans le bunker, pensé que je
pourrais avoir faim me parut une attention touchante. Le domestique
rapporta une bouteille de Moët et Chandon, des gâteaux et des
confiseries. Nous restâmes seuls. « Vous savez, c’est bien que
vous soyez revenu. Le Führer supposait que vous travailliez contre
lui. Mais votre visite lui a prouvé le contraire. N’est-ce
pas ? » Je ne répondis pas. « Par ailleurs, ce que
vous lui avez déclaré aujourd’hui lui a plu. Il a décidé de rester
ici et je resterai avec lui. Ce qui s’ensuivra, vous le savez… Il
voulait me renvoyer à Munich. Mais je n’ai pas voulu. Je suis venue
ici pour en finir. » Elle fut la seule également dans le
bunker à faire preuve d’humanité. « Pourquoi, demanda-t-elle,
faut-il que tant d’hommes et de femmes meurent ? Cela n’a plus
de sens… Au demeurant, vous avez failli ne plus nous revoir. Hier,
la situation était tellement désespérée que nous pensions que les
Russes occuperaient très vite Berlin. Le Führer voulait déjà tout
abandonner. Mais Goebbels a réussi à l’en dissuader, c’est pourquoi
nous sommes encore ici. » Parlant librement, faisant parfois
quelques sorties contre Bormann et ses intrigues, elle s’entretint
ainsi avec moi, revenant sans cesse sur la joie qu’elle éprouvait
de se trouver ici dans le bunker.
A trois heures du matin, Hitler était de nouveau
debout. Je lui fis dire que je voulais prendre congé. Cette journée
m’ayant durement éprouvé, je craignais de ne pouvoir me contrôler
pendant ces adieux. Je me retrouvais pour la dernière fois devant
cet homme à qui, douze ans auparavant, j’avais consacré ma vie, et
qui, maintenant, n’était plus qu’un vieillard agité de
tremblements. J’étais en même temps ému et déconcerté. Lui, en
revanche, ne manifesta aucune émotion. Ses paroles étaient aussi
froides que sa main. « Alors, vous partez ? Bon. Au
revoir. » Pas une pensée pour ma famille, pas un souhait, pas
un remerciement, pas un mot d’adieu. Un instant, je perdis
contenance, parlant de revenir. Mais il put aisément voir qu’il ne
s’agissait là que d’un mensonge dicté par les circonstances et, se
détournant, s’occupa d’autre chose, me signifiant ainsi mon
congé.
Dix minutes après, accompagné du silence de ceux
qui restaient, j’avais quitté l’appartement du chancelier. Je
voulus traverser une dernière fois mon œuvre toute proche, la
Chancellerie du Reich. Comme il n’y avait pas de lumière, je me
contentai de quelques minutes d’adieux dans la cour d’honneur dont
l’obscurité estompait les contours et dont je dus deviner plutôt
qu’autre chose l’ordonnance architecturale. Il régnait un silence
presque sépulcral, comme parfois la nuit dans les montagnes. Le
bruit de la ville, qu’on percevait autrefois jusqu’ici, même à
cette heure nocturne, s’était tu. A intervalles espacés,
j’entendais éclater les obus russes. Ce fut là ma dernière visite à
la Chancellerie du Reich. Il y avait de cela des années, je l’avais
construite, plein de projets, de perspectives et de rêves d’avenir.
Je quittais maintenant le champ de ruines non seulement de mon
édifice, mais des plus précieuses années de ma vie.
« Comment cela s’est-il passé ? me
demanda Poser. – Grâce au ciel, lui répondis-je soulagé, je n’ai
pas eu besoin de jouer au prince Max de Bade. » J’avais bien
interprété la froideur de Hitler lors de nos adieux, car, six jours
plus tard, il me rayait de son testament politique, faisant de
Saur, depuis longtemps son favori, mon successeur.
En disposant quelques lanternes rouges, on avait
transformé en piste d’envol la rue qui mène de la porte de
Brandebourg à la colonne de la Victoire. Des commandos avaient
rebouché les cratères creusés par les derniers obus. Nous
décollâmes sans incidents : sur ma droite, je vis s’évanouir
une ombre : c’était la colonne de la Victoire. Nous avions la
voie libre. Nous pouvions voir dans et autour de Berlin de nombreux
incendies, les flammes des canons et les fusées éclairantes
ressemblant à des vers luisants. Pourtant, le spectacle n’avait
rien de comparable à une des grosses attaques aériennes sur Berlin.
Nous mîmes le cap sur un trou d’ombre dans la ceinture de feu des
canons en action. Nous atteignîmes le terrain d’essais de Rechlin à
l’aube, vers cinq heures.
Je fis préparer un avion de chasse pour faire
porter à Karl Hermann Frank, le gouverneur de Prague, l’ordre du
Führer concernant les directeurs de chez Skoda. Est-il jamais
parvenu à destination ? Je n’ai jamais pu le savoir. Comme je
voulais éviter les chasseurs-bombardiers anglais volant à basse
altitude et les attaques qu’ils lançaient contre les routes
traversant leur territoire, j’avais encore jusqu’au soir avant de
continuer ma route vers Hambourg. Ayant appris à la base aérienne
que Himmler se trouvait à 40 kilomètres de là seulement, dans
l’hôpital où j’avais moi-même, un an auparavant, séjourné dans des
circonstances si bizarres, je décidai de lui rendre visite. Nous
atterrîmes avec notre « Cigogne » dans une prairie toute
proche de l’hôpital. Himmler se montra étonné de ma visite. Il me
reçut dans la chambre qui avait été la mienne et, pour rendre la
situation encore plus burlesque, le professeur Gebhardt, lui aussi,
était présent. Comme toujours, Himmler me témoigna la cordialité de
mise entre collègues, mais qui exclut toute intimité. Il montra
surtout de l’intérêt pour mes aventures berlinoises. Il n’accorda
aucune attention à mon récit de la destitution de Göring par
Hitler, dont il avait sans
aucun doute déjà entendu parler, et quand je mentionnai, avec il
est vrai quelques réserves, la renonciation de Göring à toutes ses
fonctions, comme si tout cela n’avait aucune importance :
« De toute façon, me dit-il d’un ton assuré et avec un sourire
entendu, Göring sera le successeur. Nous sommes depuis longtemps
convenus que je serai son Premier ministre. Même sans Hitler, je
peux faire de lui le chef de l’État… Et vous le connaissez… Bien
entendu, c’est moi qui déciderai. J’ai déjà pris contact avec
diverses personnes que je prendrai dans mon cabinet. Je dois
recevoir Keitel tout à l’heure… » Peut-être Himmler
supposa-t-il que je faisais antichambre pour qu’il me donnât un
poste de ministre.
Himmler se berçait d’illusions
invraisemblables : « Sans moi, affirmait-il, l’Europe ne
s’en sortira pas. Elle aura encore besoin de moi comme ministre de
la Police pour maintenir l’ordre. Une heure avec Eisenhower et il
en sera convaincu ! Vous verrez bientôt qu’ils devront faire
appel à moi sous peine de sombrer dans la pagaïe. » Il fit
état des contacts qu’il avait pris avec le comte Bernadotte, en
prévision d’une remise des camps de concentration à la Croix-Rouge
internationale. Je compris alors pourquoi j’avais aperçu, quelques
jours auparavant, de nombreux camions de la Croix-Rouge stationnés
dans la forêt de Sachsenwald, près de Hambourg. Les premiers temps,
ils avaient toujours dit qu’ils liquideraient tous les prisonniers
politiques avant le dénouement. Maintenant, Himmler cherchait, de
son propre chef, un arrangement avec les vainqueurs ; quant à
Hitler, il avait depuis longtemps oublié ces résolutions premières,
comme mon dernier entretien avec lui l’avait clairement fait
ressortir.
A la fin, Himmler me laissa entrevoir une faible
chance d’obtenir un ministère dans son gouvernement. Moi, en
revanche, je lui offris, non sans ironie, mon avion, si jamais il
voulait rendre à Hitler une visite d’adieux. Mais il repoussa
l’offre en prétendant qu’il n’en avait pas le temps. « Car,
affirma-t-il d’une voix impassible, il me faut préparer mon nouveau
gouvernement et, d’autre part, ma personne a trop d’importance pour
l’avenir du peuple allemand pour que je coure le risque d’aller
maintenant à Berlin en avion. » L’arrivée de Keitel
interrompit notre conversation. Dans la chambre attenante, je fus
témoin des assurances que donnait le Feldmarschall à Himmler de son
attachement inconditionnel et cela de la même voix ferme qu’il
avait quand il adressait à Hitler ses fréquentes protestations
pathétiques. Il affirmait se mettre tout entier à la disposition du
futur Premier ministre.
Le soir, je me retrouvai à Hambourg. Le Gauleiter
m’offrit de diffuser sur l’émetteur de Hambourg mon discours à la
population, et ce tout de suite, c’est-à-dire avant même la mort de
Hitler. Pourtant, quand je pensai au drame qui allait se jouer dans
les jours, peut-être dans les heures à venir dans le bunker
berlinois, toute activité illégale perdit pour moi de sa nécessité.
Encore une fois, Hitler avait réussi à me paralyser
psychologiquement. A mes yeux et devant les autres, je justifiai ce
changement d’attitude en prétendant qu’il était faux et absurde de
vouloir encore intervenir dans le déroulement de la tragédie.
Je pris congé de Kaufmann pour me rendre en
Schleswig-Holstein. Nous nous installâmes dans nos caravanes sur le
bord du lac d’Eutin. Parfois, je rendais visite à Dönitz ou à des
connaissances de l’état-major général qui, aussi inactifs que moi,
attendaient impatiemment l’évolution de la situation. Ainsi
étais-je présent lorsqu’on apporta à Dönitz, le 1er mai 1945, le radiogramme 5 limitant ses droits de successeur de façon
draconienne. Hitler avait en effet prescrit au nouveau président du
Reich la composition de son gouvernement : Goebbels était
chancelier du Reich, Seyss-Inquart ministre des Affaires étrangères
et Bormann ministre du Parti. En même temps Bormann annonçait son
arrivée prochaine. « Mais c’est tout à fait impossible !
se lamentait Dönitz, consterné de cette limitation de ses
fonctions. Quelqu’un a-t-il déjà vu ce télégramme ? » Son
aide de camp Lüdde-Neurat établit qu’il était venu directement du
réceptionniste au grand amiral. Voyant cela, Dönitz donna l’ordre
d’engager le réceptionniste à se taire, de mettre ce télégramme
sous clef et de ne le montrer à personne. « Qu’allons-nous
faire, demanda-t-il alors, si Bormann et Goebbels arrivent
effectivement ? » Sans attendre de réponse, il poursuivit
d’un ton ferme et résolu : « En aucun cas, je ne
collaborerai avec eux. » Ce soir-là, nous fûmes tous deux
d’avis qu’on devait d’une manière ou d’une autre s’assurer des
personnes de Bormann et de Goebbels.
Ainsi Hitler obligea Dönitz à commettre dès son
entrée en fonctions un acte illégal : cette dissimulation d’un
document officiel 6 était le
dernier maillon de la longue chaîne de tromperies, de trahisons,
d’hypocrisies et d’intrigues que déroulèrent ces jours et ces
semaines : trahison de Himmler négociant avec l’ennemi,
dernière grande intrigue de Bormann aux dépens de Göring, réussie
parce qu’il avait dupé Hitler, projets de Göring d’arrangement avec
les alliés, pourparlers de Kaufmann avec les Anglais et cette offre
qu’il me fit d’utiliser l’émetteur de Hambourg, déclaration
d’allégeance de Keitel à un nouveau maître du vivant même de
Hitler, et enfin mes propres tromperies, moi qui, tout au long des
derniers mois, n’avais cessé de duper l’homme qui m’avait découvert
et encouragé, moi qui avais même voulu l’éliminer. Nous nous y
étions tous vus forcés par ce système que nous avions nous-mêmes
représenté ; obligés par Hitler lui-même qui, de son côté, se
trahissant lui-même, nous trahit tous et trahit son peuple. Ainsi
sombra le IIIe Reich.
Au soir de ce 1e r mai où
nous apprîmes la mort de Hitler, je dormis dans une petite pièce du
cantonnement de Dönitz. En défaisant ma valise, je découvris
l’écrin de cuir rouge contenant le portrait de Hitler. Ma
secrétaire l’avait mis dans la valise. J’étais à bout de nerfs.
Quand, ayant ouvert la cassette, je mis la photo sur la table, une crise de larmes me
secoua. Ce fut seulement à ce moment-là que se dénouèrent les liens
qui me tenaient enchaîné à Hitler. Son charme magique avait fini
d’agir. Il ne restait plus que les images de champs couverts de
morts, de villes en ruines, de millions d’hommes et de femmes en
deuil, de camps de concentration. Toutes ces images ne défilèrent
pas devant mes yeux à ce moment-là, mais elles durent être
présentes à mon esprit. Je sombrai en un sommeil profond.
Quinze jours plus tard, j’écrivis, sous le coup
des révélations des crimes commis dans les camps de concentration,
au nouveau chef du gouvernement, von Schwerin-Krosigk. « Ceux
qui ont jusqu’à maintenant dirigé l’Allemagne portent la
responsabilité collective du destin qui attend le peuple allemand.
Cette faute collective, chacun doit l’assumer pour sa part, de
telle sorte que la faute, qui autrement pourrait retomber sur le
peuple allemand, se trouve répartie sur ces individus. »
Un nouveau chapitre de ma vie venait de commencer.
Il n’a pas encore pris fin.