32.
L’anéantissement
Hitler me semblait être, durant les dernières semaines de sa vie, sorti de cette sclérose qui l’avait paralysé les années précédentes. Il était à nouveau d’un abord plus facile, se montrant parfois prêt à accepter qu’on discute ses décisions. Ainsi, il aurait été, durant l’hiver 1944, impensable qu’il consentît à discuter avec moi des perspectives de la guerre. L’esprit de conciliation dont il fit preuve dans la question du décret de la « terre brûlée » eût été également inimaginable à cette époque-là, de même que la manière dont il corrigea sans mot dire le discours que je voulais faire à la radio. Il se montrait à nouveau ouvert aux arguments, alors qu’il ne les aurait même pas écoutés un an auparavant. Il est vrai qu’il ne s’agissait pas tellement d’une sérénité nouvelle ; il donnait bien plutôt l’impression d’un homme qui voit l’œuvre de sa vie s’écrouler et qui ne continue à suivre son chemin que mû par une énergie cinétique accumulée durant les années mais qui, en fait, s’est résigné et a lâché les rênes.
Il faisait l’effet de quelqu’un qui n’a pas de consistance intérieure. Mais peut-être n’avait-il pas changé en cela. Quand je revois ces années-là, je me demande parfois si ce n’est pas précisément ce côté insaisissable, cette inanité de l’être profond qui le caractérisèrent toute sa vie, de sa prime jeunesse jusqu’à sa mort. La violence pouvait prendre d’autant plus brutalement possession de lui qu’il ne pouvait lui opposer aucune émotion humaine. Personne ne réussit jamais à l’approcher intimement, parce qu’en lui tout était mort, tout était vide.
A cette inconsistance de l’être s’ajoutait maintenant une sénilité précoce. Ses membres tremblaient, il allait courbé, d’un pas traînant ; sa voix n’était plus assurée et avait perdu son autorité d’antan ; sa diction énergique avait fait place à une élocution hésitante et atone. Quand il s’énervait, ce qui, comme aux vieillards, lui arrivait souvent, on aurait presque cru qu’elle allait se fausser. Il avait toujours ses accès de torticolis qui ne me faisaient plus songer aux attitudes d’un enfant mais à celles d’un vieillard. Il avait le teint blême, le visage enflé. Son uniforme, autrefois d’une propreté méticuleuse, faisait négligé, et il le salissait en prenant ses repas, car il mangeait d’une main tremblante.
Cet état émouvait sans aucun doute son entourage, qui l’avait connu à son apogée. Moi-même, j’étais souvent tenté de me laisser apitoyer par ce contraste, à plus d’un titre poignant, avec le Hitler d’autrefois. C’est peut-être pour cette raison qu’on l’écoutait en silence engager, alors qu’il se trouvait dans une situation depuis longtemps désespérée, des divisions qui n’existaient pas, donner l’ordre d’organiser des convois aériens dont les avions, faute de carburant, ne pouvaient décoller. C’est peut-être pour cette raison qu’on acceptait de le voir de plus en plus souvent, au cours de ces délibérations, décoller de la réalité pour rejoindre un monde imaginaire, l’écoutant parler de l’imminence des dissensions entre l’Est et l’Ouest, nous jurer presque qu’elles étaient inéluctables. Bien qu’il eût dû voir de quelles illusions Hitler se berçait, son entourage était sensible à la force de suggestion de ces constantes répétitions quand il affirmait, par exempte, que lui seul réunissait la personnalité et l’énergie nécessaires pour, de concert avec l’Occident, vaincre le bolchevisme ; on était tenté de le croire quand il assurait qu’il ne luttait plus que pour ce tournant décisif et que lui, personnellement, ne souhaitait plus que sa dernière heure. Ce calme avec lequel il envisageait sa fin prochaine augmentait notre pitié et notre vénération.
En outre, il avait perdu de sa rigidité officielle, redevenant ainsi plus aimable. A maints égards, il me rappelait le Hitler que j’avais connu douze ans auparavant, au début de nos relations, à la seule différence que, maintenant, il avait l’air d’une ombre. Son amabilité se concentrait sur le petit nombre de femmes qui l’entouraient depuis des années. Il portait, depuis un certain temps, une affection particulière à Mme Junge, la veuve de son valet de chambre, mort à la guerre ; mais la cuisinière viennoise qui s’occupait de son régime avait ses faveurs, de même que Mme Wolf et Mme Christian, ses secrétaires depuis de longues années, qui, elles aussi, faisaient partie des intimes qui vécurent avec lui les dernières semaines de son existence. C’est avec elles principalement que, depuis des mois, il prenait le thé et ses repas, le cercle de ses amis ne comportant presque plus d’hommes. Ainsi, je ne comptais plus non plus depuis longtemps parmi ses convives habituels. Au reste, l’arrivée inopinée d’Eva Braun entraîna quelques modifications dans les habitudes de vie de Hitler, mais sans rien changer aux relations certainement tout innocentes qu’il entretenait avec les autres femmes de son entourage. Cet attachement se fondait sans doute sur une conception primaire de la fidélité à laquelle, dans le malheur, les femmes semblaient mieux répondre que les hommes, de la fidélité de qui il semblait se méfier. Les seules exceptions notoires étaient Bormann, Goebbels et Ley, dont il semblait être sûr.
Autour de ce Hitler réduit à l’état de spectre, l’appareil de commandement continuait de fonctionner mécaniquement. C’est, me semble-t-il, cette force d’entraînement qui faisait que les généraux, même à ce dernier stade, alors que le rayonnement de la force de décision de Hitler avait diminué, continuaient aussi de suivre la voie qu’on leur avait tracée. Ainsi Keitel persistait à exiger qu’on détruise les ponts, alors que Hitler, déjà résigné, voulait les épargner.
Le relâchement de la discipline de son entourage avait dû frapper Hitler. Quand, auparavant, il pénétrait dans une pièce, les personnes présentes se levaient et attendaient pour se rasseoir qu’il ait lui-même pris place. Or, on pouvait observer que ces mêmes personnes ne se levaient plus et continuaient leurs conversations, que les domestiques s’entretenaient en sa présence avec des invités et que, parfois, des collaborateurs pris d’alcool dormaient sur des fauteuils ou discouraient à haute voix sans se gêner. Peut-être faisait-il exprès d’ignorer ces changements. Mais, pour moi, ce spectacle était comme un mauvais rêve auquel l’appartement du chancelier, avec les modifications qui, depuis quelques mois, y étaient intervenues, fournissait le décor adéquat : on avait enlevé les tapisseries, décroché les tableaux, roulé les tapis pour les mettre, avec quelques meubles de valeur, en sûreté dans un bunker. Les taches claires sur le papier peint, les vides de l’ameublement, des journaux traînant partout, des verres et des assiettes vides, un chapeau enfin, jeté par quelqu’un sur une chaise, brossaient le tableau d’un déménagement en cours.
Hitler avait, depuis longtemps, abandonné les pièces du haut, sous prétexte que les attaques aériennes l’empêchaient de dormir et diminuaient sa puissance de travail. Dans le bunker, disait-il, il pouvait au moins dormir. Aussi avait-il aménagé sa vie sous terre.
Cette fuite qui l’avait fait se réfugier sous cette voûte sépulcrale me parut toujours avoir une signification symbolique. L’isolement de ce monde du bunker, entouré de tous côtés de béton et de terre, scellait définitivement cette retraite de Hitler, qui l’éloignait de la tragédie se jouant à l’air libre et avec laquelle il n’entretenait plus aucune relation. Quand il parlait d’une fin, c’est de la sienne qu’il s’agissait et non pas de celle de son peuple. Il avait atteint le dernier stade de sa fuite devant la réalité, une réalité que, déjà dans sa jeunesse, il ne voulait pas reconnaître. A l’époque, je baptisai ce monde irréel « l’île des bienheureux ».
Dans les derniers temps de sa vie, en avril 1945, il m’arriva de me pencher avec lui sur les plans de Linz, contemplant en silence les rêves d’autrefois. Son bureau, protégé par un plafond de cinq mètres d’épaisseur recouvert de deux mètres de terre, était certainement l’endroit le plus sûr de Berlin. Quand de grosses bombes tombaient à proximité, le bunker vacillait dans sa masse tout entière, en raison des conditions favorables de la propagation des ondes explosives dans le sable de Berlin. Hitler sursautait alors sur son siège. Comme l’intrépide caporal de la Première Guerre mondiale avait changé ! Ce n’était plus qu’une épave, un paquet de nerfs, qui ne savait plus cacher ses réactions.
On ne fêta pas à proprement parler le dernier anniversaire de Hitler. Alors qu’à l’habitude ce jour-là voyait un grand nombre d’autos défiler, la garde d’honneur présenter les armes, les dignitaires du Reich et de l’étranger venir apporter leurs félicitations, il régna cette fois-là un calme total. Certes, Hitler avait quitté le bunker pour les pièces du haut qui, dans leur abandon, offraient à son pitoyable état un décor approprié. Une délégation de la Jeunesse hitlérienne qui s’était distinguée au combat lui fut même présentée dans le jardin. Mais, après avoir tapoté les joues de l’un ou de l’autre, et dit quelques mots à voix basse, il en resta là. Il avait certainement le sentiment de ne plus pouvoir convaincre personne, sinon par la pitié qu’il inspirait. Nous évitâmes, pour la plupart, l’embarras où nous aurait plongés l’obligation de devoir présenter nos vœux, en venant comme toujours à la conférence d’état-major. Personne ne savait exactement ce qu’il devait dire. Hitler reçut les félicitations d’un air froid et presque à contrecœur, ce qui allait bien avec les circonstances.
Peu après, nous étions tous réunis, comme si souvent déjà, autour de la table de conférences, dans l’étroite pièce du bunker réservée à cet usage. En face de Hitler avait pris place Göring. Lui qui d’habitude accordait tant d’importance à l’apparence extérieure, avait apporté depuis quelques jours de notables modifications à sa façon de s’habiller. A notre grande surprise, son uniforme n’était plus coupé dans le tissu gris argent habituel, mais dans le drap gris brun des uniformes américains. En même temps, ses épaulettes larges de cinq centimètres et brodées d’or avaient fait place à de simples épaulettes en tissu, sur lesquelles l’insigne de son grade, l’aigle d’or de Reischsmarschall, était fixé. « Un vrai général américain », me murmura à l’oreille un des participants. Mais Hitler ne parut même pas remarquer ce changement.
Pendant la « conférence », on parla de l’imminence de l’attaque contre le centre de Berlin. Dans l’esprit de Hitler, l’idée de ne pas défendre la métropole pour, au contraire, se replier sur sa forteresse des Alpes avait, pendant la nuit, fait place à la décision de se battre pour cette ville, au besoin dans ses rues mêmes. On l’assaillit aussitôt de tous côtés pour lui remontrer qu’il n’était pas seulement opportun, mais qu’il était aussi grand temps pour lui de quitter Berlin et d’établir son quartier général à l’Obersalzberg. Göring attira son attention sur le fait que nous ne possédions plus qu’un seul couloir de communication nord-sud par le massif de la Forêt Bavaroise, cette unique voie d’évasion pouvant elle-même être coupée à tout moment. Qu’on prétendît lui faire abandonner Berlin précisément en ce moment fit s’emporter Hitler. « Comment ferai-je pour demander aux troupes de livrer cette bataille décisive pour la défense de Berlin si, dans le même temps, je cours me mettre à l’abri ? » Assis en face de lui, Göring, dans son nouvel uniforme, le visage blême et couvert de sueur, regardait, en ouvrant de grands yeux, Hitler s’échauffer au fil du discours. « C’est au destin que je laisse le soin de décider si je péris dans la capitale ou si, au dernier moment, je m’envole pour l’Obersalzberg. »
A peine la conférence d’état-major fut-elle terminée et les généraux partis, que Göring, l’air bouleversé, se tourna vers Hitler pour lui dire que des tâches urgentes l’attendaient en Allemagne du Sud, il se voyait dans l’obligation de quitter Berlin cette nuit même. Hitler le regarda, l’esprit ailleurs. Il me sembla, à le voir, qu’en cet instant il était lui-même profondément ému par sa décision de rester à Berlin et de mettre ainsi sa vie en jeu. Tendant la main à Göring, il lui dit quelques paroles insignifiantes, ne laissant pas voir qu’il l’avait percé à jour. Debout à quelques pas de là, j’eus le sentiment d’assister à un moment historique : la dislocation de la direction du Reich. C’est ainsi que finit la conférence d’état-major de ce jour anniversaire.
Avec les autres participants, je quittai la salle de conférences comme d’habitude, sans prendre personnellement congé de Hitler. Or, allant à l’encontre de nos projets initiaux, le lieutenant-colonnel von Poser m’engagea vivement à quitter moi aussi Berlin cette nuit même. Depuis longtemps déjà, nous avions tout prévu pour notre fuite. Nous avions à l’avance envoyé à Hambourg des bagages importants. Deux wagons-caravanes des Chemins de fer du Reich étaient garés sur le bord du lac d’Eutin, à proximité du quartier général de Dönitz, établi à Pion.
A Hambourg, je retournai voir le Gauleiter Kaufmann. Comme moi, il trouvait inconcevable, vu la situation, de continuer le combat à tout prix. Encouragé par son attitude, je lui donnai à lire le discours que j’avais ébauché sur une souche d’arbre dans la Schorfheide ; je n’étais pas sûr de l’accueil qu’il lui ferait. « Mais, s’exclama-t-il, il faudrait que vous le prononciez, ce discours. Pourquoi ne l’avez-vous pas encore fait ? » Je le mis au courant des difficultés que j’avais rencontrées. « Ne voulez-vous pas, reprit-il alors, que notre émetteur de Hambourg le diffuse ? Je me porte garant du directeur technique du poste. Ou alors vous pourriez au moins le faire enregistrer sur disque 1 . »
Dans la nuit, Kaufmann me conduisit au bunker qui abritait la direction technique de l’émetteur de Hambourg. Après avoir traversé des salles vides, nous arrivâmes dans une pièce plus petite, le studio d’enregistrement, où il me présenta deux techniciens qui, visiblement, étaient au courant de mes projets. En un éclair, je réalisai que, dans quelques minutes, je serais livré à ces étrangers. Pour en faire mes complices et ainsi assurer mes arrières, je leur dis, avant de commencer à lire mon discours, qu’ils pourraient à la fin décider eux-mêmes de leur attitude : en approuver le contenu ou détruire la matrice. Ensuite, je pris place devant le microphone pour lire mon manuscrit. Les techniciens restèrent muets. Peut-être étaient-ils effrayés et peut-être, en même temps, convaincus par ce qu’ils venaient d’entendre sans avoir de leur côté le courage de résister : en tout cas, ils ne firent aucune objection.
Kaufmann prit les enregistrements en dépôt. Je lui énumérai les circonstances dans lesquelles il pourrait les faire diffuser sans mon assentiment. Les conditions dont je fis état étaient caractéristiques des sentiments qui m’habitaient en ces journées-là : il y avait le cas où, sur l’initiative d’un de mes adversaires politiques, au nombre desquels je comptais tout particulièrement Bormann, je serais assassiné ; celui où Hitler, ayant eu vent de mes diverses entreprises, me ferait condamner à mort ; le cas où Hitler lui-même mourrait et son successeur continuerait sa politique désespérée de destruction.

 

Comme le général Heinrici avait l’intention de ne pas défendre Berlin, on devait compter qu’en quelques jours la ville serait prise et qu’ainsi tout serait fini. Et effectivement, le 22 avril déjà, comme me le rapportèrent le général SS Berger 2 et également, lors de mon dernier passage à Berlin, Eva Braun, Hitler voulut attenter à sa vie. Mais entre-temps Heinrici avait été remplacé par le général de parachutistes Student. Hitler considérait ce dernier comme l’un de ses généraux les plus énergiques et pensait pouvoir d’autant plus compter sur lui qu’il le tenait pour borné. Ce simple fait lui avait redonné du courage. En même temps, Keitel et Jodl avaient reçu l’ordre de ramener toutes les divisions disponibles sur Berlin.
Quant à moi, je n’avais à ce moment-là plus rien à faire puisqu’il n’y avait plus d’industrie d’armement. Mais, ballotté de tous côtés par une violente inquiétude intérieure, je ne connaissais ni trêve ni repos. Sans but ni raison, je décidai d’aller cette nuit-là revoir cette propriété de Wilsnack où ma famille et moi avions passé de nombreux week-ends. J’y rencontrai un collaborateur du Dr Brandt ; il me raconta que le médecin de Hitler était gardé prisonnier dans une villa d’un des faubourgs ouest de Berlin. Il me décrivit l’endroit et m’en donna le numéro de téléphone, en m’assurant que les SS commis à sa garde étaient loin d’être intraitables. Nous réfléchîmes à la possibilité de libérer le Dr Brandt en profitant de la pagaïe qui devait à cette heure régner à Berlin. Mais je voulais aussi revoir Lüschen et le convaincre de fuir à l’ouest sans attendre les Russes.
Ce furent là les raisons qui me poussèrent à décider de retourner à Berlin une dernière fois. Mais il est vraisemblable que, derrière ces motifs avoués, Hitler joua encore le rôle d’aimant. C’est lui que je voulais voir une dernière fois, c’est de lui que je voulais prendre congé. Car j’avais maintenant l’impression de m’être, deux jours auparavant, éclipsé à la dérobée. Est-ce ainsi que notre longue collaboration devait prendre fin ? Mois après mois, nous nous étions, des jours entiers, penchés, dans un esprit de camaraderie de collège ou presque, sur des plans conçus en commun. De nombreuses années durant, il nous avait, ma famille et moi, accueillis à l’Obersalzberg, se montrant un hôte affable et soucieux de notre bien-être. Le désir impératif de le revoir encore une fois montrait combien mes sentiments étaient partagés. Car la raison me persuadait de la nécessité et de l’urgence de sa mort, même s’il était déjà trop tard. Tout ce que j’avais, ces deniers mois, entrepris contre lui venait du dessein que j’avais formé d’empêcher Hitler d’entraîner notre peuple dans sa chute. Pouvait-il exister une meilleure preuve de ma volonté de m’opposer à lui et de mon impatience de le voir mourir, que ce discours enregistré la veille ? Et pourtant, le lien sentimental qui m’attachait à Hitler n’était pas aboli : par mon souci de ne laisser diffuser le discours qu’après sa mort, je voulais lui épargner la peine d’apprendre que, moi aussi, je m’étais retourné contre lui ; une pitié grandissante pour cet homme déchu m’emplissait le cœur. Peut-être beaucoup de membres de la suite de Hitler ont-ils eu le même sentiment en ces derniers jours de sa vie. Le devoir à accomplir, les serments prêtés, l’attachement d’une longue fidélité, les sentiments de reconnaissance s’opposaient à l’amertume ressentie devant mes souffrances personnelles et les malheurs de la nation, les unes comme les autres n’ayant qu’une seule cause : Hitler.
Aujourd’hui encore, je suis heureux d’avoir pu mener à bien mon projet de revoir Hitler une dernière fois. Il était juste qu’après douze ans de collaboration, passant par-dessus tout ce qui nous opposait, je fisse ce geste. A l’époque, certes, je n’agis que mû par une force irrésistible, presque mécaniquement, quand je quittai Wilsnack pour Berlin. Avant mon départ, j’écrivis quelques lignes à ma femme, pour lui donner bien sûr du courage, mais en même temps pour lui montrer que je n’avais pas l’intention de suivre Hitler dans la mort. A environ 90 kilomètres de Berlin, le flot des véhicules roulant vers Hambourg encombrait la route. Il y avait de tout : des modèles datant du début de l’automobile et de luxueuses limousines, des camions et des camionnettes, des motos et même des voitures de pompiers. Il était impossible d’aller à contre-courant jusqu’à Berlin. Je ne pouvais pas comprendre d’où sortait tout ce carburant. On l’avait vraisemblablement stocké depuis des mois en prévision de ce jour.
A Kyritz se trouvait l’état-major d’une division. J’utilisai son téléphone pour appeler à Berlin la villa où le Dr Brandt était détenu et attendait son exécution. Mais j’appris que, sur l’ordre personnel de Himmler, on l’avait transféré dans le nord de l’Allemagne où il était en sécurité. Je ne pus pas atteindre Lüschen non plus. Mais cela ne changea rien à ma décision ; au contraire, j’annonçai à un des aides de camp de Hitler ma visite pour l’après-midi. A l’état-major de la division, nous avions appris que les forces combattantes soviétiques progressaient rapidement mais qu’il ne fallait pas s’attendre à un encerclement de Berlin dans l’immédiat ; ainsi on prévoyait que l’aérodrome de Gatow, sur les bords de la Havel, resterait encore un certain temps aux mains de nos troupes. C’est pourquoi nous nous rendîmes au terrain d’essai en vol de Rechlin, dans le Mecklembourg ; on m’y connaissait car j’avais assisté là à de nombreuses présentations de nouveaux modèles et je pouvais espérer qu’on m’y donnerait un avion. Depuis cette base, des chasseurs partaient attaquer les troupes russes au sud de Potsdam. Le commandant se montra disposé à me faire transporter avec un avion-école jusqu’à Gatow. En même temps, on prépara deux « Cigognes », avions de reconnaissance mono-moteurs à vitesse d’atterrissage réduite, que l’on mit à notre disposition, à mon officier de liaison et à moi-même, pour nos déplacements à l’intérieur de Berlin et pour notre retour. Pendant qu’on préparait les appareils, j’étudiai la position des forces d’encerclement soviétiques portée sur la carte d’état-major.
Escorté par une escadrille de chasse, volant à environ mille mètres d’altitude par temps clair, à quelques kilomètres de la zone de combat, nous nous dirigeâmes vers le sud. Vue de haut, la bataille dont l’enjeu était la capitale du Reich paraissait anodine ; l’investissement de Berlin par des troupes ennemies, qui se renouvelait à presque cent cinquante ans d’intervalle, se déroulait dans une campagne dont les routes, les villages et les bourgades, que d’innombrables périples m’avaient fait si bien connaître, respiraient une paix presque inquiétante. On ne voyait en fait que de brefs éclairs, n’ayant l’air de rien, canons qui tiraient ou obus qui tombaient, à l’éclat à peine plus fort que la brève flamme d’une allumette qu’on craque, et des fermes qui brûlaient, finissant lentement de se consumer. Toutefois, à la limite orientale de Berlin, perdue au loin dans la brume, on pouvait distinguer des colonnes de fumée plus importantes. Mais le grondement du moteur étouffait le bruit lointain du combat.
Nous atterrîmes à Gatow tandis que l’escadrille de chasse poursuivait son vol vers ses objectifs situés au sud de Potsdam. L’aérodrome était presque abandonné. Seul le général Christian, appartenant en tant que collaborateur du général Jodl à l’état-major de Hitler, se préparait à partir. Nous échangeâmes quelques paroles insignifiantes. Puis je grimpai, suivi de mon escorte, dans l’un des deux « Cigognes » prêts à décoller et, savourant le romantisme de cette équipée inutile, car nous aurions tout aussi bien pu y aller en voiture, nous rejoignîmes Berlin en survolant en rase-mottes l’axe est-ouest, que j’avais parcouru en compagnie de Hitler la veille de son cinquantième anniversaire. Juste avant d’arriver à la porte de Brandebourg, nous atterrîmes sur la large avenue, au grand étonnement des quelques rares voitures présentes. Nous arrêtâmes une voiture de l’armée pour nous faire conduire à la Chancellerie. Le temps avait passé et nous étions déjà en fin d’après-midi, car, pour parcourir les 150 kilomètres qui séparent Wilsnack de Berlin, nous avions mis plus de dix heures.
Je ne savais pas exactement quels risques comportait mon entrevue avec Hitler ; je ne savais pas si, pendant ces deux jours, un changement d’humeur était intervenu. Mais, en un certain sens, cela m’était égal. Certes, j’espérais que l’aventure se terminerait bien, mais j’aurais également admis qu’elle tourne mal.
La Chancellerie que j’avais construite sept ans auparavant était déjà prise sous le feu de l’artillerie lourde soviétique, mais elle avait encore été peu touchée. L’effet des obus paraissait insignifiant quand on observait le champ de ruines qu’avaient laissé derrière eux quelques bombardements, effectués de jour par l’aviation américaine ces dernières semaines. J’enjambai un enchevêtrement de poutres calcinées, traversai des pièces au plafond effondré et arrivai ainsi dans la pièce où, quelques années auparavant, nous traînions notre ennui à longueur de soirées, où Bismarck avait tenu ses réunions et où, maintenant, Schaub, l’aide de camp de Hitler, buvait du cognac en compagnie d’hommes qui m’étaient pour la plupart inconnus. Malgré mon coup de téléphone, on ne m’attendait plus, aussi fut-on surpris de mon retour. Schaub m’accueillit en me saluant avec cordialité. J’en conclus qu’on n’avait pas eu connaissance ici de l’enregistrement que j’avais fait à Hambourg. Il nous laissa pour aller annoncer mon arrivée. J’en profitai pour charger von Poser de découvrir, avec l’aide des standardistes de la Chancellerie, où se trouvait Lüschen et de lui demander de venir nous rejoindre.

 

De retour, l’aide de camp me dit : « Le Führer voudrait vous parler. » Combien de fois, ces dernières douze années, n’avais-je pas été introduit chez Hitler par cette formule stéréotypée ! Mais ce n’est pas à cela que je pensai en descendant les quelque cinquante marches, mais bien plutôt à mes chances de m’en sortir vivant. Le premier que je vis, en bas, fut Bormann. Venant à ma rencontre, il fut d’une politesse si inhabituelle que je me sentis en sécurité. Car les expressions de Bormann ou de Schaub avaient toujours été des signes certains de l’humeur de Hitler. « Si vous parlez au Führer, me dit-il d’un ton humble, il vous demandera certainement, si, d’après vous, il faut rester ici ou s’il faut rejoindre Berchtesgaden par avion ; il est grand temps qu’il prenne le commandement en Allemagne du Sud… Il ne nous reste que peu d’heures si nous voulons le faire… Vous allez le convaincre de partir, n’est-ce pas ? » S’il y en avait un pour tenir à sa vie dans le bunker, c’était manifestement Bormann, lui, qui, trois semaines auparavant, avait lancé un appel aux fonctionnaires du parti pour que, surmontant toutes leurs faiblesses, ils vainquent ou périssent 3 . Je lui répondis évasivement, savourant en face de cet homme presque suppliant un triomphe tardif.
On me mena ensuite chez Hitler. Il me reçut cette fois-ci sans cette émotion qu’il avait manifestée quelques semaines auparavant après mon serment de fidélité. Il ne montra d’ailleurs aucune émotion d’aucune sorte. J’eus à nouveau le sentiment qu’il était vidé, consumé, sans vie. De cet air qu’il prenait pour régler les affaires et qui lui permettait de tout cacher, il me demanda l’impression que m’avait faite la manière de travailler de Dönitz. J’eus le sentiment très net qu’il ne s’intéressait que de très loin à Dönitz et qu’en fait c’était la question de sa succession qui le préoccupait. Aujourd’hui encore, je suis persuadé que Dönitz a liquidé le sombre héritage dont il fut le légataire inattendu avec plus d’adresse, de dignité et de prudence que ne l’auraient fait Bormann ou Himmler. Je décrivis à Hitler l’impression positive que j’avais eue, ornant mon rapport de quelques détails qui ne pouvaient que lui plaire, mais me gardant bien, vu ma vieille expérience, d’essayer de l’influencer en faveur de Dönitz, ce qui n’aurait eu que le résultat contraire.
Brusquement, Hitler me demanda : « Qu’en pensez-vous ? Dois-je rester ici ou partir en avion pour Berchtesgaden ? Jodl m’a dit qu’après-demain il ne serait plus temps. » Spontanément, je lui conseillai de rester à Berlin car qu’aurait-il fait à l’Obersalzberg ? Berlin tombé, le combat n’aurait plus de sens. « Et, ajoutai-je, je pense qu’il est mieux, si cela doit être, que vous terminiez votre vie ici comme Führer dans votre capitale que dans votre maison de week-end. » A nouveau, l’émotion me saisit. A l’époque, je pensais que ce conseil était le bon ; mais il se révéla mauvais car, s’il était allé à l’Obersalzberg, je suppose que le combat aurait été écourté d’une semaine.
Ce jour-là, il ne dit plus rien de l’imminence d’un changement, de la nécessité d’espérer. Plutôt fatigué et apathique, il commença, comme si c’était tout naturel, à parler de sa mort : « Moi aussi, j’étais décidé à rester, je voulais seulement avoir votre avis. Je ne combattrai d’ailleurs pas, continua-t-il. Le danger est trop grand de n’être que blessé et de tomber vivant aux mains des Russes. Je ne voudrais pas non plus que mes ennemis traitent mon cadavre comme une charogne. J’ai donné l’ordre qu’on le brûle. Mlle Braun veut m’accompagner dans la mort ; quant à Blondi, je la tuerai d’abord d’un coup de revolver. Croyez-moi, Speer, il m’est facile de mettre fin à ma vie. Un court instant, et me voilà libéré de tout, libéré de cette existence pleine de tourments. » J’avais le sentiment de parler à un mort vivant. L’atmosphère devenait de plus en plus sinistre, la tragédie approchait de son dénouement.
Au cours des derniers mois, il m’était arrivé de le haïr, je l’avais, en tout cas, combattu, leurré et trompé ; mais, en ce moment, j’étais ébranlé et en plein désarroi. Perdant tout contrôle de moi-même, je lui avouai à voix basse que je n’avais rien fait détruire, que j’avais même empêché toute destruction. Un moment, ses yeux se remplirent de larmes. Mais il n’eut aucune réaction. De tels problèmes, qui le préoccupaient tant quelques semaines auparavant, lui semblaient lointains, très lointains. L’esprit absent, il me regarda fixement lorsque je lui proposai en hésitant de rester à Berlin. Il garda le silence. Peut-être avait-il senti que je mentais. Je me suis souvent demandé s’il n’avait pas toujours su instinctivement que, ces derniers mois, j’avais œuvré contre lui et s’il n’avait pas tiré de mes mémoires les conclusions ?qui s’imposaient. Je me suis également demandé si, en me laissant enfreindre ses ordres, il ne donnait pas une nouvelle preuve de la complexité de sa nature. Je ne le saurai jamais.
A ce moment-là, on annonça le général Krebs, chef de l’état-major général de l’armée de terre, venu au rapport 4 . Ainsi rien n’avait changé sur ce plan : le commandant en chef de la Wehrmacht continuait comme toujours d’entendre les rapports sur la situation militaire au front. Mais alors que, trois jours auparavant, la petite pièce du bunker réservée aux conférences d’état-major ne pouvait contenir tous les officiers supérieurs, les commandants en chef des différentes armes de la Wehrmacht et de la SS, aujourd’hui, elle était presque vide, car, entre-temps, ils étaient presque tous partis. En plus de Göring, de Dönitz et de Himmler, Keitel, Jodl, Koller, chef de l’état-major de la Luftwaffe, et les principaux officiers de leurs états-majors se trouvaient hors de Berlin ; il ne restait plus que des officiers de liaison de rang subalterne. Le rapport avait changé lui aussi : du dehors ne parvenaient que des nouvelles confuses ; le chef de l’état-major général ne pouvait pas dire grand-chose de plus que de faire état de suppositions. La carte qu’il étendit sous les yeux de Hitler ne recouvrait plus que les alentours immédiats de Berlin et de Potsdam. Mais même pour ce territoire, les indications concernant la progression des troupes soviétiques ne concordaient pas avec ce que j’avais vu quelques heures auparavant sur la carte des combats à l’état-major de la chasse. Les troupes soviétiques étaient beaucoup plus proches que ne l’indiquait la carte. A mon grand étonnement, Hitler essaya, pendant la conférence, de faire à nouveau preuve d’optimisme, bien que juste avant il m’eût parlé de sa mort imminente et de ses dispositions mortuaires. Il est vrai qu’il avait beaucoup perdu de sa force de conviction de jadis. Krebs l’écoutait patiemment et poliment. Autrefois, j’avais souvent pensé que Hitler était prisonnier de convictions figées quand, dans des situations désespérées, il jurait sans hésiter un instant qu’il s’en sortirait ; maintenant, il était clair qu’il avait deux langages. Depuis combien de temps nous trompait-il ainsi ? Depuis quand savait-il que le combat était perdu ? Depuis l’hiver moscovite, depuis Stalingrad, depuis l’invasion, après l’échec de la contre-offensive des Ardennes en 1944 ? Où commençait la dissimulation, où le calcul ? Mais peut-être n’avais-je assisté là qu’à un de ces brusques changements d’humeur et peut-être était-il aussi sincère envers le général Krebs qu’envers moi tout à l’heure.
La conférence d’état-major, qui d’habitude durait des heures, fut vite finie, montrant concrètement l’agonie dans laquelle se débattait ce reste de quartier général. Ce jour-là, Hitler renonça même à se perdre dans le rêve d’un miracle qu’accomplirait pour lui la Providence. Il nous congédia rapidement et nous quittâmes la pièce qui avait vu se dérouler le plus sombre chapitre d’une histoire pleine d’errements, de fautes et de crimes. Comme si je n’étais pas venu à Berlin spécialement pour lui, Hitler m’avait traité comme un de ces visiteurs qu’il voyait tous les jours, ne me demandant même pas si je voulais rester plus longtemps ou prendre congé. Nous nous séparâmes sans nous serrer la main, comme à l’habitude, comme si nous devions nous revoir le lendemain. Dehors je tombai sur Goebbels qui me dit : « Hier, le Führer a pris une décision qui aura une importance capitale dans l’histoire du monde. Il a fait cesser les combats sur le front Ouest, permettant ainsi aux troupes occidentales d’arriver sans encombre à Berlin. » C’était encore un de ces fantasmes qui, à cette époque-là, frappaient les esprits comme un éclair, y créant de nouveaux espoirs pour, tout aussitôt, laisser place à d’autres fantasmes. Goebbels me raconta que lui, sa femme et ses six enfants étaient maintenant les hôtes de Hitler dans le bunker, cet « endroit historique », comme il le nommait lui-même, où ils finiraient tous leurs jours. Au contraire de Hitler, il dit cela avec un parfait contrôle de soi et rien dans son comportement ne trahissait qu’il était arrivé à la fin de sa vie.
C’était la fin de l’après-midi ; un médecin SS m’annonça que Mme Goebbels gardait la chambre, très faible et souffrant de malaises cardiaques. Je lui fis demander si elle voulait bien me recevoir. J’aurais aimé lui parler seul à seul, mais Goebbels m’attendait dans le vestibule pour me conduire à sa chambre dans le bunker où je la trouvai allongée sur un simple lit. Elle était pâle et ne prononça que quelques paroles insignifiantes, bien qu’on pût sentir qu’elle souffrait à la pensée que l’heure où ses enfants mourraient de mort violente se rapprochait inéluctablement. Goebbels ne me quitta pas un seul instant. Aussi notre conversation porta-t-elle uniquement sur son état. C’est seulement vers la fin qu’une de ses phrases montra clairement ce qui la tourmentait : « Comme je suis heureuse qu’au moins Harald (son fils d’un premier mariage) soit encore vivant. » Moi aussi, j’étais comme paralysé et ne trouvais presque rien à dire, mais que pouvait-on dire dans une situation pareille ? Nous prîmes congé dans un silence gêné. Son mari ne nous avait même pas accordé quelques minutes d’adieu.
Pendant ce temps, une agitation se fit dans le vestibule. Un télégramme de Göring venait d’arriver que Bormann s’empressa d’aller porter à Hitler. Poussé par la curiosité, je lui emboîtai le pas, sans façon. Göring demandait simplement à Hitler s’il devait, conformément au règlement de succession, assumer la totalité de la direction du Reich dans le cas où Hitler resterait dans sa citadelle de Berlin. Mais Bormann accusa aussitôt Göring d’avoir fomenté un coup d’État, c’était là peut-être sa dernière tentative pour suggérer à Hitler de se rendre à Berchtesgaden, afin d’y remettre de l’ordre. Cependant Hitler réagit d’abord à cette nouvelle avec la même apathie qu’il avait montrée toute la journée. Mais les efforts de Bormann reçurent un nouveau soutien quand on apporta un second radiogramme de Göring : j’en empochai une copie qui, dans le désordre général de l’heure, traînait quelque part dans le bunker. On pouvait y lire : « Affaire importante ! A transmettre par officiers seulement ! Radiogramme n° 1899. Robinson à Prince Électeur, le 23-4, 17 h 59. Au ministre du Reich von Ribbentrop. J’ai prié le Führer de me donner des instructions jusqu’au 23-4 à 22 heures. Dans le cas, où à cette date et à cette heure, il serait patent que le Führer a perdu sa liberté d’action dans la direction des affaires du Reich, son décret du 29-6-1941 entrera en vigueur. Dès ce moment, je remplirai, comme l’indique le décret, toutes ses fonctions en ses lieu et place. Si, jusqu’à 24 heures le 23-4-45, vous ne recevez rien du Führer ou directement ou par mon intermédiaire, je vous prie de venir me rejoindre immédiatement par la voie des airs. Signé : Göring, Reichsmarschall. » Bormann crut voir là un nouvel argument. « C’est une trahison, s’écria-t-il, il envoie déjà des télégrammes aux membres du gouvernement pour leur communiquer qu’il va, mon Führer, prendre vos fonctions cette nuit à vingt-quatre heures. »
Si Hitler avait réagi avec calme au reçu du premier télégramme, Bormann avait maintenant partie gagnée. Son vieux rival, Göring, se vit, dans un télégramme que Bormann rédigea lui-même, déchu de tous droits à la succession et accusé de trahison envers Hitler et le national-socialisme. En outre, Hitler fit savoir à Göring qu’il renoncerait à prendre d’autres mesures s’il se démettait de toutes ses fonctions pour des raisons de santé. Bormann avait ainsi enfin réussi à sortir Hitler de sa léthargie. Il s’ensuivit une explosion de rage incontrôlée où au sentiment d’impuissance se mêlaient amertume, apitoiement sur soi-même et désespoir. Le visage rouge et les yeux hagards, Hitler semblait avoir oublié son entourage. « Je sais que Göring est pourri. Je le sais depuis longtemps, répétait-il. Il a dépravé la Luftwaffe. Il était corrompu. C’est son exemple qui a permis à la corruption de s’installer dans notre État. En plus, voilà des années qu’il se droguait à la morphine. Je le sais depuis longtemps. » Ainsi Hitler savait tout et, malgré cela, il n’avait rien entrepris. Brutalement, par un revirement stupéfiant, il retomba dans son apathie. « Et puis après tout, Göring peut bien négocier la capitulation. Si la guerre est perdue, peu importe qui mène ces pourparlers. » Son mépris pour le peuple allemand s’exprimait bien là : Göring serait toujours assez bon pour ça. Hitler semblait à bout de forces ; il avait repris exactement le même ton fatigué si significatif de son état ce jour-là. Des années durant il s’était surmené, des années durant il avait, en mobilisant toute son immense volonté, repoussé loin de lui et des autres la certitude croissante de ce dénouement. Maintenant il n’avait plus l’énergie nécessaire pour cacher son état. Maintenant, il abandonnait.
Environ une demi-heure plus tard, Bormann apportait la réponse de Göring : celui-ci se démettait de toutes ses fonctions à cause d’une grave maladie de cœur. Comme il l’avait fait si souvent, Hitler venait de se débarrasser d’un collaborateur gênant sous le prétexte d’une maladie pour ne pas avoir à le révoquer et diminuer ainsi la foi qu’avait le peuple allemand en ses dirigeants et en leur unité. Hitler restait donc fidèle à ce principe, tenant compte des répercussions possibles, même maintenant que tout était presque fini.
Et c’est maintenant seulement, au dernier moment, que Bormann avait atteint son but : éliminer Göring. Il est possible qu’il ait été convaincu de l’incompétence de Göring. Mais c’est en fait parce que celui-ci détenait trop de pouvoirs en ses seules mains qu’il l’avait tant haï et finalement renversé. En un certain sens, ; j’éprouvai à ce moment-là une certaine pitié pour Göring, me souvenant de la conversation où il m’avait assuré de sa fidélité envers Hitler.
Le bref orage que Bormann avait si bien mis en scène était passé, les quelques mesures du Crépuscule des dieux s’étaient tues, le traître ou prétendu tel avait quitté le plateau. A mon grand étonnement, Hitler satisfit à une requête que je ne lui présentai d’abord qu’avec une certaine hésitation. Quelques directeurs tchèques des usines Skoda s’attendaient, ayant collaboré avec nous, à avoir des ennuis avec les Russes et ils n’avaient vraisemblablement pas tort. En revanche, ils espéraient, vu leurs anciennes relations avec l’industrie américaine, être mieux traités au quartier général U.S. s’ils pouvaient le rejoindre en avion. Quelques jours auparavant, Hitler aurait nettement refusé une telle prétention mais, maintenant, il était prêt à signer un acte donnant ordre de régler toutes les formalités.
Alors que j’étais en train de discuter de cette affaire avec Hitler, Bormann lui rappela que Ribbentrop attendait toujours d’être reçu en audience. Hitler réagit avec nervosité : « Je vous ai déjà dit plusieurs fois que je ne désire pas lui parler. » Pour une raison quelconque, cette entrevue avec Ribbentrop ennuyait Hitler. Mais Bormann tint bon. « Ribbentrop, reprit-il, a déclaré qu’il ne bougerait pas de devant votre porte, qu’il y attendrait comme un chien fidèle que vous l’appeliez. » Cette comparaison fléchit Hitler. Il fit appeler Ribbentrop. Ils restèrent seuls pour parler. Apparemment, Hitler lui fit part du projet d’évacuation par avion des directeurs tchèques. Or, même dans cette situation désespérée, le ministre des Affaires étrangères lutta pour faire respecter sa compétence. M’abordant dans le couloir, il me déclara en maugréant : « Cette affaire est du ressort du ministère des Affaires étrangères », puis il ajouta sur un ton plus affable : « Mais cette fois, je n’ai rien à redire à ce décret, à condition que vous ajoutiez "sur proposition du ministre des Affaires étrangères du Reich". » Je complétai le décret, Ribbentrop en fut satisfait, Hitler le signa. Pour autant que je sache, ce fut là le dernier acte officiel passé entre Hitler et son ministre des Affaires étrangères.
Dans l’intervalle, Lüschen, qui, tous ces derniers mois, m’avait aidé et conseillé avec un soin paternel, était arrivé à la Chancellerie. Mais tous mes efforts pour le persuader de quitter Berlin restèrent vains. Nous nous dîmes adieu ; j’appris plus tard à Nuremberg qu’il s’était suicidé après la chute de Berlin.
Vers minuit, Eva Braun envoya un domestique SS pour me prier de venir la rejoindre dans une petite pièce du bunker, en même temps chambre à coucher et salle de séjour. Elle l’avait aménagée avec goût, utilisant les beaux meubles que j’avais dessinés des années auparavant pour ses deux pièces de l’appartement de la Chancellerie. Ni les proportions ni le bois que j’avais choisis n’allaient avec l’aspect sinistre du cadre. Mais le comble, c’était qu’une des marqueteries des portes de la commode portait un trèfle porte-bonheur stylisé représentant ses initiales.
Nous pûmes nous entretenir dans le calme, car Hitler s’était retiré. En fait, elle était dans ce bunker la seule de toutes les personnalités promises à la mort à montrer un calme souverain forçant l’admiration. Alors que tous les autres étaient soit pris d’une exaltation héroïque comme Goebbels, soit préoccupés de leur seule survie comme Bormann, soit éteints comme Hitler, soit brisés comme Mme Goebbels, elle montrait, elle, une sérénité presque joyeuse. « Que diriez-vous, me demanda-t-elle, d’une bouteille de Champagne pour nos adieux ? Et puis des confiseries. Vous n’avez certainement rien mangé depuis longtemps. » Le seul fait qu’elle ait, la première depuis des heures que j’étais dans le bunker, pensé que je pourrais avoir faim me parut une attention touchante. Le domestique rapporta une bouteille de Moët et Chandon, des gâteaux et des confiseries. Nous restâmes seuls. « Vous savez, c’est bien que vous soyez revenu. Le Führer supposait que vous travailliez contre lui. Mais votre visite lui a prouvé le contraire. N’est-ce pas ? » Je ne répondis pas. « Par ailleurs, ce que vous lui avez déclaré aujourd’hui lui a plu. Il a décidé de rester ici et je resterai avec lui. Ce qui s’ensuivra, vous le savez… Il voulait me renvoyer à Munich. Mais je n’ai pas voulu. Je suis venue ici pour en finir. » Elle fut la seule également dans le bunker à faire preuve d’humanité. « Pourquoi, demanda-t-elle, faut-il que tant d’hommes et de femmes meurent ? Cela n’a plus de sens… Au demeurant, vous avez failli ne plus nous revoir. Hier, la situation était tellement désespérée que nous pensions que les Russes occuperaient très vite Berlin. Le Führer voulait déjà tout abandonner. Mais Goebbels a réussi à l’en dissuader, c’est pourquoi nous sommes encore ici. » Parlant librement, faisant parfois quelques sorties contre Bormann et ses intrigues, elle s’entretint ainsi avec moi, revenant sans cesse sur la joie qu’elle éprouvait de se trouver ici dans le bunker.
A trois heures du matin, Hitler était de nouveau debout. Je lui fis dire que je voulais prendre congé. Cette journée m’ayant durement éprouvé, je craignais de ne pouvoir me contrôler pendant ces adieux. Je me retrouvais pour la dernière fois devant cet homme à qui, douze ans auparavant, j’avais consacré ma vie, et qui, maintenant, n’était plus qu’un vieillard agité de tremblements. J’étais en même temps ému et déconcerté. Lui, en revanche, ne manifesta aucune émotion. Ses paroles étaient aussi froides que sa main. « Alors, vous partez ? Bon. Au revoir. » Pas une pensée pour ma famille, pas un souhait, pas un remerciement, pas un mot d’adieu. Un instant, je perdis contenance, parlant de revenir. Mais il put aisément voir qu’il ne s’agissait là que d’un mensonge dicté par les circonstances et, se détournant, s’occupa d’autre chose, me signifiant ainsi mon congé.
Dix minutes après, accompagné du silence de ceux qui restaient, j’avais quitté l’appartement du chancelier. Je voulus traverser une dernière fois mon œuvre toute proche, la Chancellerie du Reich. Comme il n’y avait pas de lumière, je me contentai de quelques minutes d’adieux dans la cour d’honneur dont l’obscurité estompait les contours et dont je dus deviner plutôt qu’autre chose l’ordonnance architecturale. Il régnait un silence presque sépulcral, comme parfois la nuit dans les montagnes. Le bruit de la ville, qu’on percevait autrefois jusqu’ici, même à cette heure nocturne, s’était tu. A intervalles espacés, j’entendais éclater les obus russes. Ce fut là ma dernière visite à la Chancellerie du Reich. Il y avait de cela des années, je l’avais construite, plein de projets, de perspectives et de rêves d’avenir. Je quittais maintenant le champ de ruines non seulement de mon édifice, mais des plus précieuses années de ma vie.

 

« Comment cela s’est-il passé ? me demanda Poser. – Grâce au ciel, lui répondis-je soulagé, je n’ai pas eu besoin de jouer au prince Max de Bade. » J’avais bien interprété la froideur de Hitler lors de nos adieux, car, six jours plus tard, il me rayait de son testament politique, faisant de Saur, depuis longtemps son favori, mon successeur.
En disposant quelques lanternes rouges, on avait transformé en piste d’envol la rue qui mène de la porte de Brandebourg à la colonne de la Victoire. Des commandos avaient rebouché les cratères creusés par les derniers obus. Nous décollâmes sans incidents : sur ma droite, je vis s’évanouir une ombre : c’était la colonne de la Victoire. Nous avions la voie libre. Nous pouvions voir dans et autour de Berlin de nombreux incendies, les flammes des canons et les fusées éclairantes ressemblant à des vers luisants. Pourtant, le spectacle n’avait rien de comparable à une des grosses attaques aériennes sur Berlin. Nous mîmes le cap sur un trou d’ombre dans la ceinture de feu des canons en action. Nous atteignîmes le terrain d’essais de Rechlin à l’aube, vers cinq heures.
Je fis préparer un avion de chasse pour faire porter à Karl Hermann Frank, le gouverneur de Prague, l’ordre du Führer concernant les directeurs de chez Skoda. Est-il jamais parvenu à destination ? Je n’ai jamais pu le savoir. Comme je voulais éviter les chasseurs-bombardiers anglais volant à basse altitude et les attaques qu’ils lançaient contre les routes traversant leur territoire, j’avais encore jusqu’au soir avant de continuer ma route vers Hambourg. Ayant appris à la base aérienne que Himmler se trouvait à 40 kilomètres de là seulement, dans l’hôpital où j’avais moi-même, un an auparavant, séjourné dans des circonstances si bizarres, je décidai de lui rendre visite. Nous atterrîmes avec notre « Cigogne » dans une prairie toute proche de l’hôpital. Himmler se montra étonné de ma visite. Il me reçut dans la chambre qui avait été la mienne et, pour rendre la situation encore plus burlesque, le professeur Gebhardt, lui aussi, était présent. Comme toujours, Himmler me témoigna la cordialité de mise entre collègues, mais qui exclut toute intimité. Il montra surtout de l’intérêt pour mes aventures berlinoises. Il n’accorda aucune attention à mon récit de la destitution de Göring par Hitler, dont il avait sans aucun doute déjà entendu parler, et quand je mentionnai, avec il est vrai quelques réserves, la renonciation de Göring à toutes ses fonctions, comme si tout cela n’avait aucune importance : « De toute façon, me dit-il d’un ton assuré et avec un sourire entendu, Göring sera le successeur. Nous sommes depuis longtemps convenus que je serai son Premier ministre. Même sans Hitler, je peux faire de lui le chef de l’État… Et vous le connaissez… Bien entendu, c’est moi qui déciderai. J’ai déjà pris contact avec diverses personnes que je prendrai dans mon cabinet. Je dois recevoir Keitel tout à l’heure… » Peut-être Himmler supposa-t-il que je faisais antichambre pour qu’il me donnât un poste de ministre.
Himmler se berçait d’illusions invraisemblables : « Sans moi, affirmait-il, l’Europe ne s’en sortira pas. Elle aura encore besoin de moi comme ministre de la Police pour maintenir l’ordre. Une heure avec Eisenhower et il en sera convaincu ! Vous verrez bientôt qu’ils devront faire appel à moi sous peine de sombrer dans la pagaïe. » Il fit état des contacts qu’il avait pris avec le comte Bernadotte, en prévision d’une remise des camps de concentration à la Croix-Rouge internationale. Je compris alors pourquoi j’avais aperçu, quelques jours auparavant, de nombreux camions de la Croix-Rouge stationnés dans la forêt de Sachsenwald, près de Hambourg. Les premiers temps, ils avaient toujours dit qu’ils liquideraient tous les prisonniers politiques avant le dénouement. Maintenant, Himmler cherchait, de son propre chef, un arrangement avec les vainqueurs ; quant à Hitler, il avait depuis longtemps oublié ces résolutions premières, comme mon dernier entretien avec lui l’avait clairement fait ressortir.
A la fin, Himmler me laissa entrevoir une faible chance d’obtenir un ministère dans son gouvernement. Moi, en revanche, je lui offris, non sans ironie, mon avion, si jamais il voulait rendre à Hitler une visite d’adieux. Mais il repoussa l’offre en prétendant qu’il n’en avait pas le temps. « Car, affirma-t-il d’une voix impassible, il me faut préparer mon nouveau gouvernement et, d’autre part, ma personne a trop d’importance pour l’avenir du peuple allemand pour que je coure le risque d’aller maintenant à Berlin en avion. » L’arrivée de Keitel interrompit notre conversation. Dans la chambre attenante, je fus témoin des assurances que donnait le Feldmarschall à Himmler de son attachement inconditionnel et cela de la même voix ferme qu’il avait quand il adressait à Hitler ses fréquentes protestations pathétiques. Il affirmait se mettre tout entier à la disposition du futur Premier ministre.
Le soir, je me retrouvai à Hambourg. Le Gauleiter m’offrit de diffuser sur l’émetteur de Hambourg mon discours à la population, et ce tout de suite, c’est-à-dire avant même la mort de Hitler. Pourtant, quand je pensai au drame qui allait se jouer dans les jours, peut-être dans les heures à venir dans le bunker berlinois, toute activité illégale perdit pour moi de sa nécessité. Encore une fois, Hitler avait réussi à me paralyser psychologiquement. A mes yeux et devant les autres, je justifiai ce changement d’attitude en prétendant qu’il était faux et absurde de vouloir encore intervenir dans le déroulement de la tragédie.
Je pris congé de Kaufmann pour me rendre en Schleswig-Holstein. Nous nous installâmes dans nos caravanes sur le bord du lac d’Eutin. Parfois, je rendais visite à Dönitz ou à des connaissances de l’état-major général qui, aussi inactifs que moi, attendaient impatiemment l’évolution de la situation. Ainsi étais-je présent lorsqu’on apporta à Dönitz, le 1er mai 1945, le radiogramme 5 limitant ses droits de successeur de façon draconienne. Hitler avait en effet prescrit au nouveau président du Reich la composition de son gouvernement : Goebbels était chancelier du Reich, Seyss-Inquart ministre des Affaires étrangères et Bormann ministre du Parti. En même temps Bormann annonçait son arrivée prochaine. « Mais c’est tout à fait impossible ! se lamentait Dönitz, consterné de cette limitation de ses fonctions. Quelqu’un a-t-il déjà vu ce télégramme ? » Son aide de camp Lüdde-Neurat établit qu’il était venu directement du réceptionniste au grand amiral. Voyant cela, Dönitz donna l’ordre d’engager le réceptionniste à se taire, de mettre ce télégramme sous clef et de ne le montrer à personne. « Qu’allons-nous faire, demanda-t-il alors, si Bormann et Goebbels arrivent effectivement ? » Sans attendre de réponse, il poursuivit d’un ton ferme et résolu : « En aucun cas, je ne collaborerai avec eux. » Ce soir-là, nous fûmes tous deux d’avis qu’on devait d’une manière ou d’une autre s’assurer des personnes de Bormann et de Goebbels.
Ainsi Hitler obligea Dönitz à commettre dès son entrée en fonctions un acte illégal : cette dissimulation d’un document officiel 6 était le dernier maillon de la longue chaîne de tromperies, de trahisons, d’hypocrisies et d’intrigues que déroulèrent ces jours et ces semaines : trahison de Himmler négociant avec l’ennemi, dernière grande intrigue de Bormann aux dépens de Göring, réussie parce qu’il avait dupé Hitler, projets de Göring d’arrangement avec les alliés, pourparlers de Kaufmann avec les Anglais et cette offre qu’il me fit d’utiliser l’émetteur de Hambourg, déclaration d’allégeance de Keitel à un nouveau maître du vivant même de Hitler, et enfin mes propres tromperies, moi qui, tout au long des derniers mois, n’avais cessé de duper l’homme qui m’avait découvert et encouragé, moi qui avais même voulu l’éliminer. Nous nous y étions tous vus forcés par ce système que nous avions nous-mêmes représenté ; obligés par Hitler lui-même qui, de son côté, se trahissant lui-même, nous trahit tous et trahit son peuple. Ainsi sombra le IIIe Reich.

 

Au soir de ce 1e r mai où nous apprîmes la mort de Hitler, je dormis dans une petite pièce du cantonnement de Dönitz. En défaisant ma valise, je découvris l’écrin de cuir rouge contenant le portrait de Hitler. Ma secrétaire l’avait mis dans la valise. J’étais à bout de nerfs. Quand, ayant ouvert la cassette, je mis la photo sur la table, une crise de larmes me secoua. Ce fut seulement à ce moment-là que se dénouèrent les liens qui me tenaient enchaîné à Hitler. Son charme magique avait fini d’agir. Il ne restait plus que les images de champs couverts de morts, de villes en ruines, de millions d’hommes et de femmes en deuil, de camps de concentration. Toutes ces images ne défilèrent pas devant mes yeux à ce moment-là, mais elles durent être présentes à mon esprit. Je sombrai en un sommeil profond.
Quinze jours plus tard, j’écrivis, sous le coup des révélations des crimes commis dans les camps de concentration, au nouveau chef du gouvernement, von Schwerin-Krosigk. « Ceux qui ont jusqu’à maintenant dirigé l’Allemagne portent la responsabilité collective du destin qui attend le peuple allemand. Cette faute collective, chacun doit l’assumer pour sa part, de telle sorte que la faute, qui autrement pourrait retomber sur le peuple allemand, se trouve répartie sur ces individus. »
Un nouveau chapitre de ma vie venait de commencer. Il n’a pas encore pris fin.