L’ultimatum de Hitler
La fatigue arrive à créer un état d’indifférence
totale. Aussi restai-je parfaitement impassible quand, le
21 mars 1945, dans l’après-midi, je rencontrai Hitler dans la
Chancellerie. Parlant uniquement par monosyllabes, il me demanda
brièvement comment s’était passé le voyage. Comme il ne mentionnait
pas sa « réponse écrite », il me parut inutile de lui en
parler. Il fit faire à Kempka, sans m’en demander la permission, un
rapport qui dura plus d’une heure.
Violant tous les principes et toutes les consignes
de Hitler, je transmis le soir même un exemplaire de mon mémoire à
Guderian. Comme s’il s’était agi d’un explosif, Keitel refusa, d’un
air épouvanté, d’en accepter un. Je cherchai en vain à savoir dans
quelles circonstances l’ordre de Hitler avait été rédigé. Comme
lorsque mon nom avait été découvert sur la liste ministérielle
établie par les conjurés du 20 juillet, l’atmosphère qui
m’entourait s’était refroidie. Je représentais manifestement pour
l’entourage de Hitler un cas de disgrâce définitive. J’avais
effectivement perdu toute influence dans mon domaine de compétences
le plus important, la sauvegarde de l’industrie placée sous mes
ordres.
Deux décisions que Hitler prit ces jours-là me
montrèrent qu’il était maintenant décidé à aller jusqu’au bout.
Dans le communiqué de la Wehrmacht du 18 mars 1945, je lus que
quatre officiers condamnés à mort pour, à ce que prétendait
l’accusation, ne pas avoir fait sauter à temps le pont de Remagen,
avaient été exécutés ; or Model lui-même venait de me dire
qu’ils étaient parfaitement innocents. La « peur de
Remagen », comme on l’appela alors, paralysa plus d’un
responsable jusqu’à la fin de la guerre.
Le même jour, j’appris par ouï-dire que Hitler
avait donné l’ordre d’exécuter le général Fromm. Quelques semaines
auparavant, le ministre de la Justice Thierack m’avait, pendant un
repas, entre deux services, déjà glissé d’un ton parfaitement
détaché : « Fromm aussi va perdre sa petite tête. »
Tous les efforts que je fis ce soir-là pour faire changer Thierack
d’avis demeurèrent vains. Il ne se laissa pas toucher le moins du
monde. C’est pourquoi je lui adressai quelques jours plus tard une
lettre officielle de cinq pages, dans laquelle je réfutais la plus
grande partie des accusations portées, à ma connaissance, contre
Fromm et me mettais à la disposition du Tribunal du peuple comme
témoin à décharge.
Il s’agissait là d’une démarche certainement
unique de la part d’un ministre du Reich. Trois jours plus tard, le
6 mars 1945, Thierack me répondait sèchement que, pour déposer
en tant que témoin devant le Tribunal du peuple, j’avais besoin de
l’autorisation de Hitler. « Or, continuait-il, le Führer vient
de me faire savoir qu’il ne songe nullement à vous accorder une
autorisation exceptionnelle dans l’affaire Fromm. En conséquence,
je ne verserai pas non plus votre déclaration au
dossier 1 . » La sentence
de mort fut exécutée, et je pris conscience de la gravité de ma
propre situation.
Mais je me butai : quand, le 22 mars,
Hitler me convia à assister à une conférence consacrée à
l’armement, je me fis à nouveau représenter par Saur. Les notes
prises par ce dernier me montrèrent que Hitler et lui, plongés dans
une douce euphorie, n’avaient tenu aucun compte des réalités. Bien
que la production d’armements eût touché à sa fin depuis longtemps,
ils avaient bâti des projets comme s’ils avaient toute l’année 1945
à leur disposition. Ainsi, ils ne se contentèrent pas de fixer une
production d’acier tout à fait irréaliste, mais décidèrent que le
canon antichar de 88 devait être mis à la disposition de la troupe
en « très grosse quantité » et que la production du
mortier de 210 devait être augmentée ; ils se grisèrent à la
pensée qu’ils allaient mettre au point des armes nouvelles :
un nouveau fusil spécial pour les parachutistes, qui serait produit
en très grand nombre, ou un nouveau mortier d’un calibre
exceptionnel de 305. Le procès-verbal mentionnait également un
ordre de Hitler selon lequel on devait lui présenter quelques
semaines plus tard cinq nouvelles variantes des types de tanks
existants. Il voulait en outre qu’on fît des recherches sur
l’efficacité du « feu grégeois », connu depuis
l’Antiquité, et qu’on transformât au plus vite l’armement de nos
avions à réaction, les Me 262, pour en faire des avions de chasse.
Sans le vouloir, il confirmait par cette dernière directive quelle
erreur de tactique il avait commise dix-huit mois auparavant, en
s’entêtant contre l’avis de tous les experts 2.
J’étais rentré à Berlin le 21 mars. Trois
jours plus tard, aux premières heures de la matinée, on m’annonça
que des troupes anglaises largement déployées avaient passé le Rhin
au nord de la Ruhr sans rencontrer de résistance. Nos troupes, je
le savais par Model, étaient impuissantes. En septembre 1944,
l’exceptionnel rendement de nos industries d’armement avait encore
permis de reconstituer en peu de temps un front défensif à partir
d’armées sans armes. A l’heure présente, de telles possibilités
nous faisaient défaut : l’Allemagne était prise à
revers.
Je repris ma
voiture pour retourner dans la Ruhr, dont la sauvegarde déciderait
du sort de l’Allemagne de l’après-guerre. Arrivés en Westphalie,
une crevaison nous força à nous arrêter tout près du but. Dans une
cour de ferme, je m’entretins avec des paysans qui, dans le soir
tombant, ne me reconnurent point. Je fus très étonné de
m’apercevoir que la confiance en Hitler, qu’on leur avait inculquée
ces dernières années à grands coups de propagande, continuait
d’agir, même dans cette situation. Hitler, affirmaient-ils, ne
pourrait jamais perdre la guerre. « Le Führer a en réserve des
atouts qu’il jouera au dernier moment. Ce sera alors le grand
tournant. Laisser entrer l’adversaire si loin chez nous, ça ne peut
être qu’un piège ! » On rencontrait même dans les cercles
gouvernementaux cette foi naïve en des armes miracles gardées en
réserve jusqu’au dernier moment pour mieux anéantir l’ennemi
progressant avec insouciance dans le pays. Funk, par exemple, me
posa à cette époque-là la question suivante : « On a bien
une arme spéciale, n’est-ce pas ? Une arme qui retournera la
situation ? »
Je commençai dans la nuit même mes entretiens avec
le chef de l’état-major de la Ruhr, le Dr Rohland, et ses collaborateurs les plus
importants. Leur rapport était effrayant. Les trois Gauleiter de la
Ruhr étaient décidés à exécuter l’ordre de Hitler. Hörner, un de
nos techniciens, en même temps malheureusement chef du service
technique du parti, avait préparé sur l’ordre des Gauleiter un plan
de destruction. Tout en regrettant d’avoir dû le faire, mais
l’ayant fait parce qu’habitué à obéir, il m’exposa en détail son
plan qui, techniquement efficace, devait mettre l’industrie de la
Ruhr hors de course pour un temps indéterminé : même les puits
de mines devaient être inondés et les installations d’extraction
rendues inutilisables pour des années. Le sabordage de péniches
chargées de ciment devait bloquer les ports et les voies fluviales
de la Ruhr. Les Gauleiter voulaient commencer à faire sauter les
premières installations dès le lendemain, car les troupes adverses
progressaient rapidement au nord de la Ruhr. Mais il est vrai
qu’ils disposaient de si peu de moyens de transport qu’ils étaient
condamnés à demander l’aide de mon organisation. Ils espéraient
trouver en grande quantité, dans les mines, explosifs, détonateurs
et cordons Bickford.
Sans perdre de temps, Rohland convoqua au château
de Landsberg, propriété de Thyssen et siège de l’état-major de la
Ruhr, une vingtaine de représentants des mines de charbon qui
avaient toute sa confiance. Après une courte délibération, on
décida d’un commun accord, comme s’il se fût agi de la chose la
plus simple du monde, de jeter explosifs, détonateurs et cordons
Bickford dans le puisard des mines, de façon à les rendre
inutilisables. On chargea un de nos collaborateurs d’utiliser nos
maigres réserves de carburant pour conduire en dehors des limites
de la Ruhr tous les camions dont nous disposions légalement. En cas
de nécessité absolue, véhicules et carburant devaient être mis à la
disposition des troupes combattantes, ce qui les aurait
définitivement retirés du secteur civil. Je promis enfin à Rohland
et à ses collaborateurs de leur fournir, en puisant dans ce qui
restait de notre production, 50 pistolets mitrailleurs pour assurer
la sécurité des centrales électriques et autres installations
industrielles importantes contre les commandos de destruction des
Gauleiter. Maniées par des hommes décidés à défendre leur usine,
ces armes représentaient alors une force non négligeable, car
policiers et fonctionnaires du parti avaient dû tout récemment
donner leurs armes à l’armée. Nous allâmes même, dans cette
circonstance-là, jusqu’à parler de révolte ouverte.
Les Gauleiter Florian, Hoffmann et Schlessman
tenaient une réunion au village de Rummenohl, près de Hagen.
Bravant toutes les interdictions de Hitler, j’essayai une nouvelle
fois, le lendemain, de les convaincre. Une discussion orageuse
m’opposa au Gauleiter de Düsseldorf, Florian, dont les propos
revenaient à peu près à dire : si la guerre est perdue, ce
n’est ni la faute du Führer, ni la faute du parti, mais celle du
peuple allemand, dont, de toute façon, seules de misérables épaves
survivront à cette terrible catastrophe. Contrairement à Florian,
Hoffmann et Schlessman finirent par se laisser convaincre. Mais les
ordres du Führer étaient faits pour être exécutés et personne ne
dégagerait leur responsabilité. Ils étaient d’autant plus
désemparés qu’entre-temps Bormann leur avait transmis un nouvel
ordre de Hitler, qui aggravait le décret portant sur la destruction
des conditions de survie du peuple allemand 3 . Hitler renouvelait l’ordre
d’« évacuer tous les territoires que nous ne pouvons plus
tenir pour le moment et dont on peut prévoir qu’ils seront bientôt
occupés par l’ennemi ». Pour couper court à toute
argumentation contradictoire, il était dit encore : « Le
Führer est au courant des énormes difficultés qui s’attachent à
l’exécution de cet ordre. On les lui a maintes fois décrites. Cette
exigence du Führer repose sur des raisons précises et fondées. La
nécessité absolue de l’évacuation ne peut être remise en
question. »
Cette évacuation des millions de personnes
habitant à l’ouest du Rhin et de la Ruhr et dans les zones de
Francfort et de Mannheim ne pouvait se faire qu’en direction des
régions moins peuplées des bassins de Thuringe et de l’Elbe. Cette
population des villes, insuffisamment nourrie et insuffisamment
vêtue, allait submerger des contrées où rien n’avait été prévu, ni
sur le plan sanitaire, ni sur le plan du logement, ni sur le plan
du ravitaillement. Famine et épidémies étaient inévitables.
Les Gauleiter réunis avec moi s’accordaient à dire
que le parti se trouvait dans l’incapacité d’exécuter ces ordres.
Seul Florian nous lut, à notre surprise à tous, un appel
enthousiaste aux fonctionnaires du parti, dont il voulait faire
placarder le texte dans Düsseldorf : tous les bâtiments de la
ville encore debout devraient être incendiés à l’approche de
l’ennemi, qui entrerait ainsi dans une ville vidée de sa population
et dévastée par le feu 4 .
Entre-temps,
les deux autres Gauleiter étaient devenus perplexes. Ils tombèrent
d’accord sur ma façon d’interpréter l’ordre du Führer, selon lequel
la production des industries de la Ruhr était aussi importante
qu’avant pour la production d’armements, et cela d’autant plus que
nous pourrions ainsi livrer directement des armes aux troupes qui
défendraient la Ruhr. La destruction des centrales électriques, qui
devait commencer le lendemain, fut ajournée et l’ordre de les
détruire changé en un ordre de les paralyser.
Immédiatement après ces entretiens, j’allai voir
le Feldmarschall Model à son quartier général. Il se montra disposé
à faire son possible pour que les combats se déroulent en dehors
des zones industrielles et qu’ainsi les destructions soient
réduites au minimum 5 . Il me
promit même, par ailleurs, de rester, dans les semaines à venir, en
contact étroit avec le Dr Rohland
et ses collaborateurs.
J’appris par Model que les troupes américaines
progressaient vers Francfort, qu’on ne pouvait plus établir
exactement le tracé du front et que, cette nuit même, le quartier
général de Kesselring serait transféré loin vers l’est. Nous
arrivâmes vers trois heures du matin à l’ancien quartier général de
Kesselring à Nauheim. La conversation que j’eus avec son chef
d’état-major, le général Westphal, me fit conclure que lui non plus
n’appliquerait pas le décret du Führer de façon très stricte. Comme
même le chef d’état-major du commandant en chef du front Ouest ne
pouvait donner de renseignements précis sur la progression de
l’adversaire, nous rejoignîmes Heidelberg en faisant un grand
détour à l’est par les massifs du Spessart et de l’Odenwald.
En traversant la petite ville de Lohr, que nos
troupes avaient déjà quittée, et sur les places et dans les rues de
laquelle régnait un climat d’étrange attente, nous rencontrâmes un
soldat tout seul debout à un carrefour, armé de quelques
« Panzerfäuste ». Il me regarda d’un air étonné.
« Qu’attendez-vous là ? lui demandai-je. – J’attends les
Américains. – Et que ferez-vous, quand les Américains
arriveront ? – Alors, me répondit-il sans hésiter longtemps,
je mettrai les bouts à temps. » J’eus partout la même
impression que, pour tout le monde, la guerre était finie.
A Heidelberg, je trouvai au bureau de l’état-major
de l’Armement pour le Bade-Wurtemberg les ordres du Gauleiter du
pays de Bade, Wagner, prévoyant la destruction de l’usine à gaz et
de l’usine des eaux de ma ville natale comme de celles de toutes
les autres villes du pays de Bade : Nous eûmes recours, pour
les neutraliser, à un moyen très simple qui consista à rédiger des
ordres écrits, mais à les envoyer par la poste d’une ville
qu’allait bientôt occuper l’ennemi.
Les Américains avaient déjà pris Mannheim,
distante de 20 kilomètres seulement, et progressaient lentement
vers Heidelberg. Après un entretien nocturne avec le Dr Neinhaus, le bourgmestre de Heidelberg, je
priai, pour rendre un dernier service à ma ville natale, le général
SS Hausser, que je connaissais déjà pour l’avoir rencontré en
Sarre, de déclarer Heidelberg ville-hôpital et de la livrer sans
combattre. Aux premières heures du jour, je pris congé de mes
parents. Eux aussi avaient, en ces dernières heures passées avec
moi, montré ce calme et cette résignation étranges qui s’étaient
emparés de tout ce malheureux peuple. Ils descendirent tous les
deux sur le pas de la porte pour me voir partir, et mon père vint
une dernière fois jusqu’à la voiture me donner, en me regardant
dans les yeux sans mot dire, une dernière poignée de main. Nous
avions le pressentiment que nous ne nous reverrions jamais
plus.
Des troupes en retraite, sans armes ni matériel,
encombraient la route de Würzburg. Un sanglier s’étant, dans le
petit matin, aventuré hors de la forêt, il fut bruyamment pris en
chasse par des soldats. A Würzburg, j’allai voir le Gauleiter
Hellmuth. Assis à une table abondamment garnie, il m’invita à
prendre le petit-déjeuner avec lui. Pendant que nous faisions
honneur aux œufs et aux saucisses, le Gauleiter m’expliqua avec le
plus grand naturel que, dans le cadre de l’application du décret de
Hitler, il avait donné l’ordre de détruire les usines de roulements
à billes de Schweinfurt. Il m’annonça même que les représentants du
parti et des usines se tenaient déjà dans l’autre pièce à attendre
ses ordres. Le plan était fort bien conçu : on devait
incendier les bains d’huile des machines spéciales, pour faire de
ces machines, comme l’avaient montré les attaques aériennes, de la
ferraille inutilisable. Il me fut tout d’abord impossible de le
convaincre que de telles destructions n’avaient aucun sens. Il me
demanda au contraire quand le Führer allait sortir son arme
miracle, car, affirmait-il, il avait su par Bormann et Goebbels,
qui le tenaient eux-mêmes du grand quartier général, que sa mise en
service était imminente. Comme si souvent, je dus lui expliquer à
lui aussi qu’il n’y avait pas d’arme secrète. Je savais que ce
Gauleiter appartenait au groupe des dirigeants raisonnables. Aussi
l’exhortai-je à ne pas exécuter les ordres de Hitler concernant la
destruction de toute activité industrielle. Je lui remontrai que,
vu la situation, il était insensé d’enlever, en faisant sauter les
installations industrielles et les ponts, tout moyen d’existence à
la population.
Je l’avertis que nos troupes se regroupaient à
l’est de Schweinfurt, avant de contre-attaquer pour reprendre le
centre de notre industrie d’armement. Ce n’était même pas un
mensonge, car le haut commandement prévoyait en effet de lancer
bientôt une contre-attaque. Le vieil argument, toujours efficace,
selon lequel Hitler ne pourrait pas continuer la guerre sans
roulements à billes finit par produire son effet. Le Gauleiter,
convaincu ou non, n’était pas prêt à endosser devant l’histoire
l’anéantissement de nos chances de victoire en détruisant les
usines de Schweinfurt.
Après Würzburg, le temps se leva. Nous
rencontrâmes quelques petites unités sans armes lourdes, montant,
au pas, à la rencontre de l’ennemi. Mais elles étaient rares.
C’étaient des unités qu’on retirait de l’instruction pour les engager dans la dernière
offensive. Les habitants des villages étaient occupés à creuser des
trous dans leur jardin pour y enfouir leur argenterie de famille et
leurs objets de valeur. Partout, nous rencontrâmes le même accueil
amical de la population, bien qu’assurément elle ne nous vît jamais
d’un bon œil nous abriter entre les maisons quand arrivaient des
avions volant en rase-mottes, car nous mettions alors en péril les
maisons elles-mêmes. « Monsieur le ministre, nous criait-on
des fenêtres, vous ne pourriez pas avancer un peu, jusque chez le
voisin là-bas ? »
C’est précisément parce que la population montrait
cette paisible résignation et qu’aucune unité bien armée ne se
manifestait nulle part, que l’idée de faire sauter un si grand
nombre de ponts m’apparaissait encore plus aberrante qu’à mon
bureau de Berlin.
En Thuringe, on voyait, dans leurs uniformes des
formations du parti, surtout de la SA, parcourir sans but les rues
des villes et des villages. La « levée en masse »,
proclamée par Sauckel avait commencé ; la plupart du temps, il
s’agissait d’hommes déjà âgés ou d’enfants de seize ans. C’étaient
eux qui devaient former le Volkssturm,
la milice populaire qui s’opposerait à l’ennemi ; mais plus
personne ne pouvait leur donner des armes. Quelques jours plus
tard, Sauckel fit une proclamation enflammée, dans laquelle il les
exhortait à mourir jusqu’au dernier, sur quoi il se mit en route
pour l’Allemagne du Sud. Tard dans la soirée du 27 mars,
j’arrivai à Berlin. J’y trouvai une situation profondément
modifiée.
Entre-temps, en effet, Hitler avait décrété que la
compétence du Gruppenführer SS Kammler, qui avait déjà la
responsabilité des fusées, s’étendrait également à la mise au point
et à la production de tous les avions modernes. Cette décision ne
me retirait pas seulement la responsabilité de l’armement de la
Luftwaffe, mais créait une situation impossible, tant sur le plan
du protocole que de l’organisation, puisque Kammler pouvait
utiliser les collaborateurs de mon ministère. Hitler avait en outre
donné l’ordre exprès que Göring et moi-même reconnaissions par une
contre-signature notre subordination au pouvoir de décision de
Kammler. Je signai sans élever de protestation. Bien que cette
humiliation m’eût blessé et rendu furieux, j’évitai ce jour-là
d’aller à la conférence d’état-major. Presque en même temps,
j’appris par Poser que Hitler avait congédié Guderian ;
officiellement, pour raisons de santé. Mais tout familier des
affaires internes savait qu’il ne reviendrait pas. J’avais perdu là
l’un des rares militaires de l’entourage de Hitler qui, non content
de me soutenir, m’avait constamment encouragé dans mes
initiatives.
Pour comble de malheur, ma secrétaire m’apporta
les dispositions que le chef des transmissions avait arrêtées en
exécution de l’ordre donné par Hitler de détruire tous les biens
réels de la nation. Répondant très exactement aux desseins de
Hitler, elles prévoyaient la destruction de tous les moyens de
transmission, non seulement de ceux de la Wehrmacht, mais de ceux
de la Police, des Postes, des Chemins de fer, des Ponts et
Chaussées et de l’Électricité du Reich. « Sabotage, incendie
ou démolition » devaient rendre totalement inutilisables
« non seulement tous les centraux téléphoniques et
télégraphiques, tous les relais amplificateurs, mais aussi les
relais des câbles à grande distance et, dans les stations
émettrices, les mâts, les antennes, et les installations émettrices
et réceptrices ». L’ennemi ne devait même pas pouvoir procéder
à un rétablissement provisoire du réseau de transmissions dans les
territoires occupés, car on devait détruire non seulement tous les
stocks de pièces de rechange, et de câbles, mais aussi tous les
plans des connexions, des réseaux de câbles et toutes les
descriptions d’appareils 6 ».
Toutefois, le général Albert Praun me laissa entendre qu’à
l’intérieur de son service, il atténuerait le caractère radical de
ces dispositions.
De surcroît, on me fit confidentiellement savoir
que l’armement allait être confié à Saur, mais sous les ordres de
Himmler, dont on ferait un inspecteur général pour toute la
production de guerre 7 . Cette
nouvelle signifiait au minimum que j’étais définitivement tombé en
disgrâce auprès de Hitler. Peu après, Schaub m’appela au
téléphone ; sur un ton anormalement cassant, il me convoqua
pour le soir chez Hitler.
J’avais le cœur serré quand on me conduisit chez
le Führer, dans son bureau situé à plusieurs mètres sous terre. Il
était seul. Il me reçut avec une froideur glaciale, ne me tendant
pas la main et répondant à peine à mon salut. D’une voix basse et
tranchante, il alla tout de suite au but : « J’ai reçu de
Bormann un rapport sur l’entretien que vous avez eu avec les
Gauleiter de la Ruhr. Vous les avez exhortés à ne pas exécuter mes
ordres, déclarant que la guerre était perdue. Êtes-vous conscient
de ce que cela mérite ? »
Comme si le souvenir de quelque chose de lointain
lui revenait, son ton, pendant qu’il parlait, perdit de son
tranchant, la tension tomba et il ajouta, presque comme redevenu
normal : « Si vous n’étiez pas mon architecte, je
tirerais les conséquences qui s’imposent dans un tel cas. – Tirez,
lui répondis-je en partie par insubordination ouverte, en partie
par lassitude, les conséquences que vous estimez s’imposer, sans
égards pour ma personne. »
Cette réponse, plus impulsive que courageuse,
sembla le désarçonner. « Vous êtes surmené et malade,
poursuivit-il après une courte pause, sur un ton affable mais, me
sembla-t-il, très réfléchi. Aussi ai-je décidé que vous prendriez
immédiatement un congé. Quelqu’un d’autre vous représentant
dirigera votre ministère. – Non, répondis-je d’un ton décidé, je me
sens en parfaite santé, je ne prendrai pas de congé. Si vous ne
voulez plus de moi comme ministre, vous n’avez qu’à me
révoquer. » Au moment où je disais cela, je m’aperçus qu’un an
plus tôt, Göring avait déjà refusé la même solution. « Je ne
veux pas vous révoquer, me dit Hitler d’un ton tout aussi décidé et
comme pour clore le débat, mais je tiens à ce que vous preniez
immédiatement un congé de maladie. » Je ne cédai pas. « Je ne peux pas garder ma
responsabilité de ministre alors que quelqu’un d’autre agira à ma
place », et d’un ton un peu plus conciliant, comme pour
protester de mes bonnes intentions, j’ajoutai : « Je ne
le peux pas, mon Führer. » C’était la première fois que je
m’adressais à lui en employant cette formule. Mais il resta
impassible. « Vous n’avez pas le choix. Il ne m’est pas
possible de vous révoquer ! » me dit-il ; il ajouta,
comme pour atténuer son intransigeance : « Pour des
raisons de politique intérieure et étrangère, je ne peux renoncer à
vous. » Enhardi, je repris : « Il m’est impossible
de prendre un congé. Tant que je serai en poste, c’est moi qui
dirigerai le ministère. Je ne suis pas malade ! »
Il s’ensuivit un assez long silence. Hitler
s’assit ; sans y être invité, je fis de même. « Si,
poursuivit Hitler d’un ton plus calme, vous pouvez être convaincu
que la guerre n’est pas perdue, alors vous pourrez continuer à
exercer vos fonctions. » D’après mes mémoires et
vraisemblablement également d’après le rapport de Bormann, il
devait savoir comment j’envisageais la situation et quelles
conclusions j’en tirais. Il voulait manifestement me forcer à
faire, même du bout des lèvres, une profession de foi qui
m’interdirait à l’avenir d’éclairer d’autres personnes sur la
situation réelle. « Vous savez, répondis-je franchement mais
sans le défier, que je ne peux en être convaincu. La guerre est
perdue. »
Hitler se mit alors à évoquer des souvenirs, à
raconter les situations difficiles qu’il avait connues dans sa vie,
situations au cours desquelles tout semblait perdu, mais dont il
s’était sorti à force de persévérance, d’énergie et de fanatisme.
Pendant un temps qui, à ce qu’il me sembla, ne voulait pas finir,
il se laissa porter par les souvenirs de ses combats de militant,
par ceux de l’hiver 1941-1942, de la catastrophe que nous avions
frôlée dans l’organisation des transports, allant jusqu’à citer en
exemple mes succès dans le domaine de l’armement. Je l’avais déjà
entendu évoquer tout cela des dizaines de fois, je connaissais ses
monologues presque par cœur au point de pouvoir, si quelqu’un
l’avait interrompu, les continuer au mot près. Sa voix changeait à
peine de registre, mais c’est peut-être précisément dans ce ton qui
savait vous adjurer sans vous faire violence que résidait la force
de persuasion de cette plaidoirie. J’avais le même sentiment que
celui ressenti des années auparavant dans le pavillon de thé, quand
je n’avais pas voulu détourner les yeux sous le poids de son
regard.
Comme je gardais le silence, me contentant de le
regarder fixement, il réduisit ses exigences de façon
surprenante : « Si vous croyiez que la guerre peut encore
être gagnée, si au moins vous pouviez le croire, cela
suffirait. » Je sentis que Hitler avait maintenant changé de
ton pour devenir presque suppliant. Un instant, je songeais qu’avec
ce ton humble, il emportait encore plus la conviction que quand il
posait au maître absolu. Je suppose que dans d’autres circonstances
j’aurais cédé. Mais cette fois la pensée de ses desseins
destructeurs me préserva de son pouvoir de persuasion. Dans mon
émotion, je dus répondre un soupçon trop haut : « Je ne
le peux pas, même avec la meilleure volonté. Et puis enfin, je ne
voudrais pas être de ces salauds de votre entourage qui vous disent
qu’ils croient à la victoire alors qu’ils n’y croient
pas. »
Hitler n’eut aucune réaction. Pendant un moment,
il regarda droit devant lui, puis recommença à parler de ses
combats, revint, comme il le fit si souvent toutes ces semaines-là,
sur la façon inattendue dont Frédéric le Grand avait été sauvé.
« Il faut croire, ajouta-t-il, que tout peut s’arranger.
Espérez-vous encore que la guerre peut être couronnée de
succès ? Ou bien votre foi est-elle ébranlée ? » A
nouveau, Hitler réduisait ses exigences pour ne plus me demander
qu’une profession de foi formelle qui pourtant me lierait :
« Si au moins vous pouviez espérer que nous n’avons pas
perdu ! Il faut pourtant que vous l’espériez… Je m’en
contenterais. » Je ne répondis rien 8 .
Il s’ensuivit un long silence pénible. Y mettant
fin en se levant brusquement, Hitler, redevenu soudain glacial,
déclara sur ce ton cassant qu’il avait adopté au début :
« Vous avez vingt-quatre heures ! Réfléchissez à la
réponse que vous me donnerez ! Demain, vous me direz si vous
espérez qu’on peut encore gagner la guerre ! » Il me
congédia sans me serrer la main.
Comme pour illustrer ce qui, selon la volonté de
Hitler, devait maintenant se produire en Allemagne, je reçus
immédiatement après cet entretien un télégramme du commandant du
Train daté du 29 mars 1945 : « But de
l’opération : faire des territoires abandonnés un désert où
tous les moyens de transport seront anéantis… La raréfaction des
explosifs exige qu’on fasse preuve d’invention dans l’utilisation
de toutes les possibilités de destruction, les effets devant être
durables. » Devaient être détruits, comme le précisait en
détail l’ordonnance, les ponts de toutes sortes, les voies ferrées,
les postes d’aiguillage, toutes les installations techniques dans
les gares de triage, les ateliers et les bâtiments d’exploitation,
les écluses et les élévateurs des voies navigables. Dans le même
temps, toutes les locomotives, tous les wagons de voyageurs et de
marchandises, tous les chalands et toutes les péniches devaient
être totalement détruits, les fleuves et les canaux barrés à l’aide
de bateaux sabordés. Pour atteindre cet objectif, on pouvait mettre
le feu, démolir les organes essentiels et employer toutes espèces
de munitions. Seul un spécialiste peut mesurer l’ampleur de la
catastrophe qui aurait frappé l’Allemagne si cet ordre si
minutieusement élaboré avait été exécuté. Cette ordonnance est en
même temps un document qui montre combien on était vétilleux quand
il s’agissait d’appliquer un ordre de Hitler établissant un
principe.
Dans mon
petit appartement de fortune situé dans l’aile arrière du
ministère, je m’allongeai sur mon lit. Assez épuisé, je réfléchis,
sans véritable suite dans les idées, à la réponse que je devais
donner à l’ultimatum de Hitler. Je finis par me lever et me mettre
à rédiger une lettre. Le début de mon texte n’était pas sans
équivoque : je voulais persuader Hitler et me montrer
conciliant, sans pour autant tourner le dos à cette vérité de la
défaite qui s’imposait de plus en plus. Mais la suite était claire
et directe : « Quand j’ai lu l’ordre de destruction (du
19 mars 1945) et, peu après, l’ordre d’évacuation, aux termes
très durs, j’y ai vu les premiers pas dans l’exécution de ces
desseins. » Je rattachai à cette phrase ma réponse à son
ultimatum. « Mais je ne peux plus croire au succès de notre
bonne cause si, en ces mois décisifs, nous détruisons
systématiquement et simultanément tout ce qui conditionne la vie de
notre peuple. C’est commettre à son égard une si grande injustice
que le destin ne pourra plus nous être favorable… C’est pourquoi je
vous prie instamment de ne pas porter vous-même atteinte à la vie
de notre peuple. Si vous pouviez vous décider à y renoncer, de
quelque manière que vous le fassiez, je retrouverais la foi et le
courage de continuer à travailler avec la plus grande énergie. Il
n’est plus en notre pouvoir, écrivis-je, en réponse directe à son
ultimatum, de déterminer le cours de notre destin. Seule la
Providence peut encore changer notre avenir. Nous ne pouvons y
contribuer qu’en gardant une attitude ferme et une foi inébranlable
en l’avenir éternel de notre peuple. » Je ne conclus pas,
comme on le faisait d’habitude pour des lettres privées, par un
« Heil, mon Führer », mais renvoyai à la seule puissance
en qui nous pouvions encore mettre notre espoir : « Que
Dieu protège l’Allemagne 9 ! » En relisant cette lettre, je
la trouvai bien faible. Peut-être Hitler présuma-t-il qu’elle
annonçait une rébellion, attitude qui l’aurait forcé à prendre des
mesures contre moi. Car, quand je priai une de ses secrétaires de
taper sur sa machine spéciale à gros caractères cette lettre écrite
à la main, qui était destinée à Hitler personnellement mais
parfaitement illisible, elle me rappela au téléphone pour me
déclarer : « Le Führer m’a interdit d’accepter une lettre
de vous. Il veut vous voir ici et exige une réponse de vive
voix. » Peu après, je reçus l’ordre de me rendre chez Hitler
sans tarder.
Vers minuit, je franchis les quelques centaines de
mètres qui me séparaient de la Chancellerie, en empruntant en
voiture la Wilhelmstrasse, maintenant totalement défoncée par les
bombes. Je ne savais toujours pas ce que je devrais faire, ou dire.
Les vingt-quatre heures étaient passées et je n’avais toujours pas
de réponse prête. Je laissai à l’inspiration du moment le soin de
me la dicter.
Hitler était là debout devant moi, peu sûr de son
fait, donnant presque l’impression d’avoir peur. Il me lança un
bref « Alors ? » Je fus un instant décontenancé,
n’ayant préparé aucune réponse, mais ensuite une phrase me vint aux
lèvres, qui ne voulait rien dire du tout et que je prononçai sans
réfléchir, comme pour dire quelque chose. « Mon Führer, je
vous apporte mon soutien inconditionnel. » Hitler ne répondit
pas, mais il fut touché ; après une brève hésitation, il me
donna la main, qu’il ne m’avait pas tendue à mon arrivée, ses yeux
s’emplirent de larmes, comme cela lui arrivait souvent à cette
époque. « Alors, tout va bien », me dit-il. Il était
évident qu’il était soulagé. Moi aussi, je fus un moment touché,
d’autant plus que je ne m’attendais pas à la chaleur de sa
réaction. Quelque chose de nos anciens rapports s’était rétabli
entre nous. « Puisque, repris-je pour profiter de la
situation, je vous apporte mon soutien inconditionnel, c’est moi et
non les Gauleiter que vous devez charger de l’application de votre
décret. » Il m’autorisa à rédiger quelque chose en ce sens,
qu’il signerait immédiatement. Pourtant, quand nous reparlâmes du
contenu de son décret, il resta ferme sur le principe de la
destruction des installations industrielles et des ponts. Je pris
ensuite congé. Il était une heure du matin.
Installé dans une pièce de la Chancellerie, je
rédigeai un « décret d’application » afférent à l’ordre
de destruction du 19 mars 1945. Afin d’éviter toute
discussion, je ne cherchai même pas à annuler l’ordre de Hitler. Je
me contentai de définir deux choses : « L’application
relève de la compétence exclusive des services et des organes du
ministre de l’Armement et de la Production de guerre. C’est le
ministre de l’Armement et de la Production de guerre qui, avec mon
accord, en détermine les modalités. Il peut donner des instructions
aux commissaires à la défense du Reich 10 . » J’étais ainsi rétabli dans mes
fonctions. Une phrase faisait en outre dire à Hitler que, pour les
installations industrielles, « la paralysie pouvait permettre
d’atteindre le même but ». Je calmai naturellement ses
inquiétudes en ajoutant que, sur ses directives, je pouvais
ordonner la destruction totale d’usines particulièrement
importantes. A vrai dire, je ne reçus jamais de telles
directives.
Il apposa sa signature au crayon, presque sans
discuter, après avoir seulement porté quelques corrections de sa
main tremblante. Une modification apportée à la première phrase du
document montre qu’il était encore à la hauteur de la
situation ; j’avais rédigé cette phrase dans les termes les
plus vagues possible, voulant seulement déterminer que les mesures
de destruction avaient exclusivement pour but d’empêcher l’ennemi
d’user de nos installations et de nos exploitations pour accroître
sa puissance de combat. Assis derrière la table des cartes de la
salle de conférences, il limita de sa propre main cette remarque
aux installations industrielles.
Je crois qu’il est clairement apparu à Hitler
qu’il rendait là une partie de ses desseins destructeurs
irréalisable. Dans la conversation qui suivit, je tombai d’accord
avec lui sur le fait « que la terre brûlée n’a pas de sens
dans un aussi petit pays que l’Allemagne. Elle ne peut atteindre
son but que dans de grands espaces comme ceux de la Russie ».
Je consignai dans un carnet l’accord auquel nous avions abouti sur
ce sujet.
Mais cette
fois encore, Hitler agissait avec son habituelle duplicité :
le même soir, il avait donné l’ordre aux commandants en chef de
« donner un caractère d’extrême fanatisme à la lutte contre
l’ennemi en marche. On ne peut en ce moment absolument pas prendre
la population en considération 11 . »
Une heure après, je rassemblai toutes les motos,
toutes les autos, toutes les estafettes disponibles, fis occuper
l’imprimerie et pour les téléscripteurs pour mettre en jeu ma
compétence retrouvée et stopper la destruction déjà mise en branle.
A quatre heures du matin, je fis distribuer mes directives, mais
sans demander l’accord de Hitler, comme le prévoyait le décret
d’application. Sans scrupule, je remis en vigueur toutes mes
instructions précédentes concernant le maintien en état des
installations industrielles, des centrales électriques, des usines
à gaz, des usines des eaux et des centres de ravitaillement,
instructions que Hitler avait, le 19 mars, décrétées nulles et
non avenues. J’annonçai, d’autres instructions plus détaillées
concernant la destruction totale de l’industrie – qui ne partirent
jamais.
Sans y avoir été autorisé par Hitler, je donnai
l’ordre, dès ce même jour, de replier les chantiers de
l’organisation Todt, pour qu’ils échappent au danger d’encerclement
par l’ennemi et fis envoyer dix à douze trains de vivres à
proximité immédiate de la Ruhr encerclée. Avec le général Winter,
de l’O.K.W., nous mîmes au point un décret qui devait stopper les
mesures prévues pour faire sauter les ponts, mais que Keitel
annula ; je me mis d’accord avec le Obergruppenführer SS
Frank, responsable de tous les entrepôts de vivres et de vêtements
de la Wehrmacht, pour qu’on distribue les stocks à la population
civile, et Malzacher, mon chargé de mission en Tchécoslovaquie et
en Pologne, reçut l’ordre d’empêcher la destruction des ponts dans
le territoire de Haute-Silésie 12 .
Le lendemain, je me rendis à Oldenburg pour
rencontrer Seyss-Inquart, le commissaire général du Reich pour les
Pays-Bas. En chemin, je m’exerçai pour la première fois pendant une
halte au tir au pistolet. A ma grande surprise, Seyss-Inquart,
après les inévitables préliminaires, avoua avoir pris contact avec
l’autre côté. Il voulait éviter les destructions en Hollande et
empêcher les inondations prévues par Hitler. Je quittai le
Gauleiter de Hamburg, Kaufmann, chez qui je m’étais arrêté au
retour d’Oldenbourg, sur le même constat de complet accord.
Dès mon retour, le 3 avril, j’interdis qu’on
fît sauter les écluses, les digues, les barrages et les
ponts-canaux 13 . Aux télégrammes
toujours plus nombreux, toujours plus pressants qui demandaient des
ordres particuliers pour la destruction des usines, je faisais
répondre qu’il fallait seulement les immobiliser 14 .
En prenant de telles décisions, je pouvais être
assuré de certains soutiens. Ainsi, mon représentant politique, le
Dr Hupfauer, avait conclu une
alliance avec les secrétaires d’État les plus importants pour
endiguer la politique de Hitler. Il comptait en outre dans son
cercle d’amis le représentant de Bormann, Klopfer. Nous avions en
quelque sorte coupé l’herbe sous les pieds de Bormann. Ses ordres
se perdaient pour ainsi dire dans le vide. En cette dernière
période du troisième Reich, Bormann régnait peut-être sur
Hitler ; mais à l’extérieur du bunker régnaient d’autres lois.
Même le chef du service de sécurité de la SS, Ohlendorf, m’assura
en captivité qu’il avait été régulièrement informé de mes
initiatives, mais qu’il n’en avait rien transmis.
En fait, j’avais, au mois d’avril 1945, le
sentiment que, grâce à la collaboration des secrétaires d’État, je
pouvais dans mon domaine obtenir plus de résultats concrets que
Hitler, Goebbels et Bormann réunis. Sur le plan militaire, j’étais
en bons termes avec Krebs, le nouveau chef de l’état-major général,
car il venait de l’état-major de Model ; mais même Jodl, Buhle
et Praun, le commandant en chef des transmissions, comprenaient de
mieux en mieux dans quelle situation nous nous trouvions.
J’étais parfaitement conscient du fait que Hitler,
s’il avait été au courant de l’activité que je déployais, aurait
maintenant agi en conséquence. A coup sûr il aurait frappé. En ces
mois… de double jeu, j’appliquai un principe très simple : me
tenir le plus près possible de Hitler. Tout éloignement pouvait
donner naissance à un soupçon, tandis qu’en revanche l’existence
d’un soupçon ne pouvait être confirmée ou infirmée qu’à proximité
immédiate. Mais, comme je n’avais pas de prédispositions pour le
suicide, j’avais prévu de me réfugier dans un petit pavillon de
chasse, assez primitif, à une centaine de kilomètres de Berlin. En
outre, Rohland m’avait aménagé un abri dans l’un des nombreux
rendez-vous de chasse des princes de Fürstenberg.
Durant les conférences d’état-major, début avril,
Hitler parla encore de lancer des contre-offensives, d’attaquer sur
ses flancs découverts l’ennemi occidental qui, ayant dépassé
Cassel, poussait maintenant à grandes marches quotidiennes vers
Eisenach. Hitler continuait d’envoyer des divisions d’un lieu à un
autre. Kriegsspiel cruel et inquiétant.
Quand, par exemple, le jour de mon retour d’un voyage sur le front,
je voyais sur la carte les mouvements de nos troupes, force m’était
de constater qu’elles ne s’étaient pas beaucoup montrées dans le
territoire que j’avais traversé ou qu’alors il ne s’était agi que
de soldats sans armement lourd, simplement équipés de fusils.
Chez moi aussi avait lieu maintenant une petite
conférence d’état-major quotidienne ; mon officier de liaison
auprès de l’état-major général nous communiquait alors les
dernières nouvelles, enfreignant d’ailleurs un ordre de Hitler qui
interdisait d’informer des non-militaires de la situation
militaire. Avec une assez grande précision, von Poser nous
indiquait jour après jour quel territoire l’ennemi occuperait dans
les vingt-quatre heures à venir. Ces informations objectives
n’avaient rien à voir avec les conférences nébuleuses tenues dans
le bunker de la Chancellerie.
Là-bas, on ne parlait jamais d’évacuation ou de retraites. Il m’a
semblé à l’époque que l’état-major général, sous les ordres de
Krebs, avait renoncé à informer Hitler de la situation
objective : on ne s’occupait plus, en quelque sorte, qu’à
résoudre des problèmes de tactique et de stratégie. Ainsi, quand,
contrairement aux conclusions de la veille, des villes et des
régions étaient tombées, Hitler gardait un calme parfait. Il ne
rabrouait plus comme il le faisait encore quelques semaines
auparavant ses collaborateurs. Il semblait s’être résigné.
Un jour, au début avril, Hitler avait convoqué
Kesselring, le commandant en chef du front Ouest. Le hasard voulut
que je fusse présent et assistasse à cet entretien loufoque.
Kesselring essaya d’expliquer en détail à Hitler que la situation
était sans issue. Mais, après l’avoir laissé dire quelques phrases,
Hitler, tirant la conversation à lui, se mit à disserter sur la
façon dont, prenant avec quelques centaines de chars les Américains
à revers, il anéantirait leur saillant d’Eisenach, provoquerait une
panique colossale et bouterait l’envahisseur hors d’Allemagne.
Hitler se perdit en longs développements sur l’incapacité notoire
des soldats américains à digérer une défaite, alors qu’il venait
quelques semaines plus tôt, au cours de la contre-offensive des
Ardennes, de faire l’expérience du contraire. A cette époque-là,
j’étais furieux de voir le Feldmarschall Kesselring donner, après
une brève résistance, dans ces billevesées et entrer dans les plans
de Hitler avec le plus grand sérieux, semblait-il. Mais, de toute
façon, cela ne servait à rien de s’exciter sur des batailles qui
n’auraient plus lieu.
Au cours d’une des conférences qui suivirent
celle-ci, Hitler exposa à nouveau son idée d’une contre-attaque par
le flanc. De mon ton le plus sec, je glissai : « Si tout
est détruit, la reconquête de ces territoires ne me sert plus à
rien. Je ne peux plus rien y produire. » Hitler garda le
silence. « Je ne peux pas rebâtir des ponts aussi vite. »
Hitler, apparemment de bonne humeur, me répondit alors :
« Tranquillisez-vous, monsieur Speer, il n’y a pas eu autant
de ponts détruits que j’en ai donné l’ordre. » Sur le même
ton, je rétorquai comme en plaisantant qu’il me semblait bizarre de
se réjouir de ce qu’un ordre n’ait pas été exécuté. A ma grande
surprise, Hitler se montra alors disposé à examiner un décret que
j’avais préparé.
Quand je lui en montrai le brouillon, Keitel en
perdit contenance pour un instant. « Pourquoi encore un
changement ? On a pourtant le décret de destruction… On ne
peut pas faire de guerre sans détruire de ponts ! » Il
finit cependant par donner son accord à mon texte, y apportant
seulement quelques changements. Hitler signa donc un décret qui
prévoyait qu’on ne devait plus que paralyser les moyens de
communication et de transmission et qu’on devait conserver les
ouvrages d’art intacts jusqu’au dernier moment. Je fis confirmer
encore une fois à Hitler, trois semaines avant la fin, dans la
phrase de conclusion : « Avant de prendre toute mesure de
destruction et d’évacuation, il faut songer que les installations…
doivent pouvoir, après la reconquête des territoires perdus, être à
nouveau exploitées au profit de la production allemande 15 . » Toutefois il raya au crayon bleu
une subordonnée, où il était dit qu’on devait retarder la
destruction d’un pont « même au risque de le voir tomber
intact aux mains de l’ennemi dans le cas d’une avance plus rapide
que prévu de celui-ci ».
Le général Praun, commandant en chef des
transmissions, annula le jour même son ordonnance du 27 mars
1945. Il leva toutes les consignes de destruction et donna même, à
usage interne, l’ordre de conserver intacts les stocks, parce
qu’ils pourraient, après la guerre, aider à reconstruire le réseau
de transmissions. Il déclara que, de toute façon, l’ordre donné par
Hitler de détruire le matériel de transmission n’avait pas de sens,
puisque l’ennemi apportait ses câbles et ses stations émettrices.
Je ne sais pas, en revanche, si le commandant en chef du Train est
revenu sur son ordre de transformer les territoires menacés en un
désert où toute circulation serait impossible. Keitel, quant à lui,
refusa de rédiger des instructions explicatives pour l’application
du nouveau décret de Hitler 16 .
Il me fit d’ailleurs remarquer, et c’était un
reproche qui me visait, que l’ordre de Hitler du 7 avril ne
ferait que susciter la confusion dans les directives. Il n’avait
pas tort. Durant les dix-neuf jours qui venaient de s’écouler entre
le 18 mars et le 7 avril, douze ordres contradictoires
avaient été donnés touchant cette question. Mais le chaos des
directives contribua à limiter le chaos sur le terrain.