FABLES TIRÉES DU FUN.

Ces fables ont paru dans le Fun de Londres en 1872-1873. Elles ont subi de légères retouches. 

 

Un renard et un canard, ne parvenant pas à se mettre d’accord sur la possession d’une grenouille, s’en référèrent à un lion. Après avoir écouté les différents arguments, le lion ouvrit la bouche pour délivrer une sentence.

« Je sais quelle va être votre décision, » dit brusquement le canard. « Elle va être celle-ci : Malgré nos arguments, la grenouille n’appartient à aucun d’entre nous, et que vous allez vous-même la manger. Permettez-moi de vous dire que c’est parfaitement injuste, et que je le prouverai. » « Pour moi, dit le renard, il est clair que vous allez donner la grenouille au canard, le canard à moi-même, et me manger ensuite. Je ne suis pas sans quelque expérience de la loi. »

« J’étais sur le point de vous dire », dit le lion en bâillant, « que, pendant les arguments contradictoires, l’objet de la dispute s’était esquivé. 

Peut-être pourriez-vous produire une autre grenouille. »

 

Un nègre, en voyant une autruche, commença à lui envoyer des cailloux. Quand un bon nombre de projectiles fut envoyé, l’autruche revint et les mangea tous.

« S’il te plaît, dis-moi, dit-elle, à qui je suis redevable de cet excellent repas. »

« À la générosité », répondit le nègre, maintenant fort désireux de se concilier une créature qu’il pensait dotée d’un don miraculeux ; « si je n’avais pas été poussé par un mouvement charitable, j’aurais mangé moi-même ces cailloux. » « Mon bon ami, dit l’autruche, il semble que quelques-unes des plus communes vertus humaines ne soient pas facilement distinguables d’une mauvaise digestion. »

 

Un homme plumait une oie vivante, lorsque l’oiseau l’apostropha en ces termes :

« Supposons que vous soyez une oie ; pensez-vous que vous goûteriez cette sorte de chose ? »

« Supposons que je puisse l’être, dit l’homme ; pensez-vous qu’il vous serait agréable de me plumer ? »

« Tout à fait ! » fut la réponse spontanée, mais maladroite.

« Eh bien, justement », conclut son tourmenteur, arrachant une nouvelle poignée de plumes, « c’est à peu près ce que je ressens. »

 

Un mouton effectuant un long voyage trouva la chaleur de sa toison insupportable et, comme il voyait un troupeau d’autres moutons dans un enclos, manifestement en train d’attendre, il sauta par-dessus la barrière et se joignit au groupe dans l’espoir d’être tondu. Voyant le berger arriver, et les autres moutons s’entasser dans un coin reculé du parc, il se porta en avant et dit :

« Votre troupeau n’est pas très discipliné ; il est heureux que je sois passé par là pour leur donner un exemple de docilité. En vous voyant opérer sur moi, ils seront encouragés à venir d’eux-mêmes. »

« Merci, dit le berger, mais je n’en tue qu’un seul à la fois. Le mouton ne se conserve pas bien quand il fait chaud. »

 

Une huître qui s’était vue dotée d’une large perle entre ses valves et était incapable de l’éjecter, se lamentait tout haut sur son destin malencontreux lorsqu’un singe courut jusqu’à elle – la marée étant basse – et se mit à l’examiner.

« Vous semblez, dit le singe, avoir également une autre source de tracas, là-dedans. Je vais commencer par l’enlever. »

Il y mit la main et en sortit le corps de la patiente.

« Maintenant », dit-il en la mangeant, « je pense que vous serez capable d’endurer la perle sans difficulté. »

 

Un cheval sauvage rencontrant un cheval domestique se mit à se moquer de sa condition de servitude. L’animal dressé jura qu’il était aussi libre que le vent.

« Si c’est le cas, dit l’autre, à quoi donc sert ce morceau de métal dans ta bouche ? »

« Ceci, répondit-il, est de l’acier, l’un des meilleurs tonifiants qui existent. »

« Mais quelle est la signification de cette lanière qui y est attachée ? »

« Elle est destinée à l’empêcher de tomber de ma bouche quand je suis trop paresseux pour le tenir. »

« Et la selle ? »

« C’est pour m’épargner de la fatigue : quand je suis las, je monte et je me laisse aller. »

 

Un ÂNE vagabondant un soir près d’un village vit la lumière de la lune qui se levait derrière une colline. 

« Ho-ho, Face-Rouge, dit-il, tu veux montrer mes grandes oreilles aux villageois, c’est cela ? Je vais aller te retrouver sur cette crête et te monter dessus ! »

Il escalada donc péniblement la colline et se tint bien visible contre le large disque de l’Astre Indifférent, âne encore plus âne qu’auparavant.

 

Chargée d’un grain de blé qu’elle s’était procuré avec un mal infini, une fourmi remontait le courant de ses congénères, chacune d’entre elles, selon l’étiquette en usage chez les fourmis, insistant pour qu’elle s’arrête, qu’elles échangent les nouvelles et qu’elles se serrent les mains. Il lui apparut que cet excès de cérémonie était un abus de courtoisie ; aussi déposa-t-elle son fardeau pour s’asseoir dessus, replia-t-elle toutes ses pattes et se mit-elle à sourire d’un air farouche.

« Bonjour ! disaient ses sœurs fourmis, qu’est-ce qui vous arrive ? »

« Lassée des creuses conventions d’une civilisation épuisée », répondait-elle sur un ton sarcastique – « je retourne à la simplicité de la vie primitive. »

« Ah ! Alors nous devons vous déranger pour ce grain. Dans la vie primitive, il n’y a pas de droits de propriété. »

Une grande lumière blanche toucha l’entendement de l’insecte rebelle. Elle se leva et, saisissant le grain de blé, poursuivit son chemin avec célérité. Il fut observé qu’elle se soumit avec la meilleure grâce aux manipulations de ses amies et voisines, et qu’elle fit même des écarts pour serrer les mains des étrangères qui passaient sur des lignes parallèles de trafic.

 

Comme on lui avait parlé en grec, un perroquet en était gonflé de suffisance.

« Voyez, dit-il, les avantages d’une éducation classique ! Je peux dire des absurdités dans la langue de Platon. »

« Je dois t’avertir », dit son maître tranquillement, « que tu as intérêt à t’en tenir à une tout autre sorte d’absurdités que celles qui étaient proférées par certains des plus éminents contemporains de Platon, si tu veux continuer à avoir le privilège d’être accroché à cette fenêtre ouverte. Pas de mythologie non plus, s’il te plaît. »

 

Un certain magicien avait un cochon savant fort distingué, qui avait atteint une large renommée et l’estime des gens, en raison de ses étonnantes prestations. Mais, voyant que la créature n’était pas heureuse, le magicien la transforma en homme. Aussitôt, l’homme abandonna ses cartes, son réveil, ses instruments musicaux et les autres accessoires de sa profession pour aller se vautrer dans une mare de boue, où il s’enfonça jusqu’au bout du nez, grognant avec une béate satisfaction.

 

Le Millénium est arrivé », dit un lion à un agneau à l’abri de l’enclos. « Sors et viens te coucher à mes côtés, comme cela a été annoncé. » « As-tu amené le petit enfant qui doit nous conduire ? » demanda l’agneau. 

« Non. Je pense que, peut-être, un enfant du berger pourrait faire l’affaire. »

« Je ne crois guère en un Millénium qui demande au berger de fournir à la fois le festin et la bonne marche des réjouissances. Ma notion de ces temps heureux est que ce sera une période dans laquelle le mouton sera impropre à la consommation, et le lion issu de l’art du sculpteur. »

Voyant qu’il n’y avait rien à gagner dans la dissimulation, le lion s’en alla pensivement et alla candidement dîner chez le prêtre du village.

 

« Je te le dis », braillait un gros bœuf dans une étable à l’adresse d’un robuste mulet qui brayait au-dehors ; « le son de ceci n’est pas de bon goût. »

« Le bon goût de quoi, mon adipeux censeur ? » demanda le mulet, sur un ton pas très respectueux.

« Eh bien… ah… hum… Je veux dire que cela ne me convient pas. Tu devrais mugir. »

« Puis-je te demander en quoi cela te concerne que je me mette à mugir, ou à braire, ou les deux, ou ni l’un ni l’autre ? »

« Je ne peux pas te le dire », dit le bœuf, remuant sa tête avec découragement – « je n’y connais rien en la matière. Je peux seulement te dire que j’ai pris l’habitude de censurer tous les discours qui sont différents des miens. »

« Exactement, dit l’âne ; tu es parvenu au sommet de l’impudence en appelant principes de simples préférences. Avec le “goût”, tu as inventé un mot sans définition pour recouvrir une idée impossible à exprimer, et en l’accompagnant par l’adjectif “bon”, ou “mauvais”, tu indiques un processus tout bonnement subjectif, en termes d’analyse objective. Une telle arrogance dépasse les limites de l’effronterie et relève de ces terribles injures qui se lavent dans le sang ! »

Le critique bovin, n’ayant pas de mots pour exprimer sa désapprobation devant une si remarquable harangue, déclara qu’elle était de mauvais goût.

 

Un auteur qui avait écrit un livre de fables (dont le mérite transcendait l’expression) était tranquillement en train de somnoler au sommet de sa modeste éminence littéraire, quand il fut brutalement réveillé par une foule de critiques en train d’émettre des avis négatifs sur ses incomparables contes.

« Manifestement, dit-il, je me suis rendu légèrement coupable d’avoir fait montre d’une sagesse inconsidérée, et la chose est restée sur le cœur de ces braves gens. Déjà, ceux qui produisent les pâtés de Strasbourg et les oreillers en plume nous regardent, nous, comme des créateurs concurrents. Sans doute est-ce dans la nature des choses, que ceux qui font pousser la plume pensent avoir un droit de regard sur la manière dont elle est utilisée…»

Puis il exécuta un sourire de la largeur d’une main, et reprit son rêve léger de ducats qui tombaient en pluie.

 

Une tortue et un armadillo33 , s’étant disputés, en vinrent à trouver un endroit pour défendre leur honneur par un appel aux armes.

« Eh bien maintenant », cria la tortue, se recroquevillant au plus profond de sa carapace, « viens-y ! »

« Bon, très bien », consentit l’armadillo, enroulé serré dans sa cotte de maille, « je t’attends ! »

Un chroniqueur de cette période fait une vague allusion à cet incident comme une préfiguration des engagements navals du futur.

 

Un chacal poursuivant un daim était sur le point de s’en saisir, quand un tremblement de terre ouvrit une large et profonde entaille entre sa proie et lui.

« Ceci, dit-il, est une vicieuse interférence dans les lois de la nature. Je refuse d’admettre quelque chose d’aussi irrégulier. »

Aussi reprit-il la poursuite, se faisant fort de franchir la crevasse en deux bonds.

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