La fille dans le salon d'attente de la classe affaires de l'aéroport de Heathrow, à Londres, était vêtue d'une courte veste blanche, d'un tee-shirt rose et d'un pantacourt. Un sac à dos était posé sur le siège à côté d'elle, et un livre ouvert sur ses genoux. Mais elle n'avait pas lu une ligne depuis trente minutes qu'elle était là. Pas plus qu'elle n'avait touché au Coca-Cola posé sur la table basse devant elle.
C'était la deuxième semaine de novembre et la météo avait brutalement changé. De fortes averses et des bourrasques de vent s'abattaient sur Londres, qui obligeaient les piétons à courir derrière leur parapluie et à s'accrocher à leur chapeau. Par moments, la pluie fouettait les vitres de la salle d'attente et ruisselait sur les carlingues des avions en rade. La plupart des vols étaient retardés.
La jeune fille avait un passeport anglais, mais pas le physique. Elle était à moitié chinoise, très jolie, avec de longs cheveux noirs noués dans la nuque et des yeux d'un vert exceptionnel. Bien que petite et mince, il émanait d'elle une impression d'assurance et d'autonomie. Elle voyageait seule et, vu son âge, la compagnie aérienne lui avait remis un badge en plastique de « mineur non accompagné » à porter autour du cou, qu'elle s'était empressée d'enlever sitôt assise.
Elle s'appelait Scarlett Adams et avait quatorze ans.
D'habitude, Scarlett prenait l'avion avec une totale décontraction, mais, ce jour-là, une inquiétude diffuse la troublait. Elle n'avait toujours pas compris la raison de ce voyage. La veille encore, elle était dans son très huppé collège privé de Dulwich, où elle faisait ses études depuis l'âge de treize ans. Le pensionnat pour jeunes filles Sainte-Geneviève occupait une vaste bâtisse victorienne aux façades couvertes de lierre, au milieu d'un grand parc. C'était un internat, pourtant Scarlett y était externe. Ses parents, qui vivaient à l'étranger, possédaient une maison à cinq kilomètres de là, où une gouvernante veillait sur l'adolescente pendant la période scolaire.
La veille, juste avant le déjeuner, la directrice de Sainte-Geneviève l'avait convoquée dans son bureau. En gravissant l'escalier qui menait à la salle d'attente — surnommée « le cimetière » en raison des portraits des professeurs défunts qui ornaient les murs —, Scarlett s'était demandé quel genre d'embêtements l'attendaient. Était-ce à cause de sa dispute avec Miss Wilson, la professeure de géographie ? Des devoirs qu'elle avait « oubliés dans le bus » ? De la bagarre dans la salle d'informatique, dont elle n'était pourtant pas responsable ?
Quand elle pénétra dans le bureau douillet de la directrice, avec son chauffage à gaz et sa vue sur l'allée principale, une surprise l'attendait.
— Scarlett, je crains que vous ne soyez obligée de nous quitter pour quelques semaines, annonça la directrice, visiblement contrariée. Je viens à l'instant de recevoir un coup de téléphone de votre père. À la vérité, il s'est montré très mystérieux. Mais j'ai cru comprendre qu'il s'agit d'un cas de force majeure. Il va bien, rassurez-vous, mais il veut vous avoir près de lui. Il a déjà réservé votre billet d'avion.
— Quand ?
— Demain. C'est très fâcheux. Votre père oublie que vous passez le brevet cette année. De plus, nous allons devoir modifier la distribution des rôles pour la pièce de théâtre de Noël. Mais votre père a insisté. Il vous appellera ce soir.
En effet, son père avait téléphoné le soir même, mais sans fournir plus de précisions. Il voulait que sa fille le rejoigne une semaine ou deux, et lui expliquerait tout quand elle serait là. La gouvernante, une Écossaise sombre et assez revêche, était déjà occupée à préparer sa valise. De toute évidence, il n'y avait aucune discussion possible. Scarlett avait passé le reste de la soirée à envoyer des courriels et des textos à ses amis pour les prévenir, et s'était couchée de très mauvaise humeur.
Et son humeur, dans la salle d'attente de l'aéroport, ne s'était pas améliorée. Scarlett jeta un coup d'œil autour d'elle. Il y avait là l'habituelle collection d'hommes d'affaires. Certains abusaient des alcools hors taxe, d'autres se tenaient au courant des dernières nouvelles. Un écran de télévision à plasma occupait un mur. Scarlett y jeta un regard distrait.
— Aujourd'hui, le nouveau président des Ėtats-Unis a fait une déclaration…
La barbe, ils allaient encore parler de la dernière élection américaine. Depuis une semaine, la presse ne parlait quasiment de rien d'autre. Scarlett regarda le visage de Charles Baker apparaître derrière la tribune, face aux journalistes.
— La défaite du sénateur John Trelawny a provoqué une onde de choc parmi ses amis et supporters, poursuivit le commentateur. Le scrutin final, que Baker a remporté avec cinquante-deux pour cent des voix du collège électoral, a surpris tout le monde et provoqué de violentes accusations de fraude électorale.
Suivit un extrait de la déclaration de Baker. Il était vêtu avec élégance et paraissait très décontracté. Sans ce regard fuyant, il aurait été séduisant. On avait l'impression que ses yeux ne parvenaient jamais à se fixer sur un point.
— Je déteste traiter le sénateur Trelawny de mauvais perdant, mais ses accusations de fraude sont parfaitement ridicules et je ne vois aucune raison d'ordonner une enquête officielle.
L'image changea. On voyait maintenant des scènes de protestation devant la Maison Blanche. Les manifestants brandissaient des banderoles en marchant dans un silence hostile.
— Les machines de comptage des voix sont mises en cause, reprit le commentateur. Près de soixante-dix pour cent des votes sont en effet comptés par des appareils automatiques. Or les observateurs soulignent que pas moins de trois des fabricants de ces machines ont des liens très étroits avec Nightrise Corporation, la firme qui a financé la campagne de Charles Baker.
Scarlett ne s'intéressait guère à la politique, mais un mot retint son attention.
Nightrise.
Étrange, tout de même.
C'était la firme pour laquelle travaillait son père à Hong Kong. Hong Kong où, justement, elle se rendait. Nightrise avait-elle réellement trempé dans cette vilaine affaire de fraude ? Scarlett avait du mal le croire. Son père était avocat et elle ne l'imaginait pas faisant quoi que ce soit de mal.
Une jeune femme en uniforme de British Airways entra dans le salon d'attente et se dirigea vers Scarlett.
— Vous êtes prête, mademoiselle ? Je vous conduis dans le hall des départs. Ils ont commencé l'embarquement.
Scarlett rassembla ses affaires et se leva. Le flash d'informations venait de se terminer. Elle sourit et suivit l'hôtesse pour aller prendre son avion.