La représentation était terminée. Les artistes disposaient d'une demi-heure avant le début de la suivante. Scott et Jamie se retirèrent dans leur loge. Un étroit couloir en L, éclairé par des tubes néon à la lumière crue, contournait l'arrière de la scène et menait à une sortie. Il fallait passer devant les portiques de costumes et les accessoires déjà préparés pour le prochain spectacle. Le lit de clous de Swami Louvishni côtoyait les chaînes et la camisole de force de Zorro. Venaient ensuite une vache en carton-pâte et un piano cassé auquel manquaient la majorité des touches — reliques d'un autre spectacle. Du côté correspondant au fond de la scène, un mur de brique nu s'élevait jusqu'au plafond, à plus de dix mètres. De l'autre, une série de portes desservaient de petites pièces carrées. Tout le secteur empestait le graillon : l'arrière du théâtre donnait sur les cuisines d'un motel. Souvent, en quittant le théâtre, Scott et Jamie croisaient les employés du Filipino, en tabliers à carreaux et toques en papier blanc, qui fumaient une cigarette dans la cour.
Alors qu'ils se dirigeaient vers leur loge, ils entendirent un gémissement et virent un chien surgir d'une des portes. C'était le berger allemand de Frank Kirby. Celui-ci l'utilisait pour son numéro de M. Marvano, maître illusionniste. Deux fois par soir, le chien s'asseyait derrière un miroir secret avant d'apparaître dans la cage.
Jamie lui caressa la tête.
— Salut, Jagger. Tu es un bon chien.
Il ignorait pourquoi son maître lui avait donné le nom du chanteur des Rolling Stones.
— Hé, Jamie ! le héla Frank Kirby depuis sa loge.
Il était assis avec Zorro devant une demi-bouteille de whisky. Jamie espéra que Zorro, le roi de l'évasion, n'en avait pas trop bu. Un soir où il était menotté sur la scène, ligoté et enfermé dans son coffre, il s'était carrément endormi. Cela lui avait coûté une semaine de cachets. Kirby et lui traînaient souvent ensemble. Tous deux étaient divorcés, âgés de cinquante ans… et pitoyables. « Des losers », ne pouvait s'empêcher de penser Jamie.
— Qu'est-ce qu'il y a, Frank ? répondit Jamie en s'arrêtant.
Il s'appuya contre la porte mais son frère continua.
— D'après les rumeurs, on va peut-être déménager, dit Kirby de sa voix rauque. (Les trente cigarettes qu'il fumait chaque jour n'arrangeaient sans doute rien.) Il paraît qu'on va quitter Reno. Tu es au courant ?
— Non, pas du tout.
— Tu pourrais peut-être poser la question à Oncle Don. Il ne nous dit jamais rien !
Jamie fut tenté de lui répondre que Don White ne lui disait jamais rien non plus, mais c'était inutile. Frank le savait. Il haussa les épaules et rejoignit son frère dans la loge voisine.
Scott était allongé sur l'unique banquette au matelas crasseux recouvert d'une couverture rayée. Il y avait également une table et deux chaises. Toutes les loges étaient identiques : carrées, avec une fenêtre donnant sur le parking et le motel, un lavabo et un miroir entouré d'ampoules nues. Dans certaines, les ampoules fonctionnaient. Jamie jeta un coup d'œil à son frère, qui regardait fixement le plafond. Deux vieux albums de BD et une bouteille de Coca à moitié vide traînaient sur la table. C'était tout. Entre les représentations, les deux frères ne faisaient jamais rien. Parfois ils bavardaient, mais, depuis quelque temps, Jamie sentait que Scott se refermait sur lui-même.
— Frank pense qu'on va peut-être partir d'ici, dit Jamie.
— Pour aller où ?
— Il n'en sait rien. (Jamie s'assit.) Ce serait bien de quitter Reno.
Scott réfléchit un moment, sans cesser de fixer le plafond.
— Ça ne changerait pas grand-chose. Où que nous allions, ce sera toujours pareil… Ou pire.
Jamie but une gorgée de Coca. Le liquide était tiède et plat. On aurait dit du sirop. Il examina son frère, immobile sur la banquette. Scott avait déboutonné sa chemise, dont les pans écartés découvraient son torse. Sur scène, les chemises faisaient de l'effet. De près, c'était un vilain nylon noir qui faisait transpirer. Les mains de Scott reposaient mollement le long de ses flancs. À cet instant, il ne paraissait pas quatorze ans mais vingt-quatre.
Souvent, Jamie devait faire un effort pour se convaincre qu'ils avaient le même âge. Ils étaient jumeaux, pourtant il ne pouvait se défaire de l'idée que Scott était son aîné. Ce n'était pas une question de différence physique. Aussi loin que remontaient ses souvenirs, Scott avait veillé sur lui. Jamais l'inverse. Quand Jamie faisait ses cauchemars, couché dans quelque hôtel miteux ou un mobile home au milieu de nulle part, Scott était toujours là pour le réconforter. Quand il avait faim, Scott trouvait de quoi manger. Quand Don White ou sa femme Marcie le rudoyaient, Scott s'interposait.
Il en avait toujours été ainsi. Les autres enfants avaient des parents et des camarades. Les autres enfants allaient à l'école. Ils se distrayaient devant la télévision, des jeux vidéo, partaient en colonie de vacances. Jamie n'avait jamais rien eu de tout cela. La vraie vie paraissait se dérouler ailleurs, sans qu'il y soit admis.
Parfois, il se rappelait la vie qu'ils menaient avant qu'Oncle Don les engage, Scott et lui, dans le Cirque de l'Esprit. Ce n'était pas si loin. Mais les jours s'étaient succédé, transformés en semaines puis en mois, et il lui semblait à présent qu'une longue route unique avait rasé tous ses autres souvenirs, ne laissant que des théâtres, des chapiteaux de cirques délabrés, des hôtels, des motels, des mobile homes et des caravanes. Des heures et des heures s'écoulaient sur les routes poussiéreuses du Nevada, toujours en mouvement, à la poursuite du moindre dollar.
Jamie se demandait comment il avait réussi à survivre à ces trois dernières années sans devenir fou. Scott était l'unique repère stable de sa vie, son seul véritable ami et protecteur. Ils étaient toujours ensemble. Et ne se quitteraient jamais. C'était quand les adultes avaient tenté de les séparer que l'Accident s'était produit, et qu'avait commencé le cauchemar dans lequel ils étaient désormais pris au piège. Scott paraissait assoupi. Son torse nu se soulevait et retombait lentement, une fine pellicule de sueur luisait sur sa peau. Jamie songea à ce que son frère lui avait dit, une nuit, sous le chapiteau où ils donnaient leur spectacle, dans les faubourgs de Las Vegas. C'était la fin de leur première semaine. Le premier numéro en public des jumeaux télépathes.
— Ne t'en fais pas, Jamie. On s'en sortira. Dans cinq ans, nous aurons seize ans. Ils ne pourront plus nous retenir. Ni nous obliger à faire ce que nous ne voulons pas.
— Qu'est-ce qu'on fera, alors ?
— On trouvera quelque chose. On pourrait aller en Californie. À Los Angeles.
— Travailler pour la télévision ?
— Non. Ils nous transformeraient en monstres de foire. On pourrait monter une affaire, toi et moi.
— Au moins, on saurait ce que pense la concurrence.
— C'est vrai.
Scott s'enflammait.
— On fera comme Bill Gates. On gagnera des millions de dollars et ensuite on se retirera. Tu verras. Dès que nous aurons seize ans, plus rien ne nous retiendra.
Il leur restait encore deux années à patienter. Mais une anxiété grandissante gagnait Jamie. Il avait l'impression, au fil des jours, que le rêve s'estompait. Scott devenait plus silencieux, plus taciturne. Il pouvait rester allongé immobile pendant des heures, ni endormi ni éveillé. Comme si quelque chose s'échappait lentement de lui. Et Jamie prenait peur. Scott était le plus fort des deux. Scott savait toujours quoi faire. Jamie était capable de continuer le spectacle, de supporter Don et la brutalité ordinaire de sa vie. Mais il était incapable de le faire seul. Et cela l'effrayait.
À l'extrémité du couloir, dans une pièce d'angle dont les fenêtres offraient deux panoramas différents, Don White était assis derrière un bureau qu'il ne pouvait espérer atteindre même du bout des doigts. Son estomac était bien trop volumineux. Chez cet homme extraordinairement gros, la chair semblait se déployer en plis et bourrelets comme si elle cherchait à gagner du terrain. Il faisait très froid — c'était le seul endroit du théâtre où la climatisation fonctionnait –, pourtant de larges auréoles tachaient le devant de sa chemise et ses aisselles. Il transpirait en permanence. Pour un individu de sa corpulence, marcher dix pas représentait déjà un effort — il avait l'air perpétuellement exténué. Des cernes noirs marquaient ses yeux, sa bouche de poisson s'ouvrait et se fermait dans une quête d'air incessante. En ce moment, il mangeait un hamburger, et la sauce tomate dégoulinait entre ses doigts.
Deux hommes assis en face de lui attendaient qu'il eût terminé. Si le spectacle les dégoûtait, ils n'en laissaient rien paraître. L'un d'eux était chauve, l'autre avait les cheveux noirs. Tous deux portaient un costume. Ils attendirent en silence pendant que Don White, son repas englouti, se léchait les doigts avant de les essuyer sur son pantalon.
— Alors, qu'est-ce que vous en pensez ? demanda-t-il enfin.
— Les deux garçons sont très impressionnants, admit le chauve, Colton Banes.
— Je vous l'avais dit. C'est pas du bluff. Il n'y a aucun trucage. Moi, ça me flanque la chair de poule. On croirait que chacun entre dans la tête de l'autre.
Don White sortit un cigare à demi fumé de sa poche et l'alluma. L'odeur âcre du tabac refroidi se diffusa.
— Les autres numéros du spectacle ne valent pas une cacahuète. Mais ces gamins, c'est vraiment quelque chose.
— Je serais curieux de savoir comment vous les avez découverts.
— Je vais vous le dire. Je les ai repérés il y a trois ans. Ils avaient onze ans. Personne ne savait d'où ils venaient. Ils ont été abandonnés après leur naissance. Les services sociaux les ont recueillis du côté du lac Tahoe. Pas de mère. Pas de père. Probablement du sang indien dans les veines. Paiute ou Washoe. Bref, ils ont été placés dans des familles d'accueil, mais ça ne durait jamais bien longtemps. Ce qui n'a rien de surprenant. Ça vous plairait, à vous, d'avoir sous votre toit quelqu'un qui lit dans vos pensées ?
— Parce qu'ils lisent aussi dans les pensées des autres personnes ?
— Oui, bien sûr. Mais ils prétendent le contraire et je ne peux pas les y obliger. Sauf sur scène, bien sûr. Mais jamais à l'extérieur. Jamais dans la vraie vie.
Don White suçota son cigare, puis lâcha un rond de fumée.
— Bref, ils ont été trimballés de droite à gauche. Un jour, ils ont fini par échouer chez la sœur de ma femme et son mari, à Carson City. Mais là non plus, ça n'a pas marché.
— Que s'est-il passé ?
— Au bout d'environ un an, Ed — c'était le mari — s'est… suicidé. Ça avait peut-être un rapport avec les garçons, je n'en sais rien. De toute façon, ils étaient sur le point de partir. Ed en avait assez de les voir.
Don White se pencha en avant d'un air de conspirateur.
— Ed disait toujours qu'il les trouvait bizarres. Par exemple, s'il en fouettait un avec sa ceinture, l'autre ressentait la douleur. Incroyable, non ? Vous flanquez une raclée à Scott et c'est le petit Jamie qui a des bleus. L'un savait toujours ce qui arrivait à l'autre, même à des kilomètres. Ed ne pouvait pas le supporter. Il disait qu'il avait l'impression de vivre un épisode de X-Files. Il voulait se séparer d'eux. Et puis il est mort. La sœur de ma femme avait une frousse terrible et personne ne voulait des gamins.
Une longue cendre tomba du cigare et atterrit sur la manche de Don White. Il ne s'en aperçut pas.
— Alors j'ai décidé de les prendre, poursuivit-il. Je produisais ce spectacle. À l'époque, il s'appelait : Le Monde d'Illusions de Don White. Quand j'ai vu les jumeaux et compris de quoi ils étaient capables, j'ai changé le titre et je les ai mis en dernière partie. Le plus étrange, c'est que tout le monde imagine que leur numéro est truqué. Avec des signaux cachés ou des codes, ce genre d'astuces. Et pas seulement le public. Même les autres artistes ignorent comment ils font. Amusant, non ? Marcie et moi, on trouve ça tordant.
Banes avait présenté son compagnon sous le nom de Kyle Hovey. Celui-ci prit la parole pour la première fois.
— Pourquoi ne les avez-vous pas fait passer à la télévision ? Vous auriez gagné beaucoup d'argent.
— Ouais. J'y ai pensé. Marcie et moi, on en a causé. Mais s'ils deviennent trop connus, on me les enlèvera.
Il eut une hésitation, ne sachant trop comment se justifier.
— Vous savez comment ça se passe. On les a eus parce que les services sociaux sont débordés. Trop de dossiers, pas assez d'employés. C'est ce que dit Marcie. Pour l'instant, tout le monde a l'air de les avoir oubliés… et c'est peut-être mieux ainsi.
Il examina son cigare pendant un instant avant de poursuivre :
— De toute façon, comme je vous l'ai dit, ils auraient refusé. J'ai déjà eu du mal à les convaincre de faire un numéro sur scène. J'ai commencé par les coups de ceinture. Ensuite je les ai affamés. Pas de travail, pas de nourriture. Mais ils continuaient de refuser.
— Alors, qu'avez-vous fait ? demanda Banes.
Don White sourit.
— J'en ai utilisé un contre l'autre. J'ai dit à Scott que, s'il refusait de m'obéir, je battrais Jamie jusqu'au sang. Je l'ai même menacé de pire. Il a cédé. Pour protéger son frère. Et Jamie a accepté parce que son frère le lui a dit. Fin de l'histoire. Maintenant, on s'entend très bien. Je suis leur Oncle Don. Ils font leur numéro et je m'occupe d'eux.
— Et les études ?
— Ils allaient à l'école à Carson City quand ils vivaient chez Ed, mais ça ne marchait pas fort. Maintenant ils prennent des cours à la maison. Cette solution a l'air de satisfaire l'administration. On nous verse même de l'argent pour ça. Marcie est instruite. Elle leur apprend tout ce qu'ils ont besoin de savoir.
Le cigare tirait à sa fin. Don White aspira une dernière bouffée, puis écrasa le mégot sur l'assiette du hamburger.
— Mais vous avez raison, admit-il. J'aurais peut-être dû les faire passer à la télé. J'en ai marre du théâtre. Ça n'intéresse plus personne. Le public ne vient pas. Regardez ce bouge ! Il y a plus de cafards que de spectateurs. Je veux arrêter.
» L'autre jour, dans un bar, j'ai entendu quelqu'un parler d'une firme qui était prête à payer très cher des informations sur des enfants « spéciaux ». Je me suis renseigné auprès du type qui en parlait et il m'a donné un nom. J'ai téléphoné et… vous voilà. Vous avez vu Scott et Jamie. Vous connaissez leur potentiel. Qu'est-ce que vous en pensez ?
Le dénommé Kyle Hovey jeta un coup d'œil à son partenaire, qui n'avait pas quitté Don White de ses yeux vides. Colton Banes hocha la tête et dit :
— On les prend.
— Vous lez prenez ? Comme ça ?
— Des enfants disparaissent tous les jours, monsieur White. Comme vous venez de nous l'expliquer, ces deux-là n'ont ni famille ni amis, et l'État du Nevada se désintéresse de leur cas. À partir d'aujourd'hui, nous allons nous occuper d'eux et personne n'en saura rien.
— Et l'argent ?
— Nous allons vous payer soixante-quinze mille dollars.
Don White se passa la langue sur les lèvres. C'était beaucoup plus qu'il n'en avait espéré. Pourtant ce n'était pas encore assez.
— Soixante-quinze mille dollars… chacun ?
Colton Banes demeura silencieux un instant. Mais sa décision était déjà prise.
— Bien entendu. Cent cinquante mille dollars pour les deux. Toutefois, il y a une chose que vous devez comprendre, monsieur White. Cette somme met un point final à tout. Vous ne poserez aucune question sur eux, ni sur nous. Si vous informez quiconque de cette transaction, votre femme et vous disparaîtrez également. Il y a énormément de sable dans le désert, monsieur White. Vous ne souhaitez certainement pas vous retrouver enseveli dessous.
— Quand les emmenez-vous ?
— Ce soir. M. Hovey et moi-même serons à l'intérieur du théâtre. Deux autres de nos collègues attendront dehors. Cela nous serait utile que vous demandiez aux garçons de rester un peu après le spectacle, jusqu'à ce que les autres artistes soient partis. Nous les enlèverons à ce moment-là et nous vous remettrons l'argent en espèces. Cela vous convient-il ?
— Bien sûr. Ça me convient très bien.
Pourtant, certaines questions lui brûlaient encore la langue.
— Qui êtes-vous, exactement ? Je sais pour qui vous travaillez. Mais qu'allez-vous faire avec Scott et Jamie ?
— Vous semblez n'avoir pas écouté mes mises en garde, monsieur White, répondit Banes. Nous ne sommes personne. Vous ne nous avez jamais rencontrés. Les garçons n'existent plus.
— Bien sûr. Parfait. Comme vous voudrez…
De la musique, braillée par les haut-parleurs du théâtre, leur parvint du couloir. Puis une cloche tinta, une fois, pour prévenir les artistes.
La seconde représentation de la soirée allait débuter.