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Jamie n'avait pas le temps de réfléchir mais il devait agir vite. Presque tous les spectateurs avaient déserté les gradins, pressés de fuir le corps affalé de la femme assassinée. De leur côté, la police et l'antenne médicale avaient pris les choses en main. Les policiers négligèrent de s'intéresser à Scott, qui restait assis là, le regard fixe, des petites taches de sang rouge sur sa chemise blanche.

 

Seul un infirmier, remarquant le garçon en état de choc, demanda :

 

— Il était avec la femme ?

 

Sans doute imaginait-il qu'il s'agissait de sa mère.

 

— Non, répondit Nathalie Johnson. Il est avec moi.

 

Elle se tourna vers Jamie et souffla :

 

— Emmenons Scott loin d'ici.

 

Jamie s'agenouilla à côté de son frère.

 

— Scott !

 

Scott lui avait fermé son esprit mais, s'il le voyait, s'il entendait sa voix, peut-être finirait-il par réagir.

 

— Scott ! C'est moi… Jamie. Tout va bien, maintenant. Tu n'as plus rien à craindre. C'est fini. Silent Creek, Nightrise, c'est terminé. Je suis allé te chercher dans la prison, mais tu n'y étais plus. Enfin je t'ai retrouvé. Tu iras bien, maintenant. Tu verras.

 

Une lueur fugitive traversa les yeux de Scott. Il ouvrit la bouche pour essayer de parler, mais aucun mot ne sortit. Jamie regarda Nathalie Johnson. Il avait les yeux brillants de larmes.

 

— Qu'est-ce qu'ils lui ont fait ?

 

À eux deux, ils parvinrent à mettre Scott debout et à le faire avancer. Il marchait comme un somnambule, sans résister. Alicia les attendait au bas des gradins avec Daniel. Elle s'était arrêtée là pour épargner à Daniel la vue de la femme morte.

 

— Jamie ! Scott !

 

Sa voix tremblait.

 

Nathalie Johnson s'avança vers elle.

 

— Êtes-vous Alicia McGuire ?

 

— Oui.

 

— Parfait. John m'a parlé de vous.

 

— Qui êtes-vous ?

 

Nathalie Johnson jeta un rapide coup d'œil alentour. Les rues se vidaient rapidement, les gens couraient dans toutes les directions. Bientôt il ne resterait plus que les policiers.

 

— On ne peut pas discuter ici, dit Nathalie. Il faut permettre aux garçons de partir.

 

— Partir où ?

 

— Alicia…!

 

Jamie voulut la prévenir, mais il était trop tard. Le policier moustachu approchait à grands pas. Il avait dégrafé l'étui de son revolver.

 

— Tyler…

 

Dans sa bouche, ce seul nom sonnait déjà comme une accusation. Le policier se planta face à lui, jambes un peu écartées, comme un cow-boy dans un vieux film.

 

— Jamie Tyler, c'est bien toi ?

 

— Non, répondit Jamie en le regardant droit dans les yeux. Jamie Tyler était là mais il est parti. Vous l'avez manqué. Maintenant, votre devoir est de secourir les gens qui ont besoin d'aide. Nous sommes sans intérêt pour vous.

 

Le policier fronça les sourcils, comme s'il avait mal entendu. Puis son visage se détendit.

 

— Tu as raison. Je dois aller aider tous ces gens.

 

Il tourna les talons et s'en alla d'un pas mécanique.

 

Nathalie Johnson était éberluée. Alicia beaucoup moins. Jamie venait de réitérer ce qu'il avait déjà fait avec un policier dans la maison de Don White, quand ils étaient pris au piège. Malgré cela, elle ne put réprimer un frisson en songeant à ce que pouvait ressentir un garçon de quatorze ans doté d'un tel pouvoir.

 

Elle se tourna vers Nathalie Johnson.

 

— Écoutez-moi. Nous n'irons nulle part tant que je ne saurai pas qui vous êtes.

 

— Nathalie Johnson.

 

Ce nom lui était familier. Elle l'avait lu dans les journaux.

 

— La Nathalie Johnson des ordinateurs ?

 

— Oui.

 

— Je vois. Vous avez soutenu le sénateur. Vous avez organisé des collectes de fonds pour sa campagne l'année dernière…

 

— En effet. Mais ce n'est pas la raison de ma présence ici.

 

Nathalie s'interrompit. Le policier moustachu avait disparu, cependant d'autres n'allaient sûrement pas tarder. Par chance, il avait eu l'idée de procéder à l'arrestation de Jamie tout seul, mais il avait dû prévenir ses collègues.

 

— Ma voiture est tout près d'ici, reprit Nathalie Johnson. Vous voulez bien m'accompagner au moins jusque-là ? Je vous raconterai le reste en chemin.

 

Alicia accepta. De toute façon, il n'était pas question de retourner à sa propre voiture, où la police devait probablement les attendre, ou avoir relevé le numéro d'immatriculation.

 

Ils firent rapidement le tour des gradins et descendirent vers la statue. Nathalie en tête, suivie de Jamie et Alicia qui encadraient Scott, et enfin Daniel. Au passage, Jamie jeta un dernier coup d'œil à la statue. Il éprouva un curieux mélange d'émotions devant le personnage au visage buriné, agenouillé pour l'éternité. Le chercheur d'or avait fait un long voyage pour lui délivrer son avertissement. Au moins, Jamie ne l'avait pas déçu.

 

La Mercedes bleue de Nathalie Johnson était garée sur un emplacement réservé aux personnalités. D'habitude, elle avait un chauffeur, mais aujourd'hui elle avait décidé de conduire elle-même.

 

— Prenez ma voiture, dit-elle à Alicia en lui tendant les clés. Le mieux que je puisse faire pour vous aider est de passer quelques coups de téléphone.

 

— D'accord, mais pour aller où ?

 

— Laissez-moi réfléchir une minute. Il vous faut un aéroport.

 

— Un aéroport ?

 

— Je me doute que c'est difficile pour vous, Alicia, mais essayez de comprendre. Je sais ce qui est en train de se produire… du moins en partie. Voyez-vous, j'appartiens à un groupe de personnes, une organisation, qui a pour unique vocation d'aider Jamie, Scott et les autres Gardiens des Portes.

 

Les Gardiens des Portes. Jamie sursauta. Cette femme avait-elle vraiment dit cela ?.

 

— De quoi parlez-vous ? s'impatienta Alicia.

 

— Tout va bien, Alicia, intervint Jamie.

 

Il se tourna vers Nathalie Johnson.

 

— Vous connaissez les Gardiens des Portes ?

 

— Oui, Jamie. Je suis au courant de tout. Les Gardiens des Portes. Les Cinq. Et… je connais Matt Freeman.

 

— Où l'avez-vous rencontré ?

 

— En Angleterre. Deux fois. Mais il n'y est plus. En ce moment, il est au Pérou. Dans un endroit appelé Nazca, au sud de Lima. C'est là que Scott et toi devez aller.

 

— Au Pérou ?

 

Alicia n'en croyait pas ses oreilles.

 

— Ne vous inquiétez pas, Alicia, la rassura Jamie. Je ne vous ai pas tout raconté.

 

En effet, il ne lui avait rien dit de ce qui lui était arrivé pendant les deux jours où il était resté inconscient. Il pensait que ce serait trop difficile à expliquer et n'avait même pas essayé.

 

— Pourquoi Matt est-il au Pérou ?

 

— Il y avait une seconde porte, Jamie, répondit Nathalie. Et elle s'est ouverte. Matt a tenté de l'empêcher mais il a été blessé. Pedro est auprès de lui. Et Pedro pourra peut-être aider ton frère. C'est l'autre raison pour laquelle tu dois te rendre là-bas.

 

— Et Scar ?

 

Nathalie Johnson secoua la tête.

 

— Je ne connais aucune Scar.

 

Jamie avait déjà pris sa décision. Tout ce que Nathalie Johnson avait dit l'avait convaincu de sa sincérité, et la mention de Pedro balaya ses derniers doutes. C'était l'autre nom de Inti. Matt l'avait cité. Et Inti avait le pouvoir de guérir. Plus tôt il conduirait Scott auprès de lui, mieux ce serait.

 

— Comment va-t-on au Pérou ? demanda-t-il.

 

Nathalie poussa un soupir de soulagement. Elle avait craint de ne pas réussir à les persuader, mais visiblement Jamie avait découvert qui il était. Un jour, elle lui demanderait de tout lui raconter en détail. Pour l'instant, elle devait réfléchir vite et bien. Ils étaient à Auburn. La police les recherchait toujours. Nightrise aussi, peut-être. Comment les faire partir…

 

— L'aérodrome du lac Tahoe, décida-t-elle tout à coup en se tournant vers Alicia. C'est juste à la sortie de la 89. Et tout droit jusqu'à l'extrémité sud du lac.

 

— Je l'ai dépassé en venant, dit Alicia. Mais Sacramento est plus proche.

 

— Si la police vous recherche, ils fermeront tous les aéroports. Lac Tahoe est un petit terrain d'aviation. Et aucune grande route ne le dessert. C'est le dernier endroit où ils iront vous chercher.

 

— Et une fois là-bas ? J'achète un ticket pour Lima ?

 

— Je vais m'arranger pour vous avoir un jet privé. Il aura décollé dans quinze minutes. Il viendra de San Francisco et sera là quand vous arriverez.

 

— Et vous nous laissez votre voiture ?

 

— Il y a beaucoup plus important que la voiture, Alicia. Croyez-moi. Conduisez les garçons là-bas.

 

Elle posa une main sur le bras de Jamie et ajouta :

 

— Je vais prévenir Matt. Un jour, Jamie, nous prendrons le temps de parler tranquillement et tu me raconteras tes aventures.

 

De l'autre côté des gradins, un grésillement de radio-émetteur leur parvint. La police était en train de cerner tout le périmètre. Il était temps de partir.

 

Alicia ne discuta même pas. Elle ouvrit les portières et Daniel monta devant. Jamie aida Scott à s'asseoir sur la banquette arrière. Avant de prendre place à côté de lui, il se tourna vers Nathalie Johnson.

 

— L'agent de sécurité… Warren Cornfield…

 

— C'est toi qui as guidé sa main, je sais.

 

— Je ne pouvais pas faire autrement. Est-ce que vous pouvez l'aider ?

 

— Je ferai tout mon possible, Jamie. Je te le promets.

 

Un policier apparut à l'angle des gradins et commença à se diriger vers eux. Jamie sauta dans la voiture. Alicia n'attendit même pas qu'il ait fermé la portière. Elle mit le moteur en marche et démarra en trombe.

 

*

 

*   *

 

Personne ne dit mot pendant les premiers kilomètres. Ils filaient vers Placerville, une autre ville minière située au sud. De là, ils prendraient la direction de l'est, par la 50, pour retourner dans le Nevada. Affalé contre la portière, Scott flottait dans un état mi-éveillé mi-endormi. À côté de lui, Jamie regardait défiler le paysage sans le voir. Il pensait à Matt. Bien sûr, ce ne serait pas le même Matt avec qui il avait parlé au bord de la rivière. Ce Matt-là ne les connaîtrait pas, ni lui ni Scott. Mais les Cinq seraient réunis. Les Cinq d'une époque différente. C'était du moins ce qu'il avait retenu des explications de l'autre Matt. Peut-être que, une fois tous rassemblés au Pérou, les choses seraient plus claires.

 

Le Pérou. Jamie ne savait même pas où se trouvait ce pays. Quelque part en Amérique du Sud ? Et un jet privé avait décollé pour venir les chercher. Cette seule pensée lui faisait tourner la tête. Il n'était jamais monté dans un avion de sa vie.

 

Alicia lui jeta un coup d'œil dans le rétroviseur.

 

— Comment va Scott ?

 

— Je ne sais pas.

 

Scott ne présentait aucun signe de blessure externe. Dans un sens, c'était ce qui rendait son état encore plus alarmant.

 

— Nous devrions arriver dans deux heures. Essayez de dormir un peu.

 

Mais ils n'arrivèrent jamais à l'aérodrome du lac Tahoe.

 

Ils venaient juste de traverser l'Eldorado National Forest et quelques-uns des plus beaux paysages de Californie, et faisaient route vers le nord en direction du lac. Un panneau indiquait l'aérodrome et Alicia bifurqua sur une route étroite et bordée d'arbres. Nathalie Johnson avait raison. Personne n'aurait songé à venir ici.

 

Néanmoins, les services de police avaient probablement décidé de surveiller tous les aéroports de la région. Et peut-être n'étaient-ils pas seuls à rechercher les fugitifs. La toute-puissante Nightrise Corporation les conseillait et les aidait peut-être. Quoi qu'il en soit, la route était bloquée. Une voiture de police était garée en travers de la chaussée et deux jeunes officiers étaient chargés d'inspecter les véhicules. Ils avaient l'air de s'ennuyer ferme. C'est à peine s'ils avaient vu passer plus d'une demi-douzaine de voitures au cours des dernières heures.

 

En apercevant le barrage de police au loin, Alicia se rangea sur le bas-côté.

 

— Et maintenant ?

 

— Il y a un autre chemin ? demanda Daniel.

 

— Je ne crois pas, Danny, répondit Alicia en se mordillant la lèvre. Je n'ai vu aucune autre pancarte.

 

Jamie se redressa, l'estomac noué. Si près du but ! C'était injuste de tomber sur un obstacle au tout dernier moment.

 

— Vous pouvez les contourner ? demanda-t-il à voix basse.

 

— Ça ne servirait à rien, dit Alicia. Imagine que je passe le barrage et que l'avion ne soit pas arrivé. Ils nous arrêteraient sur la piste et tout serait fichu. Et même si l'avion est là, jamais vous n'aurez le temps de décoller.

 

— On pourrait tenter notre chance à pied.

 

— Scott n'est pas en état. De toute façon, il est trop tard.

 

Alicia avait raison. Les deux policiers les avaient vus se garer et discutaient en leur jetant des regards soupçonneux. Le numéro d'immatriculation de la Mercedes de Nathalie Johnson avait peut-être déjà été diffusé. De toute façon, il y avait quelque chose d'anormal dans cette voiture arrêtée sur la route.

 

Alicia prit sa décision. C'était probablement la mauvaise, mais elle n'en voyait aucune autre. Elle enclencha brutalement la marche arrière, tourna le volant, et fit demi-tour.

 

— Qu'est-ce que tu fais, maman ? demanda Daniel.

 

— Je n'arriverai pas à franchir le barrage. La route de l'aérodrome est fermée. La seule solution est de retourner à Reno. On pourra toujours se cacher dans la caravane. Personne ne sait que nous y sommes. Le sénateur nous aidera. C'est d'ailleurs ce qu'on aurait dû faire tout de suite.

 

Les deux policiers avaient observé la manœuvre. Sans une seconde d'hésitation, ils se ruèrent dans leur véhicule et démarrèrent en trombe. L'un d'eux appelait déjà des renforts à la radio. Quatre suspects se dirigeant vers Carson City. Une Mercedes bleue immatriculée : NATHAL3. Peu de routes sillonnaient cette région et les distances étaient immenses. Les fuyards n'avaient aucune chance de leur échapper.

 

La Mercedes roulait à plus de cent cinquante kilomètres à l'heure. Les mains crispées sur le volant, les yeux rivés sur la route, Alicia savait qu'elle avait commis une erreur. En tentant de prendre la fuite, elle s'était transformée en cible et s'attendait à chaque seconde à voir surgir d'autres barrages de police. Ou même à entendre un hélicoptère tournoyer dans le ciel. La voiture de police lancée à leur poursuite n'était plus dans son rétroviseur, mais sa sirène hurlait quelques kilomètres derrière.

 

Ils filèrent devant un centre commercial et des magasins d'équipement de bateaux et de matériel de ski. La spécialité du lac Tahoe. Ski l'hiver, canotage l'été, et promenades magnifiques toute l'année. Par instants, ils entrevoyaient les eaux bleues du lac qui miroitaient derrière les pins bordant la rive. La Mercedes creusait la distance. La sirène de police s'estompait de plus en plus. Alicia cherchait un moyen de quitter la route mais il n'y avait aucune voie de traverse, aucun endroit où se cacher. D'un côté, le lac. De l'autre, une pente raide et rocheuse, prolongée par des arbres qui semblaient toucher le ciel.

 

Ils étaient pris au piège. Jamie était arrivé à la même conclusion qu'Alicia. Ils ne réussiraient pas à s'échapper. Que se passerait-il, une fois que la police les aurait arrêtés ? John Trelawny les aiderait, mais pourraient-ils le joindre à temps ? Il suffisait d'un policier corrompu, payé généreusement, pour que plus personne n'entende jamais parler d'eux.

 

Ils s'enfoncèrent dans un tunnel creusé dans une énorme masse rocheuse. À la sortie, la route virait sur la droite.

 

C'est là, juste après le tunnel, que Jamie l'entendit. Un chuchotement dans sa tête.

 

Arrête la voiture.

 

Trois mots. Personne n'avait parlé. Et ce n'était pas son imagination. Scott ! Son frère était enfin entré en communication avec lui.

 

— Stop ! hurla-t-il. Alicia ! Arrêtez la voiture ! Tout de suite !

 

L'urgence dans sa voix alarma Daniel, qui se retourna et le regarda comme s'il était devenu fou. Alicia écrasa la pédale de frein. La voiture dérapa en travers de la route avant de s'immobiliser sur le bas-côté. Le moteur cala. Dans le lointain, la sirène de police redonna de la voix.

 

— Oh, Jamie…, bredouilla Alicia au bord des larmes.

 

Jamie regarda autour de lui et, soudain, il reconnut les lieux. Il était déjà venu ici.

 

Cinq ou six ans plus tôt. Avant Don et Marcie. Et même avant Ed et Leanne. Derry, leur assistante sociale, les avait accompagnés à cet endroit précis pour leur montrer où on les avait découverts. Juste là, au bord de cette route. Deux bébés abandonnés dans un carton de graines.

 

Derry leur avait parlé de la région. On racontait que les Indiens Washoe y vivaient depuis dix mille ans. C'était ce qui l'avait conduite à penser que Scott et Jamie étaient eux-mêmes de la tribu. Le lac Tahoe était au centre de l'univers Washoe. Quelque part sous terre, existait une caverne sacrée. Si sacrée que les touristes n'avaient pas le droit de s'en approcher. Même les shamans n'y allaient pas.

 

Les Washoe appelaient cet endroit de'ek wadapush. La Grotte.

 

— On descend, dit Jamie.

 

— Jamie…

 

Mais au ton de sa voix, Alicia comprit qu'il était inutile de discuter.

 

Ils n'avaient que quelques secondes. La voiture de police n'allait pas tarder.

 

— C'est le moment des adieux, Alicia, dit Jamie, sans savoir d'où lui venait cette certitude.

 

— Merci de votre aide. Merci pour tout.

 

— Merci à toi, Jamie.

 

— Adieu, Danny.

 

Jamie se pencha pour serrer la main de Daniel, puis il ouvrit la portière et descendit. Scott le suivit, comme un automate. Alicia sortit à son tour. Elle prit Jamie dans ses bras et lui déposa un baiser léger sur la joue. Puis elle lui glissa quelque chose dans la main. Le hurlement de la sirène de police s'était tu. Alicia crut un instant qu'ils avaient bifurqué, ou qu'ils étaient tombés en panne. Mais ses espoirs furent déçus. La voiture était simplement entrée dans le tunnel et la masse de roche étouffait tous les bruits.

 

Un sentier sablonneux descendait entre les pins et une série de gros rochers. Jamie et Scott avaient déjà quitté la route et couraient vers le lac sur le chemin escarpé. Au bord de l'eau, on avait construit une plateforme en bois pour les touristes. La vue y était sans doute exceptionnelle, avec le lac bleu qui étincelait sous le soleil de l'après-midi, et les montagnes, derrière, dont certaines étaient coiffées de neige. Il n'y avait pas âme qui vive. Jamie sauta par-dessus une barrière et vit avec soulagement son frère en faire autant.

 

Scott, tu es avec moi ?

 

Je suis avec toi.

 

La réponse était indistincte, comme retransmise par une radio défaillante, mais Jamie la capta et un espoir fou l'envahit. Il ne savait pas pourquoi il faisait cela. D'ailleurs, il ne savait pas ce qu'il faisait. Le fait même de s'être trouvés à cet endroit paraissait le fruit d'un hasard insensé. Mais, au fond de lui, il savait que le hasard n'y était pour rien. Scott et lui faisaient ce qu'il fallait faire.

 

— Police ! Restez où vous êtes ! Pas un geste sinon nous ouvrons le feu !

 

L'ordre tonna, amplifié par un porte-voix. Jamie faillit éclater de rire. Ils n'allaient sûrement pas s'arrêter maintenant. Les policiers imaginaient-ils vraiment qu'après toute cette cavale ils allaient se rendre ? Mais son sourire s'effaça très vite. Une balle ricocha sur un rocher, à quelques mètres. Un tir d'avertissement ? Ou les policiers comptaient-ils les abattre dans le dos ?

 

Jamie n'avait pas l'intention d'attendre pour le savoir. Ils dévalaient la pente. Elle était si raide qu'ils devaient se servir de leurs mains pour s'aider. À présent, la route était très haut, presque à l'aplomb, et à moins d'avoir à leur tour sauté la barrière, les policiers ne pouvaient pas les voir. Jamie en tête, ils parcoururent les derniers mètres en se raccrochant aux branches basses des sapins pour ne pas tomber. Enfin, ils atteignirent les graviers de la berge. Le lac s'ouvrait devant eux. Des millions et des millions de litres d'eau. En dépit de tout, du stress et de la fatigue, une paix étrange envahit Jamie. Comme s'il était arrivé chez lui. Il n'avait pas encore la certitude de trouver ce qu'il espérait, mais il était heureux d'être là.

 

Il se retourna et la vit. Exactement comme l'avait décrite Derry. Un sentier de sable fin et blanc menait à une ouverture dans la roche. La grotte était très sombre et ses méandres s'enfonçaient sous la corniche. Un dessin était gravé juste au-dessus de l'entrée, si peu visible qu'il l'aurait manqué s'il ne l'avait pas cherché. Une étoile à cinq branches. Un promeneur non averti aurait pu le croire tracé récemment mais Jamie savait que le dessin était là depuis très, très longtemps.

 

En haut, quelqu'un cria. C'était l'un des policiers. Jamie retint son souffle. C'était le moment. Il était temps de partir.

 

Il prit la main de son frère et, ensemble, ils s'engagèrent sur le chemin pour pénétrer dans la grotte.

 


Les policiers ne les retrouvèrent jamais. Ils descendirent jusqu'au lac pour explorer la rive, et tout en sachant qu'ils transgressaient les croyances washoe, ils fouillèrent même la grotte. Lorsque le soleil commença à décliner, plus d'une dizaine de policiers fouillaient les environs. Mais Jamie et Scott Tyler avaient disparu sans laisser de traces. S'étaient-ils noyés dans le lac ? Impossible. Les policiers les auraient vus entrer dans l'eau depuis la route. Et aucun corps n'avait été découvert.

 

Alicia nia tout. Daniel et elle nièrent même avoir transporté les jumeaux dans la voiture. Elle exigea de parler au sénateur Trelawny.

 

Et tandis que la police arrêtait les recherches et se concertait sur la suite des opérations, à des milliers de kilomètres de là, dans une église, une porte s'ouvrait et deux adolescents émergeaient dans un monde étranger et inconnu. Quelques touristes leur jetèrent des regards curieux. Un prêtre, qui les avait vus apparaître, se gratta la tête d'un air perplexe. Aussi loin que remontaient ses souvenirs, cette porte était restée fermée à clé, et il était certain qu'il n'y avait rien d'autre derrière qu'une remise vide.

 

Il fallut à Jamie et Scott une demi-heure pour dénicher un guide parlant anglais. Celui-ci leur apprit qu'ils se trouvaient au Pérou, mais pas du tout dans la région prévue. Ils étaient dans l'ancienne cité de Cuzco, perchée dans la cordillère des Andes. L'église Santo Domingo avait été construite par les Espagnols sur l'emplacement d'un autre site sacré : Coriancha, le temple de l'or, jadis lieu saint des Incas.

 

Ils étaient loin de la Californie et, bien qu'étrangers à tout ce qui les entourait, y compris la langue, il se savaient en sécurité. Le soir, ils logèrent dans un hôtel. Au moment des adieux, Alicia avait eu l'idée de glisser un billet de cent dollars dans la main de Jamie. L'argent leur permit de s'offrir un repas et une chambre. Le lendemain matin, ils achetèrent deux tickets d'autocar pour se rendre dans une petite ville de la côte ouest. Nazca.

 

Le voyage dura plus de trente heures. Scott ne communiquait ni par la parole ni par la pensée. Quand il dormait, il marmonnait, poussait des cris, et son corps se tordait comme sous le coup de décharges électriques. Jamie s'efforçait de ne pas s'inquiéter. Pedro les attendait. Pedro le guérisseur. Dès que Scott serait auprès de lui, tout s'arrangerait.

 

Ils arrivèrent à destination trois jours plus tard. Un taxi les déposa devant une jolie maison blanche, au milieu d'un parc orné de fontaines, avec des lamas qui broutaient le gazon. Quand ils franchirent la grille, la porte de la maison s'ouvrit et un garçon apparut. Jamie le reconnut aussitôt. Cheveux sombres et courts, yeux bleus, épaules carrées.

 

Matt.

 

Un autre garçon surgit derrière lui. Lui aussi, Jamie l'identifia tout de suite. Pedro. C'était étrange de penser que, lors de leur dernière rencontre, ils buvaient du vin ensemble dans un champ, quelques heures après avoir remporté une bataille. Comment allait-il leur expliquer tout cela ? Et par où allait-il commencer ?

 

Matt s'avança. Il s'efforçait de ne pas le montrer mais il souffrait. Eh bien ils seraient trois. Scott avait besoin d'aide, et Jamie avait un trou dans l'épaule. Combien d'entre eux seraient blessés, combien mourraient avant que tout ne soit fini ?

 

Ils échangèrent un long regard.

 

— Jamie, dit Matt. Et Scott.

 

Il tendit la main à Jamie.

 

Quatre des Cinq étaient réunis. Le cercle était presque complet.