Nazca — Pérou
La jeep semblait en feu. Elle fonçait à travers la plaine et soulevait dans son sillage un nuage de poussière et de sable qui, dans le clair de lune, pouvait passer pour de la fumée. Les phares ne servaient quasiment à rien dans l'immensité du désert de Nazca. La lune était un meilleur guide. Il était trois heures du matin, ce 25 juin, lendemain de l'Inti Raymi. La nuit était inhabituellement froide, même dans un désert où la température pouvait chuter de dix degrés dès la tombée du soleil. Et la lumière avait quelque chose d'étrange. Dure, presque artificielle, comme après un orage terrible.
Une femme conduisait la jeep. Joanna Chambers était anthropologue, spécialiste célèbre de cette merveille du monde connue sous le nom de « Lignes de Nazca ». Avec son physique massif et son allure excentrique, elle aimait jouer les professeurs fous et pouvait se montrer franche, tranchante, parfois brutale. Mais, en ce moment, Joanna Chambers gardait les lèvres serrées, les mains crispées sur le volant, et son regard trahissait la peur de ce qui les attendait.
Elle avait un passager. Un Anglais du nom de Richard Cole. C'était le journaliste qui accompagnait Matt Freeman — le premier des Cinq — lorsque celui-ci avait découvert le secret de Raven's Gate, la Porte des Ténèbres, dans le Yorkshire, et qui avait ensuite été choisi pour escorter Matt au Pérou. Richard Cole paraissait exténué, plus émacié et débraillé que jamais. Il venait de loin — dans tous les sens du mot — puisque lui et Matt s'étaient rencontrés dans un journal de province minable à Greater Malling. À l'époque, le travail de Richard se résumait aux mariages et aux enterrements — il ne savait d'ailleurs pas lesquels le déprimaient le plus. Matt l'avait introduit dans un univers inimaginable : un monde où des squelettes de dinosaures prenaient vie, un monde de sorciers et de démons, de civilisations perdues et de cités cachées dans les montagnes du Pérou. Et maintenant ceci. Mais il craignait que leurs aventures ne s'achèvent ici, de manière soudaine et fatale. Matt était peut-être mort. Cette fois, ils n'avaient pas gagné.
— Nous y sommes presque, annonça le professeur Chambers.
Elle jeta un bref coup d'œil à Richard. Il paraissait ne l'avoir même pas entendue.
— C'est ma faute, poursuivit-elle. Si seulement j'avais réussi à découvrir tout cela plus tôt, nous aurions peut-être eu plus de temps…
— Ce n'est pas votre faute, c'est la mienne, dit Richard en prenant une profonde inspiration. Jamais je n'aurais dû les laisser aller seuls dans le désert. Matt et Pedro sont encore des enfants !
— C'était un hélicoptère à deux places et ils étaient déjà trois avec le pilote. Personne d'autre ne pouvait y monter.
— Je n'aurais pas dû les laisser partir. Les Incas nous ont prévenus. Ils ont dit que l'un d'eux serait tué…
— Les Incas ont dit que l'un d'eux risquait d'être tué, corrigea Joanna Chambers. Et vous savez bien que Matt n'est pas un garçon ordinaire. Il est l'un des Cinq. Pedro aussi. Vous devriez avoir davantage confiance en eux.
Mais plus ils roulaient, plus il devenait évident qu'un désastre s'était produit. Le sol était bouleversé, le paysage tout entier chamboulé. La radio péruvienne avait déjà annoncé un tremblement de terre, mais le professeur Chambers et Richard Cole savaient, eux, que ce n'était qu'une partie de la vérité. Matt avait pris un hélicoptère pour essayer d'intercepter Diego Salamanda dans son laboratoire mobile dans le désert, mais apparemment il était arrivé trop tard. La seconde porte s'était ouverte. Richard l'aurait deviné même sans voir la surface saccagée du désert. Il l'aurait senti dans l'air. Au loin, derrière les montagnes, un rideau d'éclairs palpitait dans le ciel. Richard sentit ses yeux le brûler et une nausée l'envahir.
— Ici ! s'exclama le professeur Chambers en braquant brutalement le volant.
Les phares de la jeep venaient d'épingler une carcasse d'hélicoptère à demi enfoncée dans le sol du désert. Deux rotors manquaient et les deux autres étaient tordus et cassés. La queue s'était coupée en deux, le cockpit était un enchevêtrement de verre brisé et de câbles, et il flottait dans l'air une forte odeur d'essence. Le professeur Chambers serra le frein mais Richard avait déjà sauté de la jeep et courait vers l'épave. Il avait aperçu une silhouette adossée contre l'hélicoptère, les jambes allongées. L'une des jambes formait un angle bizarre.
C'était Pedro.
— Pedro ! Que s'est-il passé ? Où est Matt ? cria Richard, oubliant que Pedro ne parlait pas un mot d'anglais. Le garçon lui lança un regard désemparé et Richard eut honte. Il s'inquiétait tellement pour Matt qu'il ne s'était même pas préoccupé de l'état de Pedro. Il s'agenouilla à côté de lui et posa une main sur son épaule.
— Comment te sens-tu, Pedro ?
Le professeur Chambers les rejoignit. Elle avait apporté une bouteille d'eau et donna à boire au jeune Péruvien.
— ¿ Como estas ?
Pedro lui expliqua rapidement ce qui s'était produit. L'hélicoptère avait été touché par une balle. Le pilote avait perdu le contrôle et l'appareil s'était écrasé. Richard jeta un coup d'œil dans le cockpit et aperçut le jeune pilote, Atoc, attaché sur son siège avec sa ceinture, les mains sur les manettes. Mort. Pedro ajouta qu'il avait une jambe cassée et ne pouvait pas marcher. Matt était parti seul chercher Salamanda.
— Laissez-moi, dit-il en espagnol au professeur Chambers. Trouvez Matteo. La porte s'est ouverte. J'ai vu...
Il eut une défaillance et se tut.
— Qu'est-ce que tu as vu ? demanda le professeur.
— Je ne peux pas en parler. Trouvez Matteo.
Même sans comprendre l'espagnol, Richard avait saisi l'essentiel. Il se pencha vers le professeur Chambers et posa la main sur son bras.
— Restez ici avec lui. J'y vais.
Le professeur Chambers acquiesça. Pedro pointa le doigt :
— Allà… Là-bas.
Richard ne prit pas la jeep. Il craignait de manquer Matt s'il roulait trop vite. Et il était sûr que le garçon ne devait pas être très loin de l'hélicoptère. Pourtant il lui fallut vingt minutes pour le trouver, et lorsqu'il le découvrit, il crut être arrivé trop tard. Matt gisait sur le dos. Richard n'avait jamais vu quelqu'un aussi exsangue et immobile. Matt avait pleuré des larmes de sang. Sa peau était d'une blancheur irréelle.
Il était mort. Comment aurait-il pu en être autrement ? Il ne respirait pas, aucun souffle ne soulevait son torse. Richard refoula ses larmes. Des larmes de tristesse et de colère mêlées. Pourquoi ? Pourquoi avoir fait ce long voyage depuis l'Angleterre pour en arriver là ? La porte s'était ouverte. Pedro était blessé. Et Matt était mort. Richard se demanda brièvement ce qu'était devenu Salamanda. Au loin, on apercevait l'épave déchiquetée du laboratoire mobile, mais aucun signe de l'homme. Matt était-il l'auteur de ces dégâts ? Bizarrement, il ne présentait aucune blessure externe. Aucune trace de balle. On aurait plutôt dit que la vie avait été aspirée hors de lui.
Richard s'agenouilla et prit son poignet. La peau était froide… pourtant… il perçut quelque chose. Une pulsation. Infime, irrégulière, mais une pulsation. Craignant d'avoir rêvé, il posa ses doigts dans le cou de Matt. Là aussi, il y avait un battement. Et, aussi imperceptible qu'il fût, un souffle léger s'échappait de ses lèvres.
Il lui fallait de l'aide. Matt avait besoin d'un hôpital, et vite.
Richard retourna en courant à la jeep.
Hong Kong
Le P.-D.G. de Nightrise était dans son bureau du soixante-sixième étage du « Clou », au bout du couloir de la salle de conférences où il s'adressait habituellement à ses cadres. Il observait les navires qui évoluaient dans le port, en berçant dans sa main un verre du cognac le plus cher du monde. Un alcool de plus de cent ans d'âge dans une bouteille de cristal, qui coûtait la bagatelle de cinq mille dollars. Il trouvait à la fois étrange et satisfaisant de penser que dehors, à Kowloon, vivaient des gens qui avaient à peine de quoi s'acheter à manger, des femmes et des enfants obligés de travailler à longueur de journée et de nuit dans des usines pour gagner tout juste de quoi survivre, alors que lui-même dégustait un cognac à deux cents dollars la gorgée. Il trouvait normal que le monde soit ainsi. Et, très bientôt, le fossé entre les riches et les pauvres se creuserait encore bien davantage. Quelle chance d'être du bon côté.
Un paquebot passa tout en bas. Le Président se détourna. Il n'aimait pas les bateaux. Pire, il en avait peur. Et pour cause. Il regagna son bureau et s'assit. Le moment était venu de réfléchir aux événements de la nuit précédente.
Les Anciens étaient de retour. Cela seul comptait. Ses agents au Pérou avaient rapporté que les étoiles étaient alignées exactement comme l'avait établi la prédiction, dix mille ans auparavant, et que la grande porte cachée dans le désert de Nazca s'était déverrouillée. Il regrettait de ne pas y avoir assisté. Il avait entendu dire que l'on pouvait devenir aveugle en regardant le Roi des Anciens dans les yeux — mais cela devait en valoir la peine.
Malheureusement, toutes les nouvelles n'étaient pas bonnes. Lors de leur dernière vidéoconférence, son collègue, l'industriel sud-américain Diego Salamanda, lui avait appris que l'un des enfants qui se faisaient appeler les Gardiens des Portes était en route pour le Pérou. Salamanda avait affirmé qu'il n'aurait aucun mal à le capturer, pourtant il semblait que Salamanda lui-même ait été tué. Quant au garçon, il courait toujours. Le P.-D.G. de Nightrise se fichait de Salamanda. Cela ferait une personne de moins avec qui partager les dividendes. Mais que le garçon ait survécu le contrariait au plus haut point. C'était inexplicable, et donc intolérable.
Le téléphone privé posé sur le bureau se mit soudain à sonner. Peu de personnes dans le monde en connaissaient le numéro et tout appel sur cette ligne était donc important. Il posa son verre de cognac et décrocha.
— Bonsoir, monsieur le Président.
— Bonsoir, madame Mortlake.
Susan Mortlake téléphonait de Los Angeles. Comme à son habitude, le Président ne sembla ni ravi ni triste de l'entendre.
— Mes félicitations, monsieur.
Bien entendu, elle était au courant des événements du Pérou.
— Ce sont de merveilleuses nouvelles.
— Qu'avez-vous à m'apprendre, madame Mortlake ?
Même dans un pareil moment, les affaires passaient avant tout. Les cadres de Nightrise ne téléphonaient pas simplement pour se congratuler.
— J'ai beaucoup réfléchi au sujet de Charles Baker, répondit Susan Mortlake. Et à la campagne présidentielle. Après ce qui s'est passé, il devient encore plus vital que Baker soit élu.
— Oui.
Ce bref acquiescement trahissait l'impatience du Président.
— Vous avez vu les derniers sondages, je suppose.
En effet, John Trelawny arrivait en tête.
— Évidemment, madame Mortlake.
— Et notre agent à New York n'a pas réussi à mettre une stratégie au point ?
— M. Simms a démissionné.
Deux jours auparavant, M. Simms, le chef du bureau de New York, avait plongé tête la première dans l'Hudson. Plus exactement, sa tête était entrée dans l'eau plusieurs minutes avant son corps. L'une et l'autre avaient été retrouvés plus tard, rejetés sur la berge, à cinquante mètres de distance.
— Je crois avoir la solution au problème, monsieur le Président. En fait, c'est une idée que M. Simms avait évoquée… lorsqu'il était encore parmi nous. Il pensait que la seule solution était l'assassinat de Trelawny.
— Il n'était pas sérieux.
— Moi, si, monsieur le Président.
Le Président réfléchit. Tuer un candidat à la présidence des Ėtats-Unis était une chose faisable mais délicate. Hormis le fait que Trelawny était continuellement entouré d'agents du service secret et qu'aucune personne armée ne pouvait l'approcher, le problème majeur surgirait après, en cas de réussite de l'attentat. La mort de Trelawny soulèverait un tollé général et la police mènerait une enquête forcenée tous azimuts. Qui pourrait même la conduire jusqu'à Nightrise. Vous payez quelqu'un qui paie quelqu'un qui paie un fou pour tirer la balle mortelle, mais il est toujours possible de remonter la filière. L'assassinat politique était complexe et risqué. On ne devait y avoir recours qu'en dernier ressort.
Cependant, Susan Mortlake paraissait confiante.
— Supposons que Trelawny soit tué par un de ses proches, poursuivit-elle. Une personne qui n'a absolument aucun lien avec nous. Supposons que le tueur soit arrêté aussitôt, qu'il soit incapable d'expliquer son geste et souffre d'une grave dépression nerveuse. Sa culpabilité ne ferait aucun doute. Il serait inculpé, jugé et condamné. L'enquête s'arrêterait là. Trelawny serait éliminé de la course et l'affaire close. Bien entendu, quelqu'un de son parti le remplacerait dans la course à la présidence, mais il serait trop tard. Le remplaçant n'arriverait pas à se mettre au niveau. Pendant ce temps, Charles Baker prendrait l'air sombre et affligé. Il pourrait même assister aux obsèques. Ça ferait monter sa cote de popularité. Et plus rien ne l'empêcherait de devenir le prochain président des Ėtats-Unis.
— Vous croyez pouvoir atteindre cet objectif ?
— Oui, monsieur le Président.
Le Président médita quelques secondes. Mais il connaissait bien Susan Mortlake. Et il perçut la confiance dans sa voix.
— Alors faites-le.
Il raccrocha.
Puis il tendit la main vers son précieux verre de cognac, contempla sa couleur ambrée, le fit lentement tourner dans le verre. Les Anciens avaient besoin de temps. Plus que cela, ils avaient besoin d'un monde prêt à fonctionner selon leurs lois. Il ne doutait pas que Charles Baker soit l'homme de la situation, au poste approprié et au moment opportun. Il sourit et porta le verre à ses lèvres. Mais, à la dernière seconde, il se ravisa et versa le cognac dans une plante verte.
Un engrais de prix.
Puis il quitta son bureau d'un pas tranquille.
New York
La voiture transportant John Trelawny s'arrêta devant la haute tour qui se dressait à l'extrémité sud de Broadway, dans le bas de Manhattan. Deux hommes l'accompagnaient. Le chauffeur, comme de coutume, était un agent des services secrets. Trelawny savait qu'il était armé et en contact permanent avec l'équipe de soutien, dans la seconde voiture, probablement à une centaine de mètres derrière. Warren Cornfield était assis à côté de lui. Il avait les épaules tellement larges qu'il restait tout juste assez de place pour le sénateur sur la banquette. Mais Trelawny, au cours des derniers mois de campagne, avait fini par s'y habituer. Depuis qu'il était candidat, il avait dû s'habituer à beaucoup de choses. Et, surtout, à ne jamais être seul.
— J'en aurai pour une heure, annonça-t-il en tendant la main vers la poignée.
— Je viens avec vous, monsieur, dit Cornfield.
Trelawny hésita. Il avait eu cette discussion cent fois. Il appréciait ce que faisait Cornfield. C'était son travail. Mais il aurait souhaité avoir davantage de sympathie pour lui.
— Ne vous inquiétez pas, Warren. Cet immeuble possède son propre service de sécurité, et personne ne sait que je suis ici. Je vais déjeuner avec une vieille amie et vous ne me ferez pas croire qu'elle menace ma sécurité.
Ils aboutirent à un compromis. Cornfield l'escorta jusque dans le hall mais le laissa prendre l'ascenseur seul. Il y avait des jours où Trelawny se demandait si toutes ces précautions étaient vraiment indispensables, mais il suffisait sans doute d'un seul dingue armé d'un revolver pour le prouver. Et il était tellement facile d'acheter une arme en Amérique… C'était d'ailleurs un des problèmes qu'il se promettait d'aborder bientôt si…
L'ascenseur se mouvait de façon tellement souple et silencieuse que Trelawny fut surpris de voir déjà la porte s'ouvrir au dix-septième étage. La propriétaire du penthouse, l'appartement en terrasse, attendait sa visite et avait programmé la cabine. Trelawny connaissait cette femme depuis presque toujours — mais il pensait parfois que ce qu'ils ignoraient l'un de l'autre dépassait de loin ce qu'ils savaient. Nathalie Johnson était très riche. Elle avait bâti sa fortune en créant et commercialisant des ordinateurs à bas prix dans les écoles des quartiers déshérités, les hôpitaux et les maisons de jeunes. Elle soutenait la candidature de John Trelawny depuis le début, organisant des soirées de collecte de fonds sur la côte Ouest et sur la côte Est. Le plus étrange était que Trelawny faisait probablement davantage confiance à Nathalie Johnson qu'à n'importe quelle autre femme, y compris sa propre épouse. C'était une mine de renseignements. Elle avait des contacts dans le monde entier et recevait des informations dont les médias ne parlaient jamais. Elle connaissait bien des secrets et mystères. Voilà pourquoi John Trelawny était venu la voir.
La porte de l'ascenseur s'ouvrit directement dans un vaste salon en étoile, avec des baies vitrées qui offraient des vues extraordinaires sur l'Hudson River d'un côté et, de l'autre, sur l'East River traversée par le pont de Brooklyn. Le regard était aussitôt happé par le spectacle. Il y avait la Statue de la Liberté, qui semblait toute petite et lointaine à l'entrée du port de New York. Et Ellis Island, où les vagues d'immigrés avaient débarqué aux XIXe et XXe siècles. Les baies vitrées, qui allaient du sol au plafond, formaient une gigantesque carte postale d'un des panoramas les plus célèbres au monde.
— John ! Comment vas-tu ?
Nathalie Johnson venait de sortir de la cuisine avec un plateau où étaient posés deux verres et une bouteille de vin. Elle posa le plateau et ils s'embrassèrent. Âgée d'une cinquantaine d'années, mince, le visage sérieux, de longs cheveux auburn tombant sur ses épaules, elle était vêtue d'une robe noire très simple. Depuis qu'il la connaissait, John Trelawny ne l'avait jamais vue en jean.
— Je suis contente de te voir. Depuis quand es-tu à New York ?
— Quelques jours seulement, soupira Trelawny. Je dois retourner à Washington, puis en Virginie, et la semaine prochaine de nouveau en Californie. Ma ville natale organise un défilé en mon honneur.
— Auburn ?
— Oui. Ce sera mon anniversaire. Ils ont déclaré la journée fériée.
— C'est charmant ! Je pourrais peut-être venir.
— Tu seras la bienvenue.
Ils s'assirent, Nathalie servit le vin, et pendant quelques minutes, ils discutèrent de la campagne, du discours de Los Angeles, des derniers spots hostiles diffusés à la télévision. Puis, au bout d'un moment, Trelawny se tut.
— Tu as quelque chose à me demander, n'est-ce pas, John ? dit Nathalie Johnson.
— Oui.
Il se frotta le menton, cherchant par où commencer.
— Il s'est produit un événement bizarre quand j'étais à Los Angeles. Jamais je n'avais vécu une chose semblable et je n'arrive pas à me la sortir de la tête. Il fallait que j'en parle avec quelqu'un et tu es la seule personne qui ne risque pas de me croire fou.
— Je prends ça comme un compliment.
— Tu peux. Voilà… J'ai reçu la visite de mon ancienne assistante, Alicia McGuire. Tu te souviens d'elle ?
— Celle qui a perdu son fils ?
— Oui, Daniel. Le petit s’est littéralement volatilisé à la fin de l'année dernière.
— Ce doit être terrible pour elle.
Nathalie Johnson ne s'était jamais mariée et n'avait pas d'enfant. Elle avait du mal à mesurer les souffrances endurées par cette mère.
— Quand j'étais à Los Angeles, Alicia a débarqué à mon hôtel. Elle n'avait pas retrouvé son fils mais un autre garçon l'accompagnait. Un adolescent de quatorze ans. De sang indien, apparemment. Alicia m'a raconté une histoire incroyable. Je n'en ai pas cru un mot et j'ai pensé que la disparition de son fils lui avait fait perdre la raison. C'est alors qu'elle m'a montré une chose totalement inconcevable, et qui impliquait que tout ce qu'elle m'avait raconté était vrai.
— Je t'écoute…
Choisissant ses mots avec soin, Trelawny décrivit la scène qui s'était déroulée dans sa suite de l'hôtel Carlton. Sa rencontre avec Jamie Tyler et la démonstration avec le petit coffret en bois. S'il avait attendu de Nathalie une réaction d'ahurissement ou d'incrédulité, il fut déçu. Elle ne manifesta aucune émotion pendant qu'il parlait, mais tressaillit quand il mentionna Nightrise, et acquiesça de la tête lorsqu'il évoqua l'intérêt de cette firme multinationale pour les enfants dotés de pouvoirs paranormaux.
— Où se trouve Jamie Tyler en ce moment, John ? demanda-t-elle lorsqu'il eut terminé son récit.
— J'ai probablement manqué de jugement, mais ce garçon avait l'air tellement prêt à tout pour retrouver son frère que j'ai cru bien faire.
Trelawny écarta les mains dans un geste d'impuissance.
— Je me suis arrangé pour qu'il soit envoyé à Silent Creek.
— Il est en prison ?
— Pas sous son vrai nom. Et nous avons aussi modifié son apparence. N'oublie pas que les autorités du Nevada le recherchent pour le meurtre de ses deux tuteurs.
— Juste une question, John. Est-ce que ce garçon a fait allusion à l'Angleterre ou au Pérou ?
Comme Trelawny restait silencieux, elle poursuivit :
— A-t-il parlé des Anciens ? Des Gardiens des Portes ?
— Non. J'ignore de quoi il s'agit. Qui sont les Anciens ? Qu'ont-ils à voir avec la disparition d'enfants ?
— Si je suis dans le vrai, ils ont tout à y voir, répondit Nathalie Johnson. Et tu n'as aucune idée de l'importance qu'ont ces jumeaux, Scott et Jamie Tyler. Ils sont tous les deux à Silent Creek ?
— Scott, je n'en sais rien. Jamie, sûrement. On l'y a envoyé il y a quelques jours. Et il devait essayer de retrouver son frère là-bas. C'était le plan.
Nathalie Johnson posa son verre et se pencha vers Trelawny.
— Écoute-moi attentivement, John. Tu es venu chercher un conseil. Tu m'as choisie parce que je suis une vieille amie. Mais, ne le nie pas, tu es aussi venu me trouver parce que tu sais que je suis membre d'une… organisation.
— Nexus.
Trelawny sourit en voyant Nathalie se redresser, alarmée.
— Je connais ce nom. Je sais qu'il s'agit d'une sorte de société secrète et j'ai toujours soupçonné que tu avais un lien avec elle.
Nathalie Johnson hocha lentement la tête.
— John, tu t'es trouvé impliqué dans une histoire dont tu ne sais rien. Mais moi, j'en sais beaucoup. J'y ai consacré la moitié de ma vie. Et tu dois me croire quand je te dis qu'il est absolument vital de trouver Jamie Tyler et de le faire sortir au plus tôt de Silent Creek. Ainsi que son frère, s'il y est encore.
— Ça ne va pas être facile.
— John, tu vas peut-être devenir le prochain président de ce pays. Mais tu n'auras probablement plus de pays à gouverner si tu ne fais pas ce que je te dis.
— Mais, enfin, de quoi parles-tu ? Qui sont ces garçons ?
Nathalie Johnson prit une profonde respiration.
— Voilà ce que tu dois faire…
Los Angeles
Colton Banes était assis à son bureau lorsque le téléphone sonna.
Il détestait être dans un bureau. Cela lui rappelait trop la prison où il avait passé onze ans de sa vie avant que Nightrise Corporation l'embauche. Bien sûr, il pouvait sortir quand il voulait. Et il était bien payé. Mais rester coincé entre quatre murs, engoncé dans un costume, en attendant des ordres, le mettait mal à l'aise.
Pourtant, il fallait bien l'admettre, jamais il n'avait eu un aussi bon emploi. En fait, aucun autre travail ne pouvait mieux convenir à ses talents. Colton Banes adorait faire souffrir les gens. Les tuer, aussi, mais il préférait les torturer car ils pouvaient ensuite raconter leurs douleurs. D'abord petit dur à l'école, puis délinquant, voleur à main armée, et ensuite prisonnier, pour terminer ici. Toute sa vie, il n'avait suivi qu'une seule route. Il savait qu'un jour il risquait un faux pas et que Susan Mortlake se débarrasserait de lui avec la même facilité qu'elle s'était débarrassée de Kyle Hovey. Mais il n'y pensait pas trop. Les gens comme eux ne vivaient pas vieux. Ça ne faisait pas partie du métier.
Banes décrocha le téléphone à la troisième sonnerie.
— Oui ?
Il n'eut pas besoin de dire son nom. Le standard ne lui aurait pas passé l'appel si son correspondant ne l'avait pas demandé.
— Ici Max Koring.
— Qu'est-ce qui se passe ?
Banes avait reconnu le nom du surveillant général de Silent Creek. Celui-ci l'appelait de là-bas. C'était facile à deviner car il n'y avait pas de réseau téléphonique terrestre dans le désert de Mojave et la réception satellite était mauvaise. La prison avait été construite au milieu d'un champ magnétique naturel qui rendait les communications presque impossibles. Le champ magnétique avait d'autres effets secondaires. C'est pourquoi on avait choisi cet endroit.
— Il y une chose que vous devez savoir, poursuivit Koring. Il s'est produit un truc bizarre hier soir. Un des garçons, un nouveau, a essayé de me forcer à le conduire au Bloc.
— Comment ça ?
— Il m'a demandé de l'emmener de l'autre côté du mur. En fait, il ne me l'a pas demandé. Il m'a ordonné de le conduire. Comme s'il s'attendait à ce que j'obéisse. Il a dit aussi qu'il voulait voir son frère.
Les yeux de Banes se plissèrent.
— Comment s'appelle-t-il ?
— Son dossier porte le nom de Jeremy Rabb.
Cela n'évoquait rien à Banes.
— Dites-moi à quoi il ressemble.
— Ce n'est pas la peine. Dès que je l'ai vu, sa tête m'a paru familière. Il a les cheveux courts et des lunettes épaisses, mais j'ai deviné qui il est.
— Jamie Tyler ?
— Il n'y a aucun doute. J'ai vérifié avec l'employé de l'admission. Le garçon a le même tatouage sur l'épaule. Une sorte de truc torsadé avec un trait en travers. C'est le jumeau. J'en ai la certitude.
Colton Banes sourit. D'abord les nouvelles de la veille en provenance du Pérou. Et maintenant ceci. Les choses ne pouvaient aller mieux. Ainsi donc, Jamie Tyler avait décidé de partir à la recherche de son frère. Il avait trouvé le bon endroit. Mais pas le bon moment.
— Où est-il, en ce moment ?
— Je l'ai mis au frais à l'isolement. Vous voulez que je le conduise au Bloc ?
— Non.
Banes réfléchit un instant. Si on envoyait le garçon au Bloc, il comprendrait qu'il arrivait trop tard. Il serait beaucoup plus amusant de garder ses espoirs intacts pour l'instant. Et Jamie Tyler lui avait déjà échappé deux fois. Banes avait un compte personnel à régler avec lui. Il allait le laisser mijoter quelques heures, ensuite il lui rendrait visite et se délecterait de voir sa mine défaite quand il comprendrait qu'il avait échoué et n'avait d'autre perspective que la souffrance et la mort.
— Coupez l'air conditionné dans sa cellule, dit Banes.
— Vous êtes sûr ?
Même Koring s'étonnait d'une telle mesure.
— Il fait une chaleur du diable, ici. Il va cuire…
— Il tiendra le coup une douzaine d'heures. Je prends l'avion ce soir. Je veux le ramollir un peu avant mon arrivée.
— Il ne sera pas ramolli, monsieur Banes. Il aura fondu. Mais c'est vous qui décidez. Je ferai ce que vous me dites.
— C'est ça, monsieur Koring. Faites ce que je dis.
Colton Banes raccrocha et se renversa contre le dossier de son fauteuil en cuir. Tout à coup, son bureau ne lui semblait plus du tout désagréable. Dehors, le soleil brillait. La journée s'annonçait splendide.