Ils étaient venus de nulle part, surgissant du désert dans des camionnettes rouillées, des voitures découvertes et des jeeps. Transposé dans un vieux film de western, Silent Creek aurait été le fort attaqué et eux les assaillants, avec le visage peint de couleurs de guerre et des coiffes de plumes. Car tous, une bonne trentaine, étaient des Indiens d'Amérique, des « Peaux Rouges » de différentes tribus, et tous armés de revolvers ou de fusils.
Ils tirèrent d'abord sur les lampes à arc, qui volèrent en éclats l'une après l'autre, plongeant à nouveau tout le périmètre dans les ténèbres. Mais d'autres lumières s'étaient allumées à l'intérieur des bâtiments. Les gardiens se savaient attaqués, et eux aussi étaient armés. Dans le même temps, l'alarme avait été donnée dans les quartiers du personnel, et d'autres surveillants accouraient à la rescousse, brutalement arrachés au sommeil et à demi vêtus.
L'une des jeeps fonça vers la clôture et vira à la dernière seconde. Un homme se tenait debout à l'arrière, agrippé aux barres. Au moment où la jeep virait, il lança quelque chose : une grenade de fabrication artisanale. Elle atterrit sur le sol, rebondit, puis explosa. Une boule de feu fora un trou béant dans la clôture d'enceinte. Aussitôt une sirène se déclencha, hurlant inutilement dans l'obscurité. De l'autre côté de la prison, une deuxième explosion retentit, et une nouvelle brèche fut percée dans la clôture. À présent, un des véhicules roulait à l'intérieur, des morceaux de barbelés arrachés pendaient sur les pare-chocs. Quatre hommes, presque invisibles dans la nuit, sautèrent de la voiture et prirent position autour du terrain de football. Nouvelle explosion. Cette fois, c'était l'une des antennes paraboliques derrière des salles de classe. Les assaillants faisaient en sorte de couper toutes les communications.
Ce qui, d'ailleurs, était inutile. Colton Banes, qui observait l'attaque avec consternation, avait remarqué une chose que les Indiens devaient savoir depuis le début. Silent Creek était un centre correctionnel de haute sécurité pour mineurs, conçu pour empêcher la moindre évasion. Mais personne n'avait envisagé l'éventualité d'une attaque lancée de l'extérieur. Dans ce cas, sa situation au milieu du désert de Mojave n'était plus un atout mais une faiblesse. Il n'y avait personne à des kilomètres à la ronde. Le temps que des renforts arrivent, il serait trop tard.
La jeep de Koring et Banes arriva à la hauteur d'une des camionnettes. Pendant un instant, Banes eut un des attaquants dans sa ligne de mire : un homme aux cheveux noirs, au regard brillant d'excitation, vêtu d'un jean et d'un tee-shirt dépenaillé, avec deux traits rouges et blancs sur les pommettes. Il n'avait pas plus de vingt ans. Banes visa soigneusement et tira. Mais à cette seconde précise, Koring fit une embardée pour éviter un trou dans la piste. La balle se perdit dans le vide. Banes poussa un juron. La camionnette fila devant eux.
— Qui sont ces types ? cria Koring.
Il avait les yeux exorbités et transpirait à grosses gouttes. La sueur dégoulinait dans sa moustache. Ce n'était pas seulement la chaleur nocturne. Colton Banes lui fichait une peur bleue.
— Qu'est-ce qu'ils veulent ?
— Le garçon ! grogna Banes. Jamie Tyler. C'est la seule explication possible.
— Qu'est-ce qu'on fait ?
— On le tue ! On tue Tyler ! Peu importe le reste. Il ne doit pas quitter la prison vivant.
À l'intérieur du Bloc, Jamie avait entendu les coups de feu et les explosions. Il y eut un autre fracas et les lumières s'éteignirent à nouveau. Avec sa torche, il balaya les murs autour de lui. Évidemment, tous les autres prisonniers s'étaient maintenant réveillés. Ils criaient et poussaient des vivats dans leurs cellules. Daniel McGuire n'avait pas perdu de temps pour s'habiller. Jamie était admiratif. Le jeune garçon était enfermé depuis sept mois, il venait d'être réveillé en sursaut au milieu de la nuit et dans une obscurité totale par un étranger qui avait le visage barbouillé de sang, une bataille faisait rage à l'extérieur, et pourtant il restait parfaitement calme et obéissant.
Joe Feather arriva en courant dans le couloir, muni d'une seconde lampe torche.
— Mes amis sont là ! lança-t-il, sans plus se soucier des caméras.
Il ne fallait pas un gros effort d'imagination pour deviner qu'il ne reprendrait pas son poste à la prison.
— On s'en va !
— Et les autres ? demanda Jamie.
Il y avait vingt cellules dans le couloir. Dix de chaque côté. En éclairant avec sa torche les petites ouvertures vitrées des portes, Jamie aperçut des visages. Pas seulement des garçons, des filles aussi. Les paroles d'Alicia lui revinrent en mémoire. Les kidnappeurs s'intéressaient aux enfants et adolescents des deux sexes, du moment qu'ils avaient des pouvoirs paranormaux. Cette fois, leur destination ne faisait plus aucun doute. C'était incroyable. Une prison dans une prison ! En revanche, Jamie ignorait toujours pour quelle raison on les enfermait ici.
Joe Feather l'attendait, mais Jamie ne bougeait pas.
— On ne peut pas les abandonner, Joe.
— Il le faut ! Mes amis sont venus pour toi. Uniquement pour toi. C'est trop dangereux si nous les faisons tous sortir…
— Mais ils n'ont rien fait de mal !
Cette fois, c'était Daniel qui intervenait. Sa voix était fluette. Il n'avait pas encore mué.
— Ils sont comme moi. Ils ont été kidnappés et conduits ici de force.
Joe Feather se trémoussait d'un pied sur l'autre. On aurait dit qu'il marchait sur des charbons ardents.
— Une fois dehors, vous pourrez leur venir en aide. Vous parlerez aux autorités. Mais si nous ne partons pas maintenant, ce sera trop tard.
Jamie savait qu'il avait raison. Ouvrir vingt portes prendrait trop de temps. Et ses camarades de l'unité ? Pour eux non plus il ne pouvait rien. Scott n'était plus là. Son premier devoir était de ramener Daniel à sa mère. Ensuite, Alicia pourrait s'adresser à John Trelawny, et le sénateur s'occuperait du reste.
— Joe a raison, dit Jamie en se tournant vers Daniel. Il faut partir. Je te promets que nous reviendrons plus tard aider les autres.
Daniel hocha la tête. Pendant une seconde, pour la première fois de sa vie, Jamie eut la sensation d'être le grand frère. Depuis toujours, bien que jumeaux, c'était Scott qui tenait ce rôle. Mais Scott n'était plus là pour veiller sur lui et, depuis leur séparation forcée, Jamie avait changé. Il s'était mis à réfléchir et à se débrouiller seul.
Une nouvelle explosion retentit, suivie d'une fusillade. Ils coururent dans le couloir jusqu'à l'infirmerie. De là, ils pouvaient observer par les fenêtres ce qui se passait réellement. Une véritable bataille s'était engagée sur le terrain de la prison. La clôture avait cédé à trois endroits, et l'enclos du générateur s'était effondré. Le générateur lui-même brûlait. Ce qui expliquait la deuxième coupure de courant. Pour une raison inexpliquée, le générateur de secours ne s'était pas encore mis en marche. Une demi-douzaine de véhicules s'étaient arrêtés devant les quatre unités, le réfectoire et le gymnase. On apercevait des silhouettes, ou plutôt des formes indistinctes qui se levaient ici et là pour mitrailler les fenêtres de la prison. Quelques éclats blancs indiquaient les ripostes des gardiens.
Joe, Jamie et Daniel poussèrent la porte et se faufilèrent dans la chaleur de la nuit en prenant soin de rester accroupis. Jamie posa une main sur l'épaule de Daniel pour le garder près de lui. Joe Feather se redressa et cria dans une langue qu'aucun des deux garçons ne comprenait. Cela ressemblait à un cri de guerre. La voix de Joe s'éleva au-dessus des tirs et résonna sur tout le terrain. Un instant plus tard, quelqu'un lui répondit. Puis un moteur démarra, accompagné de nouveaux tirs, et une camionnette pick-up fonça vers eux.
— Allons-y ! cria Joe.
La camionnette freina brutalement et dérapa. Jamie aperçut un conducteur et un passager, penché à la fenêtre, un fusil sur le bras. Jeunes tous les deux. À peine quelques années de plus que lui. Il aida Daniel à se hisser derrière et sauta à son tour.
— Accrochez-vous ! cria Joe en les rejoignant.
Ses pieds avaient à peine quitté le sol que la camionnette redémarrait en trombe.
Jamie s'agrippa de justesse à la barre fixée derrière la cabine. Daniel, allongé sur le plancher de la benne, faisait des bonds à chaque cahot. Le sol semblait truffé de trous — peut-être le résultat des explosions. Les balles fusaient. L'une d'elles ricocha sur le flanc de la camionnette avec un bruit métallique. Tir au hasard ou délibéré, difficile à dire. Ils fonçaient vers la clôture, à quatre mètres de la porte principale par laquelle Jamie était arrivé, moins d'une semaine plus tôt. La porte était toujours en place, mais la clôture avait été soufflée. De l'autre côté, Jamie aperçut les maisons des surveillants et la route de terre.
Ils franchirent la clôture. Jamie se baissa instinctivement, craignant d'être blessé par un morceau de barbelé. Le conducteur tira un coup de feu par sa fenêtre et un gardien s'écroula, blessé à la jambe. Les autres véhicules quittaient eux aussi la prison. Jamie en vit six ou sept qui les suivaient de près.
Le vent, tiède et rassurant, lui ébouriffait les cheveux. Jamie avait presque envie de rire. Il ne savait toujours pas qui étaient ces gens qui l'aidaient à fuir la prison avec Daniel. Une fois à l'abri, il préviendrait Alicia, et les autorités fermeraient Silent Creek. Il y aurait certainement quelqu'un, un gardien, un médecin ou un employé, qui saurait ce qu'était devenu Scott. Il existait forcément un dossier sur lui quelque part.
Ils dépassèrent une jeep garée sur le bas-côté de la route. Jamie la crut vide. Il ne vit pas l'homme qui se dressa soudain, juste à côté. Pas plus qu'il ne vit le fusil pointé dans son dos.
Colton Banes avait guetté Jamie, conscient qu'il ne servirait à rien de se mêler à la bataille qui avait lieu dans la prison. Tout y serait noir et confus. Mieux valait attendre à l'extérieur. Si les assaillants voulaient faire évader le garçon, ils sortiraient forcément par là. Il avait eu raison. Il entrevit Jamie, debout derrière la cabine. Une cible parfaite, presque aussi parfaite que les silhouettes découpées dans les stands de tir.
Il fit feu.
Jamie entendit la détonation et sentit la balle pénétrer dans son dos, très haut, près de son épaule. Cela lui fit l'effet d'un coup de couteau chauffé à blanc. Toutes ses forces le quittèrent. Ses jambes se dérobèrent sous lui et il s'effondra sur Daniel. Il n'avait pas fermé les yeux et pourtant, soudain, tout devint noir. Il entendit Joe crier, mais ne saisit pas la fin de sa phrase. Il ne sentit même pas le contact dur du plancher de la camionnette. Il n'avait plus aucune sensation.
Colton Banes n'en avait pas terminé. Il savait qu'il avait fait mouche mais il lui restait le temps de tirer une seconde balle pour achever le travail. Un sourire flotta sur ses lèvres quand il leva le fusil et visa avec soin.
Mais jamais il ne pressa la détente. Il entendit quelque chose siffler dans la nuit et eut un soubresaut. Il baissa les yeux et vit, tout étonné, une flèche plantée dans sa poitrine. Incroyable ! Ces Indiens se servaient encore de leurs armes traditionnelles. Une voiture passa devant lui à vive allure. Le jeune homme au visage peint qu'il avait aperçu plus tôt était penché à la fenêtre, le corps à moitié dehors, et poussait des cris perçants en brandissant son arc.
Pendant un instant, Colton Banes resta là, sans voir que son bras était retombé et que son arme pointait maintenant vers le sol. Il ouvrit la bouche pour crier mais aucun son ne sortit. Un filet de sang chaud ruissela sur sa lèvre inférieure. Sa dernière pensée fut qu'il n'aurait jamais imaginé mourir ainsi, et certainement pas si tôt. Puis il tomba à genoux et s'écrasa face contre terre.
Max Koring se releva en tremblant. Quelques gardiens tiraient encore çà et là, mais tout était terminé. Le dernier véhicule avait disparu dans la nuit du désert.
Lever du jour.
Daniel McGuire se réveilla couché sur une épaisse couverture de laine, dans une tente circulaire qui s'élevait en pointe au milieu. Les parois, faites dans une sorte de cuir, enserraient une structure de piquets de bois. Un rabat servait de porte. Le jour filtrait par des interstices. Il était tôt. Sous la tente, l'air était frais et la lumière légèrement teintée de rose.
Il avait dormi tout habillé. Il étira ses membres, puis sortit à quatre pattes en poussant le rabat. Il s'aperçut qu'il était en pleine montagne. De grands rochers se dressaient alentour, et bien que la tente fût sur une plate-forme, la pente était raide. D'ailleurs ce n'était pas une tente. Daniel avait passé la nuit dans un tepee indien.
Une silhouette était assise en tailleur devant un petit feu de camp, le regard fixé sur la fumée qui s'élevait en volutes. Daniel reconnut l'homme qui les avait secourus. Comment Jamie l'avait-il appelé ? Ah oui. Joe. D'un coup, tout lui revint en mémoire. L'apparition subite de Jamie dans sa cellule, la panne de courant, la fusillade, la fuite. Ce qu'il avait d'abord pris pour un rêve, en ouvrant les yeux, était la réalité. Et Jamie…
— Où est-il ?
Joe Feather tourna la tête.
— Viens boire quelque chose. Et manger…
— Est-ce que Jamie va bien ?
Joe esquissa un geste. Daniel avait remarqué plusieurs ballots dispersés sur le sol. L'un d'eux était Jamie, entièrement enveloppé dans une couverture. Seul son visage était visible. Livide, les yeux fermés.
— Il est… mort ?
— Pas loin, répondit Joe à voix basse. J'ai fait ce que j'ai pu.
— Il faut le conduire à l'hôpital !
— L'hôpital ne pourrait rien pour lui. De toute façon, il n'y en a pas à moins de cinquante kilomètres. Et le transport le tuerait.
— Alors qu'est-ce qu'on fait ?
— Tu manges et tu bois.
— Je ne veux rien.
Les yeux de Joe Feather étincelèrent.
— Ce garçon a risqué sa vie pour te faire sortir de Silent Creek. Tu ne l'aideras pas en te déshydratant. Il voulait te ramener à ta mère, et je le ferai. Mais tu dois m'obéir.
— Vous pouvez aider Jamie ?
— J'ai déjà fait ce que je pouvais. J'ai envoyé chercher le shaman. Il sera bientôt là.
Daniel se résigna. Il s'approcha de la corbeille contenant des fruits, du pain, un morceau de viande séchée et une bouteille d'eau, et se força à manger et à boire. Joe avait raison. Il avait du mal à le croire, mais le cauchemar de Silent Creek était fini, et cela grâce à un garçon qu'il n'avait jamais vu mais qui connaissait sa mère. Il jeta un regard à la forme inerte enveloppée dans la couverture. Il se rappelait avec netteté l'instant où la balle avait frappé Jamie. C'était si injuste. Une minute de plus, et ils étaient hors de danger.
La matinée s'écoula. Le soleil devint plus brûlant. Joe avait placé Jamie à l'ombre d'un des gros rochers. Daniel était inquiet à la pensée que quelqu'un puisse les retrouver. La police devait être à leur recherche. Mais Joe semblait ne pas s'en soucier. Bien sûr, les Indiens d'Amérique avaient passé de longues années à se cacher dans les montagnes. Pour une partie d'entre eux, cela avait été le seul moyen de survie.
Peu avant midi, il y eut un mouvement dans le désert et une silhouette apparut, montée sur un cheval. Tout d'abord, il fut difficile de voir de qui il s'agissait. Le cavalier avait le soleil dans le dos et on aurait dit un mirage. Joe se leva d'un bond, et une expression d'intense soulagement rayonna sur son visage. Daniel comprit.
C'était le shaman. Le sorcier.
Il fallut au cavalier un temps infini pour les rejoindre. L'homme et le cheval luttaient à la fois contre l'escarpement du chemin et la chaleur du soleil. Le shaman bottait les flancs de sa monture mais doucement, et avec peu d'efficacité. Enfin, ils approchèrent et Daniel découvrit l'homme en qui Joe avait une si grande confiance. Il ne fut guère impressionné.
C'était l'homme le plus vieux qu'il eût jamais vu. Son visage ressemblait à ceux que l'on s'attend à voir sur un cadavre, avec la peau à la fois flétrie et étirée sur le crâne. Les rares dents qu'il lui restait semblaient sur le point de tomber. Il avait les bras décharnés et, dans la gorge, un creux où l'on aurait pu enfoncer le poing. Ses cheveux argentés pendaient sur ses épaules, maintenus par un bandeau noir. Seuls ses yeux étaient véritablement animés de vie. Gris mais brillant d'une énergie intérieure.
Il descendit très lentement de cheval. Joe n'avait pas bougé, les mains croisées devant lui et les yeux baissés.
— Fichu canasson !
Le shaman cracha par terre.
— Je suis dessus depuis deux heures et j'ai l'impression d'avoir été assis sur un cactus.
Il se tourna vers Joe.
— Ne reste pas planté là, Joe Feather. Fais-moi une tasse de thé ! Et je ne refuserais pas une part de tarte, si tu en as.
C'est seulement en entendant sa voix que Daniel comprit que le shaman n'était pas un homme mais une femme. Son corps avait atteint un tel état de décrépitude qu'il était difficile de voir la différence. Soudain, elle posa les yeux sur lui.
— C'est toi, Danny ?
— Oui, madame.
Il ne savait pas trop comment l'appeler.
— Depuis quand ils te gardent dans leur satanée prison ?
— J'y suis resté trente semaines et trois jours.
— Je parie que tu as même compté les heures.
Elle secoua la tête.
— Il y a vraiment des gens mauvais dans ce monde. Ils ne méritent pas de fouler cette terre. Ça non. Bon, jetons un œil à ce garçon.
Ses manières changèrent dès qu'elle approcha de la forme immobile de Jamie. Elle s'agenouilla et posa une main noueuse sur son front. Pendant ce temps, Joe avait mis une bouilloire à chauffer sur le feu. Elle le héla.
— Oublie le thé, Joe Feather. Viens m'aider à le tourner.
Joe se précipita et, ensemble, ils tournèrent Jamie sur le côté. Le dos de son tee-shirt était imbibé de sang. Daniel vit nettement le trou fait par la balle. La shaman examina la plaie et la palpa doucement du bout du doigt.
— C'est grave ? demanda Joe.
— Oui. Très grave. La première chose à faire est de retirer la balle. Heureusement, tu as fait du feu. Nous allons en avoir besoin.
— Jamie va s'en sortir ?
La shaman secoua la tête, comme pour chasser la question, puis elle s'adressa à Daniel.
— Retourne dans le tepee, petit. Je sais que tu voudrais rester pour aider mais tu ne pourras rien faire et il y a des choses qu'un enfant ne doit pas voir.
— S'il vous plaît…
Daniel voulut discuter, mais un regard de la vieille femme lui signifia qu'il perdrait son temps. Il obéit.
La shaman se retourna vers Joe et dit :
— Ôte-lui son maillot.
Joe n'essaya pas de faire passer le tee-shirt par-dessus la tête de Jamie. Il se servit d'un couteau pour couper le tissu, puis le déchira pour mettre la blessure à nu. Autour du trou fait par la balle, la chair était rouge et boursouflée. Pendant ce temps, la shaman était retournée à son cheval pour prendre un sac de cuir sanglé à la selle. Revenue près du blessé inconscient, elle ouvrit le sac et en sortit des paquets de gaze attachés par des ligaments séchés, des récipients, deux bouteilles en verre et un bâton d'une dizaine de centimètres dont l'extrémité était sculptée en tête d'aigle. Enfin, elle se munit d'un couteau. Joe grimaça en voyant la lame. Ce n'était pas un couteau ancien, mais un véritable scalpel de chirurgien.
La shaman vit le regard de Joe et dit :
— Les esprits ne peuvent pas faire mieux. Pour commencer, il faut extraire la balle.
Joe acquiesça.
— Préviens-moi quand mon thé sera prêt, ajouta-t-elle.
Elle se pencha et fit une première incision.
Daniel attendit aussi longtemps qu'il put. Il s'efforça de dormir, mais maintenant que le soleil était déjà haut, il faisait trop chaud, même à l'abri du tepee. Il mourait d'envie de téléphoner à sa mère pour lui parler, mais il doutait que la shaman ait un mobile. De toute façon, l'instant était mal choisi pour le lui demander. Peut-être finit-il malgré tout par somnoler car, lorsqu'il rouvrit les yeux, des ombres allongées s'étiraient à l’intérieur du tepee et la chaleur semblait avoir diminué. Daniel sortit à quatre pattes, ne sachant pas ce qui l'attendait.
Joe était assis à côté de Jamie, qui avait meilleure mine que le matin. Allongé sur le côté, il avait un pansement sur sa blessure. La shaman lui avait concocté une sorte de cataplasme. Celui-ci suintait à travers les bandages. La shaman elle-même se tenait un peu plus loin, en contrebas, agenouillée face au soleil. C'était la fin de l'après-midi. Le ciel se teintait déjà de rouge. Le feu brûlait toujours, un mince filet de fumée s'élevait vers les nuages.
— Comment va Jamie ? demanda Daniel.
Joe lui lança un regard courroucé.
— Tais-toi ! Ne prononce pas son nom !
— Pourquoi ?
— C'est notre coutume. Quand une personne meurt, il ne faut pas prononcer son nom pendant quatre jours.
— Quand une personne…
L'impact des paroles de Joe le heurta avec une fraction de seconde de retard.
— Vous voulez dire…
Il se força à finir sa phrase.
— Il est mort ?
Joe prit son temps avant de répondre.
— La shaman a retiré la balle, puis nettoyé la blessure avec de l'achillée et d'autres herbes. Elle ne pouvait rien faire d'autre. Il est passé de l'autre côté.
Daniel sentit des larmes brûlantes inonder ses yeux. Il regarda Jamie, étendu, paisible. Il ne parvenait pas à croire que cela puisse se terminer ainsi. Il avait croisé Scott, le jumeau de Jamie. Ils se ressemblaient tellement. Quand Jamie avait fait irruption dans sa cellule, en pleine nuit, il avait eu l'impression que c'était le début d'une amitié nouvelle, le premier chapitre d'une histoire encore longue.
Et à présent…
— Je pensais…, hoqueta Daniel, la gorge nouée.
Il se détourna et regarda la vieille femme qui marmonnait, tenant le petit bâton dans sa main.
— Que fait-elle ? demanda Daniel.
— Tu ne dois pas poser de questions, bougonna Joe. Puis, plus gentiment, il ajouta :
— Elle fait ce qu'elle peut. Elle utilise des pouvoirs magiques. Elle invoque ce que nous appelons we ga lay u. Sa puissance spirituelle.
— Qu'est-ce que c'est ? Je ne comprends pas.
Joe Feather plissa les yeux.
— Les sorciers tirent leurs pouvoirs d'aides qui les guident dans leur tâche. Ces aides revêtent de nombreuses formes, mais ce sont toujours des animaux, notamment des oiseaux. Cette vieille femme n'en a pas l'air, pourtant elle est très forte. Elle n'appartient pas à ma tribu mais elle est très célèbre. Tu as vu son bâton avec la tête d'aigle sculptée. Sa puissance spirituelle est l'aigle.
— Mais si… s'il est mort…
— L'aigle est la seule énergie spirituelle capable de le ramener parmi nous. L'aigle est si puissant que personne, dans mon peuple, ne conserve jamais une de ses plumes dans sa maison. Cela peut faire beaucoup de mal. Mais la shaman l'a invoqué pour qu'il l'aide. Regarde…
Joe pointa le doigt.
Daniel ne le vit pas tout de suite, et, quand il le vit, il crut l'avoir imaginé. Un oiseau descendait en piqué, venant tout droit du soleil, comme s'il était né de son feu. En approchant, l'oiseau cria, et son cri résonna dans les montagnes. Il ne se posa pas mais vola en cercles au-dessus de leur campement.
La shaman leva les bras. Sa puissance spirituelle avait répondu à son appel.
L'aigle décrivit deux autres cercles, puis remonta dans le ciel.