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Scar avait annoncé qu'ils chevaucheraient pendant dix lieues, mais comme Jamie ignorait ce que mesurait une lieue, le trajet lui parut interminable.

 

Dès l'instant où ils s'étaient mis en route, il avait découvert que monter à cheval — comme le reste — avait en quelque sorte été programmé dans son esprit. Il n'eut aucune difficulté à commander l'animal pour avancer, s'arrêter, tourner à gauche ou à droite, rester en retrait ou au niveau des autres. Et il n'éprouvait aucune anxiété et savait qu'il ne tomberait pas. Il avait l'impression de monter à cheval depuis toujours.

 

Néanmoins, il avait hâte d'arriver. Il était encore maculé du sang de l'homme-scorpion. Il en avait dans les cheveux, sur le visage. Et puis il avait faim. Depuis combien de temps n'avait-il pas mangé ? Il aurait donné n'importe quoi pour un moment de repos, un bon repas et une douche chaude. Mais, visiblement, rien de tout ça n'était à l'ordre du jour.

 

Et le paysage… Comment mesurer le trajet parcouru quand tout était uniforme, morne et désolé ? Rien ne retenait le regard, rien n'encourageait à avancer. Ils suivaient la route mais elle était à peine visible, tellement piétinée et foulée de pas humains et animaux que le tracé se fondait dans la boue et l'herbe. Ils cheminaient à une allure régulière en direction des collines que Jamie avait aperçues, mais dont ils semblaient ne jamais se rapprocher. Quelques bouquets d'arbres vénérables rompaient ici ou là la monotonie du paysage. Ils arrivèrent en vue de gros blocs de granit, des rochers ronds qui paraissaient tombés du ciel. En dehors de cela, tout était plat et triste.

 

Jamie n'avait pas la moindre idée de l'heure. On lui avait confisqué sa montre à Silent Creek et il avait peu de chances de la récupérer. Le ciel s'assombrissait et le passage du jour à la nuit serait difficile à déterminer. Jamie avait froid. L'aîné des deux frères, Corian, l'avait vu frissonner et lui avait donné une longue veste tombant jusqu'aux genoux, semblable à celles qu'ils portaient, sans poches ni boutons. Malgré cela, le froid lui collait à la peau.

 

D'après ses estimations, ils chevauchaient depuis environ deux heures. Hormis quelques arbres qui ployaient sous la brise, il n'y avait aucun mouvement. Ils avaient laissé les cadavres loin derrière eux, et pourtant la nature paraissait sans vie : aucune vache paissant dans les prés, aucun oiseau dans le ciel. Mille questions brûlaient les lèvres de Jamie mais il savait que ce n'était pas le moment de les poser. Scar était toujours en tête, Finn à côté d'elle. Jamie avait le sentiment de l'avoir déçue. Elle s'était attendue à trouver Sapling, et c'était sur Jamie qu'elle était tombée. Pourtant, elle l'avait emmené et lui avait promis de le conduire à Scott, qu'elle appelait Flint. Sapling et Flint. Arbrisseau et Silex. Qu'est-ce que tout cela signifiait ? Il regrettait qu'elle ne lui en ait pas dit davantage avant le départ.

 

La route se mit à descendre. Ils traversèrent une cuvette naturelle, bordée par une rivière qui s'écoulait lentement. L'eau était sale et répugnante, mais Jamie avait soif.

 

— Scar !

 

Elle se retourna et lui jeta un regard mal aimable.

 

— Est-ce qu'on peut s'arrêter pour boire ?

 

— L'eau est empoisonnée, répondit Scar, comme si c'était une évidence.

 

Jamie se dit que jamais Sapling n'aurait posé une question aussi stupide. Sapling aurait su que l'eau n'était pas potable.

 

Finn eut pitié de lui. Il jeta un regard de reproche à Scar et détacha la gourde suspendue à sa ceinture pour la tendre à Jamie.

 

— Tiens, bois ça.

 

Jamie amena son cheval à la hauteur de Finn et prit la gourde. Elle était en peau de bête.

 

Il s'apprêtait à la porter à ses lèvres lorsqu'il vit Finn se figer, alerté par un bruit. Ses sens devaient être singulièrement aiguisés car Jamie ne percevait aucun son, sinon le glouglou de la rivière et le léger bruissement du vent.

 

— À terre ! souffla-t-il à voix basse. Pas un mot, ajouta-t-il à l'adresse de Jamie.

 

Scar glissait déjà à bas de son cheval et l'obligeait à se coucher. Elle avait réagi avant même l'avertissement de Finn, ce qui prouvait qu'elle était au moins aussi en alerte que lui. Finn et les deux frères l'imitèrent, entraînant leurs chevaux au sol avec eux. Jamie fut ébahi de voir les bêtes si bien exercées à se coucher sur le flanc. Il mit lui aussi pied à terre et tira sur la bride. Son cheval s'affaissa docilement, et Finn posa une main apaisante sur son cou. Tous se figèrent.

 

Très lentement, Jamie tourna la tête pour comprendre ce qui avait déclenché cette mise en scène. Il croisa le regard courroucé de Finn, qui l'avertissait de rester immobile. Pourtant rien ne bougeait. Jamie ne voyait pas ce qui les effrayait tellement.

 

C'est alors qu'il comprit.

 

Il crut d'abord qu'il s'agissait d'une colonne de fumée s'élevant d'un feu de camp particulièrement nourri, mais il n'y avait pas de feu et le nuage mouvant, au lieu de monter, descendait du ciel. Alors il vit ce que c'était. Un essaim. Des insectes volants… mouches ou coléoptères. Noirs. Au moins un million, qui se déversaient d'un coup comme s'ils avaient été enfermés dans un récipient géant. Puis il entendit le bourdonnement de leurs ailes minuscules, qui vibraient tellement vite qu'elles en étaient invisibles.

 

Que voulaient-ils ? Qu'est-ce qui les attirait ? Une minute plus tard, Jamie comprit, avec un sentiment d'horreur et d'incrédulité, pourquoi Scar tenait tant à se cacher.

 

Quand les insectes touchèrent le sol, la colonne se dispersa et, pendant quelques instants, on aurait cru un brouillard noir. Puis le brouillard se resserra, se solidifia, et prit forme. Jamie vit un groupe de guerriers à cheval. Les guerriers et les chevaux étaient entièrement constitués de mouches. Quel effet aurait une épée contre eux ? La lame ne fendrait que le vide. Mais quel effet aurait leur épée contre lui ? Une lame faite d'insectes pourrait-elle le blesser, ou bien les insectes se disperseraient-ils de nouveau pour lui infliger des piqûres mortelles ? Jamie n'avait pas très envie de le savoir.

 

Le chef des guerriers-insectes leva une main pour ordonner une halte. Sans doute avait-il perçu quelque chose d'anormal, ou la présence de l'ennemi. Sa tête tourna lentement dans leur direction, ses yeux noirs scrutèrent la zone. Les autres guerriers ne bougeaient pas, ils miroitaient mais conservaient leur forme. Jamie sentit son cheval frémir et craignit qu'il ne se mette à hennir. Mais la main de Finn sur son cou l'apaisa. Le chef des guerriers paraissait regarder droit dans leur direction. Jamie ne respirait même plus. Il avait une envie folle de hurler, de se lever et de fuir à toutes jambes, mais il n'en aurait pas eu la force même s'il avait essayé. Scar était couchée à plat ventre, la main sur son épée. Elle ne paraissait pas effrayée. Plutôt en colère.

 

Jamie se demandait où il avait atterri. D'abord l'homme-scorpion, maintenant ceci. Dans quel cauchemar s'était-il égaré ?

 

Puis le chef des guerriers volants prit une décision. Il éperonna son cheval — cheval qui en réalité était une partie de lui-même, une partie de l'essaim dont il était né — et celui-ci bondit en avant. Le reste de la troupe suivit. Ils parcoururent une dizaine de foulées puis, tout à coup, ils s'égaillèrent de nouveau en un million de fragments. Ils étaient redevenus des insectes, un énorme nuage en suspension au-dessus du sol. Et le nuage lui-même se dissipa, comme balayé par un coup de vent.

 

— Bois ! commanda Finn à Jamie, qui n'avait pas lâché la gourde.

 

Il la serrait tellement fort contre lui qu'il s'étonna qu'elle n'ait pas explosé. Après réflexion, il la rendit à Finn sans boire. Malgré sa soif, il se sentait incapable d'avaler quoi que ce soit. Tout son corps était crispé. Son cœur tambourinait et il devait se concentrer pour ne pas trembler. « Sapling, lui, n'aurait pas eu peur », songea-t-il.

 

— L'ennemi se rassemble pour l'ultime combat, annonça Finn. La fin de la guerre.

 

Scar acquiesça.

 

— Tu crois qu'ils vont attaquer cette nuit ?

 

— Qui sait ?

 

Finn réfléchit un moment.

 

— Ils pensent qu'ils ont déjà gagné. Ils seront trop occupés à s'auto-congratuler. À mon avis, ils attendront le lever du jour.

 

— Si on ne se dépêche pas, le jour se lèvera avant qu'on soit rentrés.

 

D'un geste, Scar commanda à son cheval de se redresser.

 

— En route !

 

Tout le monde se remit en selle pour repartir. Mais, au grand désarroi de Jamie, dans la direction que les guerriers volants venaient de prendre. Arrivés au sommet de la colline, il n'y avait plus trace du nuage noir. Si l'essaim survolait encore la région, la lumière était trop faible pour l'apercevoir.

 

En revanche, dans la plaine qui s'ouvrait à leurs pieds, Jamie aperçut des constructions. Un bourg de forme hexagonale, entouré de murs surmontés, dans les angles, de tours à la découpe bizarre. Il était impossible de deviner de quand datait cette petite ville. La plupart des bâtiments étaient bas, il n'y avait pas de route moderne, ni de présence de circulation ou de vie humaine. Tout semblait avoir été construit autour d'un réseau enchevêtré de canaux, enjambés par d'étroites passerelles pour piétons.

 

La Cité des Canaux. Mais il n'y avait pas de cité et les canaux étaient à sec. En descendant la colline, Jamie s'aperçut que le site avait été presque totalement détruit. Les murs d'enceinte étaient éventrés, effondrés par endroits. Des traînées noirâtres témoignaient d'un incendie récent. Peut-être la raison de la fumée qui avait envahi le ciel et englouti le soleil.

 

Ils franchirent les vestiges d'un porche d'entrée en forme de trou de serrure géant, et Jamie put mesurer l'étendue du désastre. Portes fracassées, murs béants, végétation calcinée, arbres réduits à des moignons, canaux remplis de gravats. Il était difficile de se représenter la ville avant sa destruction. La plupart des maisons avaient été en brique rouge, avec des toits de tuile, les ruelles décorées de mosaïques colorées. Une chose était certaine, aucune ville de ce genre n'avait jamais existé en Amérique. Même dans les livres d'images, Jamie n'avait jamais rien vu de semblable. Ce n'était pas moderne. Ce n'était pas médiéval. Il commença même à se demander s'il était bien sur la planète Terre.

 

Ils longèrent une rue entre les ruines de deux pagodes jumelles et pénétrèrent sur une vaste esplanade déserte. Devant eux se dressait un temple circulaire — cela ne pouvait être rien d'autre — avec des colonnes blanches tout autour, à intervalles réguliers, soutenant un toit en forme de dôme. Une série d'arches s'élevaient à droite et à gauche, faisant partie d'un système d'aqueducs qui avait dû servir à alimenter la ville. Mais il n'y avait désormais plus d'eau à amener. Deux fontaines, de part et d'autre du temple, et une rangée de parterres offraient une promenade agréable. Du moins avant, car il n'en restait plus grand-chose. Certaines colonnes étaient effondrées, le dôme percé de trous béants, les fontaines asséchées, et il y avait des cratères partout, comme après un bombardement aérien.

 

Scar leva la main et arrêta son cheval. Ses compagnons l'imitèrent. Elle se tourna vers Jamie pour lui donner ses consignes :

 

— Ne fais rien. Ne dis rien. Joue simplement ton rôle. C'est important.

 

Jamie réprima un accès de colère. Il était exténué, mort de soif, il empestait la sueur et le sang de l'homme-scorpion, et il en avait assez d'être commandé et houspillé. Pourtant, il hocha la tête et se força au calme.

 

Peu à peu, des gens apparurent, avançant à pas lents. D'abord une poignée : quatre ou cinq ici, trois autres là. Puis il en vint de plus en plus, qui affluaient de tous côtés. Tous portaient de longues vestes, des coiffes et des ceintures de cuir. Seules quelques femmes étaient vêtues de longues robes brodées à larges manches. La plupart étaient armés d'épées à lame courbe et de boucliers ronds hérissés d'une pointe. Il y en avait de tous les âges, certains n'avaient pas plus de onze ou douze ans. Bientôt, ils furent une centaine sur la place, dans un silence total. Ils avaient la mine sombre, les mouvements pesants, le visage tiré. Jamie se dit que ces gens n'avaient pas besoin de se préparer à la guerre. Ils étaient déjà vaincus.

 

Pourtant, quand ils se furent approchés, un changement extraordinaire s'opéra en eux. On les aurait dit frappés d'un coup de baguette magique. Ils venaient de voir une chose qu'ils avaient du mal à croire. Une vague d'excitation se répandit parmi eux. Leurs regards s'éclairèrent. À chaque pas, ils semblaient reprendre de la vigueur. Les yeux rivés sur un point, tous avaient la même expression d'émerveillement et de stupeur. Lentement, un sourire s'épanouit sur leur visage. Certains levèrent une main dans un geste de salut. Jamie prit soudain conscience de ce qu'ils contemplaient avec une telle intensité.

 

Lui.

 

Scar se redressa de toute sa taille et cria :

 

— Vous me croyez, maintenant ? Nous vous avons dit la vérité. Il est ici. Nous l'avons trouvé.

 

— Sapling ! s'exclama quelqu'un.

 

Alors, la foule entière se mit à pousser des vivats. Des épées se dressèrent, des étendards fleurirent, faisant flotter bien haut les étoiles bleues à cinq branches. Tous se pressaient vers Jamie, voulaient le toucher, les enfants devant, les adultes levant vers lui des yeux animés d'un espoir tout neuf. À cet instant, Jamie fut reconnaissant à Scar. Il ne comprenait rien à ce qui se passait, mais elle lui avait dit comment se comporter. Joue ton rôle. Les explications viendraient plus tard. Il leva une main pour saluer la foule et les vivats redoublèrent, résonnant dans les ruines. On aurait dit que la cité renaissait de ses cendres et que sa joie passée avait resurgi dans ses rues.

 

Scar éperonna son cheval et le petit groupe avança lentement au milieu de la foule qui s'écarta à regret. Ils mirent pied à terre devant le temple circulaire et entrèrent à l'intérieur. Les cris joyeux les suivirent jusqu'aux colonnes, puis cessèrent d'un coup, comme étouffés par une barrière invisible. Jamie et ses quatre compagnons se retrouvèrent à nouveau seuls. Au loin, on entendait encore le murmure de la foule qui scandait un nom. Son nom. Sapling. Et les voix se perdaient dans le ciel noir de la nuit.

 

— Toute ma vie, je n'ai connu que la guerre, dit Scar.

 

Ils avaient allumé un feu de bois. Il y en avait beaucoup à récupérer dans la ville en ruine. Finn, Corian et Erin en avaient accumulé un tas haut comme un bûcher funéraire. Jamie craignait que les flammes n'attirent l'ennemi. Les guerriers volants allaient peut-être revenir. Mais Scar lui avait assuré qu'ils étaient à l'abri. Les murs épais dissimulaient la clarté, et le ciel était assez sombre pour masquer la fumée qui s'échappait par l'ouverture dans le toit.

 

Le temple était vide. Il se trouvaient dans une salle circulaire — une sorte d'arène — protégée par des parois de brique d'une quinzaine de mètres de hauteur. Jadis, des fresques les avaient ornées : des symboles étranges, des dessins d'animaux et d'oiseaux, désormais effacés. Peut-être volontairement.

 

Jamie avait enfin pu se laver avec de l'eau tirée d'un puits. Personne n'avait songé à lui laisser un peu d'intimité et il avait hésité à se déshabiller, surtout en présence de Scar. Mais celle-ci avait eu la bonne idée de s'éclipser au bon moment, et aucun des hommes n'avait jeté un seul regard dans sa direction. L'eau était boueuse, mais il s'y était plongé avec délice et décrassé de toute la saleté du voyage et du sang séché. Il n'y avait pas de serviette. Il avait enfilé son pantalon et s'était séché devant le feu.

 

Après cela, on l'avait nourri. Corian lui avait fait cuire un morceau de viande sur les braises. Ça avait le goût du poulet mais c'était plus coriace. Jamie n'avait aucune idée de ce que c'était et préféra ne pas le demander. La viande était accompagnée de haricots et d'épaisses tranches de pain. Comme boisson, on lui avait servi un bol rempli d'un liquide fumant, amer et doux à la fois. Scar, revenue à temps pour le repas, lui avait expliqué qu'il s'agissait d'un breuvage à base de glands et de miel. Jamie avait trouvé cela bon. Le seul fait de tenir le bol chaud entre ses mains l'avait revigoré.

 

À présent, ils causaient. Les deux frères se reposaient, adossés contre un mur, l'un contre l'autre, les jambes allongées devant eux. Finn, assis sur un morceau de colonne brisée, rongeait un os, les doigts englués de graisse. Scar et Jamie étaient assis en tailleur devant le feu. Tandis qu'elle parlait, il voyait les petites flammes danser dans ses yeux.

 

— Finn m'a souvent dit que le monde n'a pas toujours été comme ça, poursuivit-elle. Il y a bien longtemps, les changeurs de forme n'existaient pas, pas plus que les escadrons de la mort, les suzerains, les cavaliers de feu et tous les autres. Mais moi, je n'ai connu que ça. Alors ne compte pas sur moi pour une leçon d'histoire. Je n'ai jamais connu mon père ni ma mère. À l'époque où je suis née, peu de gens connaissaient leurs parents. Je me souviens seulement d'avoir été trimbalée à droite et à gauche. Quand je commençais à m'habituer aux gens qui s'occupaient de moi et que je les trouvais gentils, ils se faisaient tuer et d'autres prenaient leur place. Et tout était en ruine, comme cette ville. Je ne crois pas avoir passé plus de quelques jours dans une maison avant qu'elle soit rasée ou réduite en cendres.

 

Scar leva son bol comme pour porter un toast et ajouta avec ironie :

 

— Bienvenue dans la fin du monde, Jamie.

 

— Tu m'as appelé Jamie, fit-il observer, avec étonnement.

 

Il se sentait dépassé.

 

— Jusqu'à maintenant, tu disais que j'étais Sapling. Et la foule, dehors, m'a appelé Sapling.

 

— Ça ne sert à rien de continuer de t'appeler ainsi, répondit Scar. Tu n'es pas Sapling, même si tu lui ressembles trait pour trait et que tous ces gens te prennent pour lui. J'imagine que tu ne sais plus où tu en es.

 

— C'est le moins qu'on puisse dire.

 

— Moi aussi, je suis un peu perdue. J'espère seulement que Matt finira par tout expliquer. Bien qu'il soit parfois assez énervant et ne donne jamais une réponse directe à une question.

 

— Ce Matt, qui est-ce ?

 

— Matt est notre chef. Le premier des Cinq. C'est lui qui est censé comprendre tout ce qui se passe.

 

Les Cinq. En prison, Joe Feather lui avait dit qu'il était l'un des Cinq. Joe savait-il quelque chose de ce monde et des événements qui s'y étaient déroulés ?

 

— Parle-moi de Matt, dit Jamie, qui imaginait un homme comme Finn. Il est vieux ?

 

Scar éclata de rire.

 

— Non ! Il a le même âge que nous. Tu ne sais vraiment pas qui nous sommes ? Matt, Inti, Flint, toi, et moi ?

 

— Flint est mon jumeau, tu as dit.

 

— Oui.

 

— Donc c'est Scott. J'étais à sa recherche quand on m'a tiré dessus. C'est comme ça que j'ai atterri ici.

 

Même pendant qu'il s'efforçait d'expliquer les choses de façon logique, cela n'avait aucun sens. Mais un détail lui revint en mémoire.

 

— Toi, je t'ai déjà vue. Mais ce n'était pas réel. C'était dans un rêve.

 

Il crut que Scar allait se moquer de lui, mais elle hocha la tête d'un air grave.

 

— Les gens pensent que les rêves ne signifient rien. Que ce sont juste des choses qui se passent quand on dort. Mais nous, nous les utilisons en permanence. Il existe un monde de rêve que nous visitons parfois, et c'est grâce à lui que nous avons compris qui nous sommes. C'est grâce à ce rêve que nous nous rencontrons.

 

— Tu ferais mieux de commencer par le début, Scar, intervint Finn.

 

Il avait fini de manger et jeta l'os dans le feu. Les flammes le dévorèrent avec le même appétit que lui.

 

— Tu n'es vraiment pas une bonne conteuse.

 

— Pour moi, il n'y a pas de début, rétorqua Scar. Ou alors je ne m'en souviens pas. Matt est le seul qui connaisse toute la vérité et il ne nous dit jamais rien.

 

— Commence par les Cinq ! insista Finn.

 

— D'accord, d'accord, grommela Scar. Mais cesse de m'interrompre, Finn. Tu rends les choses encore plus compliquées.

 

— Les enfants qui ont le dernier mot sur les adultes ! maugréa Finn en secouant la tête d'un air accablé. Ça c'est vraiment la fin du monde.

 

Il se tut et Scar se tourna vers Jamie.

 

— Je n'ai que quinze ans, ou presque, mais cette guerre dure depuis plus de cinquante ans. C'est pourquoi je dis que, pour moi, il n'y a pas eu de début. Je n'étais même pas dans ce pays. J'étais très loin, de l'autre côté du monde. Quand j'ai eu neuf ans, le village où je vivais a été incendié, et tous les habitants tués. Les enfants ont été envoyés dans les mines.

 

— Une minute, l'interrompit Jamie, qui était déjà perdu. Ce monde dans lequel tu vivais… c'est le mien ? En quelle année sommes-nous ? Je ne sais même pas où je suis !

 

— Et moi, je ne sais pas d'où tu viens, donc je ne peux pas t'aider. Tu vas devoir écouter mon histoire. Si tu continues de me couper, on n'arrivera à rien.

 

— D'accord, soupira Jamie. Je me tais.

 

— C'étaient des mines de pierres précieuses. Nous étions des milliers à travailler sous terre. Ils utilisaient des enfants pour pouvoir se faufiler dans les galeries plus étroites. C'était terrifiant. Il y avait des effondrements. On se demandait tout le temps si on allait être enterrés vivants.

 

— Qui vous forçait à travailler ?

 

— Les classes dirigeantes. Les suzerains et les conseillers. Et derrière eux, bien sûr, les Anciens.

 

— Qui sont les Anciens ?

 

Jamie se souvenait des paroles du vieil homme, avant qu'il se métamorphose en scorpion. Il lui avait demandé s'il était un serviteur des Anciens.

 

— Les Anciens sont nos ennemis, répondit Scar simplement. Matt dit qu'ils sont le mal absolu. Ils sont nés le jour du commencement du monde. Ils veulent nous détruire. C'est l'unique raison de leur existence. Mais ils veulent le faire lentement, à petit feu. Ils se nourrissent de la misère humaine. À la fin, ils nous tueront tous, mais ils feront durer le plaisir aussi longtemps que possible.

 

— D'où viennent-ils ?

 

— Je ne sais pas. Tu poseras la question à Matt.

 

Erin s'était endormi, appuyé contre son frère. Ses longs cheveux blonds voilaient son visage et son bras de métal était allongé devant lui, les doigts recourbés en l'air. Corian ne bougeait pas, afin de ne pas le réveiller. Il écoutait le récit de Scar.

 

— C'était il y a environ un an, je suppose, reprit Scar. Je n'en suis pas sûre parce que le temps n'a plus vraiment de sens. Quand tu es un esclave, que tu es battu et forcé de travailler dans le noir à longueur de temps, tous les jours se ressemblent. Bref, il y a donc environ un an, j'ai découvert que j'étais différente des autres. On m'a appris que j'étais l'une des Cinq.

 

— C'est Matt qui te l'a dit ?

 

— Oui. Enfin… il est venu à moi dans un rêve. Ou c'est moi qui suis allée à lui. C'est compliqué à expliquer. Mais toi aussi, tu fais des rêves. Tu me l'as dit. Donc tu dois comprendre de quoi je parle.

 

— Je crois. Dans ce rêve il y a une mer noire. Les étoiles brillent et pourtant ce n'est pas vraiment la nuit…

 

— Et il y a une île.

 

— Oui, acquiesça Jamie, gagné par l'excitation. Et deux garçons dans un bateau.

 

— Matt et Inti.

 

Scar lui jeta un regard curieux.

 

— Tu es déjà allé à la bibliothèque ?

 

— Quelle bibliothèque ?

 

— Dans le rêve.

 

— Non. Je n'ai jamais vu une seule construction.

 

— Oublie ça.

 

Scar avait de nouveau perdu le fil de ses pensées. Elle contempla le feu, comme si elle allait le retrouver là, et reprit :

 

— Donc, c'est comme ça que j'ai rencontré Matt. Il est venu à moi dans un rêve et m'a tout expliqué. Nous étions cinq, originaires de différents pays. Il était ici, Flint et toi de l'autre côté du monde, et Inti… je ne sais pas d'où il est venu et lui non plus. En tout cas, nous avions été choisis. Nous avions des pouvoirs spéciaux et, si nous ne réussissions pas à nous réunir tous les cinq, nous n'aurions pas la force de vaincre les Anciens et d'offrir au monde un nouveau départ.

 

Il n'était pas venu à l'esprit de Jamie que son pouvoir avait pu lui revenir après le choc reçu à Silent Creek. Pourrait-il à nouveau l'utiliser ? S'en servir pour atteindre Scott ? Il décida de ne pas essayer. Dans ce monde, Scott s'appelait Flint. Jamie préférait ne pas entrer en contact avec lui maintenant, de peur de ce qu'il allait trouver.

 

— Il y avait déjà des gens en lutte, poursuivit Scar. Des gens comme Finn, Erin, Corian, et bien d'autres. Des résistants. Mais ils avaient besoin de nous. C'est assez drôle, mais Finn a raison. Les adultes avaient besoin de cinq enfants pour survivre. Et nous cinq, nous avions besoin les uns des autres. Alors nous nous sommes recherchés. C'est ainsi que nous avons atterri ici.

 

— Ce n'est vraiment pas très clair ! ironisa Finn.

 

— Je fais du mieux que je peux , répliqua sèchement Scar, avant de se tourner de nouveau vers Jamie.

 

— Matt m'a dit que je devais m'évader de la mine. Alors je me suis évadée. J'ai failli me faire prendre. Mais c'est une longue histoire et je ne vais pas te la raconter ce soir. L'important, c'est que j'ai réussi à fuir. Les autres faisaient la même chose de leur côté. Flint et Sapling dans un royaume, Inti dans un autre. Nous étions à des milliers de lieues de distance. Nous ne nous étions jamais rencontrés. Nous ne nous connaissions pas. Mais nous communiquions par le rêve. Matt nous disait où aller. Finalement, quatre d'entre nous se sont rejoints près d'une rivière, pas très loin d'ici, sur l'autre versant des collines. C'est là que Matt nous attend en ce moment. Il est avec Flint.

 

— Et le garçon que tu appelles Inti ?

 

— Il n'est pas encore arrivé. Il avait un long chemin à parcourir. Mais il devrait être là au lever du jour.

 

— Et ensuite ?

 

Jamie posa la question mais il connaissait déjà la réponse. Il avait l'estomac noué.

 

— Ensuite, il y aura une bataille. Elle est prévue depuis une éternité. Si les Cinq parviennent à se réunir, nous vaincrons. Sinon, ce sera la fin du monde.

 

Elle tendit la main et Finn lui donna sa gourde. Ce simple geste montra à Jamie à quel point ils étaient complices. Scar n'avait rien demandé, et Finn avait anticipé son désir. L'échange s'était fait sans un mot et sans un regard.

 

— Comment m'avez-vous trouvé ? demanda Jamie. Dans cette espèce de forteresse. Vous êtes arrivés... et j'ai eu l'impression que vous m'attendiez.

 

— Nous ne t'attendions pas, répondit Scar.

 

— Alors pourquoi étiez-vous là ?

 

Scar but une longue gorgée puis s'essuya la bouche d'un revers de la main. Quand elle reprit la parole, ce fut d'une voix sombre et basse.

 

— À cause de ce qui est arrivé il y a deux jours.

 

— Raconte-moi !

 

— Matt nous a prévenus… Je t'ai déjà expliqué que nous devions absolument nous réunir tous les cinq pour gagner. Nous étions près du but… mais il y a eu un ennui. Les Anciens savaient que Inti était en route et ils ont posté toute leur armée entre lui et nous. Ils l'ont cherché partout. Aujourd'hui, tu as vu quelques guerriers volants. Eh bien il y en avait cent fois plus, et aussi des changeurs de forme et des cavaliers de feu. Inti était acculé. Il a été obligé de se cacher. Il n'osait plus approcher.

 

— Comment Matt l'a-t-il su ?

 

— Matt sait toujours ! Il y a deux nuits, il a provoqué une réunion entre nous quatre. Il a dit que le seul moyen d'aider Inti était d'envoyer une escouade à un endroit nommé la Colline de Coupesombre. Il y avait là une forteresse où nous trouverions l'aide dont nous avons besoin pour vaincre les Anciens. Bien entendu, Finn s'est porté volontaire. Comme toujours lorsque Matt demande quelque chose. Il n'y a pas plus zélé que lui. Mais, selon Matt, il fallait que ce soit l'un des Cinq.

 

Scar se tut un instant, et Jamie fut étonné de voir des larmes dans ses yeux.

 

— Nous l'avons cru, évidemment, reprit-elle. Nous n'avions aucune raison de douter. Matt avait toujours eu raison jusqu'ici. Pourtant ça paraissait absurde de nous diviser de nouveau, alors que nous avions enfin réussi à nous retrouver. Mais Matt a insisté. Il n'a pas voulu me laisser y aller. Il voulait que ce soit Sapling ou Flint. Il les a emmenés dans sa tente pour discuter et, une heure plus tard, Sapling est sorti et a sauté sur son cheval. Il a pris la tête d'une centaine d'hommes. Il ne m'a rien dit mais jamais je n'oublierai l'expression de son visage. C'était comme s'il savait ce qui allait arriver. Aucun des soldats n'a posé de question. Il a donné l'ordre d'avancer et tous l'ont suivi.

 

Sa voix se brisa.

 

— Tu connais la suite, reprit-elle. La Colline de Coupesombre. C'est l'endroit où nous t'avons découvert. Les Anciens ont dû avoir vent de l'expédition car ils ont envoyé une troupe importante à sa poursuite. Tu as vu le résultat. Dès que Sapling est arrivé, ils l'ont encerclé. Le combat a duré une journée entière. Sapling a lutté avec un courage incroyable. Mais il croulait sous le nombre. Ses compagnons ont tous péri autour de lui. Tous sauf deux. Les Anciens leur ont laissé la vie sauve non par pitié mais pour qu'ils viennent nous raconter le massacre. Sapling a résisté jusqu'à la fin. Il était gravement blessé mais il continuait de se battre. La dernière fois que les deux survivants l'ont vu, il menait une charge pour tenter une échappée et nous rejoindre.

 

» Il a reçu trois flèches dans la poitrine mais il a résisté encore. Les soldats ennemis l'ont cerné et taillé en pièces. Il paraît qu'ils riaient. Même mort, ils ne voulaient pas le lâcher. Certains lui ont coupé les doigts pour les emporter en souvenir. Et aussi ses longs cheveux. Ensuite, ils ont fait un bûcher pour brûler ses restes, et ils ont envoyé les deux survivants nous raconter l'horreur.

 

— Donc, tout était fini, murmura Jamie.

 

— C'est ce que nous pensions. Inti était encore encerclé, mais même s'il réussissait à nous rejoindre, nous ne serions pas cinq. Il arrivait trop tard.

 

— Mais pourquoi la Colline de Coupesombre ? Qu'y avait-il de si important là-bas ?

 

— Rien, répondit Scar d'une voix glaciale. C'est ce que nous ont dit les deux survivants. Matt s'était trompé. La forteresse était vide et abandonnée. Sapling est mort pour rien.

 

Scar se tut. L'émotion était trop forte.

 

— Termine l'histoire, l'encouragea Finn en lui touchant gentiment le bras. Notre ami a besoin de savoir. La suite aussi est importante.

 

Scar hocha lentement la tête.

 

— Je ne voulais plus jamais revoir Matt. Je pensais qu'il nous avait trahis. Qu'il nous avait fait faire tout ce chemin pour rien. Pour être franche, je le haïssais. Presque autant que je haïssais les Anciens. Mais, la nuit dernière, il est venu à moi en rêve et ce qu'il m'a raconté… J'avais envie de hurler contre lui. Mais on ne hurle pas contre Matt. Quand tu le rencontreras tu comprendras.

 

» Il m'a dit de me joindre à l'armée et de venir ici à cheval, dans cette cité en ruine où nous sommes maintenant. Mais ensuite, je devais aller à la Colline de Coupesombre, juste accompagnée de Finn, Erin et Corian. Selon Matt, il était très important de ramener ce que nous trouverions là-bas, et même si j'étais en colère contre lui à cause de la mort de Sapling, je comprendrais la raison de sa mort.

 

Scar fronça les sourcils.

 

— D'abord, je ne l'ai pas cru. Je le détestais. Je ne voulais même pas l'écouter. Mais Finn a réussi à me convaincre d'y aller. Et nous t'avons trouvé. Tu comprends maintenant pourquoi j'ai pleuré en te voyant. Je t'ai pris pour Sapling.

 

— C'est peut-être lui, remarqua Finn.

 

— Es-tu Sapling ? dit Scar en regardant Jamie dans les yeux, d'un air presque implorant.

 

» Nous avons tellement besoin que tu le sois. Demain nous livrons bataille aux Anciens pour la dernière fois. Ils nous attendent à moins d'une demi-lieue d'ici. Nous avons besoin que tu sois l'un des nôtres.

 

Jamie s'efforça de rassembler ses esprits.

 

— Je suis Jamie, dit-il, envahi d'une immense lassitude. Pardonne-moi. J'aurais aimé être la personne que vous voulez que je sois, mais je ne pense pas l'être.

 

— Alors tout est perdu, conclut Scar. Sapling est mort et les Anciens ont gagné.

 

Elle se leva et sortit dans la nuit.