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Ils virent sortir de l'immeuble une femme en noir, aux cheveux gris très courts, et la suivirent des yeux. Elle monta dans une limousine qui l'attendait, et qui démarra aussitôt dans West 44th Street en direction de l'autoroute. Ils ignoraient qui était la femme et où elle allait. Ils l'apprendraient plus tard.

 

Alicia avait garé la voiture louée à Reno dans le quartier des affaires de Los Angeles, où ils étaient arrivés la veille.

 

Jamie avait dormi pendant une grande partie du voyage. Une heure après Reno, l'autoroute franchissait la montagne à travers une forêt de hauts pins. Au loin, on apercevait quelques plaques de neige qui refusaient de fondre. C'était là que Jamie avait pris conscience qu'il allait enfin réaliser son rêve : franchir la barrière montagneuse au-delà de laquelle Scott et lui avaient espéré mener une nouvelle vie. À présent, il n'en était plus si sûr. Il savait juste que son ancienne vie avait volé en éclats et qu'il en abandonnait les morceaux derrière lui.

 

Alicia aurait préféré prendre l'avion, mais Jamie n'avait pas de papiers d'identité. De toute façon, la police le recherchait, et se montrer dans un aéroport présentait de gros risques. Alicia avait donc opté pour la route. Il avaient fait halte dans un motel de Fresno pour la nuit, et atteint Los Angeles dans l'après-midi.

 

En descendant dans la vallée, Jamie avait aperçu les légendaires lettres blanches de Hollywood, sur la colline, qui reflétaient les rayons du soleil. Los Angeles était la cité des anges, l'usine à rêves, le domaine des stars, des gens beaux, riches et célèbres. Une multitude de clichés lui traversa l'esprit. Pourtant, il ne ressentit aucune émotion. Il était ici parce qu'il le fallait. Los Angeles ne signifiait rien pour lui. Quant à cette enseigne Hollywood, qu'était-ce au fond ? Juste quelques lettres géantes à flanc de coteau.

 

Il était épuisé. Vidé. La police le croyait coupable des meurtres de Don et de Marcie. L'histoire avait fait les titres de tous les journaux du pays. Un assassin de quatorze ans ! Un adolescent en fuite, responsable de deux homicides. La presse se délectait. Mais le pire pour Jamie, pire que toutes les épreuves qu'il avait déjà traversées, était de savoir Scott prisonnier quelque part. En roulant à travers cette ville inconnue, il se projeta mentalement vers son frère, dans l'espoir insensé de percevoir sa présence. Rien. Au contraire, Scott lui parut plus lointain que jamais.

 

Jamie avait insisté pour rester à Reno mais Alicia l'avait convaincu que ce serait trop dangereux pour lui. Ils avaient un indice, un seul : un nom sur une petite carte de visite. Nightrise Corporation. En interrogeant Internet, Alicia avait appris que la société avait son siège social à Hong Kong mais possédait des bureaux dans le monde entier. Deux adresses étaient répertoriées aux États-Unis : l'une à New York, l'autre à Los Angeles. Traverser tout le pays en voiture jusqu'à la côte Est était hors de question. Il ne leur restait que Los Angeles.

 

Ils étaient donc là, garés en face d'un immeuble anonyme, un bloc rectangulaire de cinquante étages, percé avec une précision mathématique de fenêtres de taille identique. Les six étages supérieurs appartenaient à Nightrise Corporation. Les niveaux inférieurs étaient occupés par des banques, des compagnies d'assurances, cabinets juridiques et autres bureaux d'affaires. Jamie et Alicia patientaient ici depuis une heure, et observaient les allées et venues. Il était cinq heures et les portes à tambour tournaient continuellement, activées par les employés pressés de rentrer chez eux.

 

Mais ils n'avaient pas aperçu Colton Banes ni son acolyte à queue de cheval. Peut-être n'étaient-ils pas là.

 

Ils attendirent une heure encore, après quoi Alicia poussa un soupir et mit le moteur en marche.

 

— On perd notre temps, dit-elle. Tu as faim ?

 

Jamie acquiesça. Il n'était pas réellement affamé mais il n'avait rien avalé depuis le matin et il sentait son énergie faiblir. Alicia démarra et prit la direction de West Hollywood, où ils logeaient. Par chance, la sœur d'Alicia, qui était hôtesse de l'air, habitait Los Angeles. Alicia lui avait téléphoné de Reno, sans lui parler de Jamie, et elle avait volontiers accepté de lui prêter sa maison pendant son absence.

 

Ils s'arrêtèrent dans un restaurant de Melrose Avenue, une rue colorée et brouillonne, pleine de boutiques de fringues et de brocantes. Ils s'attablèrent dehors, sous un immense parasol rose. Une serveuse leur apporta la carte. Alicia choisit une salade. Jamie hésita. Il était intimidé.

 

— Qu'est-ce que tu as ? demanda Alicia.

 

— Je n'ai jamais mangé dans un restaurant aussi chic.

 

Alicia sourit.

 

— Ça n'a rien d'un restaurant chic. C'est un simple café.

 

— Je n'ai pas les moyens.

 

— Tu n'as pas à payer quoi que ce soit, Jamie. Je te l'ai déjà dit.

 

Alicia lui avait acheté des vêtements neufs à Reno. Il portait une chemise hawaiienne aux couleurs vives. Ce n'était pas son style, mais plus voyante était la chemise, moins les gens regarderaient son visage. C'était en tout cas la théorie d'Alicia. Elle l'avait également affublé de lunettes de soleil et d'une casquette de base-ball, l'uniforme des adolescents américains. À supposer que la police le recherche aussi en Californie, il ne risquait pas de se faire repérer.

 

Jamie commanda un hamburger et ils sirotèrent en silence un jus d'orange pressée en attendant leurs plats. Ce fut seulement après les premières bouchées que Jamie s'aperçut à quel point il avait faim, et il engloutit tout ce qu'il y avait dans son assiette. Alicia mangea avec plus de délicatesse. Il avait déjà remarqué la grâce de ses mouvements. Même en lui servant le café, le matin, on aurait dit qu'elle manipulait des tasses de porcelaine fine.

 

— Nous devons définir un plan d'action, Jamie, dit la jeune femme.

 

— Nightrise, murmura Jamie, que ce simple mot faisait frémir.

 

— Souviens-toi de ce qui s'est passé à Reno. Tu disais qu'il y avait quatre hommes au théâtre. Combien d'entre eux, à ton avis, es-tu capable de reconnaître ?

 

Jamie réfléchit un moment.

 

— Le chauve. Je le reconnaîtrais n'importe où. Il a une tête qui donne la chair de poule. Et son partenaire, celui qui s'est fait mordre. Lui aussi je le reconnaîtrais.

 

Il tenta de se remémorer la suite des événements. Tout s'était déroulé très vite.

 

— Il y a aussi le conducteur de la voiture. Il s'est blessé au front. Il devrait avoir une cicatrice.

 

— Ceux qui se trouvaient dans la voiture sont peut-être de Reno. Il y en avait d'autres ?

 

— Je n'ai vu personne.

 

Jamie avait avalé la dernière feuille de salade. Il repoussa son assiette.

 

— Quelle importance, Alicia ? Même si j'en reconnais un ou deux, on ne pourra pas aller voir la police. Je serais aussitôt arrêté.

 

— Ce n'est pas ce que j'avais en tête.

 

— Alors quoi ?

 

— J'ai une idée, mais je ne peux rien faire personnellement. Tout repose sur toi, Jamie.

 

— Expliquez-vous.

 

Alicia posa ses couverts et réfléchit un instant, cherchant ses mots avec soin.

 

— Écoute, je sais que tu n'as pas envie de parler de ça, mais on ne peut plus éviter le sujet. Tu es un garçon à part. Tu possèdes un pouvoir. Je sais que ça ne te plaît pas mais tu dois t'en servir pour retrouver Scott.

 

— Comment ?

 

Jamie posa la question machinalement mais il devinait où elle voulait en venir.

 

— Supposons qu'on retrouve un de ces hommes, Banes ou le type à la queue de cheval. Tu vas le voir et tu lui demandes où se trouve ton frère. Aussi simplement que ça. Bien sûr, il ne te le dira pas. Mais ce n'est pas grave puisque tu peux lire dans ses pensées. Tu auras la réponse sans qu'il te dise un mot.

 

— Non ! Jamie serra les poings.

 

Son cri avait attiré l'attention des deux clients assis à une table voisine.

 

Alicia ne se démonta pas.

 

— Pourquoi non ? insista-t-elle. Tu as une meilleure idée ?

 

— Je ne le ferai pas, dit Jamie.

 

Il était livide, il avait la respiration courte.

 

— Je vous l'ai déjà expliqué. Je refuse de parler de ça.

 

— Que fais-tu de Scott ?

 

— Vous vous moquez bien de Scott. De Scott et de moi. Vous vous servez de moi uniquement pour que je vous aide à retrouver Daniel.

 

À peine eut-il prononcé ces mots qu'il les regretta. Mais il était trop tard. Alicia le regarda fixement. On aurait dit qu'il venait de la gifler.

 

— C'est injuste, dit-elle d'une voix contenue. Daniel est mon fils et je veux le retrouver, c'est vrai. Je le veux plus que n'importe quoi au monde. Mais crois-tu réellement que je t'utilise ? Crois-tu réellement que je te laisserai tomber une fois que j'aurai retrouvé mon fils ?

 

Elle fit une pause avant de reprendre plus calmement :

 

— Je ne suis même pas certaine que ce sont les mêmes personnes qui les ont enlevés, Scott et lui. Nous savons que des représentants de Nightrise étaient à Reno. Mais rien ne prouve qu'ils étaient à Washington il y a huit mois. C'est un peu un jeu de courte paille. Peut-être que Danny a été… tué le jour de sa disparition. Mais ça ne m'empêchera pas de rechercher Scott. Nous sommes concernés tous les deux, maintenant.

 

— Je ne peux tout de même pas faire ce que vous me demandez, dit Jamie.

 

— D'accord, soupira Alicia, crispée. Alors, rentrons.

 

Ils roulèrent dans un silence total. Ou presque. Alors qu'ils atteignaient le carrefour principal sur le boulevard Santa Monica, Alicia remarqua une immense affiche. On y voyait un homme en chemise à col ouvert, appuyé contre ce qui pouvait être une barrière ou une clôture. C'était une photo décontractée, presque familiale. Un slogan proclamait :

 

UN CHANGEMENT HONNÊTE

 

Dessous, en lettres noires, on lisait cette annonce :

 

Meeting du sénateur John Trelawny

 

Palais des Congrès de Los Angeles

 

22 juin à 20 h

 

— C'est après-demain, dit Alicia. Je ne savais pas que John venait à Los Angeles.

 

Jamie se demanda ce que cela pouvait bien lui faire.

 

— J'ai été sa secrétaire, lui rappela Alicia. En fait, je le suis encore.

 

— Je croyais que vous aviez démissionné.

 

— C'était mon intention, mais le sénateur a préféré m'accorder un congé longue maladie jusqu'à ce que je retrouve Danny. Je continue de percevoir mon salaire tous les mois. Sinon, je n'en aurais pas les moyens.

 

La sœur d'Alicia possédait un ravissant atelier d'artiste — dans un petit ensemble de cinq maisons de style espagnol. Devant, il y avait une cour avec de grands pots en terre cuite débordants de fleurs et de la vigne vierge grimpant sur les murs. Deux chats se prélassaient au soleil, l'air embaumait. La maison elle-même était très simple : un salon, une cuisine, deux chambres et une salle de bains, avec un mobilier très fonctionnel. Des ventilateurs donnaient un peu de fraîcheur. Les deux affiches de tourisme encadrées et, sur la table basse, un modèle réduit de vieil avion biplan, étaient les seuls indices faisant référence au métier de la propriétaire des lieux.

 

— Tu as soif ? demanda Alicia.

 

— Non, merci.

 

— Tu veux te reposer ? Regarder la télé ?

 

Jamie examina le salon.

 

— Comment s'appelle votre sœur ?

 

— Caroline.

 

— Vous êtes très proches ?

 

— On se voit quand on peut.

 

Jamie et Alicia étaient debout. Ils se sentaient empruntés, embarrassés. Ce n'était pas leur maison, ils se connaissaient à peine, et ni l'un ni l'autre n'avait encore bien assimilé l'enchaînement des événements qui avait provoqué leur rencontre.

 

— Écoutez, Alicia… je suis désolé. Excusez-moi. Je regrette ce que je vous ai dit au restaurant. Vous essayez de m'aider, je le sais. Mais ce que vous me demandez… vous ne pouvez pas comprendre…

 

— Je vais faire du café, dit Alicia. Si on allait s'installer dehors ?

 

Dix minutes plus tard, ils étaient assis dans le patio, derrière la maison. La nuit était tombée mais la pleine lune étincelait, éclairant le sol de bois et un enchevêtrement de plantes. Ils étaient entourés d'autres maisons mais il n'y avait personne en vue. L'endroit était très privé. Même le brouhaha de la circulation ne parvenait pas jusqu'ici.

 

— Je n'aime pas parler de moi, dit Jamie.

 

Alicia se taisait. Elle voulait qu'il se détende, qu'il se confie quand il en sentirait le besoin, à son rythme.

 

— Scott et moi, on a toujours été…

 

Il leva deux doigts collés l'un à l'autre pour illustrer ce qu'il voulait dire.

 

— De nous deux, c'est Scott le plus malin. C'est toujours lui qui nous tire des ennuis. Il sait toujours ce qu'il faut faire. Je le considère comme mon grand frère et pourtant nous sommes jumeaux… je suppose.

 

— Tu n'en es pas certain ?

 

— On nous a trouvés abandonnés dans un endroit qui s'appelle Glenbrook, près du lac Tahoe. Des bébés dans un panier, au bord de la route, comme dans la légende. Sauf que ce n'était pas un panier mais un carton. Nous n'avions pas de nom. Rien. Ah si, quelque chose d'assez drôle. Un tatouage. Le même pour tous les deux.

 

— Où ? ne put s'empêcher de demander Alicia.

 

— Ici.

 

Du pouce, Jamie indiqua son omoplate.

 

— Sur l'épaule. C'est une sorte de cercle traversé par une ligne. Ça ne veut rien dire.

 

— D'où viennent vos noms ?

 

— On a donné à mon frère le nom qui était sur le carton : une firme de graines pour gazon. Scott. À moi, le nom du médecin qui nous a examinés. Ils pensaient que nous avions du sang indien et ils ont fait des recherches dans les réserves indiennes de la région.

 

— C'est vrai, tu as un peu le type indien, dit Alicia.

 

— Je ne vais pas vous raconter toute notre vie. Ce n'est pas très intéressant pour vous. Ce qui vous intéresse, c'est l'Accident. C'est ainsi qu'on l'appelle, Scott et moi. L'Accident. Mais on n'en parle jamais. J'en ai jamais dit un mot à personne.

 

Alicia poussa un soupir.

 

— C'est à toi de voir. Mais peut-être que si tu commences par le début ce sera plus facile.

 

— Je ne sais pas. Il y a tant à raconter.

 

Jamie n'avait pas touché à son café. Pendant un instant, il contempla la surface noire du liquide comme si c'était un miroir lui révélant le passé.

 

— D'accord. Donc, on nous a abandonnés au bord de la route. Nous n'avons jamais eu de parents. Ni mère ni père. La presse locale a parlé de nous. On nous appelait les « Bébés du Carton de Graines ». D'abord, les services sociaux nous ont mis dans un hôpital, et plus tard dans un foyer d'accueil, à Carson City. Il y avait une demi-douzaine d'enfants dans ce foyer, tous de sang indien. Je ne sais plus exactement où c'était. Les gens qui dirigeaient le foyer s'appelaient Tyler, et on nous a donné leur nom pendant que la police et les services sociaux cherchaient d'où on venait.

 

» Mais ils n'ont rien trouvé. Nos tatouages intriguaient tout le monde. Les gens pensaient que cela signifiait quelque chose. C'est vrai, au fond, qui se donnerait la peine de tatouer un bébé ? Ils ont enquêté dans les réserves, ils ont posé des questions, offert des récompenses. Ça n'a rien donné. Finalement, ils ont classé le dossier et nous ont laissés continuer comme ça.

 

» Les choses n'ont jamais cessé d'aller mal pour nous. On finissait toujours par nous chasser du foyer d'accueil où nous vivions. Il y avait toujours des bagarres avec les autres enfants. Ce n'était pas nous qui déclenchions ces bagarres. Ça arrivait comme ça. Vers l'âge de six ans, je crois que nous avons compris que rien ne changerait jamais… Scott veillait sur moi et moi sur lui. Les autres… on s'en fichait.

 

» J'ai perdu le compte du nombre de foyers où les services sociaux nous ont placés. Le plus important, c'est qu'ils ne nous ont jamais séparés. L'assistante sociale, Derry, disait que c'était indispensable de nous laisser ensemble. Que c'était la loi. Quand nous avons eu neuf ans, on nous a mis dans un foyer d'accueil en dehors de l'État, à Salt Lake City. Cette fois, ça s'est bien passé. Je crois que nous étions heureux. Nous vivions chez un couple qui avait des enfants à eux. Ils avaient une jolie maison et ils étaient gentils avec nous. Mais, au bout d'un an, ils ont décidé qu'ils en avaient assez. Derry est venue nous voir. Elle savait ce qui se passait et elle a essayé de nous en parler. Nous étions différents des autres enfants. Nous étions spéciaux. Nous mettions les gens mal à l'aise. C'est ce qu'elle a tenté de nous expliquer mais pas avec ces mots-là. Elle pensait peut-être qu'on se moquerait d'elle.

 

» Mais ce n'était pas grave. Nous avions déjà compris par nous-mêmes. Nous savions que nous avions cette… faculté. Vous, vous appelez ça « pouvoir », mais ce terme fait plutôt penser au type qui enfile un costume et se transforme en Spiderman. Même pendant que Derry essayait de nous expliquer la situation, nous savions que nous étions capables de lire dans ses pensées. Le terme exact est “télépathie”. Nous n'étions pas des super héros. Nous étions des monstres. Des gens différents. C'est pour ça que nous n'arrivions pas à nous adapter.

 

— Avez-vous utilisé votre… faculté ? demanda Alicia.

 

— Que voulez-vous dire ?

 

— Je ne sais pas. Pour tricher aux examens par exemple. Ou pour apprendre des choses que vous n'étiez pas censés savoir.

 

— Non ! se défendit vigoureusement Jamie. Vous ne savez pas ce que c'est que de lire dans le cerveau des gens, Alicia. Ça n'a vraiment rien d'amusant. C'est comme d'entendre des chuchotements en permanence. Sans interruption ! Vous vous promenez dans la rue et c'est là tout le temps, autour de vous, sans cesse. Imaginez que vous êtes au cinéma et que les spectateurs n'arrêtent pas de bavarder pendant le film. C'est un truc qui vous rend fou.

 

» La plupart du temps, ce que les gens ont dans la tête n'est pas très joli. Ils pensent à leur femme, ou à leur mari, et aux disputes qu'ils ont eues avec. Ils pensent aux personnes à qui ils en veulent, qui les ont mis en colère, qui les ont blessés et qui, évidemment, ont toujours tous les torts. Ou bien ils s'inquiètent parce qu'ils ont des problèmes financiers, parce qu'ils ont peur de perdre leur travail, ou pire. Ils ont parfois des pensées très moches, vraiment horribles. Alors non, ce n'est pas agréable de les entendre. Scott et moi, nous faisions tout pour l'éviter au contraire. Pour nous boucher les oreilles et fermer toutes les portes.

 

» Nous n'en gardions qu'une seule ouverte. Celle qui était entre nous. Je pouvais entendre ce que Scott pensait, et lui pouvait m'entendre. Ça fonctionnait même quand nous étions éloignés d'un kilomètre, mais c'était plus faible, un peu comme un murmure. Nous n'avions jamais peur de pénétrer dans les pensées l'un de l'autre car nous savions qu'il n'y aurait pas de mauvaises surprises. Nous étions en sécurité. C'est ainsi que nous sommes devenus les jumeaux télépathes. Sous l'influence de Don White.

 

— C'est chez lui que les services sociaux vous ont placés ensuite ? demanda Alicia.

 

— Non, répondit Jamie. Est-ce que je peux avoir encore quelque chose à boire ?

 

— Du café ?

 

— Non. Coca.

 

— Je vais voir s'il y en a.

 

Alicia alla dans la cuisine. Par chance, sa sœur avait des réserves. Elle revint avec un Coca et un verre rempli de glaçons. Elle attendit tranquillement que Jamie eût fini de boire.

 

— Mais nous avions d'autres … facultés que la télépathie, reprit-il en posant son verre.

 

Sans doute le fameux « Accident » auquel il avait fait l'allusion. Cette fois, elle allait en apprendre tous les détails.

 

— Après Salt Lake City, on nous a renvoyés au Nevada, à Carson City, dans une autre famille d'accueil. Un couple. Ed et Leanne. Ed travaillait comme agent d'entretien à l'hôpital. Leanne n’avait pas d’emploi.

 

» À cette époque, nous allions encore à l'école. Nous avions dix ans. Là non plus nous ne sommes pas arrivés à nous intégrer. Nous avions des mauvaises notes presque dans toutes les matières. Bref. Il y avait un garçon très grand et fort dans cette école. Il s'appelait Ray Cavalli et il n'arrêtait pas de nous embêter. Tout le monde avait peur de lui parce qu'il se servait de son poids et de sa force, et personne n'osait se plaindre aux profs. Jusqu'au jour où je me suis disputé avec Cavalli et où il s'est mis à me cogner dessus. Évidemment, Scott a aussitôt senti ce qui se passait et il est arrivé à la rescousse. Il s'est interposé entre Cavalli et moi. Jamais je n'oublierai son regard. Il a fixé Cavalli dans les yeux et lui a dit d'aller se faire voir ailleurs.

 

» Vous savez ce qui s'est passé ? Cavalli a reculé, comme s'il était étourdi et ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Et puis il s'est mis à marcher vers le portail en trébuchant, il est sorti de l'école et il a continué.

 

» La police a mis deux jours à le retrouver. Il a failli mourir. Il s'était enfoncé dans le désert et s'était perdu. Il faisait une chaleur torride et il n'avait pas d'eau. Quand ils l'ont retrouvé, il ne savait pas où il était ni comment il était arrivé là. En tout cas, il s'en est fallu de peu. J'ai appris qu'il s'était rétabli et que sa famille avait déménagé. Je ne l'ai jamais revu.

 

— Et tu as l'impression que Scott et toi êtes responsables ?

 

— J'en suis certain. Vous voulez entendre la suite ?

 

Alicia hocha la tête. Jamie but une gorgée de Coca.

 

— Ed et Leanne étaient plutôt gentils. Et Carson City nous plaisait. L'été, nous allions observer les aigles et les faucons. C'était bien. Mais les ennuis nous poursuivaient. Cette fois, c'était de ma faute. Il y avait un prof, M. Dempster, qui n'arrêtait pas de nous harceler. Peut-être que Scott et moi en savions un petit peu trop sur lui. Peut-être l'a-t-il deviné. En tout cas, il nous collait sans arrêt des punitions ou des retenues. Un jour, j'ai voulu me venger de lui et j'ai crevé les pneus de sa voiture. Il avait une Coccinelle Volkswagen dont il était très fier. C'était stupide de crever les pneus. Mais le pire, c'est que j'ai été pris.

 

» Jamais je n'aurais imaginé que les choses iraient si loin. J'ai été arrêté par la police et placé sous contrôle judiciaire. Je me suis retrouvé devant un juge et ça s'est terminé comme ça devait se terminer.

 

— On t'a mis en prison ?

 

— Dans un centre pour jeunes délinquants de la banlieue de Reno. Pendant deux semaines seulement, heureusement. Selon le juge, c'était pour me donner une leçon. Ensuite, je devais travailler deux heures après l'école pour rembourser les pneus.

 

Jamie s'interrompit un instant. Un nuage passa devant la lune. Comme un couteau la coupant en deux. Quelque part, dans le lointain, une ambulance hurlait en filant sur un boulevard.

 

— Le centre n'était pas trop mal, reprit Jamie. C'était propre et la nourriture correcte. Je m'entendais bien avec les autres pensionnaires. Mais on s'ennuyait terriblement. Quand je suis rentré à la maison, Scott m'attendait. Je pensais qu'il serait content de me voir. Pas du tout. Il était furieux. Il m'a dit que j'avais été stupide, que les choses allaient déjà assez mal pour nous sans que j'aie besoin de les aggraver.

 

» Il avait raison. Après ce jour, l'ambiance n'a plus du tout été la même avec Ed et Leanne. D'autant qu'ils avaient des problèmes entre eux. Ils n'arrêtaient pas de se disputer. Mais, après mes ennuis, ils nous ont trouvés très encombrants et ont regretté de nous avoir accueillis. Ed buvait de plus en plus. De la vodka, surtout. Environ un mois après mon retour, il s'est disputé avec Scott et il l'a frappé. C'était la première fois qu'il levait la main sur l'un de nous. Bien sûr, entre Scott et moi, le courant passait toujours. J'ai ressenti le coup alors que je n'étais pas dans la pièce avec eux.

 

» À la même période, l'assistante sociale qui s'occupait de nous, Derry, est tombée malade. Elle nous avait suivis depuis le début. Elle a dû arrêter de travailler et ses collègues se sont réparti ses dossiers. Elle nous a écrit, mais je ne l'ai plus jamais revue. D'ailleurs, je n'ai vu personne d'autre. Le service était surchargé. Ses collègues avaient déjà beaucoup de mal à s'occuper des cas qu'ils traitaient. Ils ont pensé que Scott et moi étions casés dans une famille et que tout allait bien. Je parie même qu'ils nous croient encore chez Ed et Leanne.

 

» Mais ils se trompaient. Ça n'allait pas bien du tout. Le caractère de Ed ne cessait d'empirer. Au point qu'il a fini par perdre son emploi. Un jour, il nous a annoncé qu'on allait de nouveau déménager. Je m'en souviens très bien. Leanne était sortie et nous étions seuls avec lui. Il avait beaucoup bu. Peut-être pour s'amuser, il s'est mis à nous narguer. Il disait qu'il avait téléphoné aux services sociaux et qu'on allait nous séparer. Que Scott resterait à Carson City et que moi j'irais dans un autre État.

 

» Je ne sais pas s'il mentait ou non. Mais ça avait l'air vrai. Scott et lui se sont disputés violemment. Ed continuait de boire à la bouteille, en se moquant de nous. C'est à ce moment que c'est arrivé. Scott l'a regardé droit dans les yeux et lui a dit une chose que jamais je n'oublierai. Je peux répéter ses paroles exactes. Rien, jamais, ne nous séparera. Vous pouvez aller vous faire pendre.

 

Jamie se tut.

 

— Oh mon dieu, murmura Alicia.

 

— Oui, acquiesça Jamie. Vous avez deviné. Ed s'est levé. Il avait un air bizarre. Comme s'il était en état de choc. Il s'est levé et il a quitté la pièce sans un mot. Il est passé par la cuisine pour aller dans le garage. On l'a entendu fermer la porte à clé. J'étais tellement abasourdi que je n'ai pas cherché à courir derrière lui. Vous savez, je n'avais que onze ans.

 

» C'est Leanne qui l'a trouvé en rentrant. Il avait grimpé sur un escabeau et s'était pendu avec une corde attachée à un crochet en fer. Ça n'a surpris personne dans le voisinage. À cause de la boisson, de ses disputes avec sa femme et de la perte de son emploi. Les gens disaient qu'il était à bout.

 

» Scott et moi étions les seuls à connaître la vérité. Nous n'en avons parlé qu'une seule fois. Scott a dit que c'était un accident. Et pour nous, c'est resté un accident. L'Accident. Scott n'avait pas voulu que Ed se pende. Ce n'étaient que des mots lancés sous le coup de la colère.

 

— Scott n'est pas fautif, intervint Alicia. Aucun de vous n'a de reproches à se faire.

 

Jamie haussa les épaules et reprit :

 

— Les semaines suivantes ont été très bousculées. D'abord, il y a eu l'enterrement. C'est là que nous avons rencontré Don et Marcie. Marcie était la sœur de Leanne. Nous avons découvert que Ed avait discuté de nous avec Don, et qu'ils en connaissaient plus sur nous que nous l'imaginions. Ils avaient déjà projeté de nous faire faire un numéro…

 

» Nous sommes allés habiter chez Don et Marcie. Ils vivaient dans un camp de caravanes à la sortie de Reno, à l'époque. Ils nous ont retirés de l'école. Marcie disait que, dorénavant, ce serait elle qui nous ferait la classe. Et après l'histoire des pneus crevés, les responsables de l'école n'allaient pas se plaindre. Mais elle ne nous a jamais fait la classe. Don nous a convaincus, par la force, de travailler pour lui. Il m'a tapé parce qu'il savait que c'était le seul moyen pour décider Scott. Nous avons donc accepté de mettre au point quelques tours de télépathie. Mais rien d'autre. Vous vous souvenez du policier, dans la maison de Marcie ?

 

— Oui, bien sûr.

 

— Ce que je lui ai fait… c'était la première fois que je le faisais. Scott m'a fait jurer de ne jamais essayer, avec personne. Il avait peur pour moi. Il disait que, si je commençais, on ne savait pas ce qui pourrait se produire. Imaginez que je me mette en colère contre vous et qu'on vous retrouve blessée, ou morte ? Vous vous rendez compte ? Je peux vous tuer juste en le pensant ! Le voilà mon merveilleux pouvoir ! Je peux détruire quelqu'un en un seul clin d’œil !

 

— Mais tu ne le feras pas, Jamie, dit Alicia. J'ai confiance en toi.

 

— Je ne le ferai pas parce que je m'en empêcherai. Maintenant, vous comprenez ma réaction. Pourquoi je ne voulais pas faire ce que vous me demandiez. Vous croyez que la télépathie vous permet d'entrer dans la tête de quelqu'un comme on pioche un as dans un jeu de cartes. Ce n'est pas comme ça. Même entre Scott et moi. Ces hommes… si je pénètre dans leurs pensées, je verrai tout le mal qu'ils ont fait. Je saurai qui ils ont tué, quels enfants ils ont maltraités. Tout ! Ce sera comme de plonger dans un égout. Et je ne découvrirai peut-être même pas ce qu'ils ont fait de Scott.

 

— Nous trouverons un autre moyen, dit Alicia.

 

— Il n'y a pas d'autre moyen, soupira Jamie en secouant la tête d'un air misérable. Que pouvons-nous faire d'autre ?

 

— Trouver Colton Banes. Le suivre à la trace, suggéra Alicia.

 

— Ça prendra des semaines. Nous n'avons pas le temps. Jamie était exténué. Il n'avait jamais autant parlé de lui.

 

— Bien, j'entrerai dans l'immeuble demain à la première heure. J'irai voir Banes et je lui demanderai ce qu'il a fait de Scott.

 

Jamie esquissa un sourire triste.

 

— Même s'il n'ouvre pas la bouche, il me dira ce que je veux savoir.