« Du plus loin que je me souvienne, chacun de nous a toujours su lire dans la tête de l'autre. Ce ne qui ne nous facilite pas la vie quand l'un de nous essaie de draguer une fille… »
Combien de fois Jamie avait-il répété cette même phrase ? Au moment où il entamait sa seconde prestation de la soirée, une immense fatigue l'envahit. Il détestait Reno. C'était sa prison. L'île où ils étaient naufragés. Jamais il ne s'y sentirait chez lui.
La ville paraissait vide. Les avenues trop larges pour les véhicules qui y circulaient, rectilignes et interminables. Les magasins et les bureaux trop éloignés les uns des autres, séparés par des espaces déserts où auraient pu se dresser des immeubles mais qui restaient vides. On ne croisait jamais personne. Ça s'animait le vendredi, mais les touristes et les groupes d'hommes en goguette étaient aspirés par les casinos dès la seconde où ils descendaient de l'avion ou du train, pour n'en émerger, hagards et fauchés, que le dimanche soir.
À Reno, l'unique distraction était le jeu. Même la rivière Truckee, qui traversait la ville, était aussi grise et morne qu'une rivière peut l'être : coincée entre deux murs en béton, elle s'écoulait rapidement, pressée de quitter les lieux au plus vite.
Souvent, sur le trajet du théâtre, Jamie regardait les montagnes qui s'élevaient au loin, à une cinquantaine de kilomètres. Même sous le brûlant soleil d'été, la neige coiffait les cimes. Jamie se prenait parfois à imaginer qu'elles lui murmuraient des promesses de jours meilleurs. Si seulement il avait pu les franchir, passer de l'autre côté… Mais il savait que cela n'arriverait jamais. Il était coincé ici. En roulant dix minutes à l'extérieur de Reno, dans n'importe quelle direction, on débouchait dans le désert, la brousse, les collines de sable. Scott l'avait parfaitement compris dès leur arrivée.
— Nous sommes au milieu de nulle part, Jamie. Et nous n'en sortirons pas.
Il y avait encore moins de spectateurs à la seconde représentation qu'à la première. À peine trente. Jusque-là, le spectacle s'était plutôt mal déroulé. Bobby Bruce avait oublié son texte, Zorro était resté entravé dans une paire de menottes. Même Jagger avait tardé à apparaître dans sa cage. La mauvaise humeur du public était perceptible. Jamie la sentait. Personne n'avait souri à sa boutade.
Il continua en pilote automatique, se laissant aveugler par les projecteurs, sans même regarder le public. Cette fois, le spectateur volontaire piocha le Houston Chronicle dans la pile de journaux, et le mot sélectionné fut « Et ». Très mauvais signe. Les petits mots ordinaires rendaient toujours le numéro moins impressionnant. Alors que Jamie regagnait la scène, le mot « funérailles », choisi lors de la représentation précédente, revint s'imposer à son esprit. Ce n'était pas un terme particulièrement agréable, mais au moins il avait produit son effet sur l'assistance.
Jamie jeta un rapide coup d'œil circulaire dans la salle, à la recherche d'un assistant bénévole pour la suite du numéro. C'est alors qu'il les aperçut. Le chauve qui lui avait présenté sa carte de visite plus tôt dans la soirée se tenait maintenant assis au cinquième rang, son compagnon aux cheveux noirs à côté de lui. Jamie s'interrompit au milieu de sa phrase et s'immobilisa. Au même moment, il sentit que Scott se figeait et le regardait. Il percevait les moindres gestes de son frère sans avoir à se tourner vers lui. Pourquoi les deux hommes étaient-ils revenus ? Il arrivait parfois que des spectateurs assistent plusieurs fois au spectacle : il s'agissait de médiums ou de voyants cherchant à percer le mystère des deux jumeaux télépathes. Mais ces hommes en costumes sombres n'étaient pas des gens de spectacle. Ni d'ailleurs des gens cherchant à se distraire. À leur façon de le regarder, on aurait dit des savants examinant un spécimen. Jamie se rappela son malaise la première fois qu'il s'était trouvé devant eux. Or le même malaise le saisissait à nouveau, et doublement parce qu'ils revenaient pour la deuxième fois d'affilée.
— Heu… je vais avoir besoin de quelqu’un pour m'aider sur la scène.
Les mots avaient du mal à franchir ses lèvres.
— Vous voulez bien m'assister, monsieur ?
Jamie s'était arrêté devant un homme d'environ vingt-cinq ans, coiffé à la Elvis Presley, qui enlaçait d'un bras la jeune femme assise près de lui.
— Pas question, petit ! ricana l'homme en secouant la tête.
Il ne voulait pas quitter sa place.
Cela se produisait fréquemment. De nombreux spectateurs refusaient de participer — certains par embarras, d'autres par dédain. En temps normal, Jamie gérait bien la situation et trouvait quelqu'un d'autre. Mais, ce soir, il manquait d'assurance. Il craignait que l'un des deux hommes en costumes sombres ne se porte volontaire et, quoi qu'il arrive, il n'avait aucune envie de les voir approcher. Mais il se trouvait dans une impasse. Que faire ?
— Moi, je viens !
Quelques sièges plus loin, une femme s'était levée.
Une jeune femme noire d'une trentaine d'années, mince et séduisante. Là encore, Jamie ne put s'empêcher de penser que quelque chose clochait. Vêtue d'un jean et d'un chemisier en soie blanche, avec un fin collier en or, la jeune femme avait de la classe. Elle avait l'air d'une jeune cadre d'entreprise. Que faisait-elle dans ce théâtre miteux, et seule ?
Jamie n'avait pas le choix. La femme approcha et il la précéda sur la scène, sous les projecteurs. Scott, qui se tenait légèrement sur le côté, ne leur jeta pas un regard. Il attendait que son frère commence.
— Je vais bander les yeux de mon frère, annonça Jamie. Ensuite…
— Comment avez-vous réussi le tour précédent ? l'interrompit la jeune femme. Le numéro avec le journal. Je n'ai jamais rien vu de tel.
— Eh bien…
Jamie ne savait quoi dire. Les volontaires lui adressaient rarement la parole et jamais ils ne lui posaient de telles questions, en tout cas pas quand ils étaient sur la scène. Pourquoi tout allait-il de travers, ce soir ? Il se tourna et, sans le vouloir, ses yeux tombèrent sur les deux hommes du cinquième rang. Ils le regardaient. Évidemment ils le regardaient ! Tout le monde le regardait. Les gens étaient là pour ça. Malgré tout, il ne pouvait s'ôter de l'idée que ces deux hommes se différenciaient des autres spectateurs, qu'ils s'intéressaient à lui pour une tout autre raison.
Jamie se força au calme. Les deux hommes étaient cernés par un grand nombre de sièges vides. Sans doute était-ce ce qui les faisait paraître déplacés. Au fond, ils étaient probablement là dans le même but que les autres : se distraire.
— J'aimerais que vous m'aidiez, reprit Jamie.
— Bien sûr, acquiesça la jeune femme.
Jamie prit le foulard, la capuche et les pennies anglais.
— Vous allez vérifier qu'il n'y a pas de micro caché.
— Comment faites-vous ? demanda-t-elle à nouveau. Pouvez-vous réellement lire dans les pensées l'un de l'autre ?
Le public s'impatientait. Il n'était pas là pour écouter une explication sur le trucage des numéros. Et il était tard, presque dix heures et demie. Bientôt l'heure de partir. Sans perdre davantage de temps, Jamie plaça les pièces de monnaie sur les paupières de Scott. Un bref instant, il sentit son haleine tiède sur le dos de sa main. Plus tard, beaucoup plus tard, il se souviendrait de ce détail. Mais, pour le moment, il s'activait à gestes rapides. Il maintint les pennies avec le bandeau, se rappelant trop tard qu'il avait invité la jeune femme à l'examiner d'abord. Tant pis. Quelle importance, de toute façon ? Il recouvrit la tête de Scott avec la capuche.
— Et maintenant ? demanda la jeune femme.
— J'aimerais que vous sortiez un objet de votre sac à main.
Nouvelle erreur. Normalement, à ce stade, il s'adressait à une autre personne du public. Il espérait que cette femme ne s'était pas imposée à lui de force.
— Je n'ai pas de sac, fit-elle observer.
Dans la salle, quelques rires fusèrent. Des rires hostiles. Les gens ne riaient pas avec Jamie, mais de lui.
— Alors, donnez-moi autre chose. Mais ne dites pas de quoi il s'agit.
— Ça, par exemple ?
De la poche arrière de son jean, elle sortit une photographie en noir et blanc, format carte postale. Jamie prit la photo et découvrit un garçon de neuf ou dix ans. De toute évidence, c'était le fils de la femme. La ressemblance était frappante. Le garçon avait les cheveux beaucoup plus courts, mais le même regard songeur, la même bouche délicate.
Jamie tenait la photo devant lui. Il prit conscience qu'il attendait une réaction de Scott. D'ordinaire, Scott identifiait l'objet dès l'instant où Jamie le prenait en main. Or il n'avait pas encore dit un mot.
— Scott, qu'est-ce que j'ai dans la main ? demanda Jamie. Il venait de transgresser la règle prescrite par Don White. S'il prononçait la moindre parole, le public en conclurait qu'ils employaient un code. Le silence était essentiel.
— Je… je ne sais pas.
Scott tourna la tête comme s'il cherchait à voir au travers du bandeau et de la capuche.
Jamie eut l'impression que le sol se dérobait sous lui. Quelque chose s'était détraqué. Il jeta un coup d'œil à son frère et perçut sa tension. Scott tenait ses bras collés le long du corps, ses poings serrés.
— Il s'agit d'une photo, dit Jamie, cherchant désespérément à lui venir en aide. La photo de qui, Scott ?
C'est alors que Scott poussa un cri. Il leva une main et posa les doigts sur son front, comme s'il souffrait.
— Son nom est Daniel, répondit-il. Il vous attend. Il n'est plus là. C'est votre faute, madame. Vous vous reprochez de les avoir laissés l'emmener.
C'était la voix de Scott mais, bizarrement, ça ne semblait pas être lui. Rien de semblable ne s'était jamais produit auparavant.
La femme fit un pas en avant et arracha la photo des mains de Jamie. Et lorsque celui-ci leva les yeux sur elle, il vit la colère étinceler dans son regard.
— Où est-il ? questionna-t-elle. Que sais-tu de Daniel ?
— Rien ! Je ne sais rien !
Le théâtre entier paraissait tournoyer. Les projecteurs lui brûlaient les yeux. Jamie réfréna l'envie de sortir de scène en courant.
— Dis-moi ce que tu sais.
— Mais puisque je vous dis…
— Mesdames et messieurs…, c'étaient Scott et Jamie Tyler, les jumeaux télépathes !
Frank Kirby, toujours en costume de Marvano, maître illusionniste, les avait observés depuis les coulisses et décidé de venir à leur secours. Il arriva à grands pas sur la scène tout en applaudissant. La moitié des spectateurs se joignirent à ses applaudissements. Ils avaient vu quelque chose, mais ils ne savaient pas exactement quoi. Le numéro avec le journal avait bien marché. Mais le truc de la photo avait raté. Ou peut-être pas. La femme au chemisier blanc semblait en état de choc. Les jumeaux avaient-ils correctement identifié le garçon de la photo ? Et, si oui, où se trouvait-il ?
Le spectacle était terminé. Jamie prit le bras de Scott et l'entraîna dans les coulisses, tout en le libérant de son bandeau. Frank Kirby renvoya la jeune femme dans la salle et entama le speech final qui précédait toujours le tomber du rideau.
— Merci, mesdames et messieurs. Ce soir, vous avez voyagé avec nous dans les replis lointains et secrets de la pensée humaine.
Personne ne l'écoutait. La femme avait regagné sa place, plongée dans ses réflexions. Quelques rangs derrière elle, Banes et Hovey affichaient un air imperturbable. Quelques spectateurs rassemblaient déjà leurs affaires pour partir. La musique retentit, noyant les dernières paroles de Frank Kirby. Même quand le spectacle se déroulait bien, les gens repartaient vaguement déçus. Ce soir, ç'avait été un échec complet.
Don White attendait dans les coulisses. Quand Jamie échappa enfin aux projecteurs, ce fut son visage qui lui apparut d'abord. Il comprit que le producteur avait assisté à toute la scène et il se crispa, anticipant déjà la gifle brûlante sur son visage, ou les doigts boudinés lui serrant la gorge. Le gros producteur n'avait pas du tout l'air ravi.
— Qu'est-ce qui s'est passé ? aboya-t-il sèchement, ses lèvres épaisses retroussées en un rictus furibond.
— Je ne sais pas, répondit Jamie. Il y a eu un petit couac.
— C'est la faute de ton frère. Il a tout fichu en l'air.
— C'est vrai. C'est ma faute.
Scott s'avança. D'instinct, il s'interposa entre Don White et Jamie. Comme toujours.
Jamie attendit la suite. Mais ce soir, apparemment, il n'y aurait pas de coups. Don White haussa ses énormes épaules, les paumes ouvertes en avant.
— Ça va. Oublions ça. Je vous verrai plus tard. Allez m'attendre dans votre loge.
Il se tourna vers le reste de la troupe, qui s'était rassemblée pour voir ce qui se passait.
— Et vous autres, filez. Je ne veux plus vous voir. On ferme.
Jamie suivit son frère dans leur loge. Finalement, ça ne se terminait pas si mal. Si Don White avait voulu les frapper, il l'aurait déjà fait. Ils pénétrèrent dans la petite pièce sans même refermer la porte, et prirent leur temps pour se changer. La maison où ils logeaient avec Don White et Marcie se trouvait à vingt minutes du théâtre en voiture. La plupart du temps, ils rentraient avec Don White, sauf lorsque celui-ci décidait d'aller boire un verre ou claquer de l'argent dans un des casinos. Dans ces cas-là, ils prenaient le bus numéro 11 jusqu'à Victoria Square et finissaient à pied.
Frank Kirby passa devant leur loge. Ils travaillaient avec lui depuis deux ans mais connaissaient très peu de choses à son sujet. Frank parlait peu, ne souriait jamais, fumait trop, et s'en allait presque toujours le dernier.
— Bonsoir, les garçons, lança-t-il de sa voix rauque.
Ils entendirent ses pas décroître dans le couloir, vers la sortie. Puis ce fut la porte menant à la scène qui s'ouvrit avec un grincement et se referma. Don White était probablement allé dans son bureau boire un dernier verre et téléphoner à Marcie. À part lui, les jumeaux étaient seuls.
Jamie se pencha pour nouer ses lacets. Il y avait un trou dans sa tennis. Au travers, il apercevait son pied nu.
— Qu'est-ce qui s'est passé, Scott ? Qu'est-ce que tu as vu tout à l'heure, sur la scène ?
— Je ne sais pas.
Scott se mordit la lèvre.
— Tu as dit que tu voyais un certain Daniel. Apparemment, quelqu'un lui aurait fait du mal.
— Jamie, je préfère ne pas en parler. D'accord ?
— Comme tu veux.
Jamie jeta un regard de désarroi à son frère.
Scott poussa un long soupir.
— Excuse-moi. Je ne voulais pas te brusquer.
Il secoua la tête.
— Il se passe des choses bizarres. Je ne sais pas quoi. Mais quelque chose cloche…
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— La représentation de ce soir. Cette femme. Tout.
Scott glissa une main dans ses cheveux collés par la sueur.
— Écoute, Jamie. J'ai un mauvais pressentiment. Il faudra peut-être que tu te débrouilles seul…
— Pourquoi ? Scott ? Qu'est-ce qu'il y a ?
Ce fut le chien qui les alerta.
Le théâtre était censé être désert. Le théâtre était désert au sens où tous les artistes et le personnel l'avaient quitté, hormis les jumeaux. Mais Don White avait oublié un détail : Frank Kirby logeait dans une pension qui n'acceptait pas les chiens et, chaque soir, il laissait Jagger dans sa loge. Le berger allemand dormait sur un tapis et, normalement, personne n'aurait dû remarquer sa présence.
Mais quelque chose avait dérangé le chien. Scott entendit un léger grognement, qui enfla soudain, grave et menaçant. Cela venait du couloir. Jamie leva les yeux. Jamais Jagger ne se comportait ainsi. Scott fit signe à son frère de rester où il était, et il sortit dans le couloir. Là, il les aperçut.
Deux hommes. L'un chauve, l'autre noir de cheveux. Tous deux en costume sombre. Scott ne les avait pas remarqués dans le public, mais Jamie oui. Il les reconnut aussitôt et comprit d'où ils venaient. En même temps, il découvrit avec un sursaut incrédule que le chauve tenait à la main un curieux pistolet.
Scott les observa. Les deux hommes l'avaient repéré dès qu'il était apparu dans le couloir mais ils ne pouvaient pas l'atteindre. Le chien se trouvait entre eux et lui, le poil hérissé, les crocs dénudés. Jagger avait dix ans. Il passait le plus clair de son temps à dormir. Mais là, tout à coup, il avait changé d’attitude. On aurait dit que l'animal sauvage qui sommeillait dans ce chien placide s'était brusquement réveillé. Il était prêt à attaquer. Cela ne faisait aucun doute.
Scott comprit instantanément que son frère et lui étaient en danger. Il ignorait qui étaient ces hommes et la raison de leur présence, mais il savait qu'ils devaient fuir, et vite.
Jamie ! Viens !
Il ne cria pas ces mots. Il se contenta de les penser. Mais cela eut le même effet. Jamie jaillit dans le couloir et vit les deux hommes au moment où Jagger, avec un grognement féroce, bondissait sur eux. Banes tira — non pas une balle mais une fléchette, qui l'atteignit au cou. Le chien hurla. Scott poussa Jamie devant lui et ils se mirent à courir. Derrière eux, Jagger tenait encore en respect les deux inconnus. L'extrémité de la fléchette — un épi de plumes noires — sortait de sa fourrure, juste sous l'oreille, mais il n'avait rien perdu de sa hargne. Il grognait, aboyait, grondait, et sauta sur Kyle Hovey pour lui planter ses crocs dans le bras. Hovey beugla. Banes saisit la tête de l'animal à deux mains et la plaqua au sol. Jagger tenta de le mordre, d'atteindre ses mollets. Mais la drogue contenue dans la fléchette finit par agir. Ses yeux se voilèrent et il retomba, inerte.
Les garçons n'avaient pas encore atteint l'angle du couloir. Banes avait lâché son arme pendant sa lutte avec le chien. Il la reprit vivement, visa, et tira. La fléchette manqua Scott de deux centimètres et rebondit contre le mur. Banes n'eut pas le temps de tirer une seconde fois. Les garçons avaient disparu. Livide et furieux, il se tourna vers Hovey qui berçait son bras.
— Il faut les rattraper ! siffla-t-il entre ses dents.
Hovey se releva en trébuchant. Banes rechargea son arme en glissant deux nouvelles fléchettes dans la chambre, et ils s'élancèrent au moment où la porte, au bout du couloir, claquait avec fracas.
Jamie avait atteint le parking, entre le théâtre et le motel. Une sortie débouchait dans Virginia Street, en face d'un casino : le Circus Circus. L'autre menait à une allée étroite qui desservait des rues adjacentes plus tranquilles. Il n'y avait personne en vue. Quelques voitures appartenant aux clients du motel stationnaient dans le parking. Le bureau d'accueil du motel, donnant sur l'avenue, était fermé, avec un panneau COMPLET accroché sur la porte. Jamie s'arrêta. L'air lourd de la nuit s'abattit d'un coup sur lui, le vidant de ses forces. Que se passait-il ? Scott lui avait lancé un appel muet, et cela lui avait fait l'effet d'un coup de couteau dans la tête. Puis il avait reconnu les deux hommes déjà remarqués dans le public. L'un d'eux avait une arme. Et Jagger…
— Scott !
Scott avait vite réagi. Tandis que Jamie restait là, désorienté, il avait claqué la porte derrière lui, saisi un morceau de câble électrique abandonné sur le couvercle d'une poubelle, juste à côté, et enroulé le câble autour des poignées de la porte pour empêcher qu'on l'ouvre de l'intérieur. Leurs deux poursuivants devraient faire le tour et sortir par-devant.
— Qui sont ces hommes ? demanda Jamie. Je les ai vus. Ils étaient dans la salle. Ils sont venus deux fois.
— Pas maintenant, répondit Scott, essoufflé. Il faut filer en vitesse…
Trop tard. Une voiture venait de surgir, une Mustang noire qui fonçait vers eux dans l'allée. Le conducteur et son passager les avaient manifestement guettés. Deux à l'intérieur du théâtre. Deux à l'extérieur. Combien étaient-ils en tout ?
Jamie se figea. Scott se baissa et souleva l'une des poubelles. Elle était pleine et devait peser une tonne, mais le désespoir lui donnait des forces insoupçonnées. Il jeta la poubelle sur la voiture au moment où celle-ci arrivait sur eux. La poubelle n'alla pas loin, mais la vitesse de la voiture fit tout le travail. Sous l'impact, le pare-brise explosa. Scott et Jamie firent un bond de côté. Une pluie d'épluchures de légumes et d'ordures s'abattit dans la Mustang, tandis que la poubelle poursuivait sa course sur le toit. Le flanc de la voiture frotta le mur du théâtre dans un effroyable froissement de tôles. Une sirène d'alarme se déclencha. La voiture s'immobilisa enfin avec un hoquet.
Les deux garçons avaient roulé au sol. Jamie fut le premier à se remettre debout et il aida Scott à se relever. Un bref instant, il se demanda si le conducteur et son passager étaient évanouis. Mais ses espoirs s'effondrèrent quand il vit une portière s'ouvrir et les deux hommes apparaître en chancelant. L'un avait une coupure sanglante au front. Hormis cela, ils étaient indemnes.
— Cours ! ordonna Scott.
Jamie s'élança en direction de Virginia Street. Mieux valait aller vers l'avenue, où il y aurait peut-être des passants. Quelque chose lui frôla l'oreille et il comprit qu'un des hommes avait tiré une autre fléchette. Au moins, ce n'était pas une balle de revolver. Leur but était donc de les capturer vivants. Mais ensuite ? Pourquoi ces hommes étaient-ils venus au théâtre de Reno ? Pendant des années, personne ne s'était intéressé aux jumeaux télépathes. Pourquoi cet intérêt soudain ?
Les deux garçons débouchèrent dans l'avenue. Aussitôt, la pénombre du parking céda la place aux illuminations de la nuit de Reno. Les casinos étaient éclairés par des milliers de lumières, qui clignotaient, tournoyaient, pivotaient, cascadaient pour attirer la clientèle. Le Circus Circus s'ornait d'un clown géant en plastique bleu et rose de dix mètres de haut, tenant dans la main une grosse sucette tournante qui annonçait les jeux proposés par le casino. Un peu plus loin, à un angle, l'entrée de l'Eldorado était illuminée par un feu d'artifice multicolore. Jamie n'aperçut personne sur les trottoirs, mais quelques voitures circulaient, leurs phares repoussant les dernières parcelles de nuit qui subsistaient. Où aller ? Il regarda désespérément autour de lui. Il ignorait combien de poursuivants étaient à leurs trousses et il ne voyait aucune cachette possible.
Scott poussa un cri. La porte d'entrée du théâtre, sur la façade, s'ouvrit brusquement et les deux premiers assaillants surgirent dans l'avenue. Jamie allait reprendre sa course lorsqu'il vit que son frère restait figé, une main pressée contre sa joue comme s'il souffrait d'un mal de dents. Son visage était livide. Lentement, sa main retomba et Jamie vit l'épi noir d'une plume planté dans sa joue.
— Oh non…, murmura Jamie.
— Sauve-toi, Jamie.
— Non, je ne te laisse pas.
— Si ! Cours ! Tu ne pourras pas m'aider s'ils t'attrapent aussi…
Scott avait raison, bien sûr. Il n'y avait rien d'autre à faire. Si Jamie ne bougeait pas, ils tomberaient tous les deux aux mains des inconnus. Jamie hésita encore une seconde, puis il tourna les talons pour fuir. À cet instant précis, il sentit comme une piqûre de guêpe dans l'épaule. Il comprit aussitôt. Lui aussi avait reçu une fléchette. Les hommes étaient à une vingtaine de mètres. C'était le chauve qui avait tiré. Jamie le vit abaisser son arme. Il s'était arrêté dans son élan, sachant que la chasse était terminée. Un des hommes du parking cria quelque chose. La sirène du motel continuait de hurler. Jamie entendit un martèlement de semelles sur le bitume. Scott tomba à genoux. Jamie lui jeta un regard désemparé. Il savait qu'il serait le prochain. En un sens, cela le rassura. Quoi qu'il arrive, il serait avec son frère.
À ce moment, retentit un crissement de pneus. Une seconde voiture surgit et fit une embardée en travers de l'avenue, coupant la circulation. Des klaxons furieux éclatèrent. Jamie les entendit de façon assourdie. Les néons se brouillaient devant ses yeux et la nuit semblait se replier sur elle-même. Il pensa que la voiture allait l'écraser et se demanda à quoi tout cela rimait. Pourquoi les neutraliser avec une drogue pour ensuite les tuer ? Cela n'avait aucun sens.
La voiture freina brutalement, s'interposant entre Jamie et les deux hommes, exactement comme le chien Jagger l'avait fait dans le couloir. L'une des roues était à cheval sur le trottoir. Une portière s'ouvrit et une voix le héla.
— Monte !
L'homme aux cheveux noirs avait à son tour sorti son arme. Mais celle-ci ne tirait pas des fléchettes. Il y eut une détonation et l'une des vitres de la voiture vola en éclats. Un second coup de feu, et ce fut le rétroviseur.
— Monte ! répéta la voix d'un ton pressant.
Jamie jeta un dernier regard à son frère. Scott gisait sur le ciment, face contre terre, un bras étendu, l'autre replié sous lui, la fléchette plantée dans la joue, les yeux fermés. Jamie ne pouvait plus rien pour lui. Il se jeta en avant par la portière ouverte.
Il aurait aimé regarder qui conduisait mais il n'en avait pas la force. Son corps était à moitié dans la voiture, à moitié dehors, mais le conducteur redémarrait déjà. Il sentit ses pieds frotter sur la chaussée et tendit la main, à la recherche de quelque chose à quoi s'accrocher pour se hisser sur la banquette.
Une main lui empoigna le bras.
— Tiens bon !
Ils roulaient en marche arrière. Jamie entendit une troisième détonation, puis un hurlement de moteur et d'autres coups de klaxon furieux. Des voitures les esquivèrent de justesse. Mais la circulation avait perdu toute consistance. Pour Jamie, les autres véhicules n'étaient plus que des traînées de couleurs, ricochant l'une sur l'autre, filant dans tous les sens. Les néons tournoyaient. Il crut discerner quatre cartes à jouer immenses : les as de cœur, de trèfle, de carreau et de pique, qui s'allumaient l'une après l'autre. La sucette géante pivotait inlassablement dans la main du clown. Une enseigne rouge clignotait : « PRÊTS SUR GAGES EXPRESS ». Sans savoir comment, il avait réussi à rentrer tout son corps dans la voiture. Il sentait le cuir doux de la banquette contre sa joue.
Après cela, il perdit connaissance. En sombrant dans les ténèbres, il eut juste le temps de comprendre qu'il avait réussi à fuir.
Don White attendait dans son bureau lorsque M. Banes revint, accompagné de Kyle Hovey. Celui-ci avait un énorme accroc à sa veste et du sang sur le bras.
— Vous les avez eus ? s'enquit Don White.
— Un seul, répondit Banes.
— Dommage.
Don White se versa un verre de bourbon.
— Mais vous devez quand même me payer pour les deux.
Aucun de ses interlocuteurs ne réagit. Don White en déduisit qu'ils étaient d'accord. Il leva son verre et but une gorgée.
— Qu'est-ce qui s'est passé ? demanda-t-il.
— Vous avez oublié de parler du chien, remarqua Banes à voix basse.
— Je n'étais pas au courant.
— C'est sans importance, dit Banes lentement. Nous avons un des jumeaux. Et la police recherchera le deuxième.
— Ah ? Et pourquoi elle le recherchera ?
— Pour meurtre.
Don White eut l'air surpris. Ou essaya. Il était toujours difficile de lire l'expression de son visage. À cause du surplus de graisse.
— Le meurtre de qui ?
— Mauvaise question, sourit Banes.
Le bruit de la détonation fut très sonore dans la petite pièce confinée. Don White reçut la balle en plein cœur. Pendant quelques secondes, l'homme que Scott et Jamie avaient appelé Oncle Don examina son whisky comme s'il prenait conscience, avec une infinie tristesse, qu'il ne pourrait jamais le boire. Puis sa main retomba. Le liquide se renversa. Don White s'affaissa en arrière, contre son dossier, et ne bougea plus.
Colton Banes lui jeta un dernier regard, puis il remit son revolver dans sa poche et quitta la pièce avec Hovey.