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Le lendemain fut un jour de repos. Jamie avait besoin de récupérer, Alicia et Daniel de passer du temps ensemble. Ils se sentaient à l'abri dans le camp de mobile homes. Il y avait beaucoup d'allées et venues et les gens ne posaient pas de questions. Personne n'avait prêté attention à Jamie. Pour les autres habitants, peu importait qu'Alicia et les deux garçons soient une famille en difficulté temporaire, ou en cavale.

 

Alicia s'inquiétait pour Jamie. Elle lui avait apporté à déjeuner et changé son pansement. Ils avaient peu parlé et Jamie ne cachait pas son besoin d'isolement. Il s'était absenté une semaine seulement, mais cette semaine l'avait totalement changé. Bien sûr, il avait été blessé. Il avait même failli mourir. Et Alicia imaginait son chagrin et sa déception de n'avoir pas retrouvé Scott. Pourtant, elle percevait autre chose. Il lui semblait que Jamie avait vieilli. Qu'il voyait le monde avec un regard différent.

 

Le jour suivant était un samedi. Jamie se réveilla tard. Le mobile home ne comportait qu'une seule chambre, qu'Alicia partageait avec Daniel. Jamie occupait la banquette dans le salon. Tous trois savaient qu'ils ne pourraient s'attarder là bien longtemps. Ils perdaient leur temps à Reno.

 

Quand Alicia entra dans le salon, Jamie se dressa sur un coude, les yeux encore tout ensommeillés. Elle fut ravie de constater qu'il avait repris des couleurs et se mouvait plus facilement.

 

— Café ?

 

— Oui, merci. Où est Danny ?

 

— Il dort encore, dit Alicia en se glissant dans le coin cuisine pour faire chauffer de l'eau dans la bouilloire. Comment te sens-tu ?

 

— Fatigué. Mais ça ira. Je dois me remettre à la recherche de Scott.

 

Jamie marqua une hésitation.

 

— Alicia, j’ai une question… quand comptez-vous retourner à Washington avec Danny ? Votre travail vous attend. Vous devez avoir des tonnes de choses à faire.

 

Alicia lui apporta son café et répondit :

 

— En tout cas, il y en a une que tu dois t'ôter très vite de la tête, jeune homme. Je ne te quitterai pas tant que tu n'auras pas retrouvé Scott. Je te l'ai promis dès le début. Nous sommes tous les deux embarqués dans cette histoire. Et Danny est d'accord. Nous ne te lâchons pas.

 

— Merci. L'ennui, c'est que je ne sais pas par où commencer.

 

— Moi, si, affirma Alicia en s'asseyant sur le bord de la banquette. Il s'est passé bien des choses que tu ignores ces derniers jours. À commencer par le fait que les Fédéraux ont investi Silent Creek pendant que Danny et toi vous cachiez dans la montagne.

 

— Ils ont pénétré dans la prison ?

 

— Oui. Sous la pression de John Trelawny. Le sénateur était fou d'inquiétude à ton sujet. Il a prévenu les forces de l'ordre.

 

— Je croyais qu'il ne pouvait pas ?

 

— La situation a changé. Le sénateur veut te voir de toute urgence. Je lui ai téléphoné hier, pendant que tu dormais. Il était en route pour la côte Ouest.

 

— Que s'est-il passé exactement à Silent Creek ? Ils ont trouvé le Bloc ?

 

— Oui. Tous les prisonniers que vous appelez les « Spéciaux » ont été libérés. Et les autres transférés dans des établissements d'État. J'ai parlé avec Patrick. Tu te souviens de lui ?

 

— Oui, le directeur de campagne du sénateur, répondit Jamie.

 

Il se souvenait très bien de l'homme aux cheveux argentés qui les avait reçus dans la suite de l'hôtel à Los Angeles.

 

— Patrick a expliqué tout ce qu'il savait. Ce qui, en réalité, était plutôt maigre. Pour l'instant, personne ne parle. Bien évidemment, Nightrise nie catégoriquement avoir eu connaissance des kidnappings et du reste. Ils essaient de tout mettre sur le dos de Colton Banes et prétendent qu'il a monté l'opération seul. Comme il est mort, il ne peut pas les contredire.

 

— Les journaux en ont parlé ?

 

— Pas encore. C'est une histoire complexe et délicate. Personne n'y comprend grand-chose.

 

Jamie n'en fut pas étonné. Il savait qu'on tenterait d'étouffer l'affaire. Elle posait trop de questions sans réponse. Il s'en moquait. L'important était que l'ami de Daniel, Billy, et tous les autres aient pu rejoindre leur famille. Il était également rassuré sur le sort de Baltimore, de Yeux Verts et de tous les prisonniers. Ils seraient mieux traités dans des centres tenus par les autorités du Nevada. Ils obtiendraient peut-être même une libération anticipée.

 

— Ce sont de bonnes nouvelles, conclut Alicia.

 

Elle ne disait pas cela juste pour réconforter Jamie.

 

— Les Fédéraux ont pris l'affaire en main. Ils ont arrêté un dénommé Max Koring et saisi toutes les archives du Bloc. Il y a de quoi faire. Je pense qu'il doit exister un dossier au nom de Scott. Quelqu'un sait sûrement ce qui lui est arrivé et où il est. Les enquêteurs retrouveront sa trace, j'en suis certaine.

 

Jamie aurait aimé partager son optimisme. Mais il doutait. Les dirigeants de Nightrise étaient plus puissants que quiconque l'imaginait. Lui, il avait affronté les Anciens. Les changeurs de forme, les cavaliers de feu. Il avait vu les humains mutilés. Tant de morts, exécutées avec tant de facilité. Assise dans sa caravane, en lisière de l'aéroport de Reno, Alicia croyait le monde sûr. Jamie, lui, savait combien elle se trompait.

 

— Pourquoi le sénateur Trelawny veut-il me voir ?

 

— Il ne me l'a pas dit. Je sais seulement qu'il avait de nouvelles informations et qu'il veut te faire rencontrer quelqu'un. Il pensait que les Fédéraux te trouveraient à Silent Creek. Ils avaient pour mission de t'amener à lui. Nous le verrons demain.

 

— Où est-il ?

 

— Pas très loin d'ici. En Californie, juste de l'autre côté de la frontière de l'État. Dans la haute Sierra. Tu as entendu parler d'une ville appelée Auburn ?

 

Jamie secoua la tête.

 

— C'est une ancienne ville minière. Elle s'est développée au moment de la conquête de l'or. John est né à Auburn. Et sa ville natale lui fête son anniversaire. Il a cinquante ans aujourd'hui. D'ailleurs, ils vont sûrement en parler aux infos.

 

Alicia prit la télécommande posée à côté de la banquette et alluma la télévision.

 

Elle était déjà branchée sur une chaîne d'information continue. Le présentateur commentait le verdict d'un procès concernant un scandale financier. Suivit un spot publicitaire, et un sujet sur un joueur de basket inculpé de meurtre.

 

— Nous verrons le sénateur à Los Angeles, reprit Alicia.

 

— La police me recherche encore ?

 

Tout à coup, l'absurdité de sa situation frappa Jamie. Bien qu'il n'eût commis aucun crime, il était poursuivi pour les meurtres de Don White et de Marcie Kelsey. Et, sous l'identité de Jeremy Rabb, il était accusé de plusieurs délits : vente de drogue et évasion de Silent Creek. Comment avait-il réussi à se mettre dans un pétrin pareil ?

 

Alicia n'eut pas le loisir de répondre à cette question.

 

— …à Auburn, en Californie, on assiste aux derniers préparatifs d'un anniversaire très spécial. John Trelawny, l'homme que les sondages donnent gagnant à la prochaine élection de novembre, revient dans la ville où il est né il y a tout juste cinquante ans. Notre reporter se trouve sur place, dans les rues de la ville où, dans quelques heures, sont attendues cinq mille personnes venues acclamer le sénateur…

 

En regardant l'image sur l'écran, Jamie se figea. Il eut l'impression qu'un gouffre s'ouvrait sous ses pieds, et ses mains se crispèrent instinctivement sur les bords de la banquette comme s'il cherchait à se rattraper.

 

Il venait de voir un visage familier. Non pas celui de John Trelawny, mais un visage qu'il ne s'attendait pas à voir ici puisqu'il n'appartenait pas au monde réel. D'ailleurs, ce n'était pas une personne.

 

C'était une statue.

 

Une tête de pierre. Une peau couleur mastic. Des yeux creusés. Les manches de chemise retroussées et la tête coiffée d'un chapeau de cow-boy. Le personnage était sur un genou et tenait une cuvette. En arrière-plan, on distinguait une sorte de pont métallique et du vieux matériel de mineur.

 

— Qu'y a-t-il, Jamie ? demanda Alicia en remarquant son désarroi.

 

La caméra ne s'était attardée qu'un instant sur la statue, mais Jamie avait entendu le commentaire : « … les chercheurs d'or ont fondé la ville au XIXe siècle... » Soudain, il comprit qui était le personnage représenté par la statue. C'était l'homme agenouillé au bord de l'eau dans son rêve.

 

Non pas un cow-boy mais un chercheur d'or.

 

Pourquoi ?

 

— Jamie… ? dit Alicia, alarmée.

 

— Vous avez vu ? Juste à l'instant…

 

— Quoi ?

 

— Sur l'écran !

 

Trop tard. L'image avait changé. On montrait maintenant une scène plus ancienne, où John Trelawny assistait à un autre rassemblement.

 

— Il y avait un homme, là, tout de suite. Enfin… pas un homme. Une statue. Je l'ai déjà vu avant… je ne sais pas pourquoi mais ça signifie quelque chose. C'est important.

 

— À Auburn ?

 

— Oui. Je crois.

 

Alicia quitta la banquette pour aller s'asseoir devant son ordinateur portable. Elle l'alluma et se connecta à Internet. Pendant ce temps, Jamie réfléchit intensément. Il savait qu'il venait de recevoir un signe et que c'était à lui, à lui seul, d'en déchiffrer le sens.

 

La statue d'un prospecteur d'or à Auburn. Un géant gris agenouillé sur une plage. C'était le même personnage, Jamie en avait la certitude. Matt lui avait répété que le monde des rêves leur venait en aide, mais envoyait de curieux messages. Que lui avait dit le géant gris de son rêve ?

 

— Il va le tuer. Et c'est à toi de l'en empêcher.

 

Scott allait-il être tué à Auburn ? Était-cela le message ?

 

— Le personnage de la statue est Chaude Chana, expliqua Alicia, qui avait accédé au site d'Auburn sur Internet. Il a trouvé de l'or dans une ravine en 1848, et sa découverte a entraîné l'établissement d'un camp de prospecteurs, qui est ensuite devenu une ville. La statue se trouve près de l'ancienne caserne de pompiers.

 

— De qui parlez-vous ? De Scott ?

 

— Non, petit. Tu ne comprends pas…

 

Soudain, avec une lucidité terrible, Jamie comprit. Deux hommes s'affrontaient pour devenir président : John Trelawny et Charles Baker. Nightrise soutenait Baker. Mais Trelawny était en tête.

 

Donc, Nightrise allait l'assassiner.

 

Et, pour commettre leur crime, ils utiliseraient Scott.

 

« Il va le tuer. » Le « il » était Scott. « Le » était Trelawny. C'était aussi simple que cela.

 

— Appelez le sénateur, Alicia, dit Jamie d'une voix qu'il ne reconnut pas. Il faut l'avertir.

 

— De quoi ?

 

— Ils vont tenter de l'assassiner.

 

Alicia le dévisagea, bouche bée.

 

— De quoi parles-tu ? Comment le sais-tu ?

 

— Je vous en prie, Alicia. Ne discutez pas. Je ne peux pas vous l'expliquer mais ils vont tuer le sénateur Trelawny à Auburn aujourd'hui, et vous devez lui téléphoner pour l'empêcher d'y aller.

 

Alicia n'hésita que quelques secondes. Elle prit son téléphone mobile et pressa une touche de numérotation rapide. Jamie attendit anxieusement et vit son visage s'affaisser. Au ton de sa voix, il comprit qu'elle s'adressait à un répondeur :

 

— Sénateur, ici Alicia McGuire. J'ai parlé avec Jamie et il dit que vous courez un grand danger. N'allez pas à Auburn. Rappelez-moi vite, je vous en prie.

 

Elle ferma le téléphone et dit :

 

— Je n'ai que son numéro de mobile privé. Il voulait que je puisse le joindre directement. Mais il a pu laisser son téléphone quelque part. Ou l'éteindre. Et je n'ai aucun autre moyen de le joindre.

 

— Auburn est loin d'ici ? demanda Jamie.

 

— Je ne sais pas. C'est sur l'autre rive du lac Tahoe.

 

— Combien de temps faut-il pour y aller ?

 

Le visage d'Alicia s'éclaira.

 

— Pas longtemps ! Deux heures tout au plus.

 

— Et à quelle heure commence le défilé ?

 

— Midi.

 

Elle regarda sa montre. Il était dix heures passées de quelques minutes. Alicia prit sa décision.

 

— On peut toujours essayer. Habille-toi. Je vais réveiller Danny. Ce sera juste, mais on arrivera peut-être à temps…

 


La foule s'était rassemblée tôt pour assister à la parade organisée en l'honneur de John Trelawny. À onze heures, deux mille personnes se massaient déjà sur les trottoirs, et les voitures continuaient d'affluer. Des dizaines de policiers réquisitionnés patrouillaient. Les services secrets avaient débarqué la veille au soir pour sécuriser le secteur. Tandis que les habitants dormaient, ils avaient discrètement passé la ville au peigne fin en utilisant des chiens pour détecter d'éventuels explosifs, installé des caméras de surveillance, et localisé les toits ou les fenêtres élevées susceptibles d'abriter un tireur d'élite.

 

Auburn se divisait en deux parties bien distinctes. Le quartier moderne, sans aucun intérêt, constitué de quelques rues à angle droit, bordées des commerces et bureaux habituels. Et la Vieille Ville, comme on l'appelait ici, parfaitement conservée, relique vivante du XIXe siècle et de la ruée vers l'or qui l'avait fait naître.

 

Elle se dressait, ou plus exactement se nichait au pied d'une colline. La rue principale descendait avant de se scinder en deux, les deux branches s'incurvant en fer à cheval, avec un espace ouvert, une grande place publique, au centre. Les magasins et les maisons s'alignaient tout au long, la plupart en brique ou avec des charpentes en bois. Mais ce qui faisait la fierté et la joie des habitants d'Auburn, c'était les édifices érigés au milieu de la place. L'un était l'ancienne poste, l'autre la caserne des pompiers, qui ressemblait à un jouet géant, avec son toit pointu et ses bandes rouges et blanches.

 

Auburn possédait son tribunal, dont le dôme imposant dominait la ville et étincelait sous le soleil. Les mois d'été, la chaleur était parfois insupportable et la ville ressemblait moins à un fer à cheval qu'à une poêle à frire. Mais un habitant, jadis, avait planté un cèdre derrière la caserne de pompiers, et ses branches majestueuses dispensaient un ombrage bienveillant.

 

La statue de Claude Chana était à côté du cèdre. Tout près de l'endroit où la Vieille Ville était brutalement interrompue par l'axe est-ouest à six voies de l'Autoroute 80. Deux stations-service se faisaient face. Plus loin, se dressait un pont de chemin de fer. C'était l'angle de vue qu'avait montré la télévision.

 

Il allait faire chaud.

 

Le ciel était sans nuage et le soleil faisait miroiter la chaussée et les vitrines des magasins. La ville entière s'était parée pour l'occasion. On avait construit des gradins devant la poste, dos à la colline. Le défilé arriverait d'en haut, longerait les commerces principaux, ferait le tour complet du cèdre et passerait devant les gradins. Il y avait là une estrade, avec une rangée de micros, et un espace réservé pour la presse. Le maire ferait un discours en l'honneur de John Trelawny. Celui-ci ferait un discours pour remercier le maire. Puis tout le monde irait déjeuner.

 

Des drapeaux flottaient partout. Des centaines. Sur les réverbères, aux angles des rues, sur les voitures, les bicyclettes et les landaus, sur le dôme du tribunal. Une grande banderole était tendue au-dessus des gradins de façon que tout le monde puisse la voir en descendant la colline.

 

AUBURN SOUHAITE LA BIENVENUE

 

AU SÉNATEUR TRELAWNY

 

BON ANNIVERSAIRE, JOHN !

 

Et si les magasins avaient fermé leurs portes pour la journée, leurs vitrines regorgeaient de messages de soutien.

 

LES VINS & SPIRITUEUX DE LA VALLÉE VEULENT

 

JOHN TRELAWNY COMME PRÉSIDENT

 

LA BANQUE DU PLACER COUNTY EST HEUREUSE

 

D'ACCUEILLIR JOHN TRELAWNY L'ENFANT DU PAYS

 

Les notables locaux prenaient déjà place sur les gradins. La femme du maire était là, à côté de Grace Trelawny et de ses deux fils. Le chef de la police et le capitaine des pompiers, tous deux en uniforme, plastronnaient au premier rang. Les familles des pionniers fondateurs de la ville et ses hommes d'affaires les plus éminents avaient été invités, ainsi que la plupart des personnes qui avaient connu John Trelawny dans son enfance : le directeur de l'école, ses professeurs, le prêtre, l'entraîneur de football. Vers onze heures quarante-cinq, tous les sièges étaient occupés sauf deux, juste au milieu, signalés par une pancarte « Réservé ».

 

On avait dressé des barrières pour contenir la foule et les habitants se pressaient sur les trottoirs, sur cinq ou six rangées. Les agents de la police municipale patrouillaient le long du parcours, en braillant des ordres dans leurs porte-voix, sans motif et dans l'indifférence générale. L'ambiance était joyeuse. Il était évident que toute la ville d'Auburn soutenait John Trelawny, et ses rares opposants, s'il y en avait, avaient eu la sagesse de rester chez eux.

 

À midi pile, la parade débuta.

 

La fanfare du lycée ouvrait la marche : les cuivres étincelaient, la musique tonitruait. Parmi les musiciens figurait un tout petit garçon qui portait un énorme tambour, et un énorme garçon avec un petit triangle. Derrière, deux majorettes lançaient leurs bâtons, suivies de leur petite troupe : une dizaine de filles en tenue argent qui exécutaient une série de figures au pas cadencé soigneusement répétées. Soudain, des haut-parleurs crachèrent un air de musique rap qui entra en conflit avec la fanfare. Mais ce n'était pas grave. Une parade n'était rien d'autre que cela : une explosion de bruits et de couleurs.

 

Venaient ensuite les véhicules : cabriolets Cadillac et voitures de sport. Le président de la chambre de commerce agitait la main à sa portière, visiblement content de lui. Miss Auburn et deux autres reines de beauté en strass et paillettes, souriaient de toutes leurs dents. Un camion de pompiers transportait une demi-douzaine de soldats du feu (de loin les plus acclamés). Venaient ensuite les vétérans de guerre, certains en fauteuil roulant. Puis des dizaines d'enfants. Boy-scouts, jeannettes, louveteaux. Et les porte-étendards, tous vêtus en bleu et argent, qui faisaient tournoyer leurs drapeaux au-dessus de leurs têtes, parfaitement en rythme.

 

Alors que la procession descendait la colline, deux retardataires se faufilèrent entre les notables assis sur les gradins. L'une était une femme d'âge moyen, avec des cheveux gris et courts, un cou effilé et des lunettes trop grandes pour son visage. L'autre était un adolescent étrangement habillé d'un costume noir, avec une chemise blanche à col ouvert. Ses vêtements paraissaient incongrus sur lui, comme si quelqu'un les avait choisis contre son gré. Le garçon était très pâle, son regard vide, son visage inexpressif.

 

En rejoignant les deux places vacantes avec le garçon, la femme marmonna des excuses. Susan Mortlake et Scott Tyler étaient arrivés. Ils s'assirent et attendirent l'homme qu'ils étaient venus tuer.

 

— On n'arrivera jamais à temps, dit Jamie.

 

— Désolée, cette voiture ne peut pas rouler plus vite, grommela Alicia. Je fais de mon mieux…

 

Il était déjà midi et quart et, si les panneaux sur l'autoroute indiquaient Auburn, la ville n'était toujours pas en vue.

 

Jamie n'avait pas été capable de leur expliquer comment il avait déchiffré son rêve et l'image de la télévision, mais il avait la certitude d'avoir raison. Dans les bureaux de Nightrise, à Los Angeles, il avait vu des photos de Charles Baker. Et le sénateur Trelawny avait expliqué comment Nightrise finançait la campagne de son rival. C'était peut-être la raison de l'enlèvement de Scott. Scott était capable d'ordonner à Trelawny de se jeter sous une voiture. Ou d'arrêter de respirer. Les jumeaux avaient toujours essayé de dissimuler leurs pouvoirs télépathiques. De tristes expériences leur avaient appris quelles pouvaient en être les conséquences. Si des personnes malveillantes transformaient Scott en arme vivante, il serait impossible de l'arrêter.

 

Scott. La pensée de son frère obsédait Jamie. Bien sûr, il voulait à tout prix sauver la vie du sénateur, mais il brûlait surtout d'impatience à la perspective de revoir Scott. À condition qu'ils arrivent à temps à Auburn.

 

— On y est enfin ! s'exclama Alicia en quittant l'autoroute pour s'engager sur une bretelle de sortie qui franchissait un pont.

 

La ville était en contrebas. Jamie aperçut la statue de Claude Chana. Était-ce réellement le même personnage qui avait hanté ses rêves ? Cela ne faisait aucun doute. Bien sûr, la statue du prospecteur d'or agenouillé avait l'air inoffensif. Ce n'était ni un géant ni un monstre. Pourtant il lui avait été envoyé en guise d'avertissement. Jamie jeta un coup d'œil à la pendule du tableau de bord. Midi vingt-cinq ! Était-il déjà trop tard ?

 

Ils arrivèrent de l'autre côté du pont et Jamie aperçut au bas de l'avenue la foule qui débordait des trottoirs. Il entendit au loin la musique de la fanfare. Devant eux, sur la chaussée, un policier leur fit signe de circuler. Mais dans la mauvaise direction. La route qu'il indiquait passait devant le tribunal et menait à la ville nouvelle. Alicia voulait tourner à droite, mais la voie était bloquée. Ils ne voyaient ni les gradins, ni la poste, ni l'estrade où Trelawny devait parler. Et, une chose était sûre, il était impossible de se garer ou de passer au milieu de la foule.

 

Le policier gesticula avec plus de hargne.

 

Sur le siège arrière, Daniel devenait nerveux.

 

— Maman…

 

— Accrochez-vous.

 

Alicia braqua le volant à droite et écrasa la pédale d'accélérateur. Les pneus hurlèrent. La voiture fit un bond en avant et descendit en direction de la foule.

 


John Trelawny étais assis à l'arrière d'une Cadillac de collection de 1960, à côté du maire d'Auburn. Comme d'habitude, un agent des services secrets conduisait. À côté de lui se trouvait Warren Cornfield, les yeux complètement dissimulés derrière des lunettes noires. Deux autres agents marchaient de part et d'autre de la voiture, un peu en retrait. Ils avaient escorté Trelawny sur tout le parcours. Pourtant, chose étrange, en dépit de la chaleur, ils ne transpiraient pas.

 

Trelawny entrevit sa femme assise dans les gradins à côté d'une personne qu'on lui avait présentée ce matin : l'épouse du maire. Ses deux fils étaient là également, et John Trelawny devinait qu'ils ne s'amusaient guère. Les deux garçons étaient timides et détestaient paraître en public. La Cadillac avait presque terminé son parcours autour des gradins et, dans une ou deux minutes, elle s'arrêterait pour les laisser descendre, le maire et lui. Ensuite, place aux discours. Une vague nostalgie envahissait John Trelawny, des souvenirs d'enfance surgissaient devant ces rues où il avait joué. Il revenait dans sa ville natale, le jour de ses cinquante ans, et tous ces gens avaient accouru pour le voir. Il aurait aimé que ses parents soient encore en vie pour assister à l'événement. Il aurait aussi aimé que les discours ne soient pas trop longs.

 

La voiture ralentit et s'arrêta. Warren Cornfield descendit le premier, la main sur la portière, et scruta la foule.

 

À une quinzaine de mètres, Susan Mortlake se pencha vers Scott et posa une main sur son bras.

 

— C'est le moment, mon petit. Il est temps. Fais-le.

 

Au bas de la descente, il y avait une station-service. C'était sans doute le seul commerce resté ouvert dans toute la ville. Alicia s'engagea sur la piste et se gara à côté des pompes. Ils descendirent précipitamment de la voiture et continuèrent à pied sans se retourner.

 

Le pompiste sortit de sa guérite pour les héler.

 

— Hé ! Vous ne pouvez pas laisser votre voiture ici !

 

Mais ils étaient déjà loin et se frayaient un passage dans la foule. Alicia savait qu'ils couraient un gros risque. Le policier du pont avait probablement alerté ses collègues par radio. Un candidat à la présidence visitait la ville et toute personne au comportement suspect devait être appréhendée. En d'autres termes : tirez, posez des questions ensuite. Alicia regrettait de n'avoir pas laissé Daniel en sécurité dans la caravane.

 

— Comment va-t-on trouver Scott ? cria Jamie.

 

Il se sentait submergé par la foule compacte, les banderoles de bienvenue, les drapeaux rouge bleu blanc, le soleil éclatant. Il étouffait. Sa blessure lui tiraillait l'épaule. Un instant, il perdit Alicia de vue.

 

— Hé ! Regarde où tu vas !

 

Un père de famille gros et gras, attifé d'une chemise à l'effigie de Homer Simpson, lui faisait les gros yeux.

 

Derrière lui, Alicia tirait Daniel par la main.

 

— Utilise ton pouvoir pour repérer Scott ! lança-t-elle à Jamie. Tu n'as pas besoin de le chercher.

 

Elle avait raison. Jamie n'avait pas besoin de chercher son frère, mais de concentrer sa pensée sur lui. Si Scott se trouvait à Auburn, il sentirait sa présence.

 

Jamie tourna la tête…

 

Et il vit son frère.

 

Scott ! Scott était là.

 

D'abord, Jamie faillit ne pas le reconnaître. Son frère était assis, totalement immobile. D'une pâleur de mort. Il avait une curieuse coupe de cheveux, qui ne lui allait pas, et l'air endimanché dans son costume noir et sa chemise blanche. C'était Scott et en même temps ce n'était pas lui. Jamie ne l'avait jamais vu ainsi et cela lui fit peur.

 

Il remarqua la femme assise à côté et la reconnut instantanément, bien qu'il ne l'eût aperçue qu'une fois, et brièvement. Elle travaillait pour Nightrise. Il l'avait vue sortir des bureaux de Los Angeles. Derrière ses immenses lunettes noires, ses yeux ne quittaient pas Scott. On aurait dit une mère maladivement fière de son fils. Mais on lisait sur son visage que ce fils-là allait commettre un acte terrible.

 

— Jamie ! cria Alicia d'un ton alarmé.

 

Le policier qui les avait vus filer sous son nez les cherchait. Il était devant la station-service et, sans la foule qui les séparait, il les aurait repérés. Il avait reçu les renforts de trois collègues.

 

— Mesdames et messieurs, c'est un immense honneur pour moi d'accueillir un grand homme d'État et un homme remarquable dans sa ville natale en ce jour mémorable !

 

La voix du maire était amplifiée par les haut-parleurs placés tout le long de la rue. Jamie l'entrevit, debout sur une estrade, devant une rangée de micros. Le sénateur Trelawny se tenait à ses côtés.

 

La foule applaudit avec ferveur.

 

Scott regardait un point fixement, plongé dans une intense concentration. Jamie ne pouvait courir vers lui. Quatre rangées de personnes les séparaient, sans compter la barrière de protection et la chaussée. Jamais on ne le laisserait approcher des gradins. Il ne lui restait qu'une seule chose à faire.

 

Scott… ! Il projeta ses pensées vers son frère.

 

Et ce fut comme si elles se heurtaient à un mur de briques. Il ressentit le choc physiquement. Sa tête eut un mouvement de recul.

 

— Jamie, qu'est-ce qui t'arrive ! s'exclama Alicia.

 

Elle venait de le rejoindre avec Daniel.

 

Mais Jamie était bien incapable de lui répondre. Du moins pour l'instant.

 

— Il a cinquante ans aujourd'hui, et sera le prochain président des États-Unis avant son cinquante et unième anniversaire !

 

Le maire sourit et posa un bras sur les épaules de John Trelawny sous les acclamations de la foule.

 

Scott ! C'est moi ! Jamie fit une nouvelle tentative. Mais à nouveau il percuta un mur. Son frère avait érigé une sorte de champ de force autour de lui. Jamais auparavant ça ne s'était produit. Scott ne le laissait pas entrer.

 

— Maman…!

 

Daniel tira la manche de sa mère. Le policier les avait repérés.

 

Mais que faisait Scott ? Il regardait fixement le sénateur. Non… pas le sénateur. Le grand type blond près de lui. Le chef de la sécurité. Quel était son nom, déjà ?

 

Warren Cornfield ôta ses lunettes de soleil et les laissa tomber sur le sol, comme si elles étaient devenues totalement insignifiantes. Ensuite, il sortit son revolver.

 

Cette fois, Jamie comprit ce qui se passait. Il le lut dans les yeux de la femme aux cheveux gris, dans son sourire plein d'attente contenue. Tout cela était son œuvre. Et se déroulait exactement selon son plan.

 

Un candidat à l'élection présidentielle peut se croire protégé, pourtant il est en permanence entouré d'hommes armés — et l'un d'eux venait à l'instant de se retourner contre lui. Le pouvoir de Scott était certainement plus puissant que jamais. Il transmettait ses ordres par voie télépathique, sans ouvrir la bouche. Et Jamie assistait impuissant à la scène.

 

Scott commandait à Warren Cornfield d'assassiner son patron.

 

À côté de Scott, Susan Mortlake sentit les ondes irradier de lui, et elle eut envie de rire à voix haute. Quelle ironie de transformer l'un des Cinq en instrument docile pour créer le monde à venir — un monde où Charles Baker serait aux commandes. C'était parfait. Le grand blond allait tuer Trelawny devant plusieurs milliers de témoins. Et personne ne pourrait établir un lien avec Nightrise. Plus tard, on conclurait à une crise de folie. Et elle s'éclipserait discrètement avec le garçon. C'était presque trop facile. Et ce n'était que le commencement…

 

Jamie transpirait à grosses gouttes. Il se sentait désarmé. Il ne pouvait pas franchir la foule ni entrer en communication avec Scott. Mais il voyait nettement le revolver de Warren Cornfield. Le chef de la sécurité regardait dans le vague. Il était sous influence. Personne d'autre ne l'avait remarqué. Tout le monde n'avait d'yeux que pour Trelawny et le maire.

 

— Madame, vous allez nous accompagner…

 

Les policiers les avaient rejoints en écartant la foule. Celui qui les avait interpellés sur le pont en tête. Petit, rondouillard, des lunettes teintées et une moustache. Alicia se tourna vers lui pour argumenter.

 

Warren Cornfield pointa son arme sur Trelawny.

 

Jamie luttait, tentait de toutes ses forces d'atteindre Scott. Mais le mur était solide. Infranchissable.

 

C'était fini.

 

Non.

 

Il restait un moyen…

 

Jamie se détourna de son frère pour concentrer toute son énergie mentale sur Warren Cornfield. Il pénétra ses pensées, à travers le brouhaha et la confusion, les vivats et les applaudissements. Aussitôt, ce fut comme s'il s'introduisait dans une pièce privée, à l'intérieur de la tête du chef de la sécurité, en compagnie de Scott. Jamie y entendit les ordres de son frère commandant à Cornfield de commettre un meurtre. En même temps, il eut la perception de l'arme dans sa main, de son index qui se crispait sur la détente, et il comprit qu'il était trop tard, qu'il ne pourrait pas empêcher l'homme de tirer.

 

Les agents de sécurité proches de l'estrade avaient enfin vu le revolver dans la main de Cornfield.

 

Quelqu'un cria. Le policier qui avait saisi le bras d'Alicia se retourna pour voir ce qui se passait.

 

Jamie fit alors la seule chose en son pouvoir. Il savait qu'il était devant la décision la plus terrible de sa vie mais il n'avait pas d'autre choix.

 

Il donna l'ordre.

 

Pas Trelawny. La femme !

 

À la dernière seconde, le poignet de Warren Cornfield pivota et il tira en direction des gradins. La balle frappa Susan Mortlake en plein front. Elle fut projetée en arrière. Aussitôt, la panique s'empara de la foule. Les gens s'enfuirent en hurlant dans une pagaille indescriptible.

 

Les agents de sécurité avaient réagi avec un temps de retard. Deux se jetèrent sur Trelawny pour le couvrir de leur corps, deux autres sur Warren Cornfield pour le neutraliser. S'il n'y avait pas eu autant de monde autour de lui, il aurait été abattu sur-le-champ. Au lieu de cela, ils le plaquèrent au sol et le désarmèrent. Cornfield ne tenta même pas de résister. Il donnait l'impression de ne pas savoir où il était ni ce qu'il avait fait.

 

Le policier relâcha Alicia. Il la soupçonnait vaguement d'avoir un lien avec ce qui venait de se produire mais il n'avait aucune preuve et son travail consistait à contrôler la débandade pour éviter que d'autres personnes ne soient blessées ou tuées. Les gens couraient dans tous les sens, criaient, essayaient de protéger leurs enfants. Des barrières cédèrent sous la pression. Les musiciens avaient fui en abandonnant leurs instruments. Jamie vit des agents entraîner John Trelawny et le pousser dans une voiture. On aurait dit un enlèvement. Mais sa sécurité comptait avant tout, évidemment. D'autres agents s'étaient précipités pour protéger sa femme et ses fils, et les emmener à l'abri.

 

Et Scott ? Le regard perdu dans le vague, il n'avait pas bougé de sa place. Susan Mortlake gisait à côté de lui, la tête en arrière, les jambes écartées. Spectaculairement morte. Jamie profita de la confusion. La voie était libre, il sauta par-dessus une barrière, traversa la rue et monta les gradins. Un médecin était agenouillé à côté de l'épouse du maire, en proie à une belle crise d'hystérie. D'autres spectateurs étaient encore sur leur siège, traumatisés, éclaboussés de sang. Jamie les ignora et se rua vers son frère.

 

— Scott !

 

Scott le regarda sans le reconnaître, et Jamie prit conscience des traitements terribles qu'il avait subis.

 

Il ne savait quoi faire. Il avait tellement rêvé de ces retrouvailles avec son frère. Jamais il n'aurait imaginé que cela se passerait ainsi.

 

C'est alors qu'une femme s'approcha d'eux. D'un coup d'œil rapide, Jamie nota les cheveux roux sombre et les vêtements sophistiqués. Il ne la connaissait pas mais elle, au contraire, semblait le connaître.

 

— Jamie Tyler ?

 

Jamie resta sans réaction. Il avait juste envie qu'on le laisse tranquille.

 

— Tu ne me connais pas mais je suis une amie de John Trelawny, poursuivit la femme en criant pour couvrir le tumulte. Je m'appelle Nathalie Johnson. John m'avait invitée aujourd'hui mais c'est toi que je cherchais. Vous deux... Toi et ton frère…

 

— Mon frère est…

 

— Je t'en prie. Fais-moi confiance. Je peux t'aider. Il faut que vous partiez d'ici.

 

De l'autre côté de la rue, le policier qui avait interpellé Alicia commençait à faire des recoupements. Il avait réalisé que le garçon de la voiture répondait au signalement lancé par la police du Nevada — c'était l'adolescent qui avait tué son oncle. Et il était là, sur les gradins, en train de parler avec quelqu'un, juste à côté de la femme qui venait d'être abattue.

 

Le policier n'y comprenait rien, bien sûr. C'était beaucoup trop compliqué. Mais il avait une certitude : le garçon était un criminel en fuite.

 

Il prit sa radio et donna l'alerte.