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— Je regrette de t'avoir poussé à faire ça, dit Alicia. Je vais mourir d'angoisse.

 

Jamie haussa les épaules.

 

— Inutile de vous inquiéter. Je peux très bien me débrouiller.

 

— Je déteste l'idée de te voir entrer seul là-dedans.

 

— Il fait grand jour et nous sommes à Los Angeles. Rien de mal ne peut m'arriver.

 

À travers le pare-brise, Jamie regarda l'immeuble de bureaux qui se dressait sur le trottoir d'en face. Sous le soleil matinal qui se reflétait sur les vitres, la bâtisse avait l'air très banal. Il y avait peu d'animation alentour. La circulation s'était calmée et les trottoirs étaient quasiment déserts. À Los Angeles, personne ne se déplaçait à pied.

 

Pourtant, il y avait au moins un millier de personnes à l'intérieur de l'immeuble. Jamie essaya d'imaginer ce que l'on ressentait quand on travaillait au vingtième étage d'un gratte-ciel, dans un bureau, avec une secrétaire et un chèque à la fin du mois. La vie normale, quoi. À une époque, il en avait rêvé. Avoir un emploi, des vacances, des promotions. Il regardait les immeubles de Reno avec une sorte d'envie. Ce mode de vie serait toujours hors de sa portée.

 

Un jour, Scott s'était moqué de lui.

 

— Moi, je n'ai aucune envie de travailler dans ce genre d'endroits, Jamie. Tu y entres jeune, tu en sors vieux, et tu n'as même pas remarqué ce qui s'est passé entre les deux.

 

— Je croyais que Bill Gates était ton modèle ?

 

— C'est vrai, avait répondu Scott. Je ne veux travailler pour personne. Comme lui.

 

Scott. Où était-il en ce moment ? Jamie promena son regard sur la façade, essayant de capter un signe de la présence de son frère derrière les monotones rangées de fenêtres. Rien.

 

Il ouvrit la portière. Une bouffée d'air tiède et lourd lui sauta au visage.

 

— Ne vous faites pas de souci pour moi, Alicia. Ça ira.

 

— J'aurais préféré t'accompagner.

 

— Nous aurions deux fois plus de risques de nous faire prendre.

 

Il descendit de la voiture, puis se retourna et se pencha à l'intérieur.

 

— Laissez-moi dix minutes. Ensuite, vous téléphonez.

 

— Arrange-toi pour être là, Jamie. Il faut absolument que nous soyons synchrones. Ça va se jouer à la seconde.

 

Jamie tapota son poignet. Il portait une montre bon marché que Scott lui avait offerte pour ses treize ans.

 

— J'y serai.

 

Il prit une grosse enveloppe sur le tableau de bord et sortit. Puis, après un dernier regard à Alicia, il claqua la portière derrière lui.

 

En traversant l'avenue, une angoisse l'envahit. Les portes à tambour de l'immeuble lui faisaient l'effet d'un piège. En pivotant, elles allaient l'avaler. Était-il vraiment certain qu'on le laisserait ressortir ? Dans quoi s'engageait-il ? Il ne savait pratiquement rien de Nightrise Corporation, dont le nom seul intriguait. Nightrise. Lever de Lune. La firme employait un certain Colton Banes, lequel avait enlevé Scott. Ils recherchaient des enfants « spéciaux », comme lui, et il allait se jeter dans leurs bras.

 

On était en plein jour, à Los Angeles. A priori, rien de mal ne pouvait arriver.

 

Mais comment en être si sûr, au fond ? Qui pouvait savoir ce qui se passait dans chaque rue, chaque immeuble, derrière chaque porte ? Soudain, Jamie prit conscience que même le plus brillant des soleils peut masquer les secrets les plus noirs.

 

Il avait atteint le trottoir opposé. D'un coup d'œil rapide, il s'assura qu'Alicia était toujours là. Elle leva la main pour le rassurer. Sa propre lâcheté le contraria. C'était le seul moyen de retrouver Scott. Dans la situation inverse, si c'était lui qu'on avait enlevé, Scott n'aurait pas hésité une seconde.

 

Il plaqua les mains contre la porte tournante et poussa. Le battant pivota. Il était à l'intérieur.

 

Le hall d'accueil était une sorte de boîte qui s'étirait sur toute la longueur de l'immeuble. Les parois étaient en granit noir, le sol en marbre noir. Le mobilier, composé d'une table basse et de quatre sièges, également noir. L'une des parois était un mur d'eau. Un voile d'eau ruisselait sans fin dans un bac avant de disparaître. C'était l'unique élément de décoration. Deux Noirs athlétiques en costume montaient la garde. L'un d'eux s'approcha de Jamie.

 

— C'est pour quoi ?

 

Jamie lui montra l'enveloppe.

 

— Je dois remettre ça à M. Colton Banes. Il travaille chez Nightrise.

 

L'homme lui jeta un regard sceptique.

 

— Tu es un peu jeune pour être coursier.

 

— Je fais un stage en entreprise.

 

Le gardien hocha la tête. Quelqu'un de plus âgé que Jamie l'aurait sans doute rendu plus méfiant. Il ne vit qu'un enfant. Et l'enveloppe était nettement étiquetée.

 

— Quarante-cinquième étage, indiqua-t-il en utilisant sa carte de sécurité personnelle pour activer l'ascenseur.

 

Jamie entra dans la cabine et attendit impatiemment la fermeture de la porte. Il eut l'impression que son estomac sombrait pendant la montée silencieuse. Deux minutes à peine s'étaient écoulées depuis qu'il avait quitté la voiture. Il avait donc du temps devant lui. Cependant l'ascenseur s'arrêta deux ou trois fois pour laisser monter ou descendre des gens. Une autre longue minute s'écoula donc avant qu'il arrive à destination.

 

Quarante-cinquième étage. Il sortit de l'ascenseur.

 

Le décor était parfaitement banal. À quoi s'était-il attendu ? Un large palier, signalé par des lettres en relief argentées : Nightrise Corporation, s'ouvrait à droite et à gauche. À droite, le palier se terminait par une baie vitrée donnant sur l'immeuble d'en face. À gauche, par une double porte en verre, derrière laquelle Jamie aperçut un bureau d'accueil et deux hôtesses standardistes en tailleur élégant, équipées de casques et de micros.

 

— Bonjour. Nightrise Corporation. À qui désirez-vous parler ?

 

— Bonjour. Nightrise Corporation. En quoi puis-je vous aider ?

 

Une deuxième porte d'ascenseur s'ouvrit et un coursier de FedEx en sortit, portant un paquet. Jamie le regarda se diriger vers l'accueil, où les hôtesses allaient sans doute lui remettre un reçu pour le colis. Parfait. Cela ferait diversion.

 

L'une des hôtesses répondait à un appel téléphonique. L'autre s'occupa du colis de FedEx. C'était le moment. Jamie franchit vivement la porte vitrée comme s'il était un familier des lieux et déboucha dans un vestibule raffiné, tapissé d'une moquette épaisse, avec des fauteuils en cuir, une fontaine d'eau fraîche et des tableaux modernes aux murs. De chaque côté, une large porte vitrée menait à d'autres couloirs et bureaux. Laquelle choisir ? Il devait prendre une décision immédiate. Une hésitation, et il se ferait remarquer. Puis arrêter.

 

Il tourna à droite et poussa la porte, s'attendant à chaque seconde à s'entendre héler par l'une des hôtesses. Mais elles ne l'avaient pas vu. Maintenant, ce serait plus facile. Si d'aventure il croisait quelqu'un, on penserait qu'il avait reçu l'autorisation de circuler.

 

Mais par où commencer ? Jamie regarda de nouveau sa montre. Tout reposait sur un timing précis, et deux autres minutes venaient de s'écouler. Il lui en restait cinq pour trouver Colton Banes. Il jeta un regard circulaire. Le quarante-cinquième étage était richement décoré dans un camaïeu de bleus, avec des peintures modernes entre les portes. Sur le côté gauche du couloir, toutes les pièces disposaient d'une vue et avaient été attribuées aux cadres supérieurs et à leurs assistants. Les noms et les numéros des bureaux étaient inscrits en petites lettres près de chaque porte. Le côté droit s'ouvrait sur un vaste espace paysager, où les bureaux individuels étaient juste cloisonnés. Une trentaine d'hommes et de femmes, jeunes pour la plupart, travaillaient devant des écrans d'ordinateur ou au téléphone. La moquette épaisse absorbait tous les sons. Quel genre d'affaires traitait-on ici ? Dans cette ambiance silencieuse de bibliothèque… ou d'église.

 

Il approcha d'une porte ouverte et jeta un coup d'œil à l'intérieur. Un jeune homme en jean et chemise à col ouvert, âgé d'à peine vingt ans, triait une liasse de documents à côté d'une photocopieuse. Jamie allait s'éloigner lorsque le jeune homme leva la tête.

 

— Tu cherches quelqu'un ? demanda-t-il.

 

— Heu… oui, répondit Jamie en montrant l'enveloppe. Je dois remettre ça à Colton Banes.

 

— Banes ? Il est dans quel service ?

 

— Je ne sais pas. Ce n'est pas indiqué.

 

— Attends, je vais vérifier.

 

Le jeune homme prit un classeur à anneaux plastifié sur une table et le feuilleta.

 

— Banes... Banes... Ah, le voilà. Tu n'es pas au bon étage. Il est au quarante-neuvième. Bureau 4925. Dis donc, ce doit être un gros bonnet ! C'est comme ça ici. Plus tu es élevé dans la hiérarchie, plus tu montes dans les étages.

 

— Merci, dit Jamie en reculant.

 

Il comptait reprendre l'ascenseur, mais il aperçut un panneau signalant : ISSUE DE SECOURS. En cas d'incendie, les ascenseurs étaient condamnés. Il y avait obligatoirement un escalier.

 

Il longea donc le couloir dans cette direction. Une femme portant une pile de dossiers le croisa à grands pas, mais personne ne chercha à l'arrêter. Il arriva devant l'issue de secours et poussa la porte, qui donnait sur un escalier en ciment avec une rampe en fer. Il grimpa les marches deux à deux. Il connaissait le numéro du bureau de Banes mais le temps filait. Alicia allait passer le coup de téléphone dans trois minutes. Et tout ce qu'il venait de faire était facile en comparaison de ce qui l'attendait. Une sourde angoisse lui serra à nouveau l'estomac. Son cœur tambourinait et ce n'était pas à cause de l'effort.

 

Le quarante-neuvième étage ressemblait exactement à celui qu'il venait de quitter, avec les bureaux des directeurs sur le côté gauche, le bureau paysager à droite. Davantage d'employés se déplaçaient entre les divers postes de travail, mais tous parlaient à voix basse, comme s'ils craignaient d'être entendus. Ici, pas de tableaux sur les murs. Uniquement des affiches. La même : le portrait d'un homme à l'air sérieux, aux cheveux grisonnants. Un demi-sourire flottait sur ses lèvres, comme s'il cherchait à paraître sympathique mais avait trop de soucis en tête. VOTEZ CHARLES BAKER. Jamie reconnut le nom du candidat à la présidence, adversaire de John Trelawny. Visiblement, l'étage entier travaillait pour sa campagne électorale.

 

Jamie se sentit soudain beaucoup plus exposé. Sa présence n'allait pas tarder à attirer l'attention. Heureusement, il savait où il allait. 4907, 4908… Il longeait les portes. Un autre coup d'œil à sa montre lui apprit qu'il lui restait deux minutes.

 

Colton Banes disposait d'un double bureau au bout de la rangée. La porte était entrebâillée. Jamie s'en approcha et y jeta un coup d'œil. Il vit une première pièce, avec un bureau probablement occupé par une secrétaire, mais qui était vide. Une deuxième porte, elle aussi entrebâillée, ouvrait sur une pièce beaucoup plus spacieuse. L'homme qu'il cherchait était là, assis dans un fauteuil en cuir à haut dossier, derrière un bureau ancien au vernis étincelant. Jamie retint sa respiration. Il était venu pour cela, mais revoir Banes, avec son regard glacé et son crâne chauve, lui causa un choc. Entre le théâtre de Reno et ce bureau, il y avait un monde, et Jamie avait du mal à établir le lien entre les deux. Était-il possible que Nightrise ait réellement envoyé cet homme les kidnapper, son frère et lui ? Colton Banes avait-il réellement tué Don et Marcie ?

 

Il jeta un regard à sa montre. Trente secondes.

 

— Qui es-tu ? Qu'est-ce que tu fais ici ? lança une voix dans son dos.

 

Un homme approchait dans le couloir, et ce n'était pas du tout le même genre que le jeune homme de la photocopie. Gros et barbu, vêtu d'un costume, il tenait un talkie-walkie à la main. Probablement un garde de la sécurité. Et soupçonneux en plus.

 

Le téléphone sonna dans le bureau. Jamie l'entendit. Du coin de l'œil, il vit Colton Banes décrocher.

 

— Qui es-tu ? répéta le vigile.

 

— Allô ? dit Colton Banes.

 

Jamie devait impérativement entrer dans le bureau. Il ne lui restait que quelques secondes.

 

Assise dans la voiture, en face de l'immeuble, Alicia appelait avec son téléphone mobile.

 

— Colton Banes ? s'enquit-elle, une fois mise en contact par le standard.

 

— Oui.

 

Banes parut surpris. Il ne connaissait pas la voix de sa correspondante. Que lui voulait cette femme ?

 

Le garde attendait une réponse de Jamie. Comme celui-ci ne disait rien, il avança d'un pas.

 

— Je crois que tu ferais bien de me suivre.

 

— Je suis avec lui, s'empressa de dire Jamie, avec un geste du pouce vers Colton Banes.

 

C'était assez pauvre, comme explication, mais il n'avait pas trouvé mieux. Il entra dans le bureau et ferma la porte derrière lui.

 

Au téléphone, Alicia sut que le moment était venu.

 

— Où est Scott Tyler ? demanda-t-elle.

 

Colton Banes leva les yeux et découvrit un adolescent maigre, vêtu d'une chemise multicolore et d'une casquette de base-ball. Il comprit qu'il était victime d'un coup monté. La femme au téléphone lui avait posé une question et, même s'il n'avait nullement l'intention de lui répondre, il ne pouvait s'empêcher de penser la réponse. Voilà pourquoi Jamie était là. C'était le plan qu'ils avaient mis au point. Alicia avait ouvert une sorte de fenêtre dans la tête de l'homme.

 

Jamie s'y engouffra.

 

Il fit exactement ce qu'il avait fait des centaines de fois sur scène. Il sauta — non pas physiquement mais comme s'il projetait une image réduite de lui-même. À la différence que, cette fois, ce n'était pas Scott qui se trouvait de l'autre côté. Ce n'étaient pas les pensées familières et amicales de son frère.

 

C'était Colton Banes.

 

Jamie eut la sensation de plonger dans les ténèbres. De s'enfoncer dans un bassin d'huile glacée. À cet instant, il partagea tout ce que Colton Banes avait jamais éprouvé ou pensé. Il y avait des images — des millions d'images — mais aussi des expériences et des émotions : peur, arrogance, désir, colère, cruauté, haine, et beaucoup, beaucoup d'autres. Jamie avait tenté d'expliquer cela à Alicia mais les mots lui avaient manqué. L'esprit d'un homme est un monde à lui tout seul. Voilà ce qu'il aurait dû lui dire. Et le monde dans lequel il baignait en ce moment dépassait l'entendement.

 

Il vit la mort de Kyle Hovey. Pire : c'étaient ses mains qui serraient le cou de celui-ci. Il pouvait sentir la tiédeur de sa peau, la veine qui battait sous ses doigts. C'était le meurtre le plus récent commis par Banes et ses pensées en étaient pleines. Il vit une femme l'observer. Très petite, des cheveux gris, un cou long, des lunettes. Banes avait peur d'elle. Jamie ressentit cette peur. Il lut la cruauté dans les yeux de la femme. Pendant un bref instant, elle le regarda fixement, souriant pendant qu'il exécutait son collègue.

 

Puis l'image se replia et Jamie se retrouva à l'intérieur d'une caravane. Il y avait une fillette allongée sur un lit, l'air hébété, avec de longs cheveux emmêlés répandus sur l'oreiller. Elle leva un bras et Jamie vit sur sa peau des hématomes violacés et des marques de piqûres, dont certaines couvertes de croûtes. Il y avait des vêtements dispersés partout, des boîtes de bière écrasées et des cendriers débordants, un calendrier sale accroché à la cloison. Le domicile de Colton Banes. Mais il était absent. Jamie l'avait entrevu l'espace d'une seconde mais cela lui fit l'effet d'une heure, ou même d'un jour entier.

 

Puis il découvrit d'autres meurtres. Un revolver qui n'arrêtait pas de faire feu devant lui, une file de gens, jeunes et vieux, abattus comme dans un stand de tir de fête foraine. Certains mouraient en silence. D'autres en implorant grâce. Jamie entendait leurs cris et les voyait tomber. Des hommes, pour la plupart. Quelques femmes. Le revolver crachait des balles, du sang giclait sur des murs.

 

Arriva le tour de Don White.

 

— Le meurtre de qui ?

 

— Mauvaise question.

 

Il entendit les paroles et vit Don White rejeté en arrière au moment de l'impact de la balle. Puis ce fut le tour de Marcie. Surprise dans sa cuisine, elle n'avait pas entendu la porte s'ouvrir. Elle avait à peine eu le temps de se retourner.

 

Tant de morts. Une véritable chambre des horreurs.

 

Puis Jamie se vit lui-même, pourchassé hors du théâtre. Le chien Jagger assommé. Et le candidat à la présidence : Charles Baker. C'était hallucinant. Que faisait Baker dans la tête de Banes ? Pourtant c'était bien lui, levant une main en souriant et lançant quelques mots à un journaliste.

 

Un autre vacillement, et cent autres lieux différents passant en un éclair comme un jeu de cartes éparpillées. Quelque part en Chine : un étrange bateau, avec des voiles sombres et plissées, voguant sur une étendue d'eau. Los Angeles, et lui, Jamie, entrant dans le bureau. Son nom murmuré sur un ton de colère et de surprise. Il lutta contre un torrent de mots, d'images et d'émotions, à la recherche de la seule chose dont il avait besoin.

 

— Où est Scott Tyler ?

 

Alicia avait posé la question et la réponse était forcément là, quelque part, ricochant dans l'esprit de Colton Banes. Jamie ne savait pas combien de temps il allait pouvoir y rester. Il avait envie de vomir, l'impression de se noyer.

 

Et puis il le vit. Son frère. Scott.

 

Scott gisait sur le dos, torse nu, dans une pièce close. Il était malade. Un tube lui sortait d'une narine et un autre du poignet, comme on en voit à l'hôpital. Un liquide transparent y coulait goutte à goutte. Scott était en sueur. Ses cheveux mouillés plaqués sur sa tête. Il y avait un filet de sang séché au coin de sa bouche. Ses yeux grands ouverts exprimaient la douleur. Jamie aurait aimé pénétrer dans les pensées de son frère mais c'était impossible. Il le voyait tel que Banes l'avait vu. Quand ? Pas la veille. L'avant-veille peut-être.

 

— Où est Scott Tyler ?

 

Banes ne voulait pas se trahir. Il luttait. Pourtant les images émergèrent, une à une. Jamie vit un désert. Un cactus en forme de Y. Des montagnes avec la lune suspendue entre deux cimes. Un bourdonnement électronique très sonore accompagnant l'ouverture automatique d'une porte, puis la fermeture d'une autre. Des visages. Des garçons, certains du même âge que Scott, mais tous avec une expression absente, sans vie. Une caméra de sécurité pivotante. Des douches, de la vapeur. D'autres garçons, leur silhouette se dessinant à peine derrière les rideaux de plastique. Le claquement d'une autre porte. Et là, enfin, la pancarte que Banes ne voulait pas lui laisser lire.

 

SILENT CREEK. La crique du silence.

 

Jamie commença à s'extraire de la tête de Colton Banes. Il ne pouvait plus rester au milieu de tout ce poison, de toute cette haine. Il se sentit reculer, comme s'il filait à travers un immense tunnel. D'autres images défilèrent, mais si vite qu'il ne réussit pas à les capter.

 

Et il revint à son point de départ, dans le bureau de Colton Banes, qui le dévisageait, bouche bée.

 

Pendant un instant, aucun d'eux ne bougea. Même s'il l'avait voulu, Jamie n'aurait pas pu faire un geste. Il était exténué. Vidé. Colton Banes sourit et dit à mi-voix : « Jamie. »

 

Pétrifié, Jamie le vit plonger la main dans un tiroir de son bureau et en tirer un pistolet. Le même pistolet à fléchette que celui qu'il avait utilisé contre Scott. Banes semblait deviner que Jamie était réduit à l'impuissance. Ses gestes étaient prudents et mesurés. Il ne se leva même pas. Il visa avec soin.

 

C'est alors que la porte s'ouvrit brusquement, et le garde de la sécurité fit irruption dans le bureau.

 

— Excusez-moi, monsieur…

 

Il s'arrêta net, sidéré de découvrir un cadre supérieur braquant un pistolet sur un enfant.

 

Jamie vit l'ahurissement sur son visage et comprit que, même s'il travaillait pour Nightrise, l'homme n'avait pas la moindre idée de ce qui se tramait derrière les portes closes des bureaux. Qu'allait-il faire, maintenant ? Jamie décida de ne pas attendre la réponse. Il saisit le bras du garde et le tira entre lui et Colton Banes pour s'en faire un rempart. Et cela à l'instant précis où Banes pressa la détente. La fléchette parcourut la courte distance et se ficha dans le bras du garde, qui poussa un cri de surprise. Jamie le lâcha et sortit en courant. La seconde fléchette se planta dans l'encadrement de la porte. Il se rua dans le couloir et s'enfuit aussi vite qu'il le put.

 

Il savait déjà qu'il devait éviter les ascenseurs. Même si une cabine l'attendait, la porte ouverte, il risquait d'être bloqué avant d'atteindre le rez-de-chaussée. Quarante-neuf étages le séparaient de la rue, mais il lui suffisait de descendre au quarante-cinquième pour quitter Nightrise et être en sécurité.

 

Un homme en costume, planté au milieu du couloir, les bras écartés comme s'il voulait l'enlacer, tenta de l'intercepter. Jamie lança son poing en avant et le frappa en plein dans l'estomac, puis il fit un bond de côté. L'homme s'écroula, plié en deux, le souffle coupé. L'issue de secours se trouvait devant Jamie. Des tas de gens étaient là, mais personne ne bougeait, chacun espérant que son voisin prendrait l'initiative. Derrière, Banes criait des ordres. Jamie bondit sur la porte de secours et l'ouvrit.

 

À ce moment précis, toutes les alarmes de l'immeuble se déclenchèrent. Un vacarme assourdissant de sirènes hurlantes explosa. Jamie se demanda s'il avait lui-même provoqué ce chaos en poussant la porte de secours. Mais ce n'était pas possible, puisqu'il l'avait déjà ouverte en montant. Ça ne pouvait être qu'Alicia. Elle avait dû appeler les pompiers sitôt après avoir téléphoné à Colton Banes.

 

Jamie se précipita dans l'escalier. Dans les étages inférieurs, des portes s'ouvraient avec fracas. Nightrise partageait l'immeuble avec une douzaine d'autres entreprises et toutes étaient évacuées en même temps. Plus bas, l'escalier de secours était déjà bondé. Jamie se fraya un passage au milieu de la foule compacte, mais il lui fallut un temps fou pour atteindre la rue. Quand il sortit, aveuglé par le soleil, des pompiers et des policiers s'engouffraient dans l'immeuble à la recherche d'un signe de fumée. Deux ou trois cents personnes étaient massées sur le trottoir. Déjà, la rumeur circulait qu'il s'agissait d'un canular.

 

Jamie traversa l'avenue au pas de course pour rejoindre Alicia, qui l'attendait dans la voiture.

 

— Tu as réussi ? demanda-t-elle.

 

— Démarrez…

 

Il était hors d'haleine. Son cœur battait à tout rompre. Et il se sentait sale, souillé par les pensées de Colton Banes qui lui collaient à la peau. Il avait envie de s'en laver. De partir très loin.

 

Alicia démarra, tourna à l'angle de l'immeuble, et reprit la direction de West Hollywood. Elle jeta un bref coup d'œil à Jamie mais ne dit rien. Elle devinait qu'il avait besoin de se remettre.

 

Tout à coup, son téléphone mobile sonna.

 

Elle le considéra un moment, interloquée. Ce ne pouvait être sa sœur, qui volait en ce moment quelque part au-dessus des nuages. Alors qui… ? Un numéro s'afficha sur le cadran. La gorge nouée, elle le reconnut. Alicia n'avait pas le choix. Elle répondit.

 

— Vous m'avez appelé il y a quelques minutes, dit la voix de Colton Banes. Vous êtes Alicia McGuire, je crois.

 

Alicia freina et gara la voiture le long du trottoir.

 

Le téléphone de Banes avait automatiquement enregistré son numéro, bien sûr ! Mais comment avait-il appris son nom ? Nightrise disposait sans doute de son propre réseau de renseignements.

 

— Que voulez-vous, Banes ?

 

À côté d'elle, Jamie sursauta.

 

— Vous avez un fils, dit Banes.

 

Alicia se raidit. Un éclair de douleur traversa son regard.

 

— Nous voulons Jamie Tyler. Il n'est rien pour vous. Si vous voulez revoir votre fils, livrez-nous Jamie. C'est une proposition très simple, madame McGuire. Vous nous donnez ce garçon, nous vous donnons le vôtre. Je ne renouvellerai pas mon offre. Si vous refusez maintenant, jamais vous ne reverrez Daniel.

 

Alicia ne respirait plus. Jamie comprit qu'il se passait une chose très grave. Elle tenait le téléphone comme si elle allait l'écraser. Dix secondes s'écoulèrent. Enfin, elle parut reprendre souffle.

 

— Allez au diable, espèce de salaud, siffla-t-elle d'une voix sourde.

 

Elle coupa la communication, éteignit le mobile, et le lança sur la banquette arrière comme s'il l'avait mordue.

 

— Que voulait-il ? demanda Jamie.

 

— T'échanger contre Daniel.

 

Jamie ne sut quoi répondre. Il savait ce qu'elle pensait sans avoir besoin de lire dans son esprit.

 

Pourtant, quand elle se tourna vers lui, le regard triste, Alicia sourit.

 

— Il m'a appris ce que je voulais savoir. Nightrise retient Danny prisonnier. J'avais des soupçons, maintenant j'en suis sûre. Et je sais ce qu'il me reste à faire.

 

Alicia redémarra. Jamie jeta un coup d’œil en arrière. Le soleil brillait toujours, l'immeuble de Nightrise n'était pas différent de ceux qui l'entouraient. Ils s'engagèrent sur la voie rapide et le laissèrent loin derrière eux.